Chronique de la quinzaine - 28 février 1879

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Chronique no 1125
28 février 1879


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




28 février 1879.

Au moment où s’agitent encore à Versailles tant de questions pressantes dont la solution peut décider de la paix intérieure de la France et peut-être de l’avenir des institutions nouvelles, ce qu’il y aurait de mieux à faire pour les politiques du jour ce serait de lire, de méditer ces discours de M. Thiers recueillis par un sentiment de fidélité à une grande mémoire. Rien de plus lumineux, rien de plus attrayant que cette vive et familière éloquence, telle qu’elle apparaît dans la publication que le zèle éclairé de M. Calmon vient d’inaugurer.

Ces discours sont d’un autre temps, il est vrai, ils ne représentent encore que la première partie de la carrière parlementaire de M. Thiers ; ils ne dépassent pas pour le moment les derniers mois de 1836 : ils ne sont pas moins instructifs et moins saisissans. C’est le début d’un homme qui dès son entrée en scène se dévoile tout entier avec sa raison pénétrante, sa vivacité impétueuse, son esprit pratiqua et ses allures décidées, d’un homme qui, après avoir été un des premiers soldats de la parole sous la monarchie constitutionnelle, devait avoir au déclin de sa vie l’étrange fortune de contribuer plus que tout autre à accréditer, à rendre possible la république. Ce temps où apparaît M. Thiers est aussi un moment de luttes ardentes où une révolution accomplie de la veille cherche à se fixer, où un régime nouveau, né d’une grande commotion populaire, est occupé chaque jour à se disputer aux factions, à régulariser sa marche, à imposer aux partis déchaînés la paix intérieure et extérieure, par un système de modération. Le temps et l’homme revivent dans ces discours, qui semblent traiter des affaires d’autrefois et que tous les matins, avant de partir pour Versailles, députés ou ministres d’aujourd’hui pourraient certes relire avec fruit. Ils y trouveraient d’abord une grâce d’éloquence et de bon sens qu’ils ne sont pas exposés à rencontrer tous les jours sur leur chemin ; ils y trouveraient aussi mille lumières, mille règles de conduite, l’art d’éviter les écueils et de discerner les choses possibles. Ils apprendraient par cette lecture à quel prix les gouvernemens nouveaux se fondent, quels prodiges de raison et d’habileté prévoyante sont nécessaires en certains momens pour remettre l’ordre dans une société troublée, comment la politique conservatrice est encore la seule manière de sauvegarder les garanties libérales.

À cette œuvre de vigoureuse sagesse qui a paru un moment accomplie par le gouvernement de 1830 et dont l’énergique Casimir Perier, ce premier consul civil, avait donné le signal, M. Thiers est un des plus actifs de la génération nouvelle. Il est dès le début un des premiers dans un temps où il y a le duc de Broglie, M. Molé, M. Guizot, M. Royer-Collard, Dupin, Odilon Barrot, et où, par une bizarrerie qui semble une ironie amère aujourd’hui, on disait déjà que les hommes manquaient. M. Thiers est un des premiers par la parole comme par l’action, et il était certes lui-même la preuve vivante que les hommes ne manquaient pas à l’œuvre de salutaire préservation. Lieutenant de Casimir Perier dans le parlement, ministre après lui avec le duc de Broglie, avec M. Guizot, il est toujours sur la brèche. Il y a dans ces premiers discours d’autrefois deux sentimens qui reviennent sans cesse et qui sont certes d’une frappante vérité encore aujourd’hui. Fils de la société nouvelle et ancien adversaire de la restauration, élevé au pouvoir par la révolution de 1830, il n’entendait nullement renier son origine, ses opinions, ses traditions ; mais en même temps, avec son instinct de gouvernement, il avait été un des plus prompts à comprendre qu’une révolution victorieuse qui ne sait pas se modérer et se conduire est une révolution fatalement condamnée, qu’un régime nouveau qui ne sait pas résister aux emportemens de ses partisans eux-mêmes est un régime perdu d’avance. Il le pensait et il le répétait sans hésiter, sans se laisser intimider par la violence des attaques, défiant au besoin ses adversaires, revendiquant tout haut le nom de ministre de résistance, il se déclarait le fils reconnaissant de la révolution française, le partisan résolu des changemens de 1830, et il en avait certes le droit plus que tout autre ; « mais à côté de cela, ajoutait-il, il est au fond de mon âme une conviction tout aussi profonde, tout aussi solennelle : c’est que le jour où la révolution était victorieuse, il fallait avoir le courage de l’arrêter et de résister, car je suis convaincu que toutes les révolutions n’ont péri que pour avoir été dépassées… Eh bien ! je ne veux pas de surprise, je veux que la chambre sache, ainsi que le pays, que je suis ministre du gouvernement de juillet pour résister à la révolution quand elle s’égare. Je ne saurais remplir ma mission à d’autres conditions. » Si je me trompe, que l’on imite ma franchise ; que l’on vienne dire qu’il ne faut pas résister à la révolution qui s’égare, qu’il ne faut pas chercher à arrêter le char lancé avec toute sa rapidité, qu’il faut le laisser se précipiter dans l’abîme !… Pour nous, nous sommes les ministres de la résistance… » Il s’exprimait ainsi en 1834, et aux propositions d’amnistie dont on cherchait à l’embarrasser, il répondait en faisant remarquer spirituellement que c’était fort bien d’être généreux, mais qu’en parlant d’amnistie on avait toujours des trésors d’indulgence pour ceux qui attaquaient les lois, et on avait l’air de vouloir amnistier ceux qui les défendaient. Il revendiquait hautement sa responsabilité dans les répressions nécessaires, et en refusant de subir la loi des minorités turbulentes, il savait bien qu’il répondait à l’instinct de la masse du pays.

Il y a dans les discours de la jeunesse de M. Thiers un autre sentiment très vif et toujours juste : c’est que le régime parlementaire ne vit pas d’incohérences et de fantaisies, c’est que pour garantir la sincérité, l’efficacité de ce régime il faut une politique clairement définie, un ministère sérieux pour pratiquer cette politique, et une majorité réelle pour soutenir ce ministère. Aussi M. Thiers ne voulait-il pas dès lors et n’a-t-il jamais voulu d’un pouvoir marchandé ou toléré ; il a été toute sa vie l’homme le plus prompt aux démissions et aux abdications : il l’a bien prouvé depuis ! Il n’entendait ni braver, ni violenter les chambres ; il tenait tout simplement à sauvegarder la dignité du gouvernement, l’intégrité de ses prérogatives. Il demandait la netteté, et lorsque pur subterfuge on essayait de glisser quelque amendement qui semblait inoffensif, mais qu’on n’aurait pas manqué le lendemain de représenter comme un échec pour le gouvernement, il disait avec vivacité : « Non, non, je comprends qu’on veuille renverser un ministère, mais qu’on veuille l’affaiblir sans le renverser, voilà ce que je ne comprends dans aucun gouvernement. Nous n’y pouvons pas consentir… On doit, dans le gouvernement représentatif, souhaiter qu’il y ait un ministère le meilleur possible. Il faut, si le ministère n’est pas bon, le renverser. Quand il y est, on ne doit pas l’affaiblir, le pays n’y peut rien gagner… » Et un autre jour, pressant la chambre de se prononcer nettement, sans détour, il ajoutait : « Quand un ministère est mis en doute, croyez-vous qu’il puisse traiter avantageusement avec les cabinets étrangers ? croyez-vous qu’on donne sa confiance à des ministres qui vont passer ?… On par le d’améliorations matérielles ! Quel est le ministre qui, ayant en perspective une retraite prochaine, peut concevoir des vues utiles et lointaines ?… » M. Thiers, mieux que tout autre, savait le pouvoir de l’esprit de division dans les chambres, l’influence dissolvante des prétentions et des fantaisies individuelles, l’hésitation de beaucoup d’hommes improvisés législateurs à écouter la simple raison, à reconnaître les plus évidentes nécessités, et il se laissait aller à dire avec une bonhomie piquante : « Un homme de gouvernement doit avoir du bon sens, c’est la première qualité politique, et quand on a le bonheur d’en avoir, il faut une seconde qualité, c’est le courage de montrer qu’on en a. Dans les temps où nous vivons, ce que je dis a une grande portée. Il ne manque pas de gens de bon sens, cela n’est pas si rare, puisqu’on l’appelle le sens commun. Ce dont nous manquons, c’est de gens qui osent prouver qu’ils en ont. » Oui, assurément, ces paroles avaient une « grande portée, » comme tout ce que disait M. Thiers sur les majorités incohérentes, sur les ministères qui se laissent affaiblir, faute de décision, sur les mouvemens politiques qui tendent à dépasser le but, et la meilleure preuve que ces paroles avaient une « grande portée, » c’est qu’elles sont toujours vraies. Dans ces vieux discours, il y a comme une lumière qui se dégage et éclaire les affaires présentes.

Les circonstances peuvent changer en effet, l’essence des choses ne change pas autant qu’on le croit. Aujourd’hui comme autrefois il s’agit d’un grand mouvement politique à fixer dans ses vraies limites d’un gouvernement à fonder, de tout un ordre nouveau à inaugurer dans des conditions rassurantes pour le pays, et il ne faut pas s’y tromper, l’œuvre n’est pas plus facile aujourd’hui qu’il y a plus de quarante ans ; elle s’est compliquée au contraire de toutes les révolutions qui se sont succédé depuis près d’un demi-siècle et qui ont laissé des traces douloureuses dans notre histoire. À l’heure qu’il est, à ce moment où le régime ? républicain semble arrivé à une sorte de pleine possession de lui-même, le problème reste peut-être plus difficile que jamais. Les nouveaux satisfaits de la république, car la république a déjà ses satisfaits comme tous les régimes, n’ont pu pardonner, il y a quelques jours, à M. le ministre de l’intérieur d’avoir osé avouer qu’il y avait dans les esprits une certaine disposition au malaise, à une vague inquiétude, que rien ne justifiait et qui n’existait pas moins. Ils se sont récriés aussitôt en protestant qu’il n’y avait jamais eu un régime plus puissant et plus fort que celui qui est définitivement constitué depuis un mois. C’est possible, et peut-être les deux assertions, celle de M. le ministre de l’intérieur et celle de ses contradicteurs ne sont point absolument inconciliables. A la vérité, au premier aspect, cette situation qui a été créée a une certaine force ; elle a en sa faveur la légalité, l’accord au moins apparent des pouvoirs réguliers, la bonne volonté du pays qui ne demandé qu’à être dirigé et protégé dans son repos, dans ses intérêts. Ce n’est point dans tous les cas le caractère de M. le président de la république qui serait la faiblesse du nouveau régime et inspirerait de la défiance. Le ministère lui-même tel qu’il existe, avec des hommes comme M. Waddington, M. Léon Say, offre des garanties de prudente modération. Il y a donc des élémens de sécurité si on le veut. Et cependant M. le ministre de l’intérieur ne se trompait pas en dévoilant un mal qu’il atténuait, loin de l’exagérer. Il est évident que cette situation extérieurement régulière, suffisamment forte ou réputée telle, restera travers tout aussi incertaine que laborieuse, si bien qu’on en est encore à se demander incessamment si on touche à quelque crise ministérielle, à quelque crise de gouvernement, à quelque explosion nouvelle de l’imprévu.

À quoi tient ce phénomène singulier dont tout le monde est frappé, excepté les optimistes disposés à trouver que tout est pour le mieux depuis qu’ils se croient assurés du triomphe de leurs idées ou de leurs rêves ? À quoi tient ce malaise intime dans une situation qui n’a sans doute rien d’immédiatement menaçant ? C’est que toutes les illusions des partis ne peuvent déguiser la vérité des choses et que précisément ces conditions que réclamait M. Thiers pour la marche d’un régime régulier sont loin d’être réalisées de façon à dissiper toutes les inquiétudes ; c’est qu’il n’y a dans le parlement, tout au moins dans la chambre, des députés, qu’une majorité confuse et mobile, livrée presque sans défense à toutes les excitations, à toutes les surprises, et que le ministère à son tour, si bien intentionné qu’il soit, ne peut éviter des concessions ou des réticences qui l’affaiblissent ; c’est que cette république que M. Thiers a fait accepter en lui donnant son esprit et sa politique, qui a son symbole et sa loi dans une constitution modérée, semble arrivée au point où elle pourrait d’un instant à l’autre changer de caractère, au risque de rallumer les conflits, de retomber dans les agitations. C’est qu’enfin depuis un mois toutes les prétentions et toutes les fantaisies sont à l’œuvre, multipliant les incidens pénibles, embarrassant ce gouvernement ; nouveau, dont on vante la force, de toutes ces questions importunes dont la solution, fût-elle favorable, risque désormais d’être trop laborieusement conquise pour dégager la situation de tous les nuages.

On en a du moins fini pour le moment avec l’amnistie à la chambre des députés et on va en finir d’ici à peu au sénat par le vote de l’acte concerté entre le ministère et les commissions parlementaires. C’est là assurément une de ces questions qu’on aurait pu épargner au gouvernement nouveau et à la république elle-même, qui ne répondent ni à un mouvement d’opinion, ni à une nécessité des choses, qui ne sont au contraire qu’un embarras ou une expression du trouble des idées. Quelles raisons sérieuses ont pu produire les partisans de l’amnistie, ceux qui auraient voulu une amnistie entière et complète ? On a eu beau faire, la discussion qui s’est engagée dans la chambre des députés n’a révélé rien de nouveau. Les défenseurs de l’amnistie plénière, M. Louis Blanc, M. Clemenceau, n’ont pas réussi à relever la cause qu’ils soutenaient, à lui donner le caractère d’un de ces actes faits pour saisir et intéresser l’opinion. Vainement on a essayé de faire intervenir le pays comme un inspirateur souverain de clémence universelle et d’oubli ; le pays est visiblement resté indiffèrent et froid, il n’avait rien demandé, pas même les mesures partielles qui ont été soumises aux chambres. On parle d’un apaisement nécessaire dans l’intérêt de la république, sans prendre garde qu’en apaisant les uns on risque de troubler les autres, et que la république elle-même n’a rien à gagner à se laisser soupçonner d’indulgence ou de faiblesse pour des crimes qui l’ont compromise. Au lieu d’apaiser on ne réussit qu’à inquiéter, à réveiller des souvenirs irritans, et toutes ces propositions d’amnistie, ces motions prétendues pacificatrices ne sont peut-être pas étrangères à ce malade que signalait l’autre jour M. le ministre de l’intérieur. M. Louis Blanc, par un artifice oratoire, a cru embarrasser le gouvernement en l’accablant du souvenir de toutes les amnisties passées, même de l’amnistie proclamée par Bonaparte au début du consulat à vie. Franchement quelle analogie y a-t-il entre la situation telle qu’elle existait à l’issue de cette révolution française qui avait été une guerre, la guerre de deux sociétés, et la sinistre sédition des malfaiteurs qui ont profité de la plus grande misère nationale pour s’abattre sur Paris, pour le ravager et l’incendier en 1871 ? Et puis M. Louis Blanc serait-il disposé à laisser au gouvernement de la république toutes les armes que le pouvoir consulaire gardait dans ses mains, et l’omnipotence administrative partout présente dans le silence universel, et la surveillance de haute police s’exerçant sans contrôle, et l’autorité discrétionnaire sur ceux qui rentraient, et même la faculté de retenir ou de rendre les biens dont les émigrés avaient été dépouillés ? Napoléon, dans l’éclat d’une puissance irrésistible et visant déjà à l’empire, accomplissait un acte par lequel il comptait clore à son profit la révolution en ralliant à son pouvoir la plus grande partie de l’ancienne société française par la paix civile, par la paix religieuse, par la restitution éventuelle des propriétés confisquées. Quel rapport peut-il y avoir entre l’amnistie consulaire et ce qui existe, ce qui est possible aujourd’hui ?

La vérité est qu’on a cédé à de dangereux engagemens, à la pression de vieilles et compromettantes solidarités. On a cru le moment venu de tenter un grand coup, d’enlever sinon une réhabilitation de la commune, on l’a nié, du moins une sorte de désaveu des répressions de 1871, un acte de réparation qui eût été représenté bientôt comme une revanche. Le gouvernement a résisté, et, appuyé sur le sentiment évident du pays, sur une partie considérable du parlement, il a pu résister avec succès ; mais en même temps il a craint de pousser trop loin ce succès, il a voulu tout au moins désarmer l’extrême gauche par certaines concessions ? le ministère nouveau s’est cru obligé de faire un peu plus que lui proposait le projet préparé par M. Dufaure, et il en est résulté cette loi d’amnistie partielle sur laquelle on a fini par s’entendre tant bien que mal, qui garde nécessairement un caractère assez équivoque. Pour une mesure d’humanité, la grâce suffisait, l’amnistie était de trop ; pour un acte politique, c’était insuffisant et dangereux. Le ministère lui-même ne s’y est point mépris. Il savait qu’il dépassait sa propre politique aussi bien que la pensée du pays en prononçant ce mot d’amnistie. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il n’a rien négligé pour atténuer l’inévitable équivoque ; il n’a pas déguisé qu’il croyait être allé bien loin, qu’il avait peut-être fait une œuvre bizarre, et en avouant sans subterfuge les défectuosités juridiques de ses combinaisons, M. le garde des sceaux a tenu du moins à définir, à limiter la portée des propositions qu’il a acceptées ; il l’a fait avec une chaude et courageuse éloquence, mettant son honneur à imprimer une flétrissure nouvelle à l’insurrection de 1871, en laissant à la commune le caractère indélébile d’un crime de trahison nationale, M. Le Royer, qui a été le vrai vainqueur de cette discussion, n’a point hésité à avouer que ce qu’il demandait avant tout c’était une marque de confiance politique, et le seul avantage de cette loi qui a été votée par la chambre des députés, qui va être sanctionnée par le sénat, c’est d’en finir avec cette question de l’amnistie, dont les passions de parti ont seules pu faire un embarras sérieux. Le ministère peut se considérer comme délivré de ce côté. Qu’en sera-t-il maintenant de cette autre affaire de la mise en accusation des ministres du 16 mai, soulevée et prolongée avec aussi peu d’à-propos, avec aussi peu de raison politique ?

Rien n’est encore décidé sur ce point, à ce qu’il paraît. La commission parlementaire chargée depuis deux ans de recueillir les petits papiers de la grande enquête n’a pas eu jusqu’ici le temps de se prononcer, de dire le secret de ses délibérations et de son rapport qui doivent étonner le monde. La commission doit entendre M. le président du conseil, M. le garde des sceaux, M. le ministre de l’intérieur, dont l’opinion n’est certes pas douteuse. Les membres du cabinet ne peuvent qu’être des conseillers utiles et opportuns pour ces politiques des accusations à outrance qui ne trouvent rien de mieux que de laisser traîner dans nos affaires cette menace d’un procès plein de périls et d’irritantes péripéties. Ils ne peuvent que faire remarquer à ces juges incorruptibles ce qu’il y a d’étrange à parler sans cesse d’apaisement quand il s’agit de la commune et à montrer un tel acharnement contre des ministres qui après tout, quelles qu’aient été leurs erreurs, ont quitté le pouvoir devant la manifestation souveraine d’un scrutin solennel et décisif. Les ministres, d’autant plus désintéressés qu’ils sont décidés d’avance à ne point s’associer à une semblable entreprise, les ministres ne pourront que montrer à la commission le dangereux effet de ce malencontreux procès au dehors, le retentissement qu’il va avoir dans le pays ; les passions qu’il remettra en présence, les conflits qu’il ravivera peut-être, la crise qu’il rouvrira certainement. Car enfin il n’y a pas à s’y tromper ce serait une crise ouverte au moins pour plusieurs mois, et la première difficulté serait de savoir comment l’affaire s’engagerait, comment elle serait instruite. Jusqu’ici il y a eu une enquête ; mais c’est une enquête toute politique, électorale, poursuivie plus ou moins correctement en dehors des usages et sans les garanties d’une justice régulière. Le jour où le sénat serait légalement saisi par une mise en accusation formelle, il aurait à son tour à recommencer une véritable instruction judiciaire ; il aurait des témoins à faire comparaître, des documens sans nombre à recueillir, à apprécier, la vérité à ressaisir à travers les commérages que suscitent les luttes d’élections, les rivalités locales, les compétitions personnelles ; il aurait à batailler sur les interprétations plus ou moins abusives qu’on a pu donner à des décrets, des circulaires, des lois contradictoires. Et c’est gratuitement, sