Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1915

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Chronique n° 2002
14 septembre 1915


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




L’empereur de Russie vient de prendre le commandement de ses armées, qu’il avait confié au début de la guerre au grand-duc Nicolas. On sait avec quelle supériorité celui-ci s’est acquitté de sa mission : l’Empereur a tenu à le reconnaître dans la noble lettre qu’il lui a écrite pour l’en relever. L’opinion générale est que le grand-duc a fait tout ce qu’il pouvait faire avec les ressources dont il disposait. Le commandement de l’armée du Caucase lui a été donné et il continuera, sur un nouveau théâtre, à rendre de précieux services à son pays. Mais l’Empereur a cru que, dans les circonstances difficiles que la Russie traverse, il était de son devoir de payer de sa personne et de donner au commandement suprême le maximum d’unité et d’autorité. Sa résolution produira dans toute la Russie une impression profonde. Nul ne se méprendra sur les intentions qu’elle révèle, et, au surplus, il a tenu, dans un télégramme qu’il a adressé au Président de la République, à manifester la solidarité de plus en plus étroite qui doit exister entre toutes les armées vouées à l’œuvre commune. Il l’a fait sous la forme la plus délicate en exprimant « les vœux les plus sincères pour la grandeur de la France et la victoire de sa glorieuse armée. » A quoi M. Poincaré a répondu : « Je sais qu’en prenant elle-même le commandement de ses héroïques armées, Votre Majesté entend poursuivre énergiquement jusqu’à la victoire finale la guerre qui a été imposée aux nations alliées. Je lui adresse, au nom de la France, mes vœux les plus chaleureux. » Cette volonté de vaincre coûte que coûte et en dépit de tous les obstacles, l’Empereur n’a pas cessé de l’exprimer ; jusqu’ici toutefois il ne l’avait fait qu’en paroles ; il était bon de leur donner la consécration d’un acte décisif, ne fût-ce que pour décourager définitivement les espérances dont se berçait hier encore l’Allemagne d’arriver à une paix séparée. Il y a peu d’apparence, on en conviendra même à Berlin, que l’empereur Nicolas ait pris le commandement de ses armées, pour faire non pas la guerre, mais la paix : et il y a peu d’apparence aussi qu’il eût pris ce commandement, s’il n’avait pas une confiance absolue dans le dénouement.

Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que, depuis quelques jours, l’empereur Nicolas a fait connaître à ce sujet son sentiment que rien n’a pu ébranler, que tout, au contraire, a fortifié. Le 5 septembre, il est venu présider la séance d’inauguration des conférences auxquelles il a donné pour objet l’unification des mesures de défense nationale. Le discours qu’il a prononcé à cette occasion, très simple, très digne, très ferme, témoigne une fois de plus de la manière dont il comprend son devoir et dont il dicte le leur aux autres. « Les corps législatifs que j’ai, a-t-il dit, convoqués dans la présente session, m’ont donné fermement, sans la moindre hésitation, la seule réponse qui soit digne de la Russie, réponse que l’attendais et qui est de poursuivre la guerre jusqu’à la complète victoire : je ne doute pas que telle soit la voix du pays russe tout entier. » L’Empereur a raison de ne pas en douter, car la Russie donne en ce moment un merveilleux spectacle Elle reconnaît qu’elle n’était pas prête à la guerre ; elle accuse, non sans véhémence, l’administration, la bureaucratie, de n’avoir pas rempli son devoir, et elle fait un effort vigoureux pour réparer les négligences qui l’ont mise près de sa perte. Dans la séance dont nous venons de parler et où le ministre de la Guerre s’est fait entendre après l’Empereur, M. Koulomzine, président du Conseil de l’Empire, et M. Rodzianko, président de la Douma, ont tenu à leur tour le langage le plus énergique. Ils ont protesté de la volonté du pays d’aller jusqu’au bout, et M. Rodzianko a ajouté qu’il était « résolu à briser à jamais les odieuses chaînes allemandes. » Mais c’est surtout à la Douma que cette volonté s’exprime avec le plus de force. La tribune retentit de discours imprévus où l’on sent éclater tout un arriéré de sentimens trop longtemps comprimés. Ces sentimens ne sont pas exempts d’amertume ; ils sont comme chargés de critiques, de reproches, d’objurgations, de condamnations, autant que les nuages peuvent l’être d’électricité. Il y aurait danger à vouloir en étouffer l’expression, mais rien de tel ne se produit et la Russie éprouve un vrai soulagement à pouvoir dire enfin ce qui lui pesait sur le cœur.

