Chronique de la quinzaine - 15 août 1905

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Chronique n° 1760
15 août 1905


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



15 août.


Comme nous le faisions pressentir il y a quinze jours, le gouvernement a donné des suites à l’amnistie qu’il n’a pas réussi à faire voter par la Chambre : il a remis en activité le général Peigné, qui s’était particulièrement distingué dans l’affaire des fiches. Les vacances sont le temps de tous les courages ! Il semble, en vérité, que le projet d’amnistie n’ait pas eu d’autre but que d’aboutir à ce résultat. On veut passer largement l’éponge sur tout le passé et opérer une reconduction générale. Il y a, paraît-il, des momens opportuns pour ces sortes de nettoyages, et peut-être le moment actuel en est-il un. Aussi ne demandons-nous pas mieux que de nous réconcilier avec des hommes qui ont commis des crimes, des complots, des attentats, des révoltes à main armée contre la liberté du travail et la sécurité des personnes, quoiqu’il y ait, en tout cela, bien des distinctions à faire ; ces distinctions, nous ne les ferons pas ; mais en ce qui concerne ceux qui ont perdu ce bien irrécouvrable qu’on appelle l’honneur, non, il n’y a ni amnistie, ni grâce, qui puisse effacer une tache aussi indélébile que la petite souillure que la femme de Barbe-Bleue n’a jamais pu faire disparaître sur la clé enchantée.

Le tort du gouvernement, — nous l’avons déjà dit, mais il nous oblige à le redire — est d’avoir confondu des espèces aussi différentes et d’avoir voulu les traiter identiquement. L’émotion qui s’est produite à la Chambre n’a pas dissipé son erreur : il y persiste, et la réintégration du général Peigné nous en apporte la preuve. Toutefois, le gouvernement n’a pas osé aller jusqu’au bout, au moins en une seule étape, et il n’a pas replacé le général Peigné à la tête d’un corps d’armée : il s’est contenté de le nommer président du Comité technique de l’artillerie. Là le général Peigné, dont nous ne contestons pas la compétence en matière de balistique, — ce sont seulement les forces morales qui lui sont étrangères, — n’aura pas un commandement direct sur des officiers et sur des soldats. Enfin le gouvernement, dans son désir de faire passer le général Peigné, a pratiqué le système des compensations : en même temps qu’il remettait en activité l’officier qui tenait jusqu’ici le record de la délation, il y en a remis deux autres, condamnés pour des incorrections de droit commun. Deux contre un, semble-t-on nous dire, et vous n’êtes pas satisfaits ! Nous ne le sommes pas, en effet. Qu’on nous présente des cas entre lesquels il est possible d’établir une analogie même lointaine, soit ! nous mettrons de la bonne volonté à combler l’intervalle ; mais ici, tout rapprochement est impossible : il est fâcheux que M. Berteaux ne l’ait pas compris. Il y a d’ailleurs tant d’autres choses qu’il ne comprend pas ! Ne l’a-t-on pas vu présider l’autre jour une réunion de radicaux de Seine-et-Oise dans laquelle a été posée, pour les élections prochaines, la candidature de M. Thalamas ? Toute l’illustration de ce professeur d’histoire lui vient, on le sait, d’avoir parlé de Jeanne d’Arc en termes inconvenans. Jeanne d’Arc aujourd’hui est suspecte de cléricalisme, de chauvinisme, peut-être même de militarisme : cela suffit pour que l’offense qu’on lui adresse soit, dans certains milieux, une recommandation électorale. Il n’y a, sans doute, aucun moyen d’empêcher une pareille manifestation d’opinion ; mais qu’un ministre de la Guerre y participe par sa présence et s’y associe par son silence, c’est contre quoi on ne saurait trop protester. Cette protestation aurait été opportune en tout temps ; elle l’est encore plus aujourd’hui. L’adhésion à la candidature de M. Thalamas et la réintégration du général Peigné sont deux actes qui découlent de la même source : est-ce au ministre de la Guerre, à une heure où notre patriotisme est si légitimement inquiet, qu’il est permis de s’y livrer ? Nous reconnaissons, pour être tout à fait juste, qu’au moment où le cabinet actuel s’est constitué, M. Berteaux a déclaré que la mesure qu’il venait de prendre contre le général Peigné était provisoire ; mais il s’est passé depuis bien des choses, dont quelques-unes sont d’hier, et qui font de la réintégration immédiate de cet officier un scandale. Pourquoi M. Berteaux n’a-t-il pas attendu davantage ? Peut-être ne le pouvait-il pas ? Peut-être n’est-il pas son maître ? Peut-être est-il obligé d’obéir à des ordres qui ne lui viennent pas directement de M. le président du Conseil ? La franc-maçonnerie, après avoir été pendant quelques jours atterrée de la divulgation des fiches, a repris peu à peu son sang-froid, ses exigences, son arrogance, et elle cherche maintenant à réhabiliter ce que la conscience publique a flétri. Il y a des ministres qui en font partie et qui dépendent d’elle : que peut-on, dès lors, attendre d’eux ?

Le ministère répète volontiers qu’il veut l’apaisement. Nous ne le voulons pas moins ; mais, pour le réaliser, il faut en vouloir aussi les conditions. La première était de ne pas toucher à l’affaire des fiches. M. le ministre de la Guerre savait fort bien que le dossier de M. Guyot de Villeneuve n’était pas épuisé et que rien n’était plus facile que d’en faire sortir des documens nouveaux. M. Guyot de Villeneuve avait promis de s’en abstenir, mais à la condition qu’on s’abstiendrait d’autre part de tout ce qui pourrait ressembler à une provocation. Qui a manqué le premier à ce contrat, sinon M. le ministre de la Guerre ? Et M. Berteaux a encouru en cela une responsabilité d’autant plus lourde que, parmi tant d’autres faits qu’il n’ignorait pas, il connaissait en particulier ceux qui étaient encore à la charge de M. Peigné.

Dès le lendemain de la réintégration de cet officier, une pièce jusqu’ici inédite a vu le jour : il en résulte que le général Peigné était en rapports personnels avec un journaliste qui calomniait et injuriait les officiers d’un des régimens placés sous ses ordres, et avec un sous-officier pourvoyeur de ces calomnies et de ces injures. Les officiers qui en avaient été victimes demandaient l’autorisation de faire un procès au journaliste : on pense bien que le général Peigné d’abord et le ministre ensuite, — c’était le général André, — ont refusé l’autorisation. Mais ce n’est pas là qu’est la gravité de l’affaire. Elle est dans le fait qu’au moment même où il était censé poursuivre une enquête impartiale sur les plaintes à lui adressées par les officiers diffamés, le général Peigné restait en relations avec l’écrivain diffamateur. Celui-ci, après en avoir reçu l’assurance, écrivait au sous-officier qu’il n’avait rien à craindre, et que, s’il n’avait pas « la frousse, » s’il persistait jusqu’au bout dans ses allégations mensongères, non seulement il n’en éprouverait aucun mal, mais encore qu’il recevrait de l’avancement. Le misérable a pourtant eu la « frousse » et, au cours de l’enquête, il a déchargé les officiers qu’il avait d’abord essayé de compromettre. La lettre du journaliste est entre les mains de M. Guyot de Villeneuve qui n’a pas hésité à la publier. Ainsi, voilà des officiers dont l’honneur était placé sous la sauvegarde de leur chef : malheureusement pour eux, ce chef était le général Peigné, et celui-ci, pendant qu’il se livrait pour la forme à une fausse et perfide enquête, encourageait en dessous le délateur et lui faisait promettre des faveurs s’il persistait dans ses premiers dires. De pareils faits se passent de commentaires : nous n’en ferons aucun. Il suffit de répéter que M. le ministre de la Guerre en avait connaissance, et que cela ne l’a pas empêché de réintégrer M. Peigné. Dès lors, si M. Guyot de Villeneuve recommence ce qu’on a appelé la campagne des fiches, à qui en reviendra la faute ? Dans une conversation avec un rédacteur du Temps, M. Guyot de Villeneuve a déclaré reprendre sa liberté en ajoutant qu’il en ferait l’usage qui lui paraîtrait le plus convenable. Il est libre, en effet. Rien ne le retient du côté du ministère. Nous ne lui conseillons pourtant pas de rouvrir ses archives secrètes, si abondamment pourvues par le frère Vadécart, et de livrer à la publicité un second lot de documens. Les campagnes de ce genre ne sont pas sans inconvéniens. Elles entretiennent dans l’armée une insécurité générale, cruelle pour les calomniés, infamante pour les délateurs, mauvaise pour tous, et, certes, le moment serait mal choisi pour soumettre de nouveau notre corps d’officiers à une épreuve dont les traces sont si longues à effacer. Si le ministère a eu des torts que nous ne cherchons nullement à atténuer, ce n’est pas un motif pour s’en donner soi-même, et, parce que la vraie politique d’apaisement n’est pas pratiquée d’un côté, ce n’est pas toujours une excuse pour y manquer de l’autre. Pourquoi M. Guyot de Villeneuve ne serait-il pas plus sage que le gouvernement ?

