Chronique de la quinzaine - 28 février 1862

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Chronique n° 717
28 février 1862


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




28 février 1862.

Nous arrivons trop tard pour partager l’émotion qui a passionné plusieurs séances du sénat, consacrées à la discussion de l’adresse, et nous arrivons trop tôt pour ressentir la chaleur qui sans doute avant peu échauffera encore les débats de notre première chambre et les controverses du corps législatif. Nous ne nous plaignons point de notre sort : il ne nous déplaît pas de n’être point obligés de prendre parti au jour le jour sur les mobiles incidens de ces nouvelles luttes parlementaires. Si nous les observons d’un peu plus loin, nous pouvons peut-être les juger d’un peu plus haut que ceux qui en sont les acteurs et les annalistes quotidiens.

Deux grands faits ressortent à nos yeux des discussions animées du sénat. Une lutte est engagée avec plus de vivacité qu’on ne le supposait naguère entre un parti de conservation et d’immobilité et un parti de révolution ou de progrès ; la cause et l’objet de cette lutte sont dans les questions religieuses. La grande cause et l’objet véritable du combat dont nous venons de voir les accidens préliminaires, c’est la situation actuelle de la papauté, c’est la question romaine ; voilà le premier fait. Le second, c’est qu’il est visible que le seul moyen de transaction équitable, le seul que comportent les dissentimens qui se prononcent dans une société éclairée, fait défaut aux deux partis qui sont aux prises : nous voulons parler de la liberté, non du mot retentissant et vide dont la rhétorique des gouvernemens et des partis aime à se parer, mais de la liberté pratique, de celle qui se réalise par la manifestation complète de l’opinion, par son influence efficace et sincère sur le gouvernement, de celle qui réside essentiellement dans la liberté de la presse et dans la liberté électorale. Telle est la cause de la lutte actuelle, telle est l’insuffisance des moyens avec lesquels les deux partis contraires la soutiennent. Le défaut de liberté suffisante en est le vice et en fait le péril.

Nous allons droit au fond des choses, quand nous disons que la situation de la papauté est la cause de l’agitation qui déjà se révèle avec tant de véhémence au sein de nos chambres. Certes l’on rencontre bien des gens parmi nous qui se rient de l’impuissance à laquelle le royaume d’Italie est condamné dans ses premiers travaux d’organisation par les incertitudes de la question romaine. Comment ne s’aperçoivent-ils pas que la politique intérieure de la France est presque aussi douloureusement dominée par la fatalité de cette question ? On ne peut plus contredire notre assertion après les scènes du sénat. Il n’est pas besoin de remonter bien haut la chaîne des causes et des effets pour expliquer comment il existe en ce moment en France une agitation religieuse à laquelle répond une agitation que ses adversaires appellent révolutionnaire. Nous-mêmes à plusieurs reprises, et à mesure que les faits se produisaient, nous avons pour ainsi dire noté les variations successives par lesquelles le parti catholique en France modifiait, sous l’influence des événemens accomplis en Italie, son attitude vis-à-vis du gouvernement. Le concours donné par ce parti à la fondation du régime de 1852 est dans toutes les mémoires. Personne n’a oublié la joie empressée avec laquelle, sauf d’illustres exceptions, le parti catholique applaudit à la suspension de la liberté de la presse, et les bienfaits qu’il attendit ou qu’il crut recueillir de la constitution d’un pouvoir fort ; personne non plus n’a oublié la série des mécomptes qu’il a éprouvés depuis la guerre d’Italie. Si ses dispositions se sont altérées depuis envers un régime politique aux débuts duquel il s’était ardemment associé, il est également certain que la conduite du gouvernement à l’égard de ce parti a subi des modifications successives. Les organes militans du parti ont eu leur part dans les mesures de répression administrative qu’ils n’avaient cru d’abord réservées qu’aux journaux des opinions qui leur sont hostiles. Pourquoi le gouvernement s’est-il cru obligé tantôt de supprimer un journal ultramontain, tantôt de censurer des mandemens épiscopaux ? Eût-il eu jamais recours à ces sévérités sans les effets de la question romaine ? La société de Saint-Vincent de Paul, qui avait pu prendre un si merveilleux développement sous la tolérance bienveillante du pouvoir, cette société, dont les œuvres charitables viennent d’être célébrées au sénat, avec une si honnête conviction, par M. Thayer et par M. Charles Dupin, eût-elle jamais fait ombrage à un ministre de l’intérieur, si le pape eût au moins conservé les Marches et l’Ombrie, si la perte de son domaine temporel n’eût provoqué la collecte catholique du denier de Saint-Pierre, si la ferveur supposée des membres de la société de Saint-Vincent de Paul animant une affiliation si puissante n’eût pas été considérée comme une force de propagande dont les écarts pouvaient devenir dangereux ? Non, sans la question romaine, il n’y aurait pas en France de parti catholique irrité et suscitant par son irritation même une opposition qui affecte peut-être dans ses exagérations un caractère irréligieux et révolutionnaire, une opposition dont le gouvernement sent peut-être le péril, mais que la force des choses l’oblige à ménager, sinon à couvrir de son indulgence.

Il en sera sans doute ainsi tant que dureront les hésitations du gouvernement à l’endroit de la question romaine. Le gouvernement ne peut sortir des embarras, et l’on pourrait dire de la fausse position que cet état de choses lui crée, qu’à la condition de prendre une résolution conforme aux nécessités de l’Italie et à la logique de sa propre politique antérieure. Il faut que notre intervention à Rome et que l’agonie du pouvoir temporel de la papauté aient un terme ; mais, nous le reconnaissons, l’acte qui mettrait fin au pouvoir temporel aurait des conséquences infaillibles que le gouvernement ne semble point encore prêt à accepter. Il nous semble impossible d’enlever à la papauté la souveraineté temporelle sans que, par un contre-coup immédiat, la liberté politique la plus large pénètre et transforme les institutions françaises. En effet, l’indépendance que les catholiques cherchent pour leur chef et pour eux-mêmes dans le pouvoir temporel des papes ne peut, une fois perdue, trouver de compensation légitime et d’équivalent réel que dans les libertés politiques les plus étendues solidement établies au sein des états catholiques. La conséquence est rigoureuse, il est impossible d’y échapper. À mesure que vous affaiblissez le prince dans le pape, vous devez accroître la somme des libertés générales où les catholiques pourront trouver la garantie de leur indépendance religieuse. Pour être assurés de leur liberté de conscience, les catholiques devront posséder et la liberté de la presse, et la liberté de réunion, et la liberté d’association. Toute mesure du pouvoir politique qui les entraverait, les gênerait ou les tracasserait dans l’exercice de ces libertés, devenues des garanties de l’indépendance d’une croyance et de la liberté d’un culte, prendrait bientôt un air de persécution religieuse, et réagirait de la façon la plus funeste sur le pouvoir. Mais ces libertés, vous ne pouvez les accorder aux catholiques par exception et en privilège. Les catholiques ne seront admis à en jouir que si elles sont le domaine et le patrimoine de tous. À nos yeux, l’abolition du pouvoir temporel et un vaste mouvement de réforme libérale dans nos institutions sont deux actes solidaires qui s’appellent l’un l’autre avec la nécessité impérieuse que les lois naturelles ont dans le monde moral aussi bien que dans le monde physique. C’est cette nécessité que M. de Cavour, à qui ses ennemis n’ont jamais refusé ni la perspicacité, ni la franchise, ni le courage, avait aperçue dès le premier jour, quand il posa sa belle formule : « l’église libre dans l’état libre. » C’est cette portée de la sécularisation de Rome que comprend bien M. Ricasoli, lorsque dans ses discours et ses dépêches il annonce, d’un ton un peu mystique, qu’en abolissant le pouvoir temporel des papes, l’Italie aura la gloire d’ouvrir dans la civilisation moderne une ère nouvelle d’émancipation politique. Quant à nous, qui toujours nous sommes appliqués à pénétrer d’avance les conséquences des événemens qui se sont accomplis et des impulsions qui ont été données dans les affaires d’Italie, c’est les yeux ouverts sur cette conséquence que nous avons adhéré à la grande solution de la question romaine proposée par M. de Cavour. Il n’y a pas de milieu : ou il faut rester embourbé dans une situation précaire et misérable, ou il faut en venir là. Les difficultés que la question romaine a fait naître dans notre politique intérieure paraissent plus graves, quand on considère l’insuffisance des moyens de contradiction et de transaction que les lacunes de nos institutions, au point de vue libéral, laissent aux partis qui se combattent. On le reconnaît, M. de Bourqueney le proclamait hier avec une netteté qui nous plaît : deux causes, deux politiques sont en présence. Or comment ces deux causes se combattent-elles ? Les discussions du sénat viennent de nous le montrer. Ont-elles l’une ou l’autre l’espoir de triompher par des victoires remportées au sein de l’opinion publique, sanctionnées par un verdict précis et catégorique du pays ? Si elles nourrissent une telle pensée, ce n’est que par des moyens très éloignés et très indirects qu’elles en poursuivent la réalisation. Les moyens directs et immédiats de remporter la victoire dans la conscience publique, et de donner à cette victoire une expression et une sanction pratiques, ne sont fournis que par la liberté de la presse et par la liberté électorale. Muni de cette double liberté, chaque parti dans un état sait qu’il fait la guerre à ses frais et à son profit, qu’il ne peut imputer qu’à lui-même ses échecs ou son succès. De là plus d’élévation et plus de noblesse dans la lutte, car entre l’adversaire et soi on ne songe pas à placer l’intervention prépondérante du pouvoir ; de là aussi, à la longue, une plus grande facilité ouverte aux transactions temporaires, car des deux côtés l’on accepte d’avance ou la pacification ou la trêve commandée par la loi des majorités et par la volonté du pays consulté. Nous ne sommes malheureusement point placés en de telles conditions. Les déclarations émanées des deux partis qui ont pris la parole au sénat le démontrent. Le parti du mouvement et de la révolution a demandé, par l’organe du prince Napoléon et de M. Pietri, la liberté de la presse et la liberté électorale, et l’on trouvera naturel que le prince Napoléon nous ait paru bien inspiré lorsqu’il s’est appuyé sur l’autorité d’un écrit politique de M. Cousin, publié par la Revue. Le parti dont M. de Ségur-Daguesseau et M. de Larochejaquelein ont exposé les mécomptes et les rancunes s’est, lui aussi, mais en pis-aller, prononcé en faveur du rétablissement du droit commun dans la législation qui régit les journaux. Ce qui manque à la situation actuelle a été signalé ainsi par un vœu énergique de la part du prince Napoléon, par un regret chagrin de la part des ultra-conservateurs ; mais cette lacune n’est pas le seul point défectueux de l’état présent des choses qui ait été mis en lumière. Ce qui nous a surtout affligés dans ce débat, c’est l’attitude prise par les deux partis à l’égard du gouvernement. En réalité, c’est au gouvernement seul que l’on s’est adressé, ce n’est que la faveur du pouvoir que l’on a eu l’air de se disputer. D’un côté, l’on s’est plaint auprès du gouvernement, avec plus ou moins d’humilité ou d’amertume, d’avoir perdu sa protection et ses faveurs ; de l’autre, on a revendiqué pour les intérêts et les tendances contraires le bénéfice des nouvelles préférences du pouvoir. Resserré dans ces limites, le débat a été passionné, aigri par des personnalités ; mais il a été singulièrement étroit. Qu’ont fait en définitive les organes du parti ultra-conservateur ? Ils voulaient prouver que le pouvoir avait été depuis deux ans inconstant dans ses affections, et, après avoir protégé pendant longtemps les intérêts cléricaux, avait récemment abandonné ces intérêts aux attaques de leurs ennemis. Où ont-ils cherché cette preuve ? Dans le langage de la presse démocratique ou libérale et dans la tolérance dont le gouvernement a couvert les polémiques anti-cléricales. Ainsi, pour établir l’inconséquence, ou les variations, ou la partialité du pouvoir, on est condamné à fouiller de vieilles collections de journaux et à former tout un dossier de ces feuilles éphémères dont l’action politique ne survit pas aux incidens dont elles s’inspirent. N’était-ce point rapetisser et rétrécir un grand débat aux proportions vulgaires d’une guerre de récriminations et de personnalités irritantes ?

