Chronique de la quinzaine - 15 juillet 1834

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Chronique no 55
15 juillet 1834


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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15 juillet 1834.


Depuis quelques jours, toute la France a les yeux tournés sur l’Angleterre. Pour les esprits observateurs, la démission et la retraite de lord Grey étaient prévues depuis long-temps. On avait même pressenti que la discussion au sujet de l’Irlande motiverait le parti qu’il vient de prendre, et serait pour lui une occasion de sortir des embarras qu’il lui est impossible de surmonter. On se souvient sans doute du fameux meeting qui eut lieu après la promulgation du bill de réforme et que présida sir Fr. Burdett. Là, en présence d’une immense multitude d’électeurs, il fut juré que le bill ne serait pas, comme tant d’autres, une simple feuille de parchemin, et les contractans se promirent solennellement de ne prendre ni paix ni relâche, et de n’en pas laisser au parlement et au ministère jusqu’à l’abolition radicale et complète des dîmes, des lois sur les céréales, de tous les impôts qui pèsent le plus directement sur le peuple, jusqu’à la diminution de la liste civile, des pensions, etc. Ce parti, qui n’est pas le parti radical, poursuit vivement sa tâche. Les populations anglaises, activement travaillées depuis quelques années, deviennent chaque jour plus impatientes et plus exigeantes, et sans un élan de prospérité et de bien-être tout-à-fait inattendu, qui a eu lieu en Angleterre vers l’époque de la promulgation du bill, la révolution qui marche d’une manière si rationnelle et si graduée, ne se fût pas opérée aussi pacifiquement. On peut s’étonner toutefois que lord Grey se retire du ministère au moment où la conclusion de la quadruple alliance semble préparer pour l’Angleterre une position plus influente à l’extérieur que celle qu’elle a occupée dans ces dernières années. On a fait beaucoup d’honneur en France à lord Grey de l’empressement qu’il a mis à se démettre de ses fonctions, dès qu’il a entrevu la possibilité d’être contredit par la chambre des communes au sujet du bill de coercition de l’Irlande ; mais, comme l’a dit lui-même lord Grey, sa détermination part d’un motif plus grave encore. Il est vieux et épuisé, accablé des dégoûts qu’on lui suscite, las de lutter chaque jour avec les affections personnelles et les habitudes politiques du roi ; il sent d’ailleurs que le moment inévitable de traiter les grandes questions populaires approche avec une rapidité effrayante, et peut-être la main lui tremble-t-elle en voyant quels sacrifices il lui faudrait faire ; car il faut bien se rappeler que parmi les whigs, lord Grey n’est pas un homme avancé, qu’il est dépassé dans son propre ministère, et que ses opinions politiques n’ont pas changé depuis le jour où, répondant en plein parlement au roturier Canning, il s’écriait : « Je n’oublierai jamais que je suis un noble d’Angleterre, je ne cesserai jamais de me glorifier de l’ordre auquel j’appartiens, et de défendre ses intérêts contre tous les autres. » L’esprit de justice qui anime lord Grey, son noble caractère, l’ont fait sortir avec honneur d’une position vraiment inouie ; si l’aristocratie d’Angleterre, si le parti tory pouvaient être sauvés, ils l’eussent été par lord Grey, qui s’est interposé avec tant de sincérité et de loyauté entre ce parti et le peuple ; mais en face de ce parti tory si violent, si hautain, si aveugle, il fallait échouer ou s’armer à son tour d’une violence et d’une brutalité dont lord Grey est incapable. Il a préféré abandonner la place, avec douleur sans doute, avec une douleur profonde, qui s’est manifestée par des signes non équivoques dans la chambre des lords, douleur noble et élevée qui s’appliquait non à lui-même, mais au pays dont l’avenir lui paraît si menaçant. La séance de la chambre des lords où le premier ministre n’eut pas la force d’annoncer sa détermination, et laissa retomber sa tête dans ses mains, fournira un jour une des pages les plus mémorables de l’histoire d’Angleterre, et le parti tory ne saura peut-être que trop tôt sur qui tombaient les larmes qui s’échappaient involontairement des yeux de lord Grey.

Il paraît certain maintenant que le cabinet anglais ne se disloquera pas entièrement après la retraite de lord Grey, et que le chancelier de l’échiquier lui-même consentira à demeurer. On avait pensé d’abord que lord Melbourne avait été appelé près du roi pour former un cabinet nouveau, et M. de Talleyrand avait même annoncé cette nouvelle par voie télégraphique ; mais personne mieux que M. de Talleyrand ne pouvait savoir que lord Melbourne, en sa qualité de secrétaire d’état de l’intérieur, était l’agent direct et naturel du souverain pour toutes les affaires, et que d’ailleurs l’affection personnelle que lui porte le roi l’a toujours admis à une intimité dont les conséquences politiques ne sont pas grandes. On sait en Angleterre que lord Melbourne, ainsi que sir Ch. Lamb, envoyé à Vienne, est neveu du roi actuel, par George iv et lady Lamb, sa mère. Sir Peniston Lamb, père du secrétaire d’état de l’intérieur, ne fut créé lord et gentilhomme de la chambre du prince de Galles qu’en 1781, et n’entra qu’en 1815 à la chambre des pairs. Lord Melbourne restera sans doute dans le ministère où il est plus spécialement l’homme du roi ; mais ne possédant pas un de ces grands talens qui aplanissent tout, sa situation n’est pas assez élevée pour qu’il soit appelé à composer un cabinet.

On a dû remarquer que le nom de lord Brougham n’a pas même été prononcé dans toutes les combinaisons qu’on a faites. Lord Brougham a cependant modifié d’une manière sensible les opinions politiques qu’il avait professées, lorsqu’il n’était que simple membre du barreau. Le contact des hautes affaires a diminué, non pas sa rudesse, mais l’exigence de son whigisme et de ses vues de réforme ; toutefois lord Brougham a conservé, sur le ballot de laine, l’esprit étroit de la robe ; sa violence y a en quelque sorte augmenté, et sa haine contre la noblesse, dont il a voulu pourtant faire partie, y a éclaté avec plus de force. On n’admettra donc jamais lord Brougham comme membre dirigeant du cabinet ; ce serait déclarer une guerre à mort à la chambre des lords sans satisfaire le parti populaire, qui, en Angleterre, a assez de bon sens pour sentir qu’il ne fera jamais ses affaires en les confiant aux avocats. Aussi les hommes d’état anglais ne pouvaient-ils assez témoigner leur étonnement, en apprenant qu’il avait été sérieusement question de confier la présidence du conseil à M. Dupin, qui ressemble tant à lord Brougham. C’est une idée qui nous fait peu d’honneur chez nos voisins.