La Russie, disons-nous, car ce n’est pas seulement à la Douma qu’on parle librement, c’est partout. D’un bout à l’autre du pays, toutes les assemblées locales se sont réunies pour exprimer leurs vœux et en entamer la réalisation. Jamais mouvement n’a été plus spontané ni plus étendu. Toutes les molécules sociales sont entrées en fermentation ; sans s’être donné le mot, elles ont toutes répété le même ; du mot elles sont passées à l’acte et on a vu se dessiner des organismes nouveaux au moyen desquels le pays, soucieux de ses destinées, a résolu de pourvoir directement aux nécessités de l’heure présente. Les bonnes volontés ont été innombrables, ce qui n’a rien d’étonnant, mais ce qui l’est davantage, c’est l’ordre qui a présidé à toutes ces initiatives, l’esprit d’organisation qui s’y est manifesté et les résultats déjà obtenus. On a militarisé un grand nombre d’usines, on en a fait d’autres et, par une improvisation rapide, on a commencé à créer ce matériel de guerre dont l’insuffisance a été la cause des échecs que l’armée russe, après avoir si bien débuté, a tout d’un coup éprouvés en Galicie et en Pologne. L’ancienne administration ayant fait faillite, on s’est mis à l’œuvre pour en créer une nouvelle où l’activité serait plus grande, mieux ordonnée, et où le contrôle ne sera plus une vaine apparence. Un vieux mot latin demande : Quis custodiet custodes ipsos ? Qui gardera les gardes eux-mêmes ? Sous l’ancienne administration russe, on pouvait demander qui contrôlerait les contrôleurs eux-mêmes. Ils seront désormais mieux choisis et auront une autre conscience de leur responsabilité. Alors un grand mal social, dont nous voyons aujourd’hui les conséquences militaires, sera sans doute guéri.

On pourrait croire, d’après ce qui précède, que la Russie est en révolution, mais le mot serait ici mal appliqué, et c’est évolution qu’il faut dire. Sans doute l’administration, la bureaucratie passe un mauvais moment, et la Russie n’est pas le seul pays où elle est plus ou moins malmenée. Ses règles surannées, ses routines obstinées suffisent à la paix, mais non pas à la guerre, et surtout à une guerre qui ressemble si peu à celles d’autrefois. Là est l’explication de la secousse qui s’est produite dans toute la Russie ; mais si elle a ébranlé beaucoup de choses qu’on croyait inébranlables, elle a encore fortifié l’autorité souveraine et la confiance qu’elle inspire. Tout le monde s’est tourné vers l’Empereur. Il n’a pas manqué à ce qu’on attendait de lui. Comprenant la gravité des circonstances et la nécessité d’y pourvoir, sans perdre un moment, avec des moyens nouveaux, bien loin d’enrayer le mouvement, il s’est appliqué à le diriger et en a pris la tête. A côté des formes vieillies, destinées à se transformer ou à disparaître, il en a lui-même adopté ou créé d’autres comme ces conférences formées en vue d’unifier la défense nationale qu’il vient de présider et auxquelles il a tenu le langage le plus viril. On en a vu quelques traits : la conclusion mérite encore plus d’être citée. « Nous avons, a-t-il dit, une grande tâche devant nous ; nous y concentrerons tous nos efforts, soutenus par le pays entier. Laissons de côté pour le moment toute autre préoccupation, quand même elle serait grave, quand même elle concernerait l’État, si elle n’est pas essentielle dans le moment présent. Rien ne doit distraire nos pensées, notre volonté, nos forces du but maintenant unique qui est de chasser l’ennemi de nos frontières. Dans ce dessein, nous devons avant tout assurer le complet équipement militaire de notre armée active, ainsi que des troupes convoquées sous les drapeaux. Cette tâche vous est désormais confiée, Messieurs : je sais que vous consacrerez toutes vos forces, tout votre amour pour la patrie à son accomplissement. Au travail, avec l’aide de Dieu. »

Ce sont là des paroles réconfortantes. La force du pays en ce moment est dans cet échange de confiance qui va de lui au souverain et du souverain à lui. En dépit de ses échecs provisoires, la Russie a été admirable sur les champs de bataille : peut-être l’est-elle encore davantage dans l’immense effort qu’elle fait sur elle-même pour se mettre à la hauteur de sa tâche. Ici et là, elle aura désormais son empereur à sa tête : où ne le suivrait-elle pas ?


Nous avons dit qu’en notifiant à M. le Président de la République sa prise de possession du commandement de ses armées, l’empereur Nicolas avait voulu rendre plus manifeste leur solidarité avec les nôtres : c’est à une pensée du même genre qu’a obéi le général Joffre dans la visite qu’il vient de faire à l’état-major italien, où il a été présenté au roi Victor-Emmanuel. Quelque nécessaire que soit en France la présence permanente de notre généralissime, on a pensé avec raison qu’il pouvait faire en Italie un voyage rapide pour apporter à nos amis et alliés, sous la forme qui devait leur être le plus sensible, l’expression de notre sympathie. Depuis qu’ils sont entrés en guerre, les Italiens ont fait de la bonne besogne. Rien chez eux n’a été livré au hasard : ils ont agi avec une méthode dont les résultats semblent infaillibles. L’honneur principal en revient au roi Victor-Emmanuel qui laisse la plus grande liberté d’action au général Cadorna et a certainement bien placé sa confiance. Quant aux troupes italiennes, elles sont admirables d’élan quand on leur permet de s’y livrer, de patience lorsqu’on les y condamne, et toujours de hautes vertus militaires. Après s’être quittés, le général Joffre et le général Cadorna ont échangé des télégrammes qui témoignent du souvenir qu’ils conservent l’un de l’autre. Quant à la France et à l’Italie, jamais elles ne se sont senties plus unies qu’en ce moment, chacune combattant pour la reprise de provinces qui lui appartiennent et aussi, comme l’a si bien dit le général Joffre, « pour la liberté et la civilisation. »


Les relations des États-Unis et de l’Allemagne continuent à subir les épreuves les plus imprévues. Il faut que M. Wilson ait une angélique patience pour s’en accommoder comme il l’a fait jusqu’ici ; il semble pourtant commencer à la perdre. On accuse nos orateurs parlementaire de croire qu’ils ont fait beaucoup lorsqu’ils ont prononcé un discours et recueilli des applaudissemens, alors que le lendemain il n’en reste rien et que tout est à recommencer. Peut-être M. Wilson a-t-il, lui, plus de confiance qu’il ne convient dans l’efficacité de ses notes juridiques. Après en avoir élaboré une, il en attend tranquillement l’effet, qui ne se produit pas toujours et, ici encore, tout est à recommencer. M. Wilson recommence donc, et on se demande, avec une curiosité mêlée d’inquiétude, combien de temps ce jeu de raquette durera entre lui et le gouvernement impérial. Certes, quand il est enfin sorti des circonlocutions polies où il s’attarde quelquefois, M. Wilson trouve des formules parfaites pour énoncer les principes du droit des gens et en affirmer toute la force ; il y en ajouterait encore si c’était possible ; mais, ce travail une fois terminé, il se repose, pour laisser à la Wilhelmstrasse le loisir de travailler à son tour, — et les choses continuent d’aller comme devant.

Cependant, il y a quelques jours, on a pu croire que les choses allaient prendre une allure nouvelle. M. Wilson avait notifié au gouvernement impérial que si une nouvelle violation du droit des gens coûtait la vie à un citoyen américain, il regarderait le fait comme constituant un acte délibérément inamical. Après quoi, il a déposé sa plume et il a attendu les événemens. Au lieu d’une réponse par écrit qu’il espérait sans doute, il a été réveillé un matin par un télégramme annonçant que l’Arabic avait été torpillé sans avertissement préalable et que, parmi les victimes, il y avait deux Américains. On se demandait ce qu’il allait faire : écrire encore, ou agir. Le cas de l’Arabic avait un caractère de récidive si offensant qu’on ne voyait guère le moyen d’en sortir comme des précédens ; peut-être une note n’y suffirait-elle pas ; peut-être faudrait-il renoncer à enrichir d’une nouvelle consultation les futurs traités du droit des gens et serait-on obligé d’en venir à un acte, si atténué fût-il. L’honneur était engagé. On s’en est rendu compte à Berlin où on ne veut rompre avec l’Amérique qu’à la dernière extrémité et si on ne peut plus faire autrement, mais où on préfère continuer la conversation inoffensive qu’entretiennent les notes échangées. On sait d’ailleurs qu’en Allemagne l’opinion n’est pas tout à fait unanime sur l’opportunité de la guerre maritime, telle qu’elle a été inaugurée en février dernier. Le gouvernement lui-même est divisé à ce sujet, et M. de Bethmann-Hollweg, qui a déjà quelques autres remords sur la conscience, se demande quelquefois si cette guerre est bien utile. Mais l’amiral de Tirpitz ne partage pas ce doute et le parti pangermaniste, dont il est un des plus brillans coryphées, se livre à de véritables accès de rage lorsqu’on met la chose en question. La lecture de ses journaux est à cet égard infiniment instructive ; la brutalité de la race s’y donne libre carrière ; on y déclare que l’Allemagne éprouverait une humiliation profonde, si les sous-marins ne continuaient pas d’assassiner des femmes et des enfans sans se préoccuper de leur nationalité. A quoi servent ces attentats, on ne se le demande pas, car, si on le faisait, on s’apercevrait tout de suite qu’ils ne servent à rien. Et nous ne parlons pas seulement de ceux que commettent les sous-marins. Imaginez pour un moment que les Allemands n’aient pas accumulé les cruautés, les barbaries, les destructions de monumens qui les ont déshonorés, leur situation militaire serait exactement la même, et leur situation morale beaucoup meilleure. Il est impossible que cette pensée ne vienne pas quelquefois à l’esprit de ceux d’entre eux qui ont encore conservé la faculté de réfléchir, et alors ils ont peut-être des insomnies tourmentées.

Quoi qu’il en soit, on a pu croire un jour que M. de Bethmann-Hollweg l’avait emporté sur l’amiral de Tirpitz, champion de la manière forte, et, ce jour-là, le comte Bernstorff, ambassadeur d’Allemagne à Washington, est venu faire à M. Lansing, ministre américain des Affaires étrangères, une communication qui ne ressemblait pas aux précédentes. Aussi y a-t-il mis quelque embarras et, rentré chez lui, a-t-il éprouvé le besoin de préciser davantage et par écrit. C’est le texte même de ses instructions qu’il a fait parvenir à M. Lansing. « Les paquebots, y lit-on, ne seront pas coulés par nos sous-marins sans avertissemens et sans que des mesures soient prises pour assurer la sécurité des vies des non-combattans, à la condition qu’ils n’essaient pas d’échapper ou d’offrir de la résistance. » La lettre du comte Bernstorff ajoutait que cette politique avait été décidée par son gouvernement « avant que se produisît l’incident de l’Arabic. » Singulière observation. M. Lansing a pu se demander à quoi servait-il que le gouvernement allemand changeât de politique et donnât à ses sous-marins d’autres instructions, si c’étaient toujours les anciennes qui étaient suivies. Mais, en fait, ni le gouvernement, ni l’opinion ne se sont demandé rien de tel en Amérique. On a cru y avoir cause gagnée et la joie a été très grande. On ne s’est même pas arrêté à la pensée que le gouvernement allemand n’accordait qu’une partie de ce qui lui avait été demandé. Cette partie était incontestablement la principale : on a pu croire que, plus tard, elle emporterait le reste. S’il y a eu dans quelques journaux un peu d’incertitude sur le jugement à porter, un peu d’incrédulité, de défiance même, la satisfaction l’a emporté de beaucoup, car personne ne désirait un conflit avec l’Allemagne : et M. Wilson a eu toute l’apparence d’avoir obtenu un succès diplomatique très appréciable. Fabius Cunctator avait triomphé.

Nous disons l’apparence d’un succès parce que la suite ne devait pas pleinement confirmer l’impression optimiste du premier moment. A peine le comte Bernstorff avait-il fait sa démarche que l’Hesperian sautait. Passe pour l’Arabic ; on admettait que le sous-marin qui l’avait torpillé n’avait pas encore reçu les nouvelles instructions du gouvernement. Mais plus on s’éloignait du moment, antérieur au torpillage de l’Arabic, où le gouvernement impérial disait avoir changé de politique, plus il était difficile d’accepter la même explication comme valable, si un fait du même genre se renouvelait. Et c’est ce qui est arrivé. L’Hesperian est un paquebot qui, parti de Liverpool, se dirigeait sur Montréal. On ne pouvait donc pas, non plus d’ailleurs que l’Arabic, le soupçonner de porter de la contrebande de guerre. Il avait à bord 250 hommes d’équipage et 350 passagers. Attaqué, sans le moindre avertissement préalable, au Sud-Ouest de la côte d’Irlande, il a eu le temps de pourvoir à la sûreté de l’équipage et des passagers, à l’exception de 33 malheureux qui ont disparu. Dans le nombre, il y avait, dit-on, un Américain. L’émotion a été profonde en Amérique, On s’est demandé si le gouvernement impérial avait été de bonne foi dans ses promesses, ou si, au contraire, il ne se jouait pas du Cabinet de Washington. Il avait pu constater, d’après la joie causée en Amérique par la démarche du comte Bernstorff, la vivacité du sentiment pacifique : qui sait s’il n’en a pas tiré la conclusion qu’il pouvait encore, sans trop de danger, se permettre un nouvel exploit ? Nous sommes curieux de voir quelle explication il en donnera. Peut-être dira-t-il, — les journaux allemands en émettent déjà l’hypothèse, — que l’Hesperian est venu butter contre une mine anglaise ; mais les passagers sont unanimes à parler d’une torpille. Ou encore que le paquebot a essayé d’échapper ou a offert quelque résistance ; mais alors, on s’apercevra que la facilité d’invoquer un pareil prétexte permettra toujours aux sous-marins allemands de faire ce qu’ils voudront. Peut-être enfin se contentera-t-on, à Berlin, de déplorer que le commandant du sous-marin allemand n’ait pas reçu en temps opportun les nouvelles instructions de l’amirauté ; mais s’il était déjà difficile de le croire pour l’Arabic, il le sera encore bien plus pour l’Hesperian. La vérité est qu’avec une nation et un gouvernement qui ont fait du mensonge un instrument habituel de politique et de guerre, on n’aura jamais de sécurité. Au surplus, nous avons vu que les Allemands font le mal pour le mal, indifférens à l’horreur qu’ils inspirent, pourvu qu’on les craigne : ils le font du moins toutes les fois qu’ils le peuvent sans danger pour eux.

Ceci nous conduit à parler de la lettre que M. Balfour a écrite à un de ses correspondans, et où il donne une autre explication de la nouvelle politique maritime du gouvernement impérial, à la supposer sincère et si elle n’est pas l’expédient d’un jour. M. Balfour ne croit nullement et nous ne croyons pas plus que lui qu’on soit revenu à Berlin à des sentimens plus humains. M. de Bethmann-Hollweg lui-même n’a-t-il pas dit dans son dernier discours qu’il était guéri de toute sentimentalité ? Mais il ne faut faire le mal que lorsqu’il est utile et M. Balfour ajoute qu’on ne le fait que lorsqu’on le peut. L’Allemagne le peut-elle encore ? C’est la question qu’il pose. « Il est vrai, dit-il, que de nombreuses personnes inoffensives, femmes et enfans, aussi bien des hommes de pays neutres que de pays bélligérans, ont été dévalisés et tués grâce à ces nouvelles méthodes de guerre. Toutefois, les innocens n’ont pas seuls souffert : les criminels ont aussi payé le prix de leurs crimes ; certains ont été faits prisonniers de guerre. Mais, en raison même de la nature des sous-marins, il doit souvent arriver qu’ils entraînent leur équipage vers une mort certaine. Voilà ce qui explique le changement de la diplomatie allemande envers les États-Unis. D’aucuns se demandent pourquoi la destruction du Lusitania, avec une perte de vies de plus de douze cents femmes, enfans et hommes, fut saluée dans l’Allemagne tout entière par des cris de triomphe, tandis que la destruction de l’ Arabic fut accueillie par un silence mélancolique. Est-ce parce que, entre les deux faits, les États-Unis sont devenus plus forts et l’Allemagne plus faible ? Est-ce parce que l’attitude de M. Wilson s’est modifiée ? Est-ce parce que les argumens du secrétaire d’État américain se sont faits plus persuasifs ? Est-ce parce que l’opinion allemande s’est enfin révoltée contre des cruautés sans frein ? Non. La raison est ailleurs : on la trouvera dans le fait que les auteurs responsables de la politique-des sous-marins ont eu le temps d’en mesurer les effets et que les exploits que nous qualifiions seulement de crimes en mai, apparaissent en septembre comme une lourde faute aux yeux des Allemands. »

M. Balfour est aujourd’hui premier lord de l’amirauté, c’est-à-dire ministre de la Marine du Royaume-Uni : l’opinion qu’il émet a donc une autorité particulière. Il n’hésite pas à dire que leurs sous-marins n’ont pas tenu ce que les Allemands s’en promettaient et que les pertes qu’ils ont éprouvées de ce chef ont été « énormes, » tandis que le tonnage de la marine marchande britannique est aujourd’hui plus élevé qu’avant la guerre. Voilà donc à quoi a abouti l’effort des Allemands au moyen des sous-marins, de quelques cruautés qu’ils paient entouré, et cela explique qu’après avoir joui de la faveur impériale pendant dix-huit ans, ce qui n’est arrivé à aucun autre ministre, l’amiral de Tirpitz l’ait subitement perdue. Le vrai, que M. Balfour laisse clairement entendre, est que les Allemands ont perdu, sans résultat appréciable, un grand nombre de sous-marins. Comment ? Ils ne le savent pas plus que nous. Beaucoup, beaucoup plus qu’on ne le dit, sont partis qui ne sont pas revenus, et dont on n’a plus de nouvelles. La mer a ses hasards, et ses profondeurs sont insondables. Le sous-marin est exposé à bien des périls. Il y a, — qu’on nous passe le mot dans un sujet aussi sérieux, — il y a quelque chose de comique dans l’anxiété avec laquelle un journal allemand se demande ce qu’est devenu l’U27, qui est parti en course et n’est pas rentré. Ce doit être encore, ajoute-t-il, un « crime anglais, » et il se demande si ce n’est pas l’Arabic qui a coulé le sous-marin. On voit que, dans ce cas, l’Arabic, qui était un navire de commerce, a changé son caractère et mérité d’être coulé lui-même. Du petit au grand, c’est la même préoccupation qui porte le gouvernement allemand à soutenir que la Belgique avait la première violé sa neutralité et que, par conséquent, elle avait mérité son sort.


Et après l’Allemagne, voici que l’Autriche a des difficultés avec l’Amérique, mais les deux font la paire, et d’ailleurs l’Allemagne se trouve aussi impliquée par son attaché militaire dans le nouvel incident qui s’est produit. L’Autriche a un ambassadeur à Washington, et cet ambassadeur se livre à des manœuvres qui, pour n’être pas aussi sanguinaires que celles de l’Allemagne, ne sont pas moins misérables : elles le sont peut-être encore plus. Cet ambassadeur, le docteur Dumba, a confié à un journaliste de guerre, le capitaine Archibald, qui se rendait en Europe, une lettre à faire parvenir au ministre austro-hongrois des Affaires étrangères, le baron Burian. L’ambassadeur d’une puissance belligérante viole la neutralité du pays qui lui donne l’hospitalité en chargeant un citoyen de ce pays, muni d’un passeport régulier, de commissions politiques auprès de son ministre. Ce n’est toutefois pas en cela que consiste la plus grande gravité de son affaire, c’est dans le texte même de sa lettre qui a été saisie en Angleterre, au moment où M. Archibald y débarquait. Le docteur Dumba ne proposait rien moins au baron Burian, s’il consentait à lui fournir pour cela les fonds nécessaires, de fomenter des grèves dans de grandes usines américaines qu’il spécifiait, afin d’y arrêter pendant plusieurs mois ou du moins d’y ralentir le travail. Il se faisait fort d’y réussir. Dès lors, ces usines se trouveraient dans l’impossibilité de fournir aux Alliés, français, anglais, etc., le matériel de guerre qu’ils avaient commandé et qu’ils attendaient. Le devoir le plus strict d’un ambassadeur est de ne pas se mêler aux affaires intérieures du pays où il est accrédité : son caractère diplomatique, qui lui assure tant d’autres avantages, le lui interdit. Il doit, plus que personne, respecter les lois de ce pays au lieu de les violer. Que dire dès lors de cet étrange docteur Dumba qui n’hésite pas à demander de l’argent à son gouvernement pour fomenter, par la corruption, des troubles en Amérique et y porter personnellement atteinte à la liberté du travail ? Nous ne saurions dire si un cas aussi scandaleux est tout à fait unique, mais nous n’en connaissons pas d’analogue. On serait surpris si l’ambassade allemande n’avait pas été mêlée en quelque manière à cette intrigue : aussi l’a-t-elle été. A la correspondance du docteur Dumba dont M. Archibald s’était chargé, s’ajoutaient quelques lettres du capitaine de Papen, attaché militaire allemand. L’ensemble de la correspondance et le fait qu’elle était confié au même intermédiaire montraient que les deux hommes étaient d’accord et manœuvraient de conserve. Le docteur Dumba, dans un passage de sa lettre, le dit d’ailleurs formellement. Jamais abus de confiance n’a été plus effrontément commis sous le couvert de l’immunité diplomatique ; jamais violation de la neutralité américaine n’a été mieux caractérisée.

M. Lansing n’a pas perdu de temps pour demander des explications au docteur Dumba et on ne devinerait jamais celles qui lui ont été données : il en a été si étonné et si ému qu’il a rompu l’entretien pour en faire part à M. Wilson. M. Dumba a expliqué que, dans les usines dont il s’était fait fort d’interrompre le travail avec de l’argent, il y avait des Autrichiens, et qu’il était incontestablement en droit de les détourner, moyennant indemnité, d’un travail qui devait profiter aux ennemis de leur pays. Une telle excuse aggravait la responsabilité de M. Dumba au lieu de l’atténuer. Il n’y avait plus qu’un parti à prendre et M. Wilson l’a pris aussitôt. Point n’était besoin, cette fois, de faire une enquête préalable ni de rédiger une note savante : la lettre de M. Dumba était un témoignage irrécusable contre lui. Le gouvernement américain a jugé qu’un tel ambassadeur était désormais « inacceptable » et l’a fait savoir à Vienne. On ne saurait qu’applaudir à la promptitude de cette démarche et à la résolution qu’elle manifeste. Mais le docteur Dumba est-il le seul coupable et l’affaire n’aura-t-elle pas une suite ?

Pour en revenir à l’explication fournie par l’ambassadeur, que faut-il penser de ces ouvriers qu’il a dit être ses compatriotes et auxquels il s’est arrogé le droit de donner des directions ? Sont-ils vraiment restés sujets autrichiens ? Non sans doute : autrement, et à supposer, comme c’est probable, que la plupart d’entre eux aient encore l’âge militaire, ils auraient dû rallier le drapeau et être aujourd’hui au front. Mais on peut croire qu’il n’en est rien et que si ces ouvriers sont d’origine autrichienne, ils sont devenus sujets américains. On en a eu, en Amérique, depuis le commencement de la guerre, des preuves fréquentes et frappantes, que les citoyens d’origine germanique sont demeurés foncièrement germains. Ils forment aux États-Unis une colonie compacte qui est une sorte d’État dans l’État et quand il s’agit d’obéir à l’autorité américaine ou à celle de l’ambassadeur d’Allemagne ou d’Autriche, ce problème de casuistique est déjà tout résolu dans leur conscience. On se rappelle le mot du fabuliste :


Laissez-leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bientôt pris quatre.


Même quand ils sont chez vous, les Allemands et les Autrichiens ont la prétention d’être chez eux ; ils y sont en vertu du droit supérieur de leur race et ils suivent de préférence à toute autre les influences qui leur viennent de ce qu’ils n’ont pas cessé de regarder comme leur vraie patrie. On a remarqué souvent la force d’assimilation qu’a l’Amérique sur les étrangers qu’elle hospitalise et dont elle fait bientôt des Américains ; cette force d’absorption s’arrête aux Allemands ; ils restent Allemands et continuent de chanter en eux-mêmes : « L’Allemagne au-dessus de tout ! »

Avant la guerre, il y en avait partout ; ils s’insinuaient, on les accueillait. Si leur gouvernement avait laissé la paix durer quelques années de plus, ils auraient dominé le monde par des moyens beaucoup plus sûrs que ceux auxquels l’empereur Guillaume a eu finalement l’imprudence de recourir. Les questions que soulève leur présence en si grand nombre en Amérique sont délicates et la discrétion nous empêche de les traiter ici. Tout ce que nous en dirons est que, depuis un an, les Américains se sont aperçus qu’ils ne connaissaient pas très bien les Allemands et ont appris à les mieux connaître. Quelle que soit sa patience, on sent une irritation grandissante dans les froides notes de M. Wilson et cette irritation est encore plus grande dans un pays qui a l’esprit prompt et l’âme chaude. Certes, l’Amérique est pacifique, elle l’est profondément et la guerre qui se déchaîne aujourd’hui sur l’ancien monde n’est pas de nature à modifier chez elle un sentiment aussi légitime ; il semble toutefois qu’elle commence à se lasser d’être prise pour théâtre d’incidens qui se renouvellent sans cesse, sans ménagemens pour ses intérêts, non plus trop souvent que pour sa dignité. Puissance neutre, elle entend jouir de tous les droits de la neutralité ; puissance souveraine, ce n’est pas de sa part une exigence excessive de vouloir être maîtresse chez elle et de n’y tolérer aucune intrusion qui porte atteinte à sa souveraineté.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, FRANCIS CHARMES.

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