Il ne serait d’ailleurs pas équitable de condamner celui-ci en bloc. Tous nos ministres sont solidaires sans doute, et les faiblesses de l’un, lorsqu’elles dépassent certaines limites, sont imputables à tous. La réintégration du général Peigné n’est pas le fait du seul M. Berteaux : c’est un acte de gouvernement que le Conseil des ministres n’a ni ignoré, ni désapprouvé. Néanmoins, l’inspiration générale du gouvernement ne saurait être jugée d’après un incident, et la colère grandissante des radicaux et des socialistes contre un ministère où ils ne trouvent plus tout à fait les mêmes plates complaisances que chez son devancier, doit entrer à nos yeux en ligne de compte. Il faut faire quelques différences entre les divers élémens qui composent le cabinet. Mais si tous ne sont pas également mauvais, pourquoi y en a-t-il qui le sont d’une manière aussi évidente, aussi provocante, aussi inquiétante ? M. Rouvier a eu, à plus d’une reprise déjà, l’occasion de réformer un ministère dont il est le premier, nous n’en doutons pas, à connaître les points faibles. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait, sinon parce qu’il y a aussi des faiblesses dans son propre caractère, et que, quelle que soit son intelligence des obligations qui lui incombent et des responsabilités écrasantes qu’il s’expose à encourir, sa volonté ne s’élève pas toujours au niveau de ses devoirs. Nous souhaitons qu’il n’ait pas à s’en repentir : l’expiation ne serait pas seulement pour lui. On a dit à tort ou à raison de M. Delcassé que, poursuivant une politique qui conduisait à la guerre, il ne s’était pas assez préoccupé de savoir dans quel état ses collègues avaient mis nos instrumens de combat, l’armée et la marine. Nul ne fera à M. Rouvier le reproche de suivre une politique qui mène à la guerre ; mais aucune ne peut aujourd’hui nous garantir le maintien de la paix. Nous devons être prêts à toutes les éventualités. M. Rouvier s’en rend-il assez compte ?

Oui, hélas ! aucune politique ne peut nous assurer le maintien durable de la paix : il faut être aveugle pour ne pas le voir. Les derniers événemens sont à ce point significatifs en eux-mêmes que beaucoup de gens en ont été frappés d’une lumière subite. Des hommes qui depuis plusieurs années avaient vécu dans l’illusion que la guerre était un fait ancien, appartenant à une ère sociale désormais close et périmée, ont été réveillés en sursaut de leur erreur. Il en est qui paraissent résolus à ne plus se rendormir. D’autres, au contraire, après avoir manifesté un peu d’étonnement et même de trouble, tendent à retomber dans leur tranquillité première : ils s’en sont trop bien trouvés jusqu’ici pour y renoncer aisément. M. Jaurès est de ces derniers. Il n’a jamais été gêné dans ses rêveries internationales par les préoccupations du patriotisme. S’il l’a jamais eu, ce sens s’est depuis longtemps oblitéré chez lui. M. Jaurès ne sait pas encore ce que c’est que la patrie : il y a là une idée qui, à ses yeux, évolue, et même assez rapidement pour qu’il soit difficile d’en préciser l’état actuel. Il a déjà essayé plusieurs définitions de la patrie dont aucune ne le satisfait pleinement, et ne nous satisfait davantage. Au fond, il s’en tient au vieil axiome : ubi bene ibi patria, la patrie est où on se trouve bien, et comme il ne se trouve bien que dans le domaine des conceptions confuses avec lesquelles il bâtit son socialisme non moins confus, la patrie pour lui n’est pas autre chose que le socialisme. Où il voit du socialisme, il voit de la patrie.

M. Clemenceau, qui le prend à partie là-dessus, et qui le secoue fortement, éloquemment, spirituellement, dénonce en lui l’inventeur de la « patrie intermittente. » La France est ma patrie si je m’y trouve bien, si j’y fais bien mes affaires, si son organisation politique et sociale m’assure le plein exercice de mes facultés, le plein rendement de mes intérêts : elle peut donc l’être un jour et cesser de l’être le lendemain. M. Clemenceau accuse M. Jaurès de procéder intellectuellement à la manière des catholiques qui, ayant eux aussi une conception idéale supérieure à tout, aboutissent nécessairement, d’après lui, à l’internationalisme. La vérité, disent-ils, n’est-elle pas absolue ? Peut-on admettre qu’elle soit différente en deçà et au-delà des Pyrénées ? Aussi M. Clemenceau n’est-il pas éloigné de voir dans l’internationalisme de M. Jaurès une survivance inconsciente, sinon de la foi, au moins des procédés catholiques. Il n’y a qu’un malheur pour cette explication, c’est qu’elle est contredite par les faits depuis quelque deux mille ans. Où M. Clemenceau a-t-il vu que la religion catholique ait détruit, ou atténué, ou diminué l’idée de patrie ? L’idéal catholique s’accorde fort bien partout avec le respect des patries particulières. On le lui a même reproché quelquefois ; on a parlé avec ironie de ce Dieu des armées qui était également invoqué dans deux camps opposés. Mais prenons une pierre de touche qui, en ce moment surtout, peut servir à reconnaître ce qui en est : l’enseignement de l’Église a-t-il jamais eu pour conséquence, à l’école, de porter atteinte à l’idée nationale ? Non assurément, et nous voudrions pouvoir en dire autant de l’enseignement laïque, nous qui en sommes partisan. Mais comment le faire alors que de tous côtés on n’entend parler que de la « crise du patriotisme à l’école ? » Est-ce que cette crise n’existerait pas ? Est-ce que ceux qui la signalent et la dénoncent se sont trompés ? Qui le croira lorsque ce sont, par exemple, des hommes comme M. Goblet, radical incontestable et incontesté, mais patriote, et aux yeux de qui la patrie a conservé la plénitude de son sens ancien ? Elle est pour lui la patrie tout simplement. Si nous essayions, nous aussi, de la définir, nous dirions qu’elle est le résultat à travers les âges de l’effort accumulé de nombreuses générations d’hommes qui, ayant mis en commun leurs intérêts matériels et moraux, ont pris l’habitude de penser sur certaines choses et de sentir de même, de se défendre contre les mêmes périls, de partager les mêmes douleurs, les mêmes joies, les mêmes espérances, et ont enfin réalisé entre eux cette unité que les socialistes cherchent vainement où elle ne peut pas être, mais qui a été là, et là seulement, depuis l’origine de l’humanité. Aucun lien n’est plus puissant entre les hommes. L’amour de la patrie est, après celui de la famille, le sentiment qui nous est le plus naturel, si naturel que, lorsque nous en parlons, nous craignons de l’enfermer nous-même dans une formule trop étroite. Mais n’est-ce pas un signe des temps, et l’un des plus extraordinaires, qu’il faille aujourd’hui disserter à perte de vue sur l’idée de patrie, et que tant de gens d’esprit se demandent ce qu’elle est, ce qu’elle doit être, où elle commence, où elle unit, de quels élémens elle s’est composée jusqu’ici et quels sont ceux dont il convient de l’expurger désormais pour la rendre plus pure ? Tout le monde se comprenait autrefois lorsqu’on prononçait le mot de patrie : il n’en est plus de même aujourd’hui. On fait des distinctions ; on crée des équivoques. C’est assurément le superlatif du byzantinisme ; car enfin, à Byzance, au moment où l’ennemi est entré dans la ville le cimeterre au poing, on discutait sur des subtilités théologiques bien puériles, si l’on veut, et bien vaines, mais non pas du moins sur la patrie. Il y a là quelque chose qui nous appartient en propre ou qui, nous le craignons, ne nous fera pas grand honneur dans l’histoire. Où en sommes-nous, grand Dieu ! si à l’évocation de la patrie nos intellectuels se demandent de quoi il s’agit et quelle part de vrai et de faux contient ce vocable ? Quand un peuple est tombé dans cette aberration, s’il ne s’en relève pas tout de suite, il est perdu.

Nous signalons la crise du patriotisme parce qu’elle a pris depuis peu une acuité particulière. L’imagination populaire a été nourrie des plus détestables sophismes. On l’a habituée à croire que la guerre était toujours une manifestation de notre barbarie originelle, mais que, les progrès de la civilisation en ayant enfin fait justice, nous n’en verrions plus le retour. De là à condamner l’esprit militaire, et bientôt après l’esprit patriotique lui-même, il n’y avait qu’un pas. Nous ne glorifierons pas la guerre à la manière de Joseph de Maistre. Il faut faire, pour l’éviter, tout ce que l’honneur et les intérêts vitaux de la patrie permettent. S’il est vrai toutefois que les nations, comme les hommes eux-mêmes, sont des êtres vivans, elles doivent comprendre qu’il y a des choses plus précieuses que la vie des individus qui les composent et des devoirs pour lesquels il faut les exposer. Toute conception contraire conduit à la décomposition morale et à la décadence par le chemin de la lâcheté. On n’évite pas pour cela la guerre, tant s’en faut ! mais on se condamne d’avance à la défaite et à la pire de toutes, à celle que nous n’avons encore jamais éprouvée, à celle où on ne sauve même pas l’honneur. Nous espérons que la « crise du patriotisme » tend à son terme : sinon, ce serait la patrie elle-même qui tendrait vers le sien.


Les traits essentiels de la situation extérieure ne se sont pas modifiés depuis quelques jours : sur quelques points ils se sont précisés, sur d’autres ils sont devenus plus confus. L’entente cordiale, heureusement nouée ou renouée entre la France et l’Angleterre, s’est manifestée par les fêtes de Portsmouth après celles de Brest. On ne peut pas dire que ces visites de la flotte anglaise en France et de la flotte française en Angleterre aient été engendrées par les circonstances actuelles et immédiates, puisqu’elles étaient convenues depuis longtemps : aussi personne ne l’a-t-il dit. Le rapprochement anglo-français n’a pu faire naître nulle part des susceptibilités ou des inquiétudes. Les deux nations, les deux gouvernemens n’ont jamais eu d’autres préoccupations que celle de la paix. Tel est du moins notre sentiment très réfléchi, et nous sommes convaincu que tel est celui de l’Angleterre. Quelques personnes ont mis en doute ce dernier point. Si elles n’ont pas incriminé les fêtes de Brest et de Portsmouth, elles ont montré un peu plus d’inquiétude au sujet des manœuvres militaires que la flotte anglaise est sur le point d’aller faire dans la mer Baltique. Nous en parlerons dans un moment ; mais, certes, on s’est bien trompé si on a attribué de ce chef à l’Angleterre une intention qui ne fût pas pacifique. Rien n’est plus naturel, rien n’est plus légitime de sa part que l’exécution d’un programme qui était d’ailleurs arrêté depuis plusieurs mois, et c’est seulement si l’exécution en avait été abandonnée qu’il y aurait eu, dans cet abandon même, quelque chose de singulier.

Pour en revenir aux fêtes de Portsmouth, la présence du roi Edouard, le concours d’une population immense et la joie qui l’animait leur ont donné un très grand éclat. Le toast que le roi, au banquet, a adressé à M. Paul Cambon a été un chef-d’œuvre de bonne grâce, et nous en dirons volontiers autant de celui que notre ambassadeur a adressé au roi en répondant au sien. Tout le monde sait, mais il était bon de le dire dans cette occasion solennelle, qu’Édouard VII a pris une part prépondérante au rapprochement des deux pays. Les principes du gouvernement parlementaire ne sont pas si étroits en Angleterre qu’ils imposent au souverain l’abstention de toute initiative, surtout dans la politique étrangère, et ni le roi actuel, ni avant lui la reine Victoria ne les ont entendus de la sorte. Sans doute le souverain ne peut agir qu’en conformité avec l’opinion générale du pays et avec la politique de son gouvernement ; mais, dans ces limites, il y a place pour une action personnelle parfois très active, et nous venons précisément d’en avoir la preuve. C’est au point que si le ministère conservateur de M. Balfour, dont nous avons eu beaucoup à nous louer et auquel nous conserverons une réelle reconnaissance, venait à succomber, nous n’aurions aucune appréhension pour l’avenir de sa politique extérieure. Ses organes ont pris eux-mêmes la précaution de nous rassurer à ce sujet. Le parti libéral, lorsqu’il arrivera au pouvoir, y suivra, en ce qui concerne les rapports avec la France, les mêmes principes que le parti conservateur, et le roi ne manquerait pas d’y veiller au besoin : mais il n’en sera pas besoin. Il y a une opinion en Angleterre et, en ce moment, elle est à cet égard unanime. Nous avons dit que le discours d’Édouard VII a été parfait pour nous : il a été amical et discret. Parlant du rapprochement des deux pays : « J’ai la conviction, a dit le roi, que le principal avantage qu’entraînera cette amitié sera le maintien de la paix entre nous. » C’est parce que tout le monde en France partage cette confiance que l’entente cordiale y est populaire. Si un jour ou l’autre, — et puisse ce jour n’arriver jamais ! — un conflit éclatait entre l’Angleterre et une autre puissance, nous entendons conserver intactes nos amitiés et notre liberté : on ne pourrait d’ailleurs porter atteinte à la seconde sans affermir encore les premières. Nous n’avons eu, dans ces derniers temps, qu’à nous louer de nos rapports avec l’Angleterre. Son attitude envers la France a été ce qu’elle devait être. L’Angleterre a tenu ses engagemens au Maroc : elle y a conformé sa politique à la nôtre, en tenant plus de compte peut-être de nos intérêts que des siens, et partout ailleurs elle n’a rien fait qui pût, de la part de qui que ce soit, légitimer la moindre méfiance ou la moindre inquiétude. Nous ne pouvions rien lui demander de plus, et c’est pour cela que nous sommes allés à Portsmouth en toute cordialité.

Quelques personnes, avons-nous dit, ont montré quelque émotion au sujet du voyage de la flotte anglaise dans la mer Baltique et des exercices qu’elle doit y faire. C’est naturellement en Allemagne que ces sentimens se sont manifestés ; mais hâtons-nous de dire qu’ils ont été désavoués par le gouvernement. Celui-ci a clos par une note officieuse la polémique des journaux qui proposaient tout simplement de fermer la mer Baltique aux flottes étrangères pour la réserver à celles des puissances riveraines. Une telle prétention y était qualifiée comme il convenait, et la note ajoutait que, le gouvernement anglais ayant avisé officiellement les puissances intéressées de son intention d’envoyer son escadre du Nord dans la Baltique, cette flotte serait reçue dans les ports allemands où elle se présenterait conformément à toutes les règles de l’hospitalité maritime. Cette conclusion est la meilleure possible. Il n’en est pas moins vrai que l’idée de faire de la Baltique une mer fermée, mare clausum, a été discutée pendant quelques jours dans la presse avec beaucoup de vivacité, comme si on voulait y habituer les esprits. Elle est absurde sans doute, et le journal qui l’a lancée le premier, le Reichsbote, manque un peu d’autorité ; mais d’autres l’ont prise au sérieux, et elle n’a été traitée de prime abord nulle part avec le dédain qu’elle méritait. La Baltique est une mer ouverte ; sa liberté a même été consacrée par un certain nombre de traités formels ; la fermer serait un acte de guerre et serait incontestablement relevé comme tel par les puissances qui y ont des intérêts. Ce sont là des choses évidentes en soi : néanmoins des torrens d’encre ont été versés sur le papier pour discuter aux points de vue les plus divers une question aussi simple, et il est probable que la controverse durerait encore si le gouvernement allemand n’avait pas jugé opportun d’y mettre fin, tu moins pour le moment, par la note dont nous avons parlé. Un état d’esprit comme celui du Reichsbote n’en reste pas moins très curieux. Peut-être l’inquiétude de ce journal n’a-t-elle été partagée au premier moment par un aussi grand nombre de personnes qu’à cause des obscurités qui planent en ce moment sur les mers septentrionales, obscurités que n’a point dissipées, on peut le croire, la visite nocturne faite à Bjœrko par l’empereur Guillaume à l’empereur Nicolas. L’incertitude subsiste sur l’objet de cette rencontre aux allures romantiques. Si on savait ce qui s’est dit entre les deux souverains, peut-être trouverait-on qu’il y a eu là plus de mise en scène que de véritable intérêt ; mais, comme personne n’en sait rien, les esprits se donnent carrière, inventent des hypothèses, opèrent des rapprochemens plus ou moins forcés entre des faits qui n’ont sans doute aucun rapport les uns avec les autres, et emploient à cela une ingéniosité aussi grande que vaine. Il a suffi que l’empereur Guillaume soit allé visiter tous les souverains du Nord, ou qu’il ait reçu leur visite, pour que les imaginations se soient mises en branle, et le Nord étant le pays des brouillards, on a cru y apercevoir de grands fantômes. Y a-t-il en tout cela quelque chose de vraiment grave ? L’histoire, peut-être, le saura et le dira un jour.