Que l’on veuille bien nous croire, si nous disons que, dans les réflexions que nous a inspirées la lecture des séances agitées du sénat, nous sommes bien plus préoccupés des grands intérêts, de la logique de la politique française, de la bonne expédition des affaires du pays, que des dissentimens qui peuvent nous séparer de la politique dominante. On ne nous accusera pas de céder à une mesquine pensée d’opposition quand nous indiquons les causes de l’étrange confusion que nous avons sous les yeux, et quand nous supplions le pouvoir d’examiner attentivement la question de savoir si, en substituant de larges libertés politiques à la pratique gouvernementale actuelle, il ne surmonterait pas des obstacles, il ne conjurerait pas des dangers qu’il est si intéressé à ne pas rencontrer sur son chemin. Sans doute, les attaques de MM. de Ségur-Daguesseau et de Larochejaquelein contre la presse ont fourni à M. Baroche l’occasion imprévue de s’emparer du rôle libéral de défenseur des journaux, sans doute les violentes déclamations dont le sénat a retenti ont procuré un succès de tribune à M. Billault, maître de sa parole lucide et la maniant avec une habile modération ; mais les succès oratoires, succès personnels et journaliers des ministres sans portefeuille, ne peuvent faire perdre de vue au gouvernement les inconvéniens d’une situation étrange. Le gouvernement est investi de trop de pouvoirs, et ces pouvoirs étendent d’une façon trop démesurée le cercle de ses responsabilités. Tout esprit de bonne foi qui voudra bien y réfléchir sera de notre avis. Les responsabilités exagérées que le gouvernement assume dans l’état présent de notre législation politique le compromettent de deux façons. Elles l’exposent à des accusations d’inconsistance et de partialité qui, à la longue, deviendraient pour lui un bien pesant fardeau. Malgré toute l’adresse de leur éloquence, M. Baroche et M. Billault n’ont pu réussir à concilier des faits qui, au moins en apparence et aux yeux de la foule, on ne le contestera point, auront toujours un caractère contradictoire.

Ainsi, quelles qu’en soient les raisons, et que ces raisons aient été bonnes ou mauvaises, il est certain qu’un changement s’est opéré dans les dispositions du gouvernement à l’égard de ce que l’on appelle le parti clérical ou catholique. Qu’on prenne un exemple, celui de la société de Saint-Vincent-de-Paul. On ne peut nier que le gouvernement ait vu cette société d’un œil différent à des époques diverses. M. Billault a invoqué avec un grand succès les principes de notre ancien droit public contre cette société à propos du protectorat qu’elle a reçu d’un cardinal romain, et de ses affiliations étrangères ; mais pourquoi ne lui a-t-on appliqué ces principes qu’en 1861 ? Pourquoi, de 1852 à 1859, cette société, qui se développait avec une surprenante rapidité, était-elle traitée avec bienveillance, quoique le protectorat du cardinal romain datât de 1851, et bien que depuis son origine ses ramifications se fussent étendues hors de la France ? Si M. de Ségur-Daguesseau se fût contenté de constater que le gouvernement a eu deux conduites différentes à l’égard de la société de Saint-Vincent de Paul et des intérêts cléricaux, il eût avancé un fait si patent qu’aucune ressource oratoire n’eût permis à M. Billault de le nier ou de le déguiser. Il y a lieu ici de tenir compte d’une observation importante. Il ne faut pas oublier que nous ne vivons point sous un régime parlementaire ; M. Pietri en a exprimé sa satisfaction, et en cela du moins il peut se flatter de posséder l’unanime adhésion de ses collègues. Sous le régime parlementaire, les changemens de conduite de la part du gouvernement n’avaient rien de choquant, car ils étaient la conséquence nécessaire du changement des personnes responsables dans la direction du pouvoir. Sous ce régime, qu’une politique anticléricale succédât, comme cela est arrivé plus d’une fois en Belgique, à une politique favorable aux intérêts cléricaux, rien n’eût été plus naturel ; mais il n’en a pas été, il ne pouvait en être ainsi chez nous. Les conduites ont changé, le personnel politique qui occupe le pouvoir demeurant le même. Il y a dans ce fait des variations de la politique n’étant pas accompagnées de changemens de personnes une question délicate à laquelle il est de l’intérêt du pouvoir de veiller de près. C’est un de ces cas pour lesquels nous osons suggérer qu’il serait peut-être utile au pouvoir de diminuer et d’alléger ses responsabilités.

Le cas de la législation de la presse est de même nature. Le gouvernement ne peut plus se méprendre sur le caractère que cette législation, à tort ou à raison, a aux yeux du public : les pouvoirs qu’elle lui donne sur les journaux sont si grands, si étendus, qu’on le tient pour responsable des opinions de la presse qu’il ne frappe pas de répression administrative, et dont il tolère la manifestation. Le public va trop loin sans doute dans cette interprétation de la responsabilité du gouvernement en matière de presse. Il serait impossible pourtant de soutenir qu’il se trompe entièrement. L’erreur, si erreur il y a, a d’ailleurs été commise très souvent à l’étranger, et un certain nombre de sénateurs viennent d’y tomber avec éclat. C’est en de telles circonstances qu’il faut avouer avec Mirabeau que, lorsque tout le monde a tort, tout le monde a raison. Pourquoi le gouvernement se résignerait-il à subir, justement ou injustement, cette responsabilité, qui lui ôte le mérite de l’impartialité, qui l’expose jusqu’au sein de nos assemblées à des récriminations tracassières, et qui fait dégénérer la politique en minuties ? Dans l’état où sont les partis, divisés sur une question religieuse, le pouvoir ne réussirait point à remplir le rôle de modérateur qui lui appartient en employant alternativement aux dépens de l’un ou de l’autre parti les moyens de répression administrative dont il dispose. Ces pouvoirs ont pu être jugés nécessaires, nous le voulons bien, pour le rétablissement de l’ordre matériel dans la société : à la véhémence qui se produit dans les discussions actuelles, on peut voir que leur efficacité pour la pacification des âmes est nulle. Dans le choc des passions religieuses, aucun des deux partis n’est d’humeur à donner un blanc-seing au gouvernement Que les rigueurs administratives tombent donc tantôt sur un camp, tantôt sur l’autre, le gouvernement pourra être mû par une sincère pensée d’impartialité ; mais qu’il ne s’y trompe pas, cette façon de se montrer impartial ne sera pour lui d’aucun profit. Il sèmera le mécontentement des deux côtés, et, bien loin d’apaiser les partis, il ne fera que les envenimer davantage l’un contre l’autre, car chacun, avec une jalouse irritation, attribuera à l’influence de son adversaire les mesures répressives dont il aura été victime.

Animés d’une telle conviction, nous n’avons pu voir qu’avec douleur la triste satisfaction qui vient d’être accordée aux exigences cléricales par la suspension du cours de M. Renan, qui a suivi de si près sa nomination à la chaire d’hébreu du Collège de France. Un journal que l’on dirait rédigé par le bon docteur Pangloss, si l’on pouvait rire en une si grave matière, a trouvé l’ingénieux moyen de louer doublement le gouvernement à propos de la nomination de M. Renan et au sujet de la suspension de son cours. Suivant cet heureux journal, en nommant M. Renan malgré l’opposition d’un certain parti, le gouvernement avait exercé son droit de gouvernement libéral ; en suspendant le cours du professeur désagréable à ce parti, il remplit son devoir de gouvernement conservateur. Voilà une étrange façon de tenir la balance égale. D’autres, et nous sommes de ce nombre, penseront que l’on aurait dû savoir ce qu’on faisait en chargeant M. Renan de l’enseignement comparé des langues sémitiques. Le ministre de l’instruction publique ne pouvait ignorer les opinions religieuses de notre savant collaborateur, opinions publiées par lui avec tant d’éclat dans les beaux travaux qui forment son volume d’Études religieuses. Le ministre de l’instruction publique savait assurément qu’un cours de littérature et de langue hébraïques ne peut avoir d’autre texte que la Bible, Il est également notoire que l’exégèse, moderne est fondée sur les élémens les plus techniques de la philologie hébraïque. On savait donc d’avance que les questions qui touchent aux cultes qui ont leur fondement dans la Bible étaient l’aliment nécessaire et pour ainsi dire exclusif du cours de M. Renan, et l’on connaissait d’avance aussi les opinions avec lesquelles le professeur devait inévitablement aborder ces questions. Bien plus, l’on avait sous les yeux des spécimens remarquables de la façon dont M. Renan entend et pratique la critique et l’appréciation littéraire des livres hébraïques dans ses études sur le Livre de Job et le Cantique des cantiques. L’on ne pouvait donc être mieux et plus complètement averti. C’est vainement que l’on allègue certains engagemens de M. Renan, des engagemens auxquels il aurait manqué dans sa leçon d’ouverture. On croira difficilement que l’on ait demandé à l’illustre écrivain l’impossible, et que, si on le lui a demandé, il l’ait promis. Sans doute le nouveau professeur avait dû comprendre qu’en traitant des livres saints, il s’en occuperait non en théologien, mais en philologue, en historien et en littérateur. Il a donné des preuves trop nombreuses de la sérénité de son esprit philosophique, de la délicatesse attendrie qu’il porte dans l’appréciation du sentiment religieux, et de l’élévation de son langage, pour que l’on pût jamais appréhender de sa part ces agressions grossières contre les croyances établies qui seules sont des provocations à des agitations regrettables. M. Renan n’a pu promettre que ce que l’on était en droit d’attendre de lui. Il n’a pas consenti, nous en sommes sûrs, à l’abdication absurde et impossible de sa liberté de philosophe et de critique. Le passage même que l’on relève dans son cours comme blessant les croyances chrétiennes aurait été avoué par quelques-uns des plus grands chrétiens de ce siècle. Voudrait-on par hasard exclure du christianisme des âmes aussi religieuses que celles du missionnaire américain Parker et de l’illustre Channing ? Nous ne pouvons donc voir dans la suspension du cours de M. Renan qu’une regrettable défaite essuyée par la liberté d’enseignement. En aucun cas, le gouvernement ne nous semble avoir à se féliciter de cette mésaventure. Les uns lui reprocheront d’avoir manqué de prévoyance, les autres d’avoir manqué de fermeté. S’il était vrai qu’il se fût laissé aller à une condescendance trop timide envers ceux que la nomination seule de M. Renan avait irrités, cette condescendance serait infailliblement nuisible au parti qui en a été l’objet, et elle n’acquerrait pas même au gouvernement la reconnaissance de ce parti.

Lors même que l’interruption qui frappe le cours de M. Renan devrait indéfiniment se prolonger, la leçon d’ouverture du professeur a été l’objet d’une manifestation inattendue de la jeunesse studieuse et lettrée de nos écoles. C’était une des tristesses de ce temps que la léthargie dont semblait atteinte la jeune génération. Depuis bien longtemps, on allait répétant la triste et poétique parole de Périclès : « L’année a perdu son printemps. » Quelques manifestations récentes avaient d’ailleurs donné à craindre que la jeunesse des écoles ne prît goût à des tumultes où se trahissent les fougues de l’âge plutôt que les généreuses ardeurs de l’esprit. L’émotion que cette jeunesse a montrée le jour où un esprit sérieux et libre, où un écrivain accompli prenait au Collège de France la parole qui devait lui être si tôt retirée, est un symptôme plein de promesses. M. Renan a terminé sa leçon en adressant à cette jeunesse des conseils virils. Les jeunes gens qui ont applaudi à cette exhortation sauront en profiter. Quand l’activité intellectuelle se réveille dans les jeunes générations, elle se porte d’un bond enthousiaste aux applications de la politique, aux intérêts du patriotisme, à l’étude des institutions de, la liberté. Dans un moment comme celui-ci, la traduction que M. Dupont-White publie du livre de M. J. Stuart Mill sur le gouvernement représentatif paraît avec une merveilleuse opportunité. Nous signalons ce livre excellent à la jeunesse libérale et sérieuse. Le traducteur, M. Dupont-White, est un des rares esprits qui se consacrent encore parmi nous à la philosophie politique. Il a déjà fait connaître, par une étude remarquable que les lecteurs de la Revue n’ont pas oubliée, le beau livre de M. Mill, dont il devient aujourd’hui l’interprète dans notre langue. Cet ouvrage est un traité achevé de science politique ; c’est un de ces livres qui ont le don de faire penser et qui fécondent les intelligences. Il n’y a pas d’esprit plus libre de préjugés et en même temps plus impartial que M. Mill. Il aborde les questions sociales et politiques, et il les résout avec cette hardiesse intrépide et cette exactitude positive dont l’alliance est le caractère du vrai savant. Son ouvrage devra plaire à la jeunesse de notre pays et de notre temps. Elle n’y trouvera pas les fades lieux-communs de l’optimisme ; elle y rencontrera de mâles accens dans le goût de ceux-ci, par exemple, empruntés au chapitre qui a pour titre l’Idéal de la meilleure forme de gouvernement est le gouvernement représentatif : « Cette question (la supériorité du gouvernement populaire sur tout autre) repose sur une autre plus fondamentale encore : — à savoir, quel est entre les deux types de caractère celui qu’il est le plus désirable de voir prédominer pour le bien général de l’humanité, le type actif ou le type passif, celui, qui lutte contre les maux ou celui qui les supporte, celui qui se plie aux circonstances ou celui qui entreprend de les faire plier. Les lieux-communs de la morale et les sympathies générales de l’humanité sont en faveur du type passif. On peut admirer les caractères énergiques, mais les caractères tranquilles et soumis sont ceux que la plupart des hommes préfèrent. Ce qu’il y a de passif chez nos voisins accroît notre sentiment de sécurité, et joue pour ainsi dire le jeu de ce qu’il y a chez nous de plus impérieux. Les caractères passifs, s’il ne nous arrive pas d’avoir besoin de leur activité, semblent un obstacle de moins sur notre chemin. Un caractère satisfait n’est pas un rival dangereux. Cependant rien n’est plus certain : tout progrès dans les affaires humaines est l’œuvre des caractères mécontens, et en outre il est bien plus facile à un esprit actif d’acquérir les qualités patientes qu’à un esprit passif d’acquérir les qualités énergiques. » La jeunesse nouvelle aura en politique à réparer bien des fautes commises par les générations qui l’ont précédée. Nulle part mieux que dans le livre de M. Mill, elle n’apprendra théoriquement à quelles conditions un gouvernement libre peut se fonder et durer.

Il y aurait de notre part de l’affectation à passer sous silence un incident qui a produit, il y a peu de jours, une profonde sensation dans le monde politique : nous voulons parler de la lettre écrite par l’empereur au général Cousin-Montauban, comte de Palikao. La sensation, disons-nous, a été profonde. Nous convenons que l’on ne s’en douterait guère à la lecture de nos journaux ; ce document ne leur a inspiré des appréciations d’aucune sorte. Nous ne nous expliquons point ce silence systématique. Il faut que la presse française ait bien peu l’intelligence de notre constitution pour se condamner ainsi à une abstention complète en présence d’une opinion exprimée du chef de l’état. L’empereur, on l’oublie trop, est responsable ; ses opinions, lorsqu’elles sont livrées à la publicité et qu’elles n’affectent point la forme d’une loi de l’état, peuvent par conséquent être discutées. Il est permis dans ces occasions au citoyen le plus humble et le plus fidèle observateur des lois d’exprimer une opinion différente de celle du souverain. Dans la position si élevée que l’empereur occupe, ce doit être, il nous semble, une volupté rare de rencontrer une contradiction inspirée par une conviction ferme et revêtue des formes du respect. Nous n’éprouverions donc aucun embarras, pour notre, part, à confesser le dissentiment qui nous sépare de la conclusion de la lettre de l’empereur. Nous croyons d’abord que le général Cousin-Montauban, cédant sans doute à un sentiment honorable, s’est trop hâté en priant l’empereur de retirer le projet de dotation qui le concernait. Le brave général, ayant consenti à la proposition de ce projet devait avoir au moins la patience d’attendre que le corps législatif, qui, apparemment, ne prend pas des résolutions sans raison, fît connaître ses objections. Le projet de loi qui propose d’accorder au comte de Palikao une dotation de 50,000 fr. de rente réversible sur ses descendans soulève des questions devant lesquelles peuvent hésiter les esprits le moins défavorablement prévenus. Il s’agit là de récompenser des services extraordinaires. Or une première question serait de savoir si la France, pour se montrer reconnaissante des grands services de ce genre, doit employer les récompenses extraordinaires avant d’avoir épuisé envers l’auteur de ces services les récompenses ordinaires. Les récompenses ordinaires sont les décorations, les dignités, les titres, les grades. Le général qui a commandé la brillante campagne de Chine a été fait grand’croix et sénateur ; mais quant aux titres et au grade, les récompenses ordinaires n’ont point été épuisées pour lui. Le gouvernement impérial, au lieu du titre de comte, eût pu lui conférer le titre de duc, il eût pu le promouvoir au maréchalat, et il s’en est abstenu. Une seconde question serait la crainte d’établir un précédent qui, dans une nation égalitaire comme la nôtre, devrait rapidement se généraliser : nous savons que le système des récompenses en argent données aux généraux qui ont obtenu de grands succès est établi en Angleterre ; mais la société anglaise est fondée sur l’aristocratie. Le rang et l’influence y ont pour accompagnement obligé la fortune, et quand on y crée des familles de pairs par récompense militaire, on est bien obligé de les apanager. En France, c’est un autre système qui a prévalu sans que l’on se soit aperçu que la vertu militaire ait dégénéré chez nous. Notre ancienne noblesse faisait métier de se ruiner à la guerre ; nos jeunes généraux de la république se battaient pour des sabres d’honneur, et en des temps récens les refus de modestes pensions aux veuves du général Damrémont et du colonel Combes, refus malheureux assurément et regrettables inspirés à nos anciennes chambres par un esprit excessif de parcimonie, ne nous ont pas empêchés de prendre Sébastopol et de vaincre à Solferino. « Les grandes actions, dit avec raison l’empereur, sont le plus facilement produites là où elles sont le mieux appréciées. » C’est le renversement heureux du mot de Tacite au début de la vie d’Agricola : virtules iisdem temporibus optime œstimantur quibus facillime gignuntur ; mais il y a plus d’une manière d’apprécier les grandes actions, et la preuve, c’est que celle à laquelle pensait Tacite n’était pas le système des dons nationaux, c’était simplement le pieux et fier récit de la vie des héros. « A chacun la liberté de ses appréciations, » a dit l’empereur. La publicité même donnée à sa lettre annonçait qu’il n’y avait ni témérité ni inconvenance à user de cette liberté.

Tandis que la question romaine est pour nous une cause de véritable malaise politique, l’Italie, que cette question touche de plus près encore, vient de traverser heureusement une mystérieuse crise gouvernementale. On annonçait depuis quelques jours, dans les lettres de Turin, d’un air discret, que le cabinet Ricasoli touchait à sa fin. On parlait à mots couverts de dissentimens qui auraient éclaté entre le roi et son premier ministre. On exploitait, pour miner le baron Ricasoli, toutes les petites misères du gouvernement représentatif. Ces manœuvres, à notre grande satisfaction, viennent d’échouer, et le ministère italien paraît consolidé. Ce résultat est d’une haute importance, car pour l’ouverture et la bonne tenue des grandes négociations auxquelles la question italienne doit donner lieu, il était nécessaire que les grandes puissances eussent le sentiment qu’elles traitaient à Turin avec un cabinet réellement assis et assuré d’une assez longue existence. Nous croyons que ce résultat, si utile pour la bonne conduite et le progrès des affaires italiennes, eût été plus tôt atteint, si M. Rattazzi se fût servi des avantages de sa position et de sa légitime influence pour fortifier franchement le cabinet existant, au lieu de le laisser s’user en des tiraillemens trop prolongés. Quoi qu’il en soit, cette tactique a fini par tourner à l’avantage de M. Ricasoli. Les amis de M. Rattazzi doivent comprendre aujourd’hui les fautes qu’ils ont commises depuis le commencement de la session. Dans la phase actuelle, M. Rattazzi ne peut être le représentant de l’idée italienne. Les esprits qui se rallient autour de lui sont les hommes de cette ancienne politique piémontaise, tâtonnante, rusée, que l’on appelait plaisamment la politique de l’artichaut, car elle se proposait d’acquérir l’Italie feuille à feuille, et de la recomposer sur le noyau piémontais. Ces esprits redoutent les dangers d’une large initiative, ils aiment à procéder par petits expédiens, ils ont toujours quelque mesure spéciale toute prête pour parer aux difficultés de détail que peut faire naître la pratique des institutions libres ; leur ascendant sur les partis avancés se borne à lier les hommes secondaires de ces partis dans des transactions mesquines. En somme, un tel système, dépourvu de grandeur, manque également de prudence. Il ne tend qu’à rendre les difficultés plus redoutables en les accumulant sur l’avenir. M. Ricasoli, malgré les regrets que laisse la perte de Cavour, est pour le moment la figure la plus ample de l’Italie. Cette personnalité loyale, franche, tranchante, inhabile aux manœuvres de parti, est bien l’expression la plus élevée du patriotisme italien. Le parti du mouvement vient de se déclarer nettement pour le maintien du baron Ricasoli au pouvoir ; le premier ministre de son côté a déclaré, avec une droiture que personne ne peut contester, ses fermes intentions. Il respectera toutes les libertés, et n’emploiera pas contre les associations politiques ces mesures de restriction que conseillait une politique étroite et pusillanime ; mais en même temps il a annoncé qu’il saurait réprimer les abus qui seraient faits des libertés, et qu’il entendait que le gouvernement conservât exclusivement l’initiative dans tous les actes qui intéressent la politique générale de la nation italienne. La gauche ne s’est nullement récriée contre ces déclarations catégoriques, qui ont été sanctionnées par le vote presque unanime de la chambre. Ce dénoûment des difficultés ministérielles ne sera pas seulement utile à la politique étrangère de l’Italie ; il est une garantie de la persévérance et en même temps de la modération du peuple italien. À l’heure qu’il est, nous croyons pouvoir affirmer qu’il n’y a aucune imprudence à redouter de la part de Garibaldi et de ses amis. Tout le monde comprend au-delà des monts que la politique la plus sûre pour l’Italie est la politique expectante ; tout le monde sent que cette période d’attente ne sera pas sans profits, car on l’emploiera à négocier, à armer, à élever le crédit financier du pays, à développer les grandes voies de communication, en un mot à organiser le gouvernement dans toutes ses branches. Nous appréhendons que les tentatives de guerre civile qui ont leur foyer à Rome, qui se trament par conséquent sous les yeux mêmes de la France, ne suscitent bientôt au gouvernement italien des distractions malheureuses. Ce n’est un mystère pour personne que, sous l’influence du roi François II, de nouvelles expéditions de guérillas se préparent à pénétrer dans les provinces napolitaines. Malgré le respect que nous inspire une royale infortune, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître que le roi François II fait un étrange usage de l’hospitalité que la France en réalité lui donne à Rome, car la retraite de nos troupes ne lui permettrait pas, il doit bien le sentir, d’y demeurer un seul jour. On fabrique maintenant à Rome des billets de banque au nom de François II. La chalcographie romaine est mise à la disposition de l’émigration napolitaine pour la fabrication de ce papier-monnaie, qui ira peut-être avant peu soudoyer le brigandage. De pareils faits donnent la mesure des responsabilités que la France assume en restant à Rome, et devraient nous convaincre que notre honneur, aussi bien que notre intérêt, nous impose le devoir d’en finir avec cette funeste question.

Le grand drame américain approche du dénoûment. Les informations les plus accréditées venues des États-Unis annoncent que les événemens de la campagne qui vient de commencer, et que les mauvais temps attardent encore sur les bords du Potomac, seront décisifs. La bataille qui sera livrée avant peu de semaines, peut-être dans peu de jours, sur la position de Manassas, sera, nous assure-t-on, regardée, quelle qu’en soit l’issue, par le nord et par le sud comme le dernier mot de cette fatale lutte. Le sort du combat établira la solution politique qui devra pacifier les deux grandes sections de l’ancienne Union. Tout présage que les états du nord pourront, dans cette rencontre, faire victorieusement sentir à leurs adversaires la supériorité de leurs ressources. En tout cas, l’Europe doit compter que l’Amérique pourra prochainement lui envoyer ses cotons : ce sera pour l’industrie et le commerce européens la fin d’une pénible anxiété et de souffrances qui, en se prolongeant, seraient devenues désastreuses pour une grande partie de nos classes laborieuses.


E. FORCADE.


REVUE MUSICALE


Nous sommes en pleine moisson d’incidens qui touchent aux théâtres lyriques et à l’art musical. D’abord l’administration supérieure a fait un coup d’état au théâtre de l’Opéra-Comique ; elle a retiré le privilège à celui qui l’exploitait depuis quelques années, M. Beaumont, et lui a donné pour successeur M. Émile Perrin, qui a déjà dirigé avec succès la destinée de ce théâtre important. Cette mesure a été vue avec plaisir par tous ceux qui s’intéressent à l’art et a la musique dramatiques en France. Les choses en étaient arrivées à ce point que sur la scène illustrée par Grétry, Méhul, Cherubini, Boïeldieu, Hérold et M. Auber, on ne jouait plus guère que des opérettes d’amateurs ; le riche et charmant répertoire de ce théâtre aimé y était complètement négligé. Aucune tentative n’y était faite pour essayer de mettre la main sur quelque compositeur de mérite, sur une œuvre plus ou moins originale qui nous tire de cet état d’alanguissement et de torpeur où nous sommes plongés depuis si longtemps. Je ne sais quel remède apporteront au mal qui nous ronge le goût et l’activité intelligente de M. Émile Perrin ; mais il peut être certain que nous nous ferons un devoir d’encourager ses efforts, s’il peut nous donner au moins l’interprétation respectueuse des byeaux chefs-d’œuvre qui sont commis à sa garde.

M. Émile Perrin a inauguré sa nouvelle direction par un ouvrage en trois actes, le Joaillier de Saint-James, dont la première représentation a eu lieu le 17 février. Cet opéra de M. Grisar est le remaniement d’un, ancien ouvrage en deux actes qui a été donné au théâtre de la Renaissance en novembre 1838, sous le titre de Lady Melvil. Rien n’est plus romanesque que la donnée du libretto de MM. Saint-Georges et de Leuven. Un noble florentin s’expatrie après la mort de son père, pour ne pas offrir le spectacle d’un grand nom tombé dans la détresse. Il vient à Londres, où, sous le nom de Bernard, il s’ingénie à se créer des moyens d’existence, et bientôt, devenu un grand artiste en joaillerie, il voit ses bijoux fort recherchés par la haute aristocratie anglaise. Je ne sais trop dans quelle circonstance Bernard a l’honneur de rendre un service signalé à une grande dame, en la défendant nuitamment et l’épée à la main contre d’obscurs agresseurs. Un jour cependant la marquise de Richemont vient, par désœuvrement, visiter l’atelier du célèbre Bernard ; elle remarque un collier en diamans du travail le plus exquis. C’est le chef-d’œuvre de l’artiste, et elle veut immédiatement en faire l’acquisition. « C’est impossible, répond Tom Krick, le domestique et l’ami de Bernard. Ce collier nous a été commandé par la duchesse de Devonshire, qui l’attend pour ce soir. — Ah ! répond la marquise, j’en suis désolée ! J’aurais été heureuse d’acheter une si belle chose et de m’en parer ce soir à une grande fête où je dois assister. » Bernard, qui a conçu pour la marquise une passion des plus vives, et qui, caché dans une chambre voisine, entend l’expression de son regret, se décide à envoyer à la femme qu’il aime, et qui a conservé de lui un aussi doux souvenir, le riche collier qu’elle a tant admiré. De cette démarche inconsidérée de l’artiste naît une foule d’incidens, qui remplissent le second et le troisième acte et se dénouent par le mariage de Bernard avec la marquise, qui n’ignore plus qu’elle donne sa main à un noble florentin. C’est ce qui nuit à la donnée romanesque de la pièce, assez intéressante d’ailleurs. Des mariages comme celui de Bernard et de la marquise de Richemont se font tous les jours à Paris, et ne méritent pas d’être illustrés par un homme de talent. Un personnage fort drôle, qui est la cheville ouvrière de toute l’intrigue, c’est d’Esbignac, un gentilhomme gascon à qui M. Couderc prête une verve amusante et communicative.

