Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1921

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Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1921
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 469-480).

Chronique - 14 septembre 1921


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE[1]

A en croire les informations de presse, M. Clemenceau aurait déclaré, dans son discours de Sartène, que le traité de Versailles était l’honneur de sa vie. Qui a soufflé à l’illustre homme d’État cette parole inattendue ? Est-ce le démon de la contradiction ? Est-ce le malicieux génie qui inspirait à Ingres la fierté d’être surtout un grand violoniste ? Je ne sais. Mais ou je me trompe fort, ou c’est M. Clemenceau qui s’est trompé. L’honneur de sa vie, ce n’est pas d’avoir négocié et signé le traité de Versailles ; c’est d’avoir pris le pouvoir à l’heure la plus sombre de la guerre, d’avoir impitoyablement réprimé les campagnes défaitistes, et d’avoir fermement tenu le drapeau de la France jusqu’à la victoire. S’il ne s’était trouvé là, au jour fixé par le destin, pour fortifier les courages ébranlés et pour chasser les miasmes pestilentiels qui commençaient à se répandre dans les couloirs des Chambres, c’en eût été fait ; nous eussions été rapidement acculés à une paix qui eût maintenu sous la domination étrangère l’Alsace et la Lorraine, laissé à notre flanc une blessure ouverte, et consacré en Europe l’hégémonie de l’Allemagne. Le patriotisme et l’énergie de M. Clemenceau ont empêché ce désastre. Il n’y a pas un Français qui puisse l’oublier.

Je ne veux pas dire qu’au moment où M. Clemenceau a formé son ministère, la situation fût désespérée. En aucune façon. L’entrée en guerre des États-Unis compensait, et fort au-delà, la défection de la Russie. Une armée fraîche et vigoureuse commençait à traverser l’Océan pour venir combattre à nos côtés. Quiconque gardait son sang-froid et se donnait la peine de réfléchir devait aboutir à cette conclusion que, mathématiquement, la victoire était certaine. C’était encore, dans les deux Chambres, l’opinion de la grande majorité des représentants du pays. La population, dans son ensemble, n’était pas moins confiante et résolue. Pour s’en rendre compte, il suffisait de parcourir, après un raid d’avions, les quartiers les plus éprouvés de Paris et de la banlieue, ou de visiter, près du front, les villes et les villages dévastés. C’était partout la même détermination, le même stoïcisme, la même volonté de tenir jusqu’au bout. On peut affirmer que, sans cet admirable état d’esprit, l’avènement de M. Clemenceau n’eût pas été possible. Son Cabinet se serait usé à remonter un courant ; il a été, au contraire, immédiatement porté par le flot. Dès ses premières sorties, le président du Conseil était accueilli par les acclamations de la foule. Son âge, sa crânerie, ses allures, ses mots, n’étaient pas sans contribuer à cette prodigieuse popularité. Mais il la devait surtout à ce qu’il était alors merveilleusement à l’unisson avec l’âme de la France.

La force immense que lui a donnée le consentement général et qu’il était plus que tout autre à même d’exercer lui a permis de mettre fin aux intrigues qui menaçaient la patrie et qui, si elles avaient eu le champ libre, auraient annihilé peu à peu notre capacité de résistance. Il a fait reculer la trahison ; il a dispersé la meute des ambitions impatientes qui cherchaient déjà leur pâture dans le malheur du pays ; il a dessillé les yeux des aveugles, rassuré les inquiets, raffermi les hésitants, et montré à tous le chemin du devoir. Grâces éternelles lui soient rendues pour l’effort accompli et pour le succès obtenu !

Lorsqu’après un armistice un peu précipité ont commencé les négociations de paix, M. Clemenceau les a certainement engagées et poursuivies avec la même ardeur patriotique. Non moins certainement, les résultats n’ont pas été aussi heureux, et il serait puéril de nier que le traité de Versailles a profondément déçu le pays. Peut-être cependant quelques-uns de ceux qui le critiquent aujourd’hui avec le plus d’âpreté devraient-ils se souvenir qu’en 1919 ils étaient sénateurs ou députés et que, non seulement ils se sont abstenus de le combattre, mais qu’ils l’ont voté. Vainement diraient-ils qu’il était trop tard pour le repousser ou pour l’amender. Un traité de paix ne vaut que par l’approbation des Chambres, et les États-Unis viennent de nous rappeler que, tant que n’ont pas été remplies toutes les formalités constitutionnelles, il ne saurait y avoir que projets révocables.

En France, le Gouvernement négocie, mais avant le vote du Parlement, rien n’est définitif, et le Président de la République lui-même n’est appelé à signer la ratification que par la volonté des Chambres exprimée dans la loi d’approbation. Vainement aussi prétendrait-on que les défauts du traité de Versailles ne se sont révélés que plus tard. Des députés d’opinions politiques très différentes, tels que MM. Louis Marin et Franklin-Bouillon, les ont aisément aperçus et clairement exposés. Logiques avec eux-mêmes, ils ont ensuite voie contre le traité. La vérité est qu’à ce moment, des esprits très calmes à l’ordinaire étaient enivrés par la victoire et que ceux qui réclamaient des garanties supplémentaires, si haut placés qu’ils fussent, passaient pour des pessimistes ou des grincheux. Je n’accuse pas ceux qui ont cédé à l’entraînement général. Mais enfin, ils n’étaient pas condamnés au silence et à l’irresponsabilité ; ils avaient la liberté de leur suffrage ; et s’ils se sont abstenus de présenter la moindre observation, s’ils ont volé le traité sans mot dire, ce serait à la fois, de leur part, prudence et justice que d’apprécier aujourd’hui l’acte de Versailles avec un peu moins de sévérité. Il n’est pas vrai qu’au traité, si défectueux qu’il soit, soient dus tous les mécomptes que nous avons éprouvés depuis la cessation des hostilités. Ils sont dus, d’abord, à ce que nous avons persisté dans les mauvaises méthodes diplomatiques inaugurées par la Conférence de la paix ; ils sont dus ensuite à ce qu’à chaque réunion nouvelle du Conseil suprême, le Gouvernement de la République a renoncé, comme de dessein délibéré, à quelques-uns des avantages du traité. Laissons donc là les récriminations rétrospectives et tâchons de tirer pour l’avenir le meilleur parti d’une situation que les circonstances, encore plus peut-être que les hommes, ont douloureusement gâtée.