Ce qui prête à toutes les inventions, c’est que l’empereur allemand a montré depuis quelques mois une telle activité qu’on se demande si la question marocaine l’a absorbée tout entière. L’Empereur a modifié sa politique à notre égard : pourquoi ne l’aurait-il pas fait, ou ne le ferait-il pas à l’égard d’autres puissances ? Dans une situation troublée, les moindres incidens peuvent prendre une importance soudaine et inattendue, et la situation des pays septentrionaux n’est pas en ce moment tout à fait normale. Nous serions amenés sans doute à entrer à ce sujet dans des considérations plus étendues, si ce même numéro de la Revue ne contenait pas un remarquable article de M. Charles Benoist sur la question qui vient subitement de se poser entre la Suède et la Norvège. On y trouvera les détails les plus précis et les plus complets sur la crise suédo-norvégienne, et on en retirera l’impression, que nous avons d’ailleurs éprouvée dès le premier jour, que les origines de cette crise sont trop anciennes pour que le dénouement n’en soit pas irrémédiablement acquis. La Norvège restera séparée de la Suède ; elle constituera un État à part ; mais que sera-t-il, république ou monarchie, et, dans la seconde hypothèse qui est la plus vraisemblable, comment et à qui sera attribuée la couronne ? Le problème est délicat, et il peut encore se compliquer davantage. Quoique bien des choses soient changées en Europe depuis 1814, que les intérêts des puissances ne soient plus les mêmes et que leurs préventions de cette époque lointaine soient tombées ou modifiées, on ne peut pas oublier que la Norvège a été enlevée au Danemark parce qu’il nous avait été fidèle pendant toutes les guerres napoléoniennes, et donnée à la Suède parce que Bernadotte ne l’avait pas été. On ne voulait pas laisser plus longtemps les deux côtés, les deux portes des détroits entre les mêmes mains, celles des Danois, d’abord parce qu’on ne les jugeait pas sûres, ensuite parce qu’on trouvait des inconvéniens à ce que la garde du Sund fût confiée à une seule puissance, même petite. L’Angleterre, en particulier, s’y opposait vivement : elle se rappelait les difficultés qu’elle avait rencontrées dans l’indépendance et le courage du Danemark qui s’était fait le champion de la liberté des mers, et le canon de Nelson bombardant Copenhague résonnait encore à toutes les oreilles. Voilà pourquoi le Danemark a été privé de la Norvège : et ce n’est pas à nous, Français, de l’oublier. On parle aujourd’hui d’un prince danois pour recevoir la couronne vacante. Il serait téméraire, et en tout cas prématuré, de rechercher comment cette candidature serait accueillie par les diverses puissances, si elle venait définitivement à se poser. L’Angleterre n’aurait pas les mêmes raisons de s’en défier qu’autrefois, mais elle pourrait en avoir d’autres. Le Danemark est aujourd’hui encore plus petit qu’en 1814, et il est directement sous la main d’une très grande puissance qui n’existait encore qu’en germe au commencement du dernier siècle. Nous savons bien quelle part d’illusion initiale et de déception finale il y a dans les hypothèses établies sur les parentés royales ou impériales. Les influences familiales qu’on escompte au début ne tardent pas à faire place à celles qui résultent des seuls intérêts. Cependant les chancelleries ont conservé l’habitude de s’en préoccuper. La meilleure solution, sans aucun doute, aurait été que le roi de Suède acceptât pour un de ses fils la couronne qu’on lui offrait. Mais des considérations de convenance ou de dignité semblent avoir créé chez lui un parti pris absolu : il ne veut pas pour un des siens de la couronne dont il est dépouillé lui-même. Nous le regrettons, car il y aurait eu là le minimum de changement, et c’est ce qui vaudrait le mieux dans un temps où, lorsqu’un changement commence, on ne sait pas où il finira. L’établissement de la République serait aussi une bonne combinaison pour la Norvège, pays ultra démocratique et même fortement teinté de socialisme ; mais certaines puissances craindraient peut-être, soit que la République ne réussît pas, soit qu’elle réussît trop. Alors ? Alors, nous ne concluons pas : nous disons seulement que la question est posée et qu’elle n’est pas aussi simple qu’on avait pu le croire au premier moment.

Tout mérite attention aujourd’hui, et il faut surtout compter avec l’imprévu. On a beaucoup parlé du danger qui se produira en Autriche-Hongrie quand s’ouvrira, — et il faut souhaiter que ce soit le plus tard possible, — la succession de l’empereur François-Joseph : nous ne croyons pas à ce danger, malgré tant de prédictions pessimistes, et nous sommes convaincu qu’il ne se passera rien de ce qu’on redoute. Sans doute la situation intérieure n’en sera pas améliorée, mais la situation extérieure et internationale restera la même. En revanche, personne n’a parlé de la Norvège, ni des difficultés que sa dévolution à un prince étranger peut subitement faire naître. Qui sait s’il n’y a pas là un sujet de préoccupation ? En tout cas, il y a un problème auquel diverses puissances seront admises à proposer une solution. Demanderait-on encore une conférence pour choisir la meilleure ?


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.

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