M. Grisar est un musicien agréable et ingénieux, connu par trois ou quatre opérettes de genre où il a versé un rayon de gaîté naïve et d’originalité mélodique dans une forme légère qui rappelle la manière de Grétry et celle des vieux maîtres français. Tel est en effet le mérite de Gilles Ravisseur, de l’Eau merveilleuse, de Bonsoir, Monsieur Pantalon, et du Chien du Jardinier. M. Grisar, qui est de Bruxelles, est l’auteur aussi de cette belle déclamation lyrique devenue populaire sous le nom de la Folle. C’est Nourrit qui la répandit dans le monde parisien en la chantant dans les salons et dans les concerts publics avec un succès inouï. M. Grisar a bien essayé d’agrandir son horizon dans un opéra en trois actes, les Porcherons, qui renfermait des morceaux gracieux, des chants aimables, mais de courte haleine. On put s’apercevoir alors que le compositeur ne possédait ni assez de souffle, ni assez de maestria dans le talent pour courir une aussi longue aventure. C’est l’opinion que M. Grisar vient de confirmer par ce nouvel ouvrage considérablement augmenté : le Joaillier de Saint-James. Composée de deux petits mouvemens, l’ouverture n’a rien de remarquable, si ce n’est qu’elle rappelle les ouvertures de M. Auber. On remarque au premier acte un joli chœur pour voix d’hommes que chantent les ouvriers de Bernard en frappant de petits coups de marteau, puis un quatuor syllabique d’un style vieillot que M. Grisar affectionne beaucoup, un agréable badinage, c’est-à-dire des couplets que M. Couderc débite avec esprit, et l’air de bravoure que chante la marquise de Richemont par l’organe mélancolique de Mlle Monrose. Au second acte se trouvent un joli chœur pour voix de femmes que chantent les suivantes et les amies de la belle marquise, un duo médiocre pour soprano et ténor entre la marquise et Bernard, qui est parvenu, grâce au gentilhomme gascon d’Esbignac, à s’introduire dans la fête où éclate la beauté de la femme qu’il aime, parée de son chef-d’œuvre qu’elle croit lui avoir été donné par d’Esbignac. Puis vient encore, avec un très joli chœur, celui des adieux que font les invités en se retirant, le finale très bruyant et très pauvre qui termine une scène de mélodrame. La stretta de ce finale, remplie d’unissons, est un hommage que M. Grisar a rendu à M. Verdi. Une espèce de rondo en duo chanté tour à tour par Tom Krick, sa fiancée, et repris par tout le chœur, une romance pour voix de ténor dans le vieux style du genre, une autre romance pour voix de femme chantée par la marquise, des couplets semi-badins et semi-larmoyans par lesquels le domestique dévoué de Bernard porte témoignage à la marquise de la vie honorable et pure de son maître, et la romance finale dans laquelle l’artiste gentilhomme exprime tout son amour à la belle marquise de Richemont, sont les morceaux qui remplissent le troisième acte. Sans attacher trop d’importance à un ouvrage qui n’est pas destiné à vivre de longs jours, on peut dire qu’il y a des choses gracieuses dans le Joaillier de Saint-James, mais que l’ensemble est faible et d’un effet monotone. On y sent l’effort d’un musicien bien doué qui a comprimé sa veine naturelle en voulant plus qu’il ne peut. L’exécution de cet ouvrage est pourtant assez soignée. M. Montaubry arrive à quelques effets d’émotion dans le rôle du joaillier, et Mlle Monrose ne manque pas d’une certaine grâce dans le personnage de la marquise, qu’elle joue avec un peu trop de contrainte et de bouderie. MM. Couderc et Sainte-Foy ont de l’entrain et du bec, l’un dans le rôle de d’Esbignac, et l’autre dans celui de Krick. Les chœurs surtout ont chanté avec justesse et beaucoup d’ensemble, ce qui est un signe de bon augure pour l’avenir du théâtre de l’Opéra-Comique.

On ne peut nier que le Théâtre-Italien ne fasse cette année beaucoup d’efforts pour varier le répertoire et compléter son personnel. Un nouveau ténor, M. Naudin, qui vient d’Italie, où il est né, dans la ville de Parme, d’une famille française, a débuté dans la Lucia de Donizetti il y a un mois, puis il a abordé le rôle important du duc dans Rigoletto et celui de Gennaro de la Lucrezia de Donizetti. M. Naudin, qui a été évidemment élevé avec la musique de M. Verdi, possède une assez bonne voix de ténor qui n’est plus de la première jeunesse, ni d’une entière fraîcheur ; elle est vigoureuse dans les notes élevées, qui ont plutôt l’éclat métallique de la trompette que la morbidesse et la mezza tinta d’un organe assoupli par l’art de la vocalisation. Aussi, dans le joli quatuor de Rigoletto, a-t-il été un peu lourd en chantant l’agréable cantilène : Bella figlia dell’amore, qui sert de fil conducteur aux autres parties ; il s’est trop appesanti sur un motif qui doit flotter légèrement sur le mormorio de l’harmonie.

Après Rigoletto, M. Naudin s’est produit dans la Lucrezia, une des belles partitions de Donizetti. Le nouveau ténor a chanté et joué le rôle de Gennaro avec un peu trop de pétulance, visant trop à l’effet, et criant plus qu’on ne le désire. Il en est résulté des sons de gorge peu agréables à entendre. M. Naudin s’est permis aussi d’intercaler dans la Lucrezia un air appartenant à une autre partition de Donizetti. Ces sortes de licences, si fréquentes en Italie et sur les principaux théâtres italiens de l’Europe, ne sauraient être tolérées à Paris. M. Naudin fera bien de se les interdire, s’il veut acquérir la réputation d’un chanteur dramatique sérieux. Quoi qu’il en soit de notre critique, M. Naudin est une bonne acquisition pour le Théâtre-Italien, ainsi que le baryton Bartolini, qui a du talent et qui articule admirablement la belle langue italienne. On ne peut pas foire le même compliment à Mme Penco, qui a eu d’assez beaux élans dans le rôle de Lucrezia, où la Grisi était si admirable. Mme Penco, qui a un vrai talent, de la passion, du zèle, une voix chaude et sympathique, manque un peu de distinction. Elle a contracté depuis quelque temps un défaut qui tend à s’accroître chaque jour : elle pleurniche au lieu d’exprimer franchement la douleur, et son émotion s’épand en petits sanglots de pensionnaire qui étranglent la phrase musicale et nuisent à l’effet en l’exagérant. Mlle Trebelli a été gracieuse, mais un peu froide, dans le rôle de Maffio Orsini. C’est une belle œuvre que la Lucrezia, composée par Donizetti à Milan en 1833. Bien que l’imitation de Rossini y soit sensible, on remarque dans cet opéra intéressant une vigueur, une passion, un coloris et une égalité de style que le maître n’a retrouvés au même degré que dans son chef-d’œuvre, la Lucia. Tel n’est pas le mérite d’un autre ouvrage du même maître, il Furioso nell’ isola di San-Domingo, qu’on a représenté au Théâtre-Italien le 3 janvier. Écrit à Rome en 1833 pour le célèbre chanteur Ronconi, qui paraît avoir été admirable dans le rôle principal du fou par amour, cet opéra n’est qu’un canevas des œuvres mieux réussies que le compositeur a produites plus tard. On ne peut y signaler qu’une romance de baryton au premier acte et le sextuor qui forme le finale du second acte, et qui a servi de charpente au beau finale de la Lucia. C’est pour M. Delle Sedie qu’on a déterré ce médiocre ouvrage de Donizetti, qu’on aurait dû laisser dans les cartons. M. Delle Sedie, qui est un chanteur de goût et un comédien intelligent, n’a pas eu dans le rôle du furioso la vigueur sauvage qui aurait pu faire vivre pendant quelques représentations une aussi faible musique.

Au troisième concert du Conservatoire, qui s’est donné le 7 février, il s’est passé un incident qui a été fort mal apprécié par des écrivains qui ont de très bonnes raisons pour se plaindre du goût du public parisien. Au nombre des morceaux qui remplissaient le programme de cette belle fête se trouvait le Benedictus de la messe en de Beethoven. Cette grande page de musique, dont l’introduction symphonique est d’un style si grandiose et si profond, se développe indéfiniment sans que l’auteur se préoccupe beaucoup ni du sens des paroles liturgiques, ni du temps et du lieu où se passe l’action, ni des limites de la voix humaine, que Beethoven traite comme un instrument ordinaire. Aussi les pauvres petites voix parisiennes de Mme Balbi et Tarby, de MM. Grisy et Petit, ont-elles succombé sous le fardeau de ce terrible quatuor qu’elles avaient à interpréter, et le chœur en a fait autant en détonant. Il est arrivé au Conservatoire ce qui est arrivé le printemps dernier au festival d’Aix-la-Chapelle, où le Benedictus de Beethoven a éprouvé le même sort. Le public a manifesté son mécontentement ; disons le mot, on a chuté, non pas la musique de Beethoven, mais les faibles chanteurs qui étaient si mal préparés à rendre les effets de ce morceau terrible de prétendue musique religieuse. D’ailleurs, si le public distingué qui fréquente les séances de la Société des Concerts eût élevé son blâme jusqu’à Beethoven lui-même, qui, égaré par ses infirmités, par des vues systématiques et par son génie épique, n’a su s’astreindre ni aux lois qui règlent l’action dramatique, ni respecter les limites de la voix humaine, ce public aurait eu raison de dire à l’auteur du Benedictus : « Il y a quelqu’un de plus grand que le plus grand génie, c’est l’art et la nature des choses. » Que la Société des Concerts ne se tienne pas pour battue cependant. Il lui appartient d’insister et de dire au public qu’elle éclaire : Frappe, mais écoute ! C’est après tout du Sophocle, qu’il faut connaître, ne fût-ce que pour mieux apprécier les pages vraiment divines de l’œuvre immense du maître.

Nous avons parlé dernièrement ici d’un heureux symptôme de renaissance des bonnes études musicales qui semble s’annoncer en Italie, particulièrement dans la ville de Florence. Le monument qu’on y élève à la mémoire de Cherubini, la fondation d’un prix pour le meilleur quatuor qui serait composé par un Italien, fondation qu’on doit à la générosité d’un amateur distingué de cette ville, M. Basevi, le goût pour la musique instrumentale qui commence à 5e propager dans la péninsule, tout paraît indiquer que le génie de la nation se préoccupe de compléter ses qualités originelles par la connaissance des chefs-d’œuvre de la musique instrumentale de l’école allemande. Ainsi nous avons sous les yeux un spécimen d’une publication très intéressante. Un éditeur de musique de la ville de Florence, M. Guidi, a formé une société dite du quatuor, società del quartetto, qui s’est donné pour tâche de répandre parmi les artistes et les amateurs italiens les plus beaux chefs-d’œuvre qui existent en ce genre. Il a commencé son entreprise par les quatuors de Beethoven, gravés avec un soin admirable dans un format commode et charmant, l’in-32. Déjà un grand nombre de souscripteurs ont répondu à l’appel de l’intelligent éditeur, qui a placé en tête de son édition le nom glorieux de Rossini. Qu’il nous soit permis de faire savoir à M. Guidi que nous acceptons avec reconnaissance l’offre qu’il a bien voulu nous faire de placer notre nom parmi ceux des personnes qui s’intéressent à sa belle et louable entreprise. Fière de son passé, trop confiante dans la supériorité de son instinct pour tous les arts qu’elle a en quelque sorte créés, l’Italie, qui ne goûte et n’apprécie que la musique vocale et dramatique, est restée presque étrangère au grand développement de la musique instrumentale qui s’est opéré en Allemagne depuis le commencement du siècle. Elle ne connaît que de nom les belles œuvres et les grands poèmes symphoniques d’Haydn, de Mozart et de Beethoven ; on est même étonné qu’après la longue domination de l’Autriche sur la Lombardie, qu’après Rossini, qui a fait une alliance féconde entre le coloris instrumental, l’harmonie de l’école allemande et la large mélodie vocale de son pays, l’Italie n’ait pas poussé plus avant la connaissance des grands monumens de l’art germanique. Ce n’est pas qu’il soit à désirer de voir les peuples, pas plus que les individus, perdre le caractère qui les distingue dans la famille européenne, et de les voir imiter gauchement les propriétés géniales des autres nations. Que l’Italie reste donc ce que la nature, le temps et l’histoire l’ont faite ; qu’elle conserve sa supériorité incontestable dans la musique vocale, mais qu’elle soit moins dédaigneuse de ce qui se fait de bon et de grand à côté d’elle, et qu’elle s’efforce de s’approprier avec mesure ce qui peut agrandir et fortifier son propre génie. Surtout qu’elle évoque pieusement les ombres glorieuses de ses grands maîtres ; que les merveilles des Palestrina, des Scarlatti, des Léo, des Jomelli, des Marcello et des Cimarosa lui soient moins inconnues ; qu’elle secoue fortement la poussière qui couvre ces pages vénérables du grand art de l’Italie, et il en sortira une génération de musiciens dignes de ce peuple généreux et tanto amato ! qui a su conquérir l’indépendance et la liberté.




ESSAIS ET NOTICES


À TRAVERS L’AMÉRIQUE[1]


C’est à la suite des événemens politiques de 1848 que l’auteur de cet ouvrage se voyait forcé de quitter l’Allemagne. Il se dirigea vers l’Amérique, dont les chemins sont devenus depuis quelques années si familiers à ces compatriotes. M. Julius Frœbel comptait s’y livrer à des études de naturaliste et de géologue ; mais la suite des circonstances et sans doute aussi son esprit observateur et son goût pour les voyages l’entraînèrent d’un bout à l’autre des États-Unis. Il visita Washington, Richmond, la Nouvelle-Orléans, descendit jusqu’au Nicaragua, remonta à New-York, de là s’engagea avec une caravane à travers les vastes espaces qui mènent au Texas et au Mexique, puis pénétra, par les régions qu’arrosent le Rio-Grande, le Gila et le Colorado, jusqu’en Californie.

De cette odyssée qui a duré sept ans, et qui a occupé à bon droit les organes les plus divers de la presse allemande, le voyageur rapporte un ouvrage plein d’observations judicieuses et, ce qui doit être remarqué de la part d’un Allemand aux États-Unis, dégagées de tout esprit de partialité. Il y traite avec beaucoup d’élévation les questions les plus difficiles : l’esclavage notamment et la condition des Allemands, ses compatriotes. La partie politique n’y a plus le même intérêt, parce qu’elle est vieillie de dix années, ce qui n’est pas une courte période dans ce pays où tant d’événemens se pressent ; mais les descriptions de paysages sont colorées, les tableaux de mœurs variés et vivans, et cet ouvrage est un de ceux qui peuvent le mieux nous faire pénétrer dans ce monde à physionomie étrange, où se. mêlent, sur la limite extrême de la civilisation et de la barbarie, les Américains, les Allemands, les indigènes du Mexique et la multitude des tribus indiennes.

Les Allemands, en grand nombre, sont répartis par tous les États-Unis dans des conditions très diverses. Dans la Pensylvanie, en Virginie et même au Texas, ils forment des colonies étendues, bien organisées, datant déjà de loin et tenant une place honorable au milieu de la société américaine. Dans les grandes villes, ils exercent les industries les plus variées. Il n’est pas rare non plus d’en rencontrer promenant leur existence aventureuse du Missouri à la Californie par les chemins difficiles du far west. Tout en se laissant emporter dans le tourbillon de l’activité universelle, ils ont pourtant retenu en partie les habitudes philosophiques de leur esprit et leur goût pour la discussion. M. Frœbel, qui a déployé dans ses longs voyages toute l’énergie d’un pur Américain, a bien saisi cette tendance de ses compatriotes ; elle lui semble un défaut au milieu d’une société pratique comme celle des États-Unis, et il leur reproche de consumer souvent le temps en vaines théories alors qu’il faudrait agir. Un des griefs des Allemands contre cette terre, qui les accueille d’ailleurs libéralement, c’est qu’on n’y accorde pas à leur nationalité la considération morale et les égards qu’ils lui croient dus ; mais les Américains ne se soucient guère de l’origine des divers Européens et ne considèrent que ce que l’individu vaut en lui-même. Tant mieux pour qui sait rivaliser d’intelligence et d’activité avec les Anglo-Saxons ; il ne réussit pas moins qu’eux. C’est ce que plus d’un Allemand s’occupe en ce moment de prouver.

En ce qui concerne l’esclavage, il va sans dire que le libéral exilé s’en montre l’ennemi inflexible ; il fait bien voir quelle est la supériorité du travail libre : l’état le plus favorisé de la nature après la Californie dans l’ensemble de la confédération, la Virginie, s’est cependant laissé dépasser, pour l’agriculture, la plupart des branches de l’industrie et l’accroissement de la population, par des états moins bien doués ; la population est relativement plus considérable dans la Pensylvanie, dans New-Jersey, dans l’Ohio, Massachusetts, et la terre, bien que de moindre qualité, s’y vend plus cher. L’esclavage enrichit les propriétaires d’esclaves, mais il appauvrit les états qui lui sont ouverts. Dans la partie septentrionale de la Virginie, l’émigration allemande a produit d’utiles résultats : elle y forme un groupe compacte de cultivateurs actifs, répugnant à l’esclavage et s’efforçant de faire prévaloir le travail libre ; or il est démontré qu’un bon ouvrier blanc fait en moyenne la tâche de quatre esclaves. Il y a là le principe d’une rénovation que les propriétaires enrichis par le travail des noirs ne voient qu’avec envie et déplaisir ; de là la scission qui s’est manifestée dans les derniers événemens politiques entre deux parties de la Virginie.

Si M. Frœbel est l’adversaire persévérant de l’esclavage, cependant il sait bien qu’une grande révolution ne s’accomplit pas d’un mot et en un jour ; aussi n’en demande-t-il pas la suppression immédiate au nom des principes de la liberté et de la dignité humaine. Une telle mesure, irréfléchie et précipitée, n’a pas eu d’autre résultat à Haïti que de jeter cette terre admirable dans des crises de désordre d’où elle n’est pas encore sortie, et elle a ruiné d’un jour à l’autre les colonies auxquelles elle a été appliquée. Il n’est malheureusement que trop vrai, les idées, si élevées et si justes qu’elles soient en principe, ne sauraient prévaloir subitement contre des intérêts même iniques, mais puissans et devenus vivaces à la suite d’un long usage. Que fera le noir élevé tout à coup à la dignité d’homme libre, dont il ne connaît pas bien les droits et dont il est incapable encore de sentir les devoirs ? et ne lui sera-t-il pas trop facile alors de confondre la liberté avec tous les abus de la licence ? Aussi bien faut-il étudier sa nature, chercher quel parti on en peut tirer, effacer les plaies dont un long avilissement et peut-être une infériorité native ont marqué son esprit et son âme, lui faire une éducation et ne le présenter à la société libre que lorsque ses qualités auront mérité qu’elle lui soit ouverte. Où sont les remèdes ? Quels sont les moyens d’en venir à cette heure de la rédemption que la religion et la philosophie appellent de leurs vœux ardens ? M. Frœbel a consacré cinq chapitres de son livre à cette étude, et il arrive à cette conclusion que l’esclavage, sous sa forme actuelle, ne peut pas subsister indéfiniment, ni même longtemps encore aux États-Unis, parce que le travail des esclaves est incapable de soutenir la concurrence de celui des ouvriers libres appartenant aux races actives. Les métis aussi apportent un labeur plus soutenu et plus économique. Dans plusieurs états de création récente, par exemple au Kansas et au Nebraska, les propriétaires d’esclaves ont à lutter contre des Européens actifs, souvent intelligens, stimulés par l’intérêt personnel, qui pratiquent sur une vaste échelle l’élève du bétail, et qui même ont commencé à introduire le coton dans les parties du sol favorables à cette culture. Ces considérations portent en elles une espérance qui, par le grand mouvement de migrations contemporaines, ne semble pas irréalisable. Depuis que les pages où elles sont développées ont été écrites, des événemens que l’auteur ne pouvait qu’imparfaitement prévoir se sont produits ; la lutte des états du nord et de ceux du sud amènera des complications inattendues. Cependant rien n’est enlevé aux espérances de libération, parce que le courant de l’émigration ne continuera pas moins de se porter vers les États-Unis tant que l’équilibre ne sera pas complètement établi entre le chiffre de la population, l’étendue des terres et les ressources du sol, et aussi parce qu’un fait ne saurait subsister toujours quand la conscience unanime des hommes éclairés et honnêtes le reconnaît empreint d’injustice et d’immoralité.

Parmi les nombreuses pérégrinations de M. Froebel, les plus instructives sont assurément celles qui l’ont conduit dans l’intérieur et dans l’ouest des États-Unis. Elles nous apportent des renseignemens pittoresques et peu connus sur le mode de transit, sur les difficultés que les commerçans doivent surmonter, les ennemis qu’ils ont à combattre, les conditions pénibles de leur existence. Le voyageur allemand, après avoir fait de vains efforts pour exploiter les richesses minéralogiques du Nicaragua, puis participé à la rédaction d’un journal de New-York, se chargea d’un emploi pour une riche maison de commerce, et dut accompagner un convoi de marchandises de cette maison qui était adressé à la ville mexicaine de Chihuahua, et c’est de ce point éloigné, où il parvint en effet, qu’il est remonté, en franchissant les vallées du Gila et du Rio-Colorado, jusqu’à San-Francisco.

L’expédition partait d’Indépendance sur le Missouri, et le convoi se composait de vingt chariots attelés chacun de cinq couples de mulets, plus des bêtes non chargées destinées à servir de relais et d’un nombreux personnel de muletiers et de charretiers. Le transport des marchandises et des voyageurs du littoral au Missouri est très facile, grâce aux nombreuses voies navigables et ferrées qui sillonnent à l’est de ce grand fleuve les États-Unis ; mais aussitôt après cette limite commencent les périls et les difficultés. La petite ville d’Indépendance est au bord même de la prairie, et un peu au-delà se détache de l’embranchement qui mène chez les Mormons et à l’Orégon, celui qui conduit par El Paso du Rio-Grande sur Chihuahua, dans une direction du nord-est au sud-ouest. C’est celui que la caravane allait suivre. Elle se composait uniquement d’attelages de mulets ; les bœufs, qu’emploient encore les voyageurs de ressources modestes, sont moins estimés parce qu’ils supportent moins bien la chaleur et la soif et qu’ils sont beaucoup plus lents : il est vrai qu’ils coûtent trois fois moins. La plupart des bêtes de somme périssent dans le trajet ; l’expéditeur sait qu’il doit faire entrer dans le compte de ses frais la perte d’une grande partie de ses mulets, et la mortalité occasionnée par les excès de la fatigue est encore augmentée par la brutalité des charretiers envers les bêtes de somme. Ces charretiers sont pris de préférence parmi les Américains, qui conservent un grand sang-froid jusque dans leurs accès de violence, et qui dans les mauvais chemins ont une étonnante patience, tandis que les Allemands s’emportent. Quant aux muletiers ; ce sont toujours des Mexicains ; ils conduisent les bêtes de rechange, mènent paître, et boire le troupeau et rattrapent au lasso, avec une incroyable dextérité, les animaux qui se sont enfuis. Ils sont peu braves dans le danger, mais patiens et toujours gais et de bonne humeur, même dans les plus mauvais temps et par les plus dures fatigues. Leur salaire est de 12 à 20 dollars par mois. Les chariots sont de structure solide et portent ordinairement de cinq à six mille livres. Il faut arroser les roues aussi Souvent qu’on le peut dans les hauts parages de l’est, où la sécheresse de l’air leur est nuisible. En dehors de ses propriétaires. un convoi doit avoir un chef de train, le wagon master, que les Mexicains appellent mayordomo ; il exerce dans le désert une autorité assez analogue à celle d’un capitaine de vaisseau sur son bâtiment ; c’est à des Anglo-Américains que cette fonction est habituellement confiée. Le convoi emporte comme provisions de bouche de la farine, du lard, ces excellentes fèves mexicaines qui sont fameuses sous le nom de frigoles, pas d’eau-de-vie (on ne l’emploie qu’à titre de médicament), mais beaucoup de café, dont l’effet est excellent dans ces longues traversées. Les riches marchands ont soin de se munir aussi de conserves de légumes, d’huîtres, de homards, de jambons, de fruits, de confitures, de friandises et même de Champagne. La consommation des sardines est si grande dans les prairies, que le chemin d’Indépendance à Santa-Fé est marqué par les boîtes de fer-blanc vides que les voyageurs abandonnent derrière eux.

Les caravanes ont une provision d’armes et de munitions ; chaque voiturier doit posséder une arme à feu en bon état ; les chefs portent des revolvers et des fusils doubles. Les chariots, dans les intervalles de marche, forment ce que l’on appelle un corral, c’est-à-dire trois quarts d’un cercle ; le dernier quart reste ouvert, et donne accès dans l’intérieur de ce camp ; les espaces intermédiaires sont fermés par des cordes s’étendant des roues d’un char à celles d’un autre. Les mulets enfermés dans cette enceinte sont saisis à l’aide du lasso, quand il s’agit de les atteler ; ils se prêtent généralement fort mal à cette manœuvre, et se précipitent tous, les têtes baissées et tournées du même côté vers un point du corral, en sorte qu’il faut quelquefois un temps considérable pour les saisir et les atteler. Quand les bêtes sont faites au travail, il suffit généralement d’une heure et demie pour préparer les deux ou trois cents mulets de vingt ou trente chariots. Dans le campement et dans la marche, les voitures ont chacune un rang déterminé ; on s’avance, quand on le peut, sur une double file, et le convoi se tient, aussi serré que possible, dans la crainte d’une attaque des Indiens. On part de grand matin ; à onze heures, on s’arrête pour faire la cuisine, et mener paître et boire le troupeau. Quelquefois on voyage la nuit et on se repose le jour. Chacun, pendant les stations, fait à tour de rôle une faction de deux heures : sous cette garde, les animaux restent la nuit au pâturage ; mais au point du jour, moment que les Indiens choisissent ordinairement pour leurs attaques, on les fait rentrer dans le corral. Le voyageur s’étend sur le sol, enveloppé de couvertures de laine ou de peaux de buffle, la selle sous la tête, le fusil près de la main ; on s’habitue, paraît-il, assez promptement à ce genre de couche, quand le sol est sec, peu raboteux, et qu’il ne pleut ou ne neige pas. Si le temps est mauvais, il faut chercher abri sous un chariot et tâcher d’éviter les flaques d’eau. Les voyageurs délicats se munissent d’une tente ; mais l’ennui de la dresser et de la plier est une désagréable compensation aux services qu’elle rend lorsqu’il ne fait ni vent ni pluie, car elle est en pareil cas traversée ou jetée à terre. Quelquefois aussi on se munit de voitures de voyage, dont les sièges se convertissent en lit ; mais c’est là un attirail généralement dédaigné. Les veilles sont une des nécessités pénibles du voyage, surtout dans les hautes régions, où les nuits sont excessivement froides. Aucun voyageur n’est exempt de ce service, à l’exception cependant de ceux qui voyagent avec leur femme ; c’est un trait de la galanterie aux États-Unis. M. Frœbel raconte que, pour sa part, il charmait ses heures de faction, quand aucune menace de danger n’exigeait le silence, par des chants de son pays ; son répertoire durait ses deux heures environ, et s’en allait éveiller comme échos dans le lointain les hurlemens des loups.

Le gibier abonde dans la prairie : il consiste en troupeaux d’antilopes, en lièvres, en toute sorte d’oiseaux, cailles, grues, oies ; on rencontre quelquefois des troupes immenses de buffles divisées en longues bandes à perte de vue, et suivies de loups qui guettent les jeunes. Le veau et la génisse sont un excellent manger ; des mâles, quand la proie est abondante, on ne retire que la langue et les os à moelle. On chasse ces animaux à cheval ; un homme armé d’un revolver à six coups se lance au milieu même d’une des bandes du troupeau ; il choisit une bête ; son succès dépend de son assurance et du mérite de son cheval ; il doit se jeter sur le flanc gauche de l’animal et tirer à bout portant dans l’omoplate. Jamais il n’y a défense collective de la bande ; mais le terrain inégal et crevassé peut faire manquer le cheval, et le chasseur, s’il tombe, court risque d’être écrasé par les buffles.

Le manque d’eau pour les caravanes, car les puits et les mares qui forment des étapes entre le Missouri, l’Arkansas et les autres grands fleuves peuvent être taris, la rencontre des Indiens pour les voyageurs isolés ou peu nombreux, tels sont les dangers les plus redoutables de la traversée des prairies. Parmi ces Indiens cependant, dont les tribus sont sans cesse en guerre entre elles, il en est un certain nombre qui vivent en bonne intelligence avec le gouvernement américain, et qui même reçoivent quelques présens du département indien de Washington pour respecter les passagers de la prairie. Les Comanches, avec qui on était alors en bonne intelligence, vinrent visiter la caravane ; leurs chefs, To-ho-pe-le-ka-ne (Tente blanche), et Way-ya-batosh-ha (l’Aigle blanc), étaient habillés de cuir et portaient des mocassins richement travaillés ; ils avaient le visage teint de cinabre et la tête ornée de plumes d’aigle ; une longue tresse de cheveux leur pendait sur le dos, entremêlée de coquilles d’argent qui sont de plus en plus petites à mesure qu’elles descendent, variant de la largeur d’une soucoupe à celle d’un demi-thaler. Parfois ces sauvages portent des débris d’uniformes américains qui sont tombés dans leurs mains. Lorsqu’ils ont un grave sujet de deuil, ils rasent leurs cheveux et suppriment tout ornement. C’est ainsi que se présenta le grand-chef Och-ach-tzo-mo, qui n’avait pas encore vengé la mort de son fils, tué par les Pawnies. Ces chefs étaient suivis d’une multitude de leurs compatriotes, parmi lesquels se trouvaient des garçons et des jeunes filles qu’ils avaient enlevés dans le Mexique, ce qui est très fréquent.