Les États-Unis viennent de nous donner, avec une autorité magistrale, une leçon que nous ferons bien de méditer. La paix séparée qu’ils ont signée avec l’Allemagne est un magnifique exemple d’« égoïsme sacré. » Ce n’est pas à Washington qu’on croit consolider les alliances en leur sacrifiant sans cesse les intérêts nationaux. On y fait les affaires de l’Amérique, comme on fait à Londres les affaires de l’Angleterre ; et après tout, ni à Londres, on n’a tort d’être Anglais, ni à Washington, on n’a tort d’être Américain. C’est à nous d’être Français à Paris. Malheureusement, nous nous obstinons toujours à justifier la définition qu’Alfred Fouillée donnait de notre caractère, lorsqu’il nous reprochait de ne guère comprendre la politique objective et de nous laisser guider tantôt par des conceptions rationnelles, tantôt par des notions subjectives, celles de reconnaissance, de sympathie, de fraternité entre les peuples, d’alliances à perpétuité. Non, Chamfort ne nous a pas encore appris que ni sur le damier européen, ni, hélas ! sur le damier du Nouveau Monde, on ne joue aux échecs avec un bon cœur. Aujourd’hui, tout étonnés, nous nous regardons les uns les autres, et nous nous disons : « Comment ! cette Amérique qui est venue prendre part à la guerre avec toute la ferveur d’un peuple croisé, qui a fait sortir de terre une armée innombrable, et qui a jeté sur le plateau le poids de son glaive pour incliner enfin vers le bon droit la balance de la justice, comment ! c’est elle qui maintenant se replie sur elle-même, s’isole, se détourne de l’Europe ! C’est elle qui prend dans le traité de Versailles tout ce qui l’intéresse et qui en écarte systématiquement tout le reste ! Elle qui garde le grain et nous laisse l’ivraie ! Elle qui, après qu’un de ses Présidents nous a promis l’assistance des États-Unis en cas d’agression future de l’Allemagne, s’abstient de reconnaître les nouvelles frontières du Reich ! » Eh ! oui, c’est elle, et il n’y a de surprenant, en tout cela, que notre surprise. Quand on rêve tout éveillé, on s’expose à recevoir de la réalité des remontrances un peu dures. L’honorable sénateur de Pensylvanie, M. Knox, ancien secrétaire d’État, communique-t-il à notre ambassadeur, M. Jusserand, une lettre émouvante de deux anciens officiers américains, M. James Comb et M. David Shields, nous allons répétant une phrase où ces deux vaillants militaires expriment leurs sentiments personnels pour la France : « Ne vous désolez pas, ô France, de ce que l’Amérique n’ait pas signé le pacte de la Société des Nations. Sous le gazon émaillé des fleurs de l’arbousier traînant et du coquelicot de Bunnker’s Hill, de Valley Forge, des Flandres et de Picardie, est enfoui un pacte qui n’a nul besoin d’être ratifié par les Parlements. Oui, nos fils sont venus en France ; ils y reviendront toujours, quand la France les appellera pour une cause juste. » Puis, lorsque l’Amérique substitue un traité révisé et corrigé au traité que ses anciens représentants nous avaient amenés à signer, nous cherchons, d’une main fiévreuse, les vieux pactes d’amour cachés dans les champs que n’ont pas seulement rougis, hélas ! les coquelicots et les arbouses, mais des mares de sang français, et nous avons peur de ne tien trouver.

Tâchons, s’il est possible, de juger les choses avec plus de sang-froid. L’Amérique ne s’enferme point dans un splendide isolement ; elle ne change pas de conduite ; elle demeure fidèle à ses amitiés et plus fidèle encore à ses idées ; elle ne dédaigne pas les affaires d’Europe ; mais elle les mesure à l’échelle du Nouveau Monde, et c’est assez pour qu’elles ne lui apparaissent pas toujours aussi importantes qu’à nous. L’amitié des États-Unis pour la France, les souvenirs de la guerre d’Indépendance, l’analogie des institutions politiques, ont certainement beaucoup contribué à pousser vers nos rivages les armées américaines, et surtout à les enflammer, lorsqu’elles ont débarqué, d’une sorte de passion mystique ; mais elles ne seraient pas venues, si notre cause, étant celle du droit, n’avait été celle de tous les peuples libres et si toute une série d’incidents préliminaires n’avait fait apparaître, dans une lumière éclatante, cette identité d’intérêts. Rappelons-nous la longue suite d’étapes par où, de 1914 à 1917, les États-Unis se sont lentement acheminés vers la guerre. Les républicains reprochaient alors aux démocrates et à leur chef, M. Wilson, leurs hésitations et leurs faiblesses ; hier, ils trouvaient que M. Wilson avait fini par trop s’engager envers les Alliés. Changements de point de vue qu’explique la politique intérieure. Il paraît aujourd’hui bien probable qu’à la place de M. Wilson, un Président républicain ne se serait pas pressé davantage. Il aurait consulté, lui aussi, l’intérêt de son pays et, lorsqu’il aurait cru à la nécessité d’une intervention, il aurait cherché à convaincre l’opinion publique, notamment dans les États de l’Ouest, les plus indifférents aux affaires européennes, avant de demander à l’Amérique les sacrifices d’hommes et d’argent que la guerre devait lui imposer. C’est exactement ainsi qu’a procédé le président Wilson.

Quel chemin parcouru depuis le message qu’il adressait le 6 décembre 1915, à propos des complots des Germano-Américains ! À cette date, au Congrès, il protestait contre ceux qui voulaient faire de la fière Amérique un foyer d’intrigues européennes, mais il distribuait impartialement le blâme à tous ceux des étrangers naturalisés américains qui avaient « oublié ce qu’ils devaient à leur honneur de citoyens en manifestant leur sympathie passionnée pour l’une ou l’autre des parties engagées dans la grande lutte, sans avoir cure de la tranquillité et de la dignité des États-Unis. » Un an plus tard, le 19 décembre 1916, le Président Wilson proposait une médiation aux Puissances belligérantes, il leur offrait ses bons offices et les interrogeait sur leurs buts de guerre. L’Allemagne et l’Autriche-Hongrie répondaient qu’elles étaient prêtes à rencontrer des délégués de l’Entente dans un endroit neutre, mais elles se gardaient de rien faire connaître de leurs intentions. La Belgique, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, le Japon, le Monténégro, le Portugal, la Roumanie, la Russie, la Serbie, jouaient cartes sur table et, dans une note du 30 décembre, faisaient clairement connaître leurs revendications. L’Allemagne et l’Autriche répliquaient en termes hypocrites et évasifs ; et le 22 janvier 1917, dans un message adressé au Congrès américain, le Président Wilson, après avoir signalé le contraste que présentaient l’attitude de l’Entente et celle de ses ennemis, ajoutait qu’il ne pouvait y avoir de paix durable entre les nations européennes, sans que les États-Unis fissent entendre leur voix. Il énonçait les principes américains, qui devaient, d’après lui, prévaloir dans le règlement du conflit, et c’est alors qu’il prononçait la trop fameuse parole de paix sans victoire.

Mais le 31 janvier 1917, l’Allemagne notifiait aux Puissances un nouveau blocus sous-marin, beaucoup plus étendu que celui qu’elle avait précédemment établi. Cette notification mit naturellement le comble au légitime mécontentement des États-Unis, qui exécutèrent aussitôt leur menace. Ils rappelèrent leur ambassadeur de Berlin et remirent à l’ambassadeur d’Allemagne ses passeports. Mais ils patientèrent encore, et la guerre ne fut pas déclarée. Le 2.3 février suivant, nouveau message de M. Wilson. Il rappelle que deux navires américains ont encore été coulés, que presque tous les bâtimens sont forcés de rester à leurs ports d’attache à cause des dangers du blocus et que tout le commerce américain souffre de cette crise prolongée. Il proclame que cette situation ne peut durer ; il ne propose cependant encore que la neutralité armée, dont il y a, dit-il, de nombreux précédents dans l’histoire des États-Unis. Le 4 mars, à l’occasion de sa nouvelle investiture, le Président, debout sur les degrés du Capitole, prononce son discours inaugural et il répète que les États-Unis resteront fermes dans la neutralité armée. « Nous ne sommes plus, dit-il, des provinciaux. Les événements tragiques de trente mois de guerre ont fait de nous des citoyens du monde. Est-ce à dire que nous serons moins Américains à l’avenir ? Non pas. Nous serons, si possible, plus Américains encore… » Mais la guerre sous-marine se poursuit de plus en plus impitoyable ; et le gouvernement allemand ne tolère pas la neutralité armée ; il refuse expressément aux neutres, dans les zones maritimes qu’il a déterminées, le droit de se servir de leurs armes pour la défense de leurs nationaux et de leurs marchandises. Les États-Unis sont décidément atteints dans leurs œuvres vives. La coupe est pleine. Le Président, convoque le Congrès en session extraordinaire et le 2 avril, dans un message solennel, il lui demande d’accepter enfin l’état de guerre qui lui est imposé par l’Allemagne. Mais, à ce moment même, il se met si peu dans l’esprit des nations de l’Entente qu’oublieux de tout ce qu’elles ont souffert depuis le mois d’août 1914, il croit devoir exprimer sa sympathie et son amitié pour le peuple allemand et ne s’en prendre qu’au gouvernement impérial. Et plus tard encore, lorsque les soldats américains et les nôtres sont définitivement devenus compagnons d’armes, il tient à distinguer, par une appellation spéciale, les États-Unis des nations auprès desquelles ils combattent, et, tandis que celles-ci se considèrent entre elles comme alliées, il prend soin de préciser que l’Amérique sera simplement associée.

Les négociations de paix commencent, et la faute est commise de les faire conduire par les chefs mêmes des gouvernements. Le Président Wilson est, à la fois, chef de gouvernement et chef d’État. Il vient à Paris illuminé d’un prestige extraordinaire ; il y est accueilli comme le libérateur du genre humain. C’est un prophète ; c’est Moïse qui, du haut du Sinaï, va dicter des lois, non plus à un peuple, mais à l’univers. Malheureusement, comme l’expliquait ces jours-ci, dans France et Monde, un écrivain distingué qui vient de séjourner longtemps en Amérique, M. Gaston Riou, M. Wilson, en organisant la délégation de la paix, blesse non seulement ses adversaires, mais les meilleures têtes de son parti. Il s’entoure de créatures, ne consulte personne, ne ménage aucun amour-propre, n’admet aucun partage de pouvoir. Il perd de vue l’Amérique, oublie et mécontente le Sénat, et plus il se croit tout-puissant, plus la puissance lui échappe. Il impose à la Conférence sa conception personnelle de la Société des Nations ; d’accord avec M. Lloyd George, il cherche à réduire le plus possible notre occupation de la Rhénanie ; il nous refuse nos frontières de 1814 ; il s’oppose à ce que les frais de la guerre soient entièrement supportés par l’Allemagne ; il ne veut pas entendre parler de solidarité des dettes alliées ; mais il nous promet, en revanche, avec la conviction d’être suivi par le Sénat américain, l’assistance militaire des États-Unis en cas d’agression de l’Allemagne. Il rentre chez lui ; il trouve partout une hostilité grandissante ; il essaye de lutter ; il est terrassé par la maladie et obligé de disparaître de la scène politique. La campagne présidentielle s’engage ; elle tourne tout entière autour du traité et de la Société des nations : les républicains s’en prennent naturellement à tout ce qu’a fait M. Wilson, et lorsque M. Harding arrive à la Maison Blanche, l’Europe se demande : « Que va-t-il advenir du traité ? Et de la Société des Nations ? Et des engagements contractés, au nom de l’Amérique, par son ancien Président ? »

Il advient que l’Amérique, gouvernée par sa nouvelle administration, désavoue sur tous les points son Président d’hier et prétend restaurer, après deux ans d’aberration, la pure doctrine de Monroë. Mais ne nous y trompons pas. Dans le message de 1825, qui a fixé cette doctrine, Monroë entendait surtout proclamer que l’Amérique serait désormais fermée à toutes nouvelles tentatives de colonisation par l’Europe : l’Amérique aux Américains. Ce n’était nullement à dire que l’Amérique dût à jamais se désintéresser elle-même des autres parties du monde ; et, en fait, elle y a de plus en plus pénétré par la banque, le commerce et l’industrie. Aujourd’hui elle est partout, et si nous voulons voir, par exemple, le rôle que joue le pétrole, en Europe et en Asie, dans la politique américaine, comme dans la politique britannique, nous n’avons qu’à relire l’intéressante brochure de M. Francis Delaisi. A mesure que l’aviation et la télégraphie sans fil suppriment les distances et rapetissent les dimensions du globe, l’Amérique se mêle de plus près aux affaires de tous les continents et, si elle est surtout occupée de la concurrence que lui font, sur le marché chinois, l’Angleterre et le Japon, du sort qui sera réservé à l’île de Yap, et des vues qu’elle prête à l’Empire du Mikado sur les Philippines, elle ne laisse pas de surveiller, avec une attention très éveillée, tout ce qui se passe ailleurs. Mais cette surveillance, elle l’exerce, bien entendu, comme c’est son droit, dans son intérêt, et non dans le nôtre.

Le 24 avril dernier, le docteur Simons avait adressé à Washington les propositions dérisoires que faisait l’Allemagne pour le paiement des réparations. Le 2 mai, M. Hughes, secrétaire d’État, avait prié M. Diesel, chargé d’affaires, des États-Unis à Berlin, de répondre au Reich que ces propositions n’étaient pas acceptables pour les Alliés et que l’Amérique recommandait à l’Allemagne de soumettre immédiatement et directement aux gouvernements alliés « des propositions claires, nettes et adéquates qui répondraient à ses justes obligations. » Ainsi, par son appel aux États-Unis, l’Allemagne avait elle-même montré qu’elle ne considérait pas l’Amérique comme décidée à rester indéfiniment sous sa tente, et la réponse des États-Unis, quoique fort différente de celle qu’attendait l’Allemagne, prouvait qu’en effet ils ne songeaient nullement à s’interdire les interventions dans les affaires européennes. Depuis lors, le gouvernement américain a décidé de se faire représenter au Conseil suprême et à la Conférence des Ambassadeurs, comme il avait déjà résolu de réinstaller son honorable délégué à la Commission des réparations. Représentation officieuse et non officielle, qui a permis aux États-Unis d’être renseignés sur tout, de donner leur avis, de défendre leurs intérêts et de s’offrir, à l’occasion, comme arbitres entre les autres intérêts. Cette politique réaliste se concilie parfaitement avec l’idéalisme religieux du génie américain et elle n’a rien que de très honorable et de très sensé. La France, amie des États-Unis, n’a point à la redouter, si elle ne s’imagine pas que les États-Unis la mettront à son service, et non d’abord à leur propre service.

Jusqu’ici, il n’y a guère qu’à la Société des Nations que l’Amérique n’ait pas pris officieusement sa place ; et cette absence est assurément fort regrettable, mais elle s’explique, comme toutes les autres décisions américaines, par un sentiment très vif de la grandeur et de la souveraineté nationales. Avez-vous remarqué que le drapeau étoile est le seul au monde qui ne s’incline pas devant un chef d’État, Roi ou Président de République, c’est-à-dire devant le représentant suprême d’un peuple étranger ? Petit détail, mais combien significatif ! C’est l’article 10 du Covenant qui a groupé contre l’œuvre de M. Wilson la plus grande quantité d’opposants. Les États-Unis n’entendaient pas être liés, d’avance, par un texte qui pouvait les contraindre à intervenir, un beau jour, en faveur d’un des membres de la Société, sans qu’ils eussent eux-mêmes à cette intervention un intérêt direct. N’allez pas croire pourtant qu’en dédaignant de siéger dans l’assemblée de Genève, l’Amérique regarde avec une curiosité entièrement détachée tout ce qui s’y fait ou s’y prépare. Malgré la retraite de l’Argentine, malgré les hésitations de quelques républiques sud-américaines, la Société des Nations fait meilleure figure que le Conseil suprême ; six nouveaux États viennent d’être admis au nombre des Amphictyons : l’Albanie ressuscitée, l’Autriche, la Bulgarie, la Finlande, le Libéria, le Luxembourg. Les États-Unis n’ignorent pas que cet organisme naissant, si dépourvu qu’il soit encore de moyens d’action vraiment efficaces, peut devenir, tôt ou tard, une force internationale et qu’en tout cas, il est dès aujourd’hui assez vivant pour commencer à familiariser les peuples qui le composent avec l’idée de solidarité humaine. Aussi bien, l’Amérique a-t-elle à Genève ses observateurs et ses informateurs, et ses journalistes y sont plus nombreux et aussi attentifs que ceux de toutes les autres nations. Quant aux problèmes que la Société a mis à l’étude, l’Amérique est si loin d’en méconnaître l’importance, qu’elle tâche d’attraire à Washington la Conférence qui aura à discuter le plus grave d’entre eux, celui du désarmement.

Répétons, d’ailleurs, à l’endroit de la Société des Nations, l’observation que nous a suggérée, l’an passé, sa première assemblée. Ce serait folie d’en attendre des miracles ; ce serait sottise de ne la pas prendre au sérieux. M. Wellington Koo, dans son discours d’ouverture, et après lui M. van Karnebeek, élu président pour cette session, ont parfaitement mis en lumière l’intérêt des questions portées à l’ordre du jour. Au premier rang, était inscrite la constitution de la Cour permanente de justice internationale, dont les statuts ont été votés cette année et qui est maintenant prête à fonctionner. Il est à souhaiter que les États contractent promptement l’habitude de s’adresser à elle et de lui soumettre les petites difficultés qui s’élèvent quotidiennement entre eux. Dans la sérénité d’une Cour permanente de justice, plus encore même que dans l’assemblée générale de la Société des Nations, il peut être fait silencieusement de bonne besogne pour le maintien de la paix.

En attendant, ce n’est ni l’Assemblée, ni la Cour, c’est le Conseil de la Société qui tient actuellement dans ses mains le sort de l’Europe. M. Hymans, nommé rapporteur de l’affaire de Haute-Silésie, s’est consacré à l’étude de cette redoutable question avec la conscience dont il a déjà fait preuve dans l’affaire de Vilna. Dans son exposé préliminaire, le vicomte Ishii s’était borné à indiquer, avec une impeccable impartialité, les données essentielles du problème et à préciser le genre de mission dont le Conseil était, en cette circonstance, prié de se charger. Loin de s’approprier la thèse de M. Lloyd George, il a clairement montré, comme j’avais essayé de le faire ici, il y a quinze jours, que le Conseil ne devait agir, ni comme Cour de justice, ni comme tribunal arbitral, qu’il n’avait à rendre ni un jugement ni une sentence, et qu’il ne pouvait donner qu’un avis. Cet avis liera les membres du Conseil suprême, parce qu’ils ont bien voulu se lier eux-mêmes en déclarant d’avance qu’ils le suivraient, quel qu’il fût, mais il ne les déchargera pas de leurs responsabilités, et la vraie décision, ce seront eux qui auront à la prendre. Autrement, le traité de Versailles serait violé, et la Pologne ou l’Allemagne, suivant que l’une ou l’autre serait mécontente du résultat, aurait le droit de protester contre cette violation.

En réalité, c’est un service que le Conseil suprême, embarrassé par ses divisions persistantes, a demandé, en l’occurrence, à la Société des Nations. Aussi est-il incompréhensible que, dans la pensée de complaire à certains membres de ce Conseil, des publicistes un peu zélés aient prétendu que, si la Société ne parvenait pas à fixer, par un vote unanime, la frontière germano-polonaise de Haute-Silésie, elle confesserait par-là même son impuissance congénitale et signerait sa propre condamnation. La plaisanterie est un peu forte et j’aime mieux n’en pas rechercher les inspirateurs. Il y a, sans doute, de grandes chances pour que l’unanimité, qui ne s’est pas faite au Conseil suprême, ne se réalise pas davantage à la Société des Nations. Si indépendants que soient les délégués, ils reçoivent des instructions de leurs gouvernements respectifs et, dans quelque mesure qu’ils puissent s’affranchir de ces directions, ils conservent, avec leurs nationalités, leurs optiques particulières. Comme je l’ai dit l’autre jour, rien ne prouve, heureusement, que l’unanimité soit nécessaire à la validité des conclusions qui seront adoptées. Mais, quelles que soient ces conclusions, M. Lloyd George ne pourra, si elles ne le satisfont pas, s’en prendre à M. Balfour ; et si c’est nous qui trouvons la solution mauvaise, il ne sera pas juste que nous passions notre mécontentement sur MM. Léon Bourgeois, Viviani et Hanotaux. Le Conseil de la Société des Nations n’a pas sollicité la tâche qui lui est imposée. Il a droit, de notre part, à un peu d’indulgence.

Ce qui peut, malgré tout, lui rendre cette tâche moins ardue, c’est qu’il l’a abordée sans être gêné par aucun précédent. Il n’est handicapé par les propositions d’aucune des Puissances alliées. La question se présente tout entière devant lui, et il peut l’examiner avec plus d’indépendance que des premiers ministres engagés par leurs déclarations et travaillés par leur amour-propre. Il n’a cependant pas, comme on l’a écrit, les mains tout à fait libres. L’avis qu’on lui a demandé n’est pas un avis doctrinal, théorique, abstrait ; ce n’est pas non plus un avis dicté par le simple bon sens ou par la seule équité ; c’est une interprétation, à la fois rationnelle et pratique, du traité de Versailles. S’il se tenait en dehors du traité, le Conseil de la Société des Nations ferait œuvre vaine, car les Alliés n’auraient pas le droit de s’approprier ensuite ses conclusions. Le Conseil n’a donc à faire que ce que, livrés à eux-mêmes, les Alliés n’ont pas su faire. Il doit enregistrer les résultats du plébiscite, en considérant lu majorité des votes dans chaque commune, et en tenant compte également de la situation géographique et économique des localités. D’après l’article 88 du traité et l’annexe qui le complète, la Haute-Silésie ne saurait être regardée comme un bloc indivisible ; le district industriel, le district minier, le fameux triangle de M. Lloyd George sont autant d’entités factices, dont le Conseil suprême a bien pu s’occuper à la demande du Premier ministre britannique, mais qui ne tirent du traité aucun souffle vital et qui ne peuvent que s’évanouir devant la Société des Nations. Le vœu des habitants exprimé dans chaque commune, la situation géographique et économique des localités, voilà les seules lois qui doivent commander la solution finale.

Qu’on les respecte, la Pologne sera sauve ; qu’on les viole, la puissance militaire de l’Allemagne sera implicitement reconstituée. Laissons le Conseil de la Société des Nations méditer ce formidable sujet ; laissons-le compulser les dossiers, interroger les statistiques, rechercher au besoin les témoignages. Il ne manquera pas de documents pour s’éclairer. Pour avoir un aperçu de ce qui a déjà été publié sur la Haute-Silésie en Allemagne, en Pologne, en Angleterre, en France, en Italie, il n’est que de parcourir l’essai bibliographique inséré à la fin du numéro spécial qui vient de paraître dans les Archives de la Grande Guerre. Cette intéressante brochure contient une excellente étude politique de M. Noulens, sénateur, ambassadeur de France, Président de l’Association France-Pologne, une remarquable analyse démographique de M. Emile Bourgeois, un savant exposé économique de M. G. Bienaimé, un vivant récit du plébiscite par un témoin, M. le député Regaud, et, au milieu de diverses pièces officielles, des reproductions de tracts, d’affiches, de cartes postales qui nous édifient sur la vivacité de la lutte dont la Haute-Silésie est l’enjeu. C’est ainsi, par exemple, que sur une médaille allemande de propagande, frappée à l’effigie-de sainte Hedwige, nous lisons cette inscription : « Hauts-Silésiens, souvenez-vous ! C’est d’Allemagne que vous est venu le christianisme. » Dans l’histoire de Haute-Silésie, telle qu’il l’avait contée aux Communes, M. Lloyd George avait oublié ce chapitre-là. Il est vrai que Henri le Barbu, auquel a été mariée Hedwige, était, à la fois, duc de Silésie et de Pologne et que, par conséquent, la médaille aurait pu être distribuée par la Pologne mieux encore que par le Reich. Souhaitons, en tout cas, que, pour le 17 octobre, jour de la fête de sainte Hedwige, les Polonais de Haute-Silésie aient enfin la joie de célébrer leur délivrance.


RAYMOND POINCARE.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.

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