Sir Robert Peel, homme fort estimé en Angleterre, en dépit de ses variations, ne recueillera pas non plus la succession de lord Grey, grâce à la franchise de lord Melbourne, qui a déclaré au roi que le cabinet se retirerait en masse, s’il persistait à faire un tel choix. Une autre raison a été donnée sans doute au roi d’Angleterre : c’est que ce serait perdre la partie devant le pays que d’ouvrir trop largement la porte aux tories. Il est bien convenu dans les hautes sphères qu’on leur doit toutes sortes de ménagemens, que les intérêts de la couronne sont inséparables des leurs, qu’il faut les consulter souvent, que les membres du cabinet eux-mêmes doivent être choisis exclusivement parmi ceux qui ont des liens et des intérêts communs avec eux, mais que le gouvernement deviendrait bientôt impossible, s’ils maniaient les affaires. Lord Althorp, qui réunit toutes ces qualités, remplacera sans doute lord Grey, avec qui il a cru devoir prendre sa retraite ; mais il y a lieu de penser qu’on parviendra à vaincre sa répugnance, et à le ramener à la direction des affaires.

Le spectacle que vient de donner l’Angleterre n’a pas été perdu pour la France, et notre ministère en a subi un triste reflet. Après avoir lu la déclaration si droite et si honnête de lord Grey, les explications franches et ouvertes de ses collègues, après avoir vu tous ces hommes d’état si fidèles à leurs principes, si peu acharnés à se maintenir en place, si tôt prêts à rendre compte de leurs actes, de leur conduite, appelant avec tant de probité l’attention du parlement sur les résultats de leur gestion, on s’est trouvé bien humilié, bien profondément blessé dans son patriotisme, en reportant les yeux sur nos pantins politiques, sans vergogne et sans foi, cramponnés à leur titre et à leurs appointemens, épaississant l’ombre autour de leurs affaires, restant à leur place à tout prix, essuyant toutes les hontes, tous les échecs dans les chambres, abandonnant toutes leurs prétentions et leurs demandes pour peu qu’on leur résiste, reprenant à la dérobée ce qu’on leur refuse, dépassant sans conscience les crédits qu’ils avaient eux-mêmes fixés, implorant ensuite grâce à genoux quand on les menace de leur demander compte de leurs scandaleux marchés, bafoués, souffletés, humiliés, et en même temps fiers et insolens, contens surtout, pourvu qu’ils restent, et résolus à rester jusqu’à ce qu’on les chasse. Cette comparaison a été faite par toute la France, et la France entière en a rougi de pudeur. La France, qui paie, qui se bouche les oreilles, qui ferme les yeux, qui se résigne à tout ce qu’on lui fait faire depuis quatre ans, qui donne les mains à tout pourvu qu’on la laisse reposer et dormir, la France en a eu tout à coup un tressaillement, comme un mouvement de réveil, et elle a fait signe qu’elle n’est pas morte, dussent en pâlir ses habiles gouvernans.

Il faut cependant qu’elle s’arme encore de patience et de courage, si elle veut connaître ses affaires et la manière dont elles sont dirigées. Celle d’Alger n’est pas la moins curieuse et la moins déplorable. Depuis quinze jours, Alger est sur le tapis du conseil. On le donne, on le reprend, on le redonne encore à ses créatures et à ses amis, on se l’arrache, on se le dispute ; c’est un gros morceau sur lequel se portent toutes les mains, mais qui échappera à toutes, pour rester entre les doigts si tenaces du maréchal Soult, qui ne se laisse pas prendre facilement ce qu’il tient.

On sait qu’il a été beaucoup question de M. Decazes. Il avait pour concurrens, le maréchal Molitor, dont le roi ne veut pas, le maréchal Clausel, dont ne voulaient ni le roi ni les ministres, et le duc de Bassano, qui, au dire même de son seul soutien, le maréchal Soult, est d’un âge trop avancé pour soutenir un pareil poids. La seule raison que donnait le maréchal pour motiver sa préférence pour le duc de Bassano, c’est, disait-il en propres termes, qu’il voulait déposer une couronne sur une tombe, raison un peu poétique, on en conviendra, pour un homme aussi positif que l’est M. le maréchal Soult. Au reste, le maréchal voulait, avant tout, un gouvernement militaire à Alger. Dans un pays où la présidence du conseil est soumise à un maréchal, il est tout naturel, disait-il, de confier les grands emplois à des officiers. Qui eût osé contredire le maréchal ? Tout le système actuel ne tend-il pas au despotisme militaire ?

M. Decazes était surtout un épouvantail pour le maréchal Soult. Pourquoi ? Nous ne saurions le dire ; mais le président du conseil alléguait, entre autres raisons, que M. Decazes ayant fait arrêter quelques généraux en 1815, pas un général ne voudrait servir sous ses ordres. À quoi M. Thiers répondit fort à propos, que de toutes les arrestations de cette époque, la plus scandaleuse avait été certainement celle du général Excelmans, et que si c’était là un motif pour les généraux de ne pas obéir aux auteurs de pareils actes, le maréchal Soult, qui l’avait ordonnée, trouverait de grands obstacles au ministère de la guerre. Le maréchal ne se tint pas pour battu. Il s’écria avec humeur que M. Decazes n’avait pas seulement fait arrêter des généraux, mais qu’il en avait exilé. À quoi un autre ministre répondit que les listes d’exil avaient été signées, non par M. Decazes, mais par MM. Pasquier, Jaucourt et Louis ; que M. Decazes ne s’était mêlé de ces affaires d’exil qu’une seule fois, et que ce fut pour rappeler le maréchal Soult, contre l’avis du duc de Richelieu, alors à Aix-la-Chapelle, qui se plaignit vivement de cette amnistie. La discussion se prolongea long-temps sur ce ton, et devint si vive et si personnelle, qu’il sembla qu’on allait en venir aux voies de fait. Le maréchal, repoussé sur tous les points, à son grand désavantage, et se sentant tout meurtri de cette discussion, finit par déclarer qu’il ne confierait jamais un poste aussi important que celui d’Alger à un homme de la restauration ; mais les plus jeunes collègues du vieux maréchal ne le laissèrent pas même respirer dans ce dernier retranchement. Ils le prièrent de se rappeler que la révolution de juillet avait divisé la restauration en deux catégories, l’une comprenant le règne de Louis xviii, et l’autre celui de Charles x ; et que, pour mieux les établir, la Charte de 1830 avait reconnu les pairs créés sous le premier de ces règnes, tandis qu’elle avait expulsé ceux qui avaient été nommés sous le second, à l’exception d’un seul qui avait su rentrer dans la chambre, à l’exception du maréchal Soult, à qui l’affaire de la souscription de Quiberon, des promenades processionnelles le cierge à la main, et nombre d’actes passablement royalistes, avaient fait conférer cette dignité par Charles x. On le conjura donc de se montrer moins dur aux hommes de cette restauration, parmi lesquels il avait trouvé des amis zélés à des époques si différentes. Ainsi battu, le maréchal eut recours à son argument ordinaire, il offrit sa démission qui fut acceptée. Nous ne savons par quel détour il se la fit rendre ; mais ce qui est certain, c’est que pour la première fois, depuis qu’il existe un conseil et des ministres, un seul a ainsi tenu en échec tous les autres et l’a emporté sur eux, sans daigner leur donner une raison valable, et en fondant son opinion et ses exigences sur son bon plaisir. N’avions-nous pas raison de dire que nous devions nous voiler le visage en comparant ce qui se passe en France et ce qui a lieu en Angleterre ?

Ce n’est pas que, politiquement, la question personnelle nous touche. Nous rendons toute justice au caractère privé de M. Decazes, nous pensons même que ses talens administratifs et son esprit conciliateur eussent produit de bons résultats à Alger, mais une question plus importante s’élève dans cette affaire : celle de la domination du maréchal Soult, et de la tendance de cette domination. Cet homme qu’une vie reprochable en tous points, il faut avoir le courage de le dire, à force de servilités de tous genres, de reviremens inouis, de dévouemens déposés aux pieds de tant de gouvernemens, qu’une administration sur laquelle planent tant de bruits déplorables, qu’une ignorance si complète de l’état de l’Europe et de la France, qu’une absence totale de notions politiques, semblent devoir éloigner du ministère, y domine de tout son poids par on ne sait quelle puissante volonté, et par la lâcheté de ceux qui siègent avec lui au conseil, tout en faisant des efforts inouis pour l’éloigner. La présidence du maréchal Soult et sa suprématie ne peuvent s’expliquer que par un plan que nous avons signalé depuis long-temps, par l’espoir et le projet bien arrêté d’user en France le gouvernement représentatif, et d’y substituer un pouvoir militaire ; système imaginé d’abord par les historiens du ministère, qui voudraient nous faire passer successivement par le 15 vendémiaire, le 18 fructidor et le 18 brumaire, comme unique moyen d’échapper à un 10 août et à ses suites. Mais les auteurs de ce projet eux-mêmes paraissent déjà avoir reconnu qu’ils y périraient, ou qu’ils y joueraient un triste rôle ; c’est ce qui expliquerait l’opposition faite au maréchal Soult, dans cette circonstance, par MM. Thiers et Guizot. Cette opposition ira plus loin sans doute, car le motif qui l’a fait naître se reproduit dans presque toutes les questions, vu que le plat de l’épée du vieux maréchal commence à se faire sentir très rudement sur le dos de ses collègues. Si, comme nous le pensons, la poignée de cette épée est en d’autres mains que celles du maréchal Soult, et que celui-ci ne soit qu’un instrument qui se laisse docilement manier d’en haut, tout en tombant si rudement sur ce qui se trouve au-dessous de lui, l’opposition ministérielle aura peu d’effet, et c’est aux chambres que sera réservé l’honneur de débarrasser le pays de ce dispendieux despote.

L’époque de la réunion des chambres approche. Cette session singulière, qui a fait naître de part et d’autre tant de discussions, ne sera pas aussi nulle et aussi factice qu’on l’avait cru d’abord. Le ministère, craignant que l’opposition ne se rende tout entière à son poste, et qu’elle n’annulle un grand nombre d’élections véritablement scandaleuses, a envoyé de tous côtés des agens dans les départemens, pour engager ses amis de la chambre à ne pas laisser le terrain libre à ses adversaires. Il paraît donc que la chambre sera en nombre au 31 juillet, et qu’elle ne se séparera pas immédiatement. Les événemens extérieurs peuvent d’ailleurs y amener des discussions importantes.

En attendant, on s’occupe de destituer ceux des préfets et des sous-préfets qui n’ont pas bien rempli leur devoir dans les élections, comme on dit au ministère, c’est-à-dire qui n’ont pas su lutter avec avantage contre les candidats de l’opposition. On dit que la nomination de M. de Cormenin surtout fera une sous-préfecture vacante. Ce travail doit paraître prochainement.

Pour compléter le système, la censure dramatique vient d’être rétablie, mais poltronne, honteuse, et n’avançant que timidement sa main déjà teinte de l’infâme encre rouge et armée des ignobles ciseaux. La circulaire ministérielle qui a annoncé cette bonne nouvelle aux directeurs de théâtres, est trop caractéristique pour ne pas la reproduire ; la voici :


Paris, le — juillet 1834.
« Monsieur,

« L’article 11 du décret du 8 juin 1806, encore en vigueur aujourd’hui, donne à l’administration le droit d’interdire les représentations théâtrales. Depuis quatre ans, elle s’est trouvée dans l’obligation d’appliquer cet article et de défendre la représentation de plusieurs pièces. Les manuscrits ne lui étant pas communiqués, elle n’a pu, le plus souvent, prendre ce parti que lorsque les directeurs avaient fait les frais de la mise en scène. Il en est résulté des dommages pour eux et des demandes en indemnités qui n’ont pu être admises. Les plaintes des directeurs ont fait sentir le besoin de régulariser cet état de choses. C’est pour arriver à ce but que je vous ai averti verbalement, et que, sur votre demande, je vous avertis par écrit de ce qui a été arrêté par M. le ministre de l’intérieur, pour l’exécution du décret du 8 juin 1806.

« Vous avez la faculté d’éviter tout dommage en soumettant d’avance les manuscrits des ouvrages nouveaux à la division des beaux arts et des théâtres. Les pièces qui n’auront pas été soumises seront interdites purement et simplement, lorsque par leur contenu elles mériteront l’application du décret, et vous ne pourrez imputer qu’à vous seul les dommages qui résulteront d’une mise en scène devenue inutile.

« Agréez, etc., le chef de la division des beaux arts et des théâtres,

« Cavé. »


La charte de 1830, la charte-vérité, a eu beau déclarer que la censure ne pourrait être rétablie sous aucune forme, voici un simple chef de division qui ne craint pas d’apposer son nom à une telle mesure. La censure n’est pas rétablie, mais les manuscrits seront communiqués par complaisance aux agens du ministère, qui en bifferont tout ce qui leur déplaira. On peut s’en rapporter à ceux qui rempliront ce honteux office du soin de causer des embarras sans nombre aux directeurs qui ne se soumettront pas à envoyer leurs pièces de théâtre au ministère. Ne fût-ce que le besoin de se rendre nécessaires, leur activité et leur zèle seraient stimulés suffisamment. En vérité, la censure de la restauration était plus tolérable que celle-ci, et on veut la faire regretter sans doute. Celle-là était franche du moins, ceux qui l’exerçaient ne se masquaient pas le visage, et livraient leur face au mépris public. Ils avaient le courage de leur vil métier, et ils ont supporté avec une sorte d’intrépidité la fatale publicité qui s’est attachée à leur personne. On peut dire que de toutes les tentatives de censure qui ont été faites, celle-ci est la plus honteuse, et nous plaignons sincèrement M. Cavé d’y avoir accolé son nom. M. Cavé n’était pas sorti assez glorieusement des récentes affaires de l’Opéra pour se permettre une telle fredaine. Nous doutons qu’elle lui soit pardonnée, même par ceux qui lui portent le plus d’intérêt ; mais nous doutons encore plus que cette tentative puisse réussir. Quelles que soient les turpitudes de ce régime, celle-ci est trop forte pour avoir son cours. Au reste, on doit remarquer comme une singularité que le chef de division qui a signé cette circulaire, par laquelle on remet en vigueur un des plus tristes décrets de l’empire, et qui porte un si rude coup à l’art dramatique, est l’un des auteurs des Soirées de Neuilly, où le despotisme de l’empire a été si bien tourné en ridicule, et qu’il est en même temps un auteur dramatique peu connu, il est vrai, peu digne de l’être, mais ayant après tout produit quelques ouvrages, entre autres les paroles du ballet de la Tentation.