Les Apaches, qui sont presque toujours en lutte avec les Comanches, habitent les montagnes du Nouveau-Mexique, de la province de Chihuahua et du Texas. Beaucoup de ces sauvages ont une figure régulière et des traits corrects, si ce n’est l’os maxillaire supérieur, qui est très large, et les yeux, qui sont profonds et sombres ; Ils inspirent une grande terreur aux habitans des frontières de la Sonora et du Mexique. Sur le Rio-Gila et le Rio-Colorado, M. Frœbel vit un grand nombre d’autres tribus indiennes, les Pimas, dont une partie sont chrétiens et dont on fait un grand éloge ; ils pratiquent une sorte de tissage très simple au moyen duquel ils se procurent des ceintures de couleurs éclatantes. Les Cocomaricopas, leurs voisins, se font une coiffure étrange ; ces Indiens ont une énorme chevelure ; ils la tressent, l’enroulent au sommet de la tête et en forment une sorte de turban enduit de terre mouillée qui, en séchant, entoure la tête d’un cercle très dur. Les Cocopas, qui ont une physionomie plus douce que celle des autres sauvages, venaient de s’unir aux Pimas contre la puissante tribu des Yumas, chez lesquels les États-Unis ont bâti une station militaire en un point où le Gila rencontre le Colorado. Ces Indiens ont mauvaise réputation ; ils sont violens, susceptibles, et se sont montrés jaloux de leur indépendance au point d’avoir assassiné plusieurs fois des blancs qui entreprenaient de fonder des colonies militaires sur leurs territoires. Leurs femmes, bien faites et jolies, comme la plupart des Indiennes, laissent flotter leurs longs cheveux et portent pour tout vêtement une petite jupe retenue au-dessus des jambes et composée sur le devant de bandes de coton de couleurs variées. Ce vêtement, disposé avec beaucoup de coquetterie, les fait ressembler à des danseuses de théâtre. Ces Indiennes sont en général gaies, et si ce n’est dans les tribus qu’un fréquent contact avec les blancs a corrompues, elles n’ont pas de mauvaises mœurs. Comme partout dans le monde, le voisinage des Anglo-Saxons est funeste aux races indigènes de l’Amérique. Près d’eux, celles-ci se dépravent, se désorganisent, empruntent à la civilisation blanche ses vices plutôt qu’aucun de ses avantages, et changent peu à peu leur vie de tribus contre celle de brigands. Ils commettent dans le désert de fréquens assassinats, et il y a des passages où des croix et des massifs de pierre en grand nombre signalent les lieux où gisent leurs victimes, et rappellent aux voyageurs qu’il leur faut se tenir soigneusement sur leurs gardes. Les rapts de femmes et de jeunes garçons, surtout sur la lisière du Mexique, sont très fréquens. Un jour un chef demanda une entrevue aux propriétaires de la caravane dont M. Frœbel faisait partie ; devant lui, il planta sa pique, au sommet de laquelle le vent agitait une magnifique chevelure blonde fraîchement scalpée. On raconte qu’une bande de ces sauvages se jeta à l’improviste sur un rancho mexicain, situé à la frontière, où se trouvaient deux jeunes femmes, ayant l’une une fille, l’autre un garçon ; ils s’emparèrent de ces malheureuses et les entraînèrent avec leurs enfans. Un des maris, prévenu, s’élança à leur poursuite, et les atteignit au moment où un des sauvages faisait violence à sa femme. L’Indien le perça de sa lance. Dans le tumulte, l’autre femme réussit à s’échapper. La petite fille toucha par sa grâce enfantine le vieux Comanche qui l’avait posée sur son cheval, et il la laissa fuir. Le jeune garçon au contraire frappa au visage celui qui le conduisait ; jamais depuis on n’a entendu parler de lui, bien que sa famille ait promis à qui le ramènerait une récompense de 4,000 dollars. Ou il a été tué, ou il est devenu lui-même un sauvage, car l’on voit souvent des enfans blancs, pris tout jeunes, se faire à cette vie guerrière et vagabonde, et surpasser les Indiens même en ruse et en cruauté.

M. Frœbel promène ainsi son lecteur d’un bout à l’autre des États-Unis. Dans sa relation, bien composée et agréablement racontée, il y a deux parts distinctes : celle où nous reconnaissons l’Allemand ami du raisonnement et de la spéculation ; les idées dont il a semé son livre à large main frappent souvent l’esprit par leur justesse et leur élévation, et certaines appréciations sont assez en accord avec les faits qui se sont produits depuis qu’elles ont été écrites, pour prendre le caractère de sages prévisions. Dans la seconde part de son rôle de voyageur et d’écrivain, M. Frœbel a déployé autant d’énergie, de patience infatigable, de présence d’esprit, que les États-Unis peuvent en demander au plus ferme de leurs enfans. En même temps il s’est montré vivement ému devant les grands spectacles, les beautés sublimes que la nature primitive offre en récompense aux hommes courageux qui n’ont pas craint, pour vivre auprès d’elle, de délaisser quelque temps les jouissances faciles du monde civilisé.


Alfred Jacobs.


Théâtre de Michel Cervantes, traduit pour la première fois par M. Alphonse Royer[2]


Rien n’est plus noblement émouvant et plus instructif que ces destinées glorieuses et ingrates de quelques pauvres grands hommes qui passent leur vie à créer tout un monde par l’imagination et à se débattre obscurément dans toutes les mésaventures, dans tous les tracas vulgaires de la réalité. Cervantes est, comme Corneille, de cette famille de génies un peu gauches, candides et peu habiles, fort mal avec la fortune, qui sont l’honneur de leur temps et ne peuvent arriver à se mettre au-dessus du besoin. On le voit au fond de son siècle, ce génie qui fit Don Quichotte, avec son visage d’aigle, son grand front découvert, ses grandes moustaches, son regard bon, et un peu fort d’épaules. Il n’eut jamais de chance depuis le premier jour jusqu’au dernier. Simple soldat dans les fameux tercios d’Espagne, il fait la guerre contre les Turcs, il a une main brisée d’un coup d’arquebuse à Lépante ; partout il se montre avec héroïsme et il ne peut arriver à commander une compagnie. Il quitte l’Italie pour revenir en Espagne les mains pleines de recommandations, et en voyage il est pris par des pirates barbaresques qui le conduisent captif à Alger. Redevenu libre après quelques années de captivité, Cervantes reprend du service, fait les campagnes de Portugal, voit encore s’évanouir ses espérances de fortune, renonce au métier de soldat, et après quinze ans d’une vie agitée, à quoi arrive-t-il ? A un petit emploi dans la marine à Séville. Il demande à passer aux Indes, « ce paradis de tous les désespérés d’Espagne, » et heureusement on le lui refuse. Alors il retombe sur un petit emploi de finances à Grenade, et il passe sa vie à faire rentrer des contributions, à faire des écritures de comptabilité. Ce n’est pas tout, on découvre un déficit, une erreur dans sa gestion à Séville ; le voilà traîné en prison à Madrid jusqu’à ce qu’il rende ses comptes, et il en sort à son honneur. Il ne lui reste plus qu’à se mettre à écrire. Il essaie de tout, il épuise tout, jusqu’à ce qu’enfin, venant de finir son roman de Persiles et Sigismunda, il rend son âme à Dieu, le 23 avril 1616, presque au même instant que Shakspeare. Son corps fut humblement porté par quatre frères du tiers-ordre à une église de religieuses de la Trinité, où il fut enterré. Quelques années après, ces religieuses changent de maison, et les cendres du plus grand des génies espagnols sont confondues avec tant d’autres pour n’être plus jamais reconnues.

C’est au milieu de cette vie éprouvée que Cervantes écrivit toutes ses œuvres, presque toujours pour échapper au besoin, à la misère, et souvent sans y réussir. La grande œuvre de son génie est assurément Don Quichotte, et après l’histoire de l’ingénieux chevalier de la Manche les Nouvelles exemplaires sont le fruit le plus savoureux de ce puissant esprit. Cervantes cependant s’était essayé au théâtre ; c’est même par là qu’il avait commencé après son premier poème de Galatée, parce qu’alors comme aujourd’hui c’était le genre de littérature le plus productif. Il fit vingt ou trente comédies qui ont disparu : de ces premiers essais il n’est resté que le Trato de Argel et la tragédie de Numance. Malheureusement pour lui, Cervantes venait à un moment où Lope de Vega apparaissait, créant en quelque sorte le théâtre espagnol, et devant ce fécond génie tout s’effaçait. On ne voulait que des comédies de Lope de Vega. Cervantes ne se découragea pas : l’auteur déjà renommé de Don Quichotte et des Nouvelles persista à écrire pour le théâtre : mais ni les comédiens ne voulaient jouer ses pièces, ni les libraires ne voulaient les acheter et les publier. Un honnête éditeur pourtant finit par se laisser gagner, et publia une collection de comédies de caractère ; c’est le libraire Juan de Villaroel qui fit l’édition de 1615. Une autre édition des mêmes œuvres a été faite depuis en 1749, et rien de plus jusqu’à nos jours. C’est dans cette collection que M. Alphonse Royer a eu l’heureuse idée d’aller puiser, pensant justement que celui qui avait fait Don Quichotte et les Nouvelles, qui avait à ce degré le génie de l’observation, ne pouvait avoir écrit des pièces de théâtre absolument dénuées d’intérêt. M. Royer a donc pour la première fois fait passer dans notre langue toutes ces comédies ou intermèdes, Pedro de Urde Malas, Cristoval de Lugo, le Juge des divorces, le Vieillard jaloux, et à ce travail aussi instructif qu’attrayant il a ajouté une ingénieuse introduction qui rappelle les mœurs du théâtre du temps. Les comédies de Cervantes n’égalent pas sans doute ses romans ; elles ont néanmoins ce sel, cette verve, cette finesse d’observation qui sont comme le trait de son génie, et c’est justement parce qu’elles étaient jusqu’ici moins connues en France, parce que la critique s’était moins arrêtée à ses ouvrages, que M. Alphonse Royer s’est imposé une tâche utile en montrant sous une face nouvelle un des génies les plus humains, les plus éprouvés et les mieux faits pour inspirer la sympathie. Même quand elles ne sont qu’une ébauche, les comédies de Cervantes, ainsi que le dit le traducteur, se placent sous la protection de la rondache du bon chevalier de la Manche, qui est de force à les défendre.


CH. DE MAZADE.


V. DE MARS.

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  1. 3 vol. in-12, de M. Julius Frœbel, traduits par M. Tandel, Paris, Jung-Treuttel.
  2. 1 vol. in-18, chez Michel Lévy, 1862.