On a eu enfin quelques détails sur l’embarquement mystérieux de Brest, nous pouvons les compléter. L’homme qu’on a embarqué avec sa femme est un ancien sous-officier, nommé Sporon. Il paraît qu’une de nos trois polices l’avait employé dernièrement comme agent provocateur et meneur principal dans une affaire de conspiration qu’on arrangeait alors. Il s’agissait d’entraîner quelques pauvres diables à tenter une entreprise d’assassinat à Neuilly, qu’on eût exploitée comme on exploite toutes choses. Sporon, surveillé lui-même, se serait laissé dominer, dit-on, par ceux qu’il avait été chargé d’entraîner ; on l’arrêta à temps, et comme la mission qu’il avait acceptée le mettait dans une situation exceptionnelle, on l’obligea de signer l’engagement de se rendre au Sénégal. Il consentit à tout, et demanda seulement comme une faveur d’emmener avec lui sa femme. C’est elle qui a fait à Brest, au moment de s’embarquer, cette belle résistance dont il a été question dans les journaux. Cette affaire de basse police est, on le voit, à la hauteur de toutes les autres.

On parle aussi, parmi les gens bien informés, de l’affaire du réfugié italien Narzini, qui appartenait à l’association de la Jeune Italie, et que l’Autriche réclame avec une grande persévérance. Le cabinet anglais s’est complètement refusé aux recherches qu’on a exigées de lui, mais il n’en a pas été ainsi de notre ministère. On dit qu’après s’être assuré que Narzini n’était pas en France, il a fait mander à M. de Rumigny d’aider M. de Bombelles dans tous ses efforts pour le trouver en Suisse. C’est sans doute un petit dédommagement que notre ministère accorde à l’Autriche pour la calmer sur la quadruple alliance.

Dans notre prochaine livraison, nous donnerons de nouveaux détails sur les hommes de la chambre qui va s’assembler.


Fa Dièze, par M. Alphonse Karr[1]. — Le baron Conrad Krumpholtz avait trente ans et paraissait bien en avoir cinquante, non que sa vie eût été en proie à de violentes secousses, mais il s’était ennuyé beaucoup, et c’était bien sa faute. Né pauvre, il avait voulu être riche et diplomate. Or les richesses et les ambassades ne sont pas choses que l’on acquiert impunément. Le baron avait obtenu les unes et les autres, mais en revanche il avait perdu la faculté de sentir. Son cœur s’était desséché à la poursuite de ses ambitions. Il n’avait plus d’âme !

Le baron végétait ainsi avec un semblant d’existence. Un jour que, plongé en l’un de ses plus sombres découragemens, il feuilletait le journal de sa jeunesse de dix-huit ans, il y tomba sur les pages où il s’était naïvement raconté lui-même l’histoire de sa première passion. Il revit au loin dans le passé Blanche, une douce et pure jeune fille qu’il avait aimée et qu’il n’eût tenu qu’à lui d’épouser de préférence à la fortune et aux honneurs. Ce fut comme un reflet de bonheur pour lui que la lecture de ce journal. Espérant respirer mieux encore le parfum de cet amour aux lieux où il s’était jadis allumé, il voulut revoir Ober Wesel et la maison qu’avait habitée Blanche.

Il s’en fut donc à Ober Wesel. Mais là le reprirent les désappointemens. La maison de Blanche n’existait plus. Il en fit bien rebâtir une dans le parc d’un château qu’il acheta, mais on lui fabriqua une maison toute neuve avec un chaume tout neuf.

Il avait ordonné qu’on plantât autour de ces aubépines, où il se piquait autrefois à cueillir des bouquets pour sa maîtresse, et qu’on semât par les jardins de ces pâquerettes et de ces barbeaux bleus qu’il lui avait tant de fois tressés en couronnes.

Mais, grâce à l’habileté de son jardinier, l’aubépine se trouva sans épines. Au lieu de pâquerettes blanches, il fleurit des pâquerettes roses doubles ; les barbeaux étaient de toutes les couleurs, mais il n’y en eut pas un bleu.

Conrad fut plus malheureux que jamais. Il allait se casser la tête quand il se rappela soudain un commencement d’air qu’il avait entendu chanter par Blanche. Pour le coup il se crut près de revivre ? Mais ce lui fut là encore une sensation incomplète comme toutes celles qu’il avait évoquées ! Cet air, il ne pouvait l’achever ! Il en restait toujours au milieu de la cinquième mesure, au Fa Dieze. Oh ! s’il allait plus loin ! s’il finissait cette mélodie, sa jeunesse, ses dix-huit ans, sa Blanche, son âme, tout lui serait rendu ! Il n’épargna rien pour ressaisir ces notes qui s’étaient enfuies de sa mémoire. Il les demanda à prix d’or à celle de tous les habitans du pays.

Il abandonna sa maison d’Ober Wesel afin de s’en aller courir le monde à la recherche de son air et compulser toutes les collections de musique de l’Allemagne. Ce fut en vain. En ces impuissans efforts il usa seulement le peu de vie qui lui restait. Enfin, sentant la mort venir, il fit un testament par lequel il instituait Blanche sa légataire universelle si elle existait encore ; puis, couché dans son lit, à moitié pris déjà par le râle, il s’avisa de prier Athanase, son domestique, de lui chanter une chanson en guise de requiem ou de de profundis.

Athanase psalmodia en pleurant un air qui était justement celui que le baron n’avait pu jamais finir.

— Sais-tu donc cet air ? dit Conrad.

— Oui, monsieur le baron, reprit Athanase.

— Alors chante-le au nom du ciel et presse la mesure pour cause, cria le baron !

Athanase continua, mais le baron avait cessé d’exister avant que son domestique fût allé au-delà du Fa Dieze.

Qui avait appris cependant cet air à Athanase ? c’était la Blanche même de son maître, dont il avait long-temps aussi dédaigné l’amour et qu’il consent à épouser, maintenant qu’elle est enrichie par le testament du baron.

De tout cela l’auteur tire cette conclusion, qu’au fond de nos peines et de nos joies même les plus intimes, il n’y a rien.

Je regrette vraiment que M. Alphonse Karr ait placé là cette moralité que je ne comprends point peut-être, mais qui n’a, ce me semble, rien de commun avec son livre. Je sais bien que ce livre n’est qu’une de ces débauches d’imagination où la critique est mal venue à demander compte à l’auteur de son caprice. Mais on a beau mettre dans ces fantaisies tout l’esprit que M. Alphonse Karr a mis dans la sienne, il ne messied pas d’y laisser quelque raison. Une idée grave planait d’ailleurs d’elle-même sur tout ce roman si léger, et c’était bien par elle qu’il eût convenu de le résumer.

C’est une maladie fréquente de nos jours, que cet ennui qui tue le baron Conrad, mais elle n’atteint guère que ceux qui, jeunes, ont comme lui vendu leur ame aux mauvaises passions ; pour ceux-là, en effet, l’âge une fois venu, il n’y a plus rien dans la vie ! Mais qu’ils n’accusent qu’eux seuls du néant où ils sont tombés ! Nul ne les a poussés dans cet abîme ; ils s’y sont bien précipités d’eux-mêmes. Puisque M. Alphonse Karr pensait que son ouvrage, si frivole qu’il fût, pouvait offrir quelque enseignement, n’était-ce donc point cette pensée morale qu’il en devait tout naturellement dégager ?

Et puis, il faut bien le dire aussi, trop de précipitation se trahit dans l’exécution de ce roman. On voit que l’auteur en a laissé tomber insoucieusement de sa plume les divers chapitres comme d’indifférens articles de journaux qu’il eût écrits sans les relire. C’est cependant en ces œuvres légères que la forme et les détails demandent, selon nous, le plus de précision et de fini.

Mais M. Alphonse Karr a fait un épilogue pour nous déclarer qu’au mois d’avril, bien que l’esprit soit peu porté au travail, il a voulu nous raconter le Fa dieze avant de nous donner un autre récit auquel il attache plus d’importance.

Assurément, nous lui savons gré d’avoir pris ainsi sur son printemps, à l’intention de nos plaisirs ; mais, non moins patiens que désintéressés, pour peu que le Fa dieze y eût dû gagner ce qui lui manque, nous l’eussions attendu volontiers, comme l’autre récit, quelques mois de plus.


corresondance d’orient, par mm. michaud et poujoulat.


À moins qu’il ne soit un de ces érudits qui, commissionnés ou non par les gouvernemens, s’en vont courir le monde comme géographes, antiquaires ou naturalistes, et au retour ne nous doivent pas moins qu’une histoire grave et méthodique de leurs recherches, un voyageur, s’il veut se borner à nous conter ses impressions, ne saurait, je crois, les traduire plus fidèlement que par les lettres écrites à ses amis, des lieux même qu’il a vus.

C’est le parti qu’ont pris MM. Michaud et Poujoulat pour nous conduire avec eux en Orient, et ils nous en ont ainsi rendu le pélerinage facile et plein d’attrait.

Dans les trois premiers volumes de leur Correspondance, sur leurs pas, nous avions visité déjà la Grèce et les ruines de Troie, puis des rives de l’Hellespont nous les avions suivis à Constantinople, où ils nous avaient fait séjourner avec eux, sans que nous nous fussions plaints de la longueur de cette halte ; voici maintenant que leur quatrième volume nous remet en chemin et nous emmène à Jérusalem.

Ayant encore une fois traversé l’Archipel, nous descendons d’abord à Rhodes. Arrêtons-nous un instant avec nos voyageurs chez le bey de l’île qu’ils vont visiter ; nous y assisterons à une petite scène fort plaisante. Son Excellence s’était fait servir à déjeuner et mangeait un pilaw et des œufs sur le plat, portant tour à tour ses grosses mains sur l’un et l’autre mets, et se tournant de temps à autre vers M. Michaud pour lui dire en italien : A la turca ! à la turca ! Puis, comme tous les agens de la Porte avaient reçu l’ordre d’accueillir les Francs de leur mieux, après son déjeuner le bey crut devoir mettre la conversation sur la situation de l’Europe. Il parla de la révolution française, et s’imaginant nous être fort agréable, observe M. Michaud, il nous répéta plusieurs fois en italien : — Constituzione bona, bona constituzione ! — Cet honnête bey avait trouvé là vraiment un singulier moyen d’être agréable à l’auteur de l’Histoire des Croisades et au fondateur de la Quotidienne.

Nous voudrions continuer la route jusqu’à Jérusalem en la compagnie de MM. Michaud et Poujoulat, et les accompagner en toutes leurs étapes, tant leur commerce est aimable et distingué, tant leur causerie a de charme et d’intérêt ; mais il nous faudrait alors les laisser parler eux-mêmes plus souvent que ne le permettent les bornes étroites dans lesquelles ce court aperçu de leur livre est tenu de se circonscrire.

Ce qui manque peut-être aux récits d’ailleurs toujours amusans et spirituels de nos voyageurs, c’est, selon nous, un peu de foi vive. Certes, je les vois partout vrais croyans et bons chrétiens ; mais en Palestine et surtout dans la ville sainte, je les voudrais plus naïvement catholiques ; je les voudrais un peu superstitieux même.

C’est cette candide dévotion qui donne des charmes infinis à la relation d’un pareil voyage qu’un pèlerin de Salamanque a publiée en espagnol il y a quelques années. Cet écrit ne semble pas en vérité de ce siècle, et je ne puis résister au désir d’en traduire ici quelques lignes.

« Nous étions encore à une demi-lieue de Jérusalem, dit le pélerin, lorsque nous commençâmes à la distinguer dans le lointain. Sa vue me jeta dans un contentement inexprimable. J’allais descendre de mon cheval afin de baiser la terre et de gagner l’indulgence plénière accordée en ce cas ; mais les religieux avec lesquels je venais m’en empêchèrent, m’avertissant que les Turcs qui nous escortaient me couperaient infailliblement la tête, si je donnais en leur présence de telles marques de piété. »

Assurément, MM. Michaud et Poujoulat nous montrent bien mieux, bien plus complètement la ville sainte et ses environs que ne l’a fait le pauvre pélerin ; mais leur religion éclairée et intelligente ne touche pas comme son ignorante simplicité.

Il termine son itinéraire par une sorte d’instruction destinée à ceux qui entreprendront après lui le pélerinage de la terre sainte.

« Ceux-là, dit-il, devront se pénétrer d’abord profondément de la lecture du Nouveau-Testament, et l’apprendre même par cœur.

« Avant de se mettre en route, ils feront une confession générale de tous les péchés de leur vie. S’ils ont quelques biens et quelque fortune, ils feront aussi leur testament, et légueront aux églises et aux couvens le plus qu’ils pourront d’argent à employer en messes.

« Ils ne s’arrêteront nulle part à voir des objets de curiosité, comme monumens ou choses d’art qui les pourraient détourner de leur but pieux.

«Fussent-ils fort riches, ils ne devront emmener avec eux aucun domestique, ni se pourvoir de plus de six mille réaux et de quatre chemises.

« Durant toute la navigation, comme on ne voit rien que le ciel et l’eau, ils passeront leur temps en prières et en oraisons mentales. »

Nous laissons là le surplus des conseils de notre bon pélerin. Nous en avons dit assez pour ceux qui seront tentés de s’en aller en pélerinage comme lui à Jérusalem, et le nombre n’en sera pas grand parmi nous, j’en ai peur.

Quant aux simples voyageurs, à ceux qui voudront visiter la terre sainte seulement en curieux, soit de leur propre personne, soit sans se déranger du coin de leur feu, à ceux-là nous recommanderons les lettres de MM. Michaud et Poujoulat ; ils ne sauraient trouver pour leurs explorations un manuel plus complet et plus instructif, un guide plus sûr et mieux informé.

tableau de l’histoire générale de l’europe, depuis 1814 jusqu’en 1830[2].

C’est une critique exigeante au-delà de ses droits que celle qui prétend, au lieu de juger un livre, le refaire et le reconstruire de fond en comble sur un nouveau plan. M. Édouard Alletz nous présente le sien comme un simple résumé de faits et une analyse de documens publics. Ce sont uniquement les actes des cabinets, les opérations de guerre et les stipulations des traités qu’il s’est proposé de classer à leur date et par époques. Il faut reconnaître qu’il s’est consciencieusement acquitté de cette tâche aride et ingrate, et si nous trouvons quelque chose à blâmer de son ouvrage, ce n’en sera guère que le titre. Ce titre promet en effet beaucoup trop, car l’avant-propos qui le suit se charge d’abord de le démentir ; ce n’est point le tableau de l’histoire de la restauration, c’en est simplement la table des matières raisonnée que M. Édouard Alletz a voulu faire, et il n’a pas effectivement fait autre chose.

Cette table est au moins excellente. Les faits y sont rappelés avec ordre, précision et exactitude, et en même temps avec l’étendue convenable. Leur division est lucidement tracée.

Qui écrira maintenant l’histoire de ces seize années dont M. Alletz nous a donné une si juste analyse ? Ce sera, certes, un digne monument à élever ! Mais M. Alletz qui en a rassemblé laborieusement les matériaux, se bornera-t-il à cet humble travail ? N’aura-t-il donc pas l’ambition d’être lui-même l’architecte ?


Des devoirs des hommes, par Silvio Pellico[3]. — C’est un livre qui vient bien après celui des prisons, — le mie Prigioni, — que ce traité des devoirs de Silvio Pellico, car il y avait mis une digne préface dans le récit de ses souffrances si chrétiennement patientes durant les dix années de sa captivité. Vous qui voulez que le prédicateur vous prêche aussi d’exemple, vous ne récuserez pas au moins celui-ci. Oui, sa parole est dure et sévère ! C’est bien toute l’inflexibilité du devoir que vous prescrit ce moraliste inexorable. Ce n’est pas lui qui veut des accommodemens avec le ciel. Son évangile est plus rigoureux peut-être que celui de Jésus-Christ. Écoutez-le pourtant avec respect, et si vous n’acceptez point toute la rigueur de ses principes, si vous jugez que la leçon ne vaut rien pour le siècle ou pour vous, n’accusez pas ce missionnaire de la foi d’hypocrisie, ni même d’inconséquence ! Il n’est pas en effet de ces apôtres de notre temps qui ont tenté de réhabiliter le christianisme si commodément, c’est à-dire sans se déranger le moins du monde eux-mêmes de leur indifférence irréligieuse. Non ! sa vie entière est là, derrière ses paroles, qui témoigne pour elles et les fortifie.

Mais ce n’est pas seulement cette incontestable loyauté de conviction qui recommande hautement le nouveau livre de Silvio Pellico ; il y faut reconnaître aussi et admirer ce calme profond qui y règne ainsi que dans les Prisons. — Ne semble-t-il pas que cette voix grave et paisible sort du fond d’un cloître ? Oui, la voix de Silvio Pellico, c’est bien une voix du cloître comme celle de Manzoni. L’austère et tranquille solennité du chant d’église est bien le caractère de cette école italienne moderne si à part, si glorieusement créée et représentée par ces deux poètes.

Aussi, quelle surprise ne devait pas causer leur poésie du Midi apparaissant toute blanche, toute religieuse, toute soumise au milieu de nos poésies actuelles du Nord, sombres, désordonnées, ivres de punch et de vin de Champagne, et, dans leur ivresse, s’en prenant à tous les dieux ! N’eût-on pas dit un beau cygne s’abattant parmi des troupes d’aigles et de vautours ?

LIVRES ANGLAIS.

Vous me demandez quelles nouveautés assez piquantes ont triomphé de nos discussions politiques, de nos combats pour et contre la réforme, et de l’intérêt excité par la grande procession des unionistes. Le nombre de ces heureux ouvrages n’est pas très grand. Ici, comme chez vous, l’édition à bon marché domine. Le penny envahit la librairie. Le public est persuadé qu’en déboursant un millier de penny, l’un après l’autre et de semaine en semaine, ces penny ne font plus tard ni des schellings, ni des guinées.

Les éditions à bon marché tombent dru comme grêle : c’est Walter Scott, c’est Crabbe, c’est Robert Burns que l’on publie ainsi tour à tour. L’édition de Crabbe est ornée d’une assez bonne vie de Crabbe, par son fils. Celle de Burns, par Allan Cuningham, mérite d’être distinguée des nombreuses éditions de ce poète qui ont été publiées jusqu’ici. Allan Cuningham a plus d’un point de ressemblance avec Burns ; il sympathise avec lui ; il a long-temps habité le comté illustré par ce douanier-poète ; il a de l’élégance dans le style ; son anecdote est toujours vive, bien narrée, bien colorée, sans exagération et sans emphase.

Il y a moins d’habitude et de métier chez le révérend M. Crabbe, éditeur des œuvres complètes de son père. Les faits s’entassent sans ordre sous sa plume prolixe : avec un peu plus d’art, quel délicieux ouvrage il aurait fait ! Quelle vie intéressante et triste que celle de ce ministre protestant, venant à Londres sans autre ressource que son talent ; long-temps apprenti chez un apothicaire ; n’ayant qu’un pauvre habit déchiré ; forcé de rester dans son grenier, et de descendre emprunter une aiguillée de soie noire à sa propriétaire pour raccommoder cet habit ; frappant à toutes les portes des grands seigneurs et repoussé par eux ; ayant confiance en Dieu et disant sa prière après avoir écrit ses beaux vers et mangé le seul morceau de pain de la journée ! Lorsque Burke, l’homme de génie déjà illustre, prend en pitié l’homme de génie inconnu, le présente à ses amis, le tire de la misère et lui procure une petite prébende, comme on l’aime, ce Burke ! Puis vient le récit de l’existence du ministre évangélique, cette existence toute rurale, toute provinciale, tout obscure, mais qui n’a rien de misanthropique, de chagrin, ni d’envieux. Crabbe est fort occupé dans son presbytère. Il analyse et décrit dans ses poèmes les matelots et les bourgeois qu’il prêche le dimanche et qu’il assiste au lit de mort : c’est une vie bien complète, bien une, bien d’ensemble ; et tous les matériaux, un peu confus, que nous offre M. Crabbe fils, sont admirablement caractéristiques.

Rogers (Samuel), ce poète si riche, ce banquier qui écrit de si agréables vers, s’occupe aujourd’hui d’une édition complète de ses œuvres ; les premiers peintres et les premiers graveurs de l’Angleterre doivent contribuer à l’embellir. Vous n’avez pas oublié cet admirable volume de l’Italie (Italy), l’un des chefs-d’œuvre de l’art moderne, avec les vignettes de Turner et ses monumens d’après Prout. Rogers veut que toutes ses œuvres soient imprimées avec le même luxe. Les dessins et les planches qui lui ont été apportés ne l’ayant pas satisfait, il a exigé que l’on recommençât tout le travail. Chaque volume lui coûtera cent soixante-quinze mille francs de votre monnaie.

Jamais nous ne manquerons de romans, et l’urgence des circonstances politiques n’a pas empêché que la presse anglaise ne nous donnât récemment cinq ou six œuvres de ce genre, qui sont fort dignes de remarque. Théodore Hook, l’éditeur responsable de John Bull (journal spirituellement et vigoureusement écrit), vient de reparaître avec son roman intitulé : Amour et Orgueil. Nos ridicules n’ont pas de meilleur peintre que Théodore Hook ; exclusifs, corinthiens, dandies, demi-dandies, quart de dandies, bourgeois singeant l’aristocratie, aristocrates se faisant populaires, affectations vaniteuses du West End et de la Cité, voilà ce que Théodore Hook saisit avec un merveilleux talent ; mais sa verve humoristique est si anglaise, les travers auxquels il fait allusion nous appartiennent si exclusivement, que je ne sais si ses œuvres ne seraient pas des énigmes pour vous : vous n’êtes pas initiés aux mystères de l’école nommée École de la fourchette d’argent (Silver-fork-school). Horace Smith, homme d’esprit, qui a concouru à la rédaction des piquantes parodies intitulées Rejected Adresses, vient de publier un assez bon roman, Gale Middleton, et M. Andrew Picken, l’un des nombreux imitateurs de Walter Scott, the Black Watch, ouvrage assez distingué.

Mais le grand succès, en fait de romans nouveaux, appartient sans contredit à Trevelyan, Le but en est moral ; il s’agit de prouver la nécessité de principes fixes et d’une bonne éducation pour les femmes. Tout le monde convient de cela ; mais dans une société comme la nôtre, le difficile est d’inculquer ces principes et de donner cette éducation.

Quoiqu’il en soit, Trevelyan, homme à la fleur de l’âge et très honorable, reçoit d’un de ses amis, qui meurt dans ses bras, le soin de veiller sur une fille naturelle de cet ami. Tuteur de la jeune fille, il devient amoureux de sa pupille ; rien de plus naturel ; sa pupille l’aime, ce qui est encore fort ordinaire. Un plus jeune amant se présente, un amant moins grave, moins penseur, moins grondeur, qui se fait aimer à son tour, et que l’héroïne épouse. Tout cela est dans l’ordre des choses communes.

Délaissée par son mari, assez mauvais sujet, elle pense bientôt à la vengeance, arme favorite des femmes ; et, pour que cette vengeance soit éclatante, elle se laisse enlever. Mais à peine la chaise de poste a-t-elle roulé pendant l’espace de quarante milles, le repentir la saisit : elle se sauve, se réfugie dans une auberge isolée ; et bientôt, abandonnée du monde entier, elle a recours à la générosité de son tuteur. Trevelyan s’est marié. Il occupe dans le monde une place honorable. Il reçoit le message de l’héroïne, vole à son secours, parvient à lui ramener son mari qui lui pardonne et prend son parti, comme cela arrive quelquefois. Mais ce qui n’arrive pas toujours, c’est que la jeune personne meurt de chagrin dans une auberge. Vous voyez que cette fabulation ne se distingue ni par une grande nouveauté, ni par une énergie bien dramatique. L’auteur s’est sauvé par les détails : on s’intéresse à la lutte de Trevelyan contre lui-même ; il n’a pas cessé un instant d’aimer sa pupille, et sa passion, ses combats, le danger de la première entrevue qu’il a avec elle après son mariage, tout cela est peint de main de maître. L’auteur est une femme qu’il ne m’est point permis de nommer. Le temps soulèvera bientôt sans doute le voile sous lequel se cache sa modestie.

Walter-Savage Landor, homme de talent que vous connaissez peu en France, et dont je ne crois pas qu’aucun ouvrage ait été traduit, a publié pendant ces dernières années, trois volumes, intitulés : Conversations imaginaires. Il met en scène, à l’exemple de Fontenelle, mais avec plus de gravité, et souvent avec éloquence, des personnages célèbres qui expriment leurs opinions sur les grands événemens de l’histoire, sur les progrès de la société, etc., etc. On vient de publier un ouvrage du même genre, sous le titre de : Hampden au xixe siècle. C’est une revue complète de la plupart des écrivains et des hommes politiques du siècle : œuvre d’un homme qui a beaucoup vu et beaucoup pensé.

La littérature de l’art a fait la conquête d’un bon ouvrage, et vous savez qu’en ce genre les bons ouvrages sont rares. Les Leçons de M. Phillips, dernier professeur de peinture de l’académie royale, sur l’histoire et les principes de cet art, méritent les plus grands éloges. L’ame du poète et le talent de l’artiste ont présidé à cette œuvre consciencieuse. Les premières leçons embrassent l’histoire de l’art ; les autres donnent les règles de la composition, de l’invention, du coloris et du dessin. M. Phillips a beaucoup voyagé, et voyagé avec fruit. Ses souvenirs d’Italie et de Flandres, ses descriptions brillantes des chefs-d’œuvre que ces contrées ont offerts à son admiration, ajoutent beaucoup à l’originalité et à l’intérêt de son œuvre.

Notre art dramatique se trouve toujours dans la même situation de décadence et de décrépitude que vous savez. Nous vivons sur les pièces françaises. Votre Bertrand et Raton, assez habilement adapté à notre scène, n’a eu qu’un demi-succès. La comédie, quand elle n’est pas nationale, ne frappe pas les intelligences populaires, et ces vives et piquantes allusions politiques dont le spectateur parisien est charmé, n’arrivent pas jusqu’aux intelligences obtuses de nos classes moyennes. Quant à la Révolte au Sérail, elle a été un désappointement pour nous, et nous n’avons pas compris tout le fracas avec lequel cette pièce a été annoncée et accueillie chez vous. Nos femmes y ont trouvé trop de nudités, et nos gentilshommes pas assez. D’ailleurs Mlle Taglioni n’était pas là pour autoriser l’enthousiasme. M. Jerrold, auteur dramatique assez connu, vient d’obtenir un succès. Sa Robe de noces a fait courir toute la ville de Londres. C’est une comédie intime assez intéressante où les jeunes personnes vont chercher l’espérance et l’instruction, les femmes des souvenirs, et les maris des regrets. Le théâtre de Vittoria s’est enrichi d’un ouvrage de Sheridan Knowles, notre meilleur auteur dramatique ; je vous en rendrai compte plus tard.

Quant à la poésie, elle n’a rien produit de remarquable, si ce n’est le Jugement du déluge, poème miltonique d’une grande originalité, d’un style harmonieux et énergique, et Philip van Artevelde, poème dramatique de M. Henri Taylor, qui a paru tout récemment avec assez d’éclat.


DEUX MOTS À LA REVUE BRITANNIQUE


Nous nous plaignions, dans nos dernières livraisons, d’emprunts, d’autres diraient larcins, faits à la Revue des deux Mondes par divers journaux, entr’autres par la Revue Britannique, qui, récemment, avait donné comme traduction de l’anglais un conte français original, publié par nous sous ce titre : les Deux Capidji. À ce propos nous exhortions ces divers journaux à se tenir un peu mieux au courant de la littérature indigène, afin de ne plus s’exposer à donner pour anglais ce qui est français.

Pour n’avoir pas tenu compte de nos exhortations amicales, M. le directeur de la Revue Britannique vient de tomber dans la même faute ; son dernier no (juin 1834) contient un article de philosophie historique évidemment emprunté à notre Revue par le Foreign Quarterly Review, d’où l’a traduit la Revue Britannique. Il a paru pour la première fois dans notre livraison du 15 février dernier, sous ce titre : Dante était-il hérétique ? L’auteur est M. E. J. Delécluze. Mais il faut rendre à la Revue Britannique cette justice qu’elle a dissimulé l’identité en changeant le titre original, et en tronquant et morcellant sans pitié le travail de notre collaborateur. Le nouveau titre substitué à l’ancien est celui-ci : de l’Esprit d’opposition au moyen âge, et spécialement en Italie ; mais le nom seul est changé, la chose est parfaitement la même.

Aussi bien ne sommes-nous pas les seuls qui servions à défrayer l’anglomane Revue. Nous savons que la Revue Encyclopédique a servi comme nous d’arsenal à M. le directeur de la Revue Britannique. On lit dans son no de novembre 1833 un morceau de voyage intitulé : Excursion dans les Abruzzes et dans le comté de Molise. Or, ce morceau avait paru l’année d’avant (juillet 1832) dans la Revue Encyclopédique sous le titre des Samnites anciens et modernes. L’auteur est M. Charles Didier. Son travail fut traduit à Londres par le Monthly Magazine, d’où la Revue Britannique l’avait retraduit en français avec de grossières erreurs et une confusion complète de lieux et de noms.

Ce n’était du reste pas la première fois que M. Didier était soumis à cette rude épreuve. Il publia en 1831, dans la Revue Encyclopédique (janvier et février), un Coup d’œil sur la statistique morale et politique de l’Italie, d’où il arrivait alors ; ce travail eut le même destin que ceux qui suivirent, il fut traduit par le journal anglais le Metropolitan, et reproduit l’année suivante par la Revue Britannique (mars 1832), sous ce titre : l’Italie en 1832 ; retraduit gauchement de l’anglais en français, le travail original n’est pas sorti, comme il est aisé de le deviner, de cette double torture sans de cruelles mutilations.

Mais ce ne sont pas seulement les Revues françaises que la Revue Britannique exploite et traduit de l’anglais, ce sont les premiers écrivains de la langue ; elle a poussé l’étourderie ou l’ignorance jusque là qu’elle a donné, il y a environ deux ans, un roman de Diderot pour une nouvelle anglaise ; c’est prendre le Pirée pour un homme.

Le roman original se trouve dans les opuscules que Diderot appelait les petits papiers : c’est l’Histoire du médecin Gardeil et de Mlle La Chaux. Les noms avaient été changés, et quelques faits secondaires altérés ; mais la fable est identique.

Certes voilà plus de faits qu’il n’en faut, et en cherchant nous en trouverions sans doute beaucoup d’autres ; en voilà bien assez, disons-nous, pour faire connaître de quelle façon procède la Revue Britannique, et comment elle en use avec son crédule public. Elle fit, il y a quelques années, un grand procès au journal qui s’appelle le Voleur (car dans ce temps de pillage littéraire il existe un journal qui n’a pas craint de prendre ce titre), pour contrefaçon d’articles ; or, nous nous rappelons qu’à ce propos elle se divertit fort aux dépens de tous ces boutiquiers littéraires qui font des journaux avec des ciseaux. Mais elle, ne fait-elle pas pis ? Pour tailler dans la littérature, il faut la connaître, et c’est un mérite que n’a pas même M. le directeur de la Revue Britannique, puisqu’il s’en va bravement pourchasser au-delà du détroit les lettres françaises. Encore est-ce là la supposition la plus bénigne, car de deux choses, l’une : ou bien il retraduit de l’anglais nos articles et les autres sans les connaître, et dans ce cas il est coupable du seul fait d’ignorance ; ou bien il les reproduit sciemment, et alors il y a dol et larcin. Or, M. le directeur, qui a été préfet de police, qui est préfet, et qui d’ailleurs a fait naguère un procès de ce genre au Voleur, ne doit pas ignorer que dans ce dernier cas il est coupable de contrefaçon, et qu’il y a des tribunaux qui connaissent de ces affaires-là.

Nous voulons bien convenir qu’un ex-préfet de police n’est pas rigoureusement tenu de lire ; mais enfin quand on s’institue jurande littéraire, il faudrait, ce nous semble, savoir quelque peu de littérature, afin de ne pas prendre Diderot pour un romancier anglais, et les Revues françaises pour des Revues d’outre-mer. En conscience, est-ce en demander trop ?

Et puis si la Revue Britannique voulait absolument traduire de l’anglais nos articles français, que ne nous en prévenait-elle ? Nous lui aurions charitablement communiqué l’original, et nous aurions ainsi épargné à elle des frais de traduction, à ses abonnés d’énormes contre-sens. Que ne s’adressait-elle aussi à nous lorsqu’elle pressa si fort ses correspondans de Londres, de lui trouver cette curieuse West-End-Review, où elle espérait butiner quelques-unes de nos Lettres sur les hommes d’état de la France ? Nous lui aurions communiqué cette Revue inédite qui ne se trouve que dans nos cartons, comme les plus ignorans le savent maintenant. Elle voit bien que c’était tout profit.

À vrai dire, tout ce négoce-là nous semble bien peu littéraire et bien peu loyal. Nous avons dû le dénoncer et nous en expliquer nettement afin de mettre un frein à ce pillage et de montrer à la partie crédule et mal informée du public ce que les paperassiers ont fait des lettres et des idées. C’est un trafic étrange ; en vérité, si la presse indépendante n’y met ordre au plus tôt, la république des lettres, comme on dit, menace de devenir une caverne, un coupe-gorge.

Nous savons bien que la république des lettres, puisque république il y a, ne passa jamais pour être un Eldorado, mais quand l’anarchie y fut-elle plus flagrante ? la cupidité plus insatiable ? les haines plus vénéneuses ? les égoïsmes plus exorbitans ? les amours-propres plus gigantesques ? Tombées de l’autel dans la boutique, les idées ont perdu leur sainteté ; elles sont soumises à l’agio comme les fonds, et déchus de leur sacerdoce antique, les grands-prêtres de la société, les enseigneurs du peuple ont échangé le plectrum d’or de Pythagore et le stylus austère, intègre, de Tacite contre la plume d’oie des agens de change et des banquiers.

  1. Un vol.  in-8o, chez Ledoux, 97, rue de Richelieu.
  2. Chez Vimont, 95, rue de Richelieu.
  3. Un vol.  in-8o, chez Fournier, 14, rue de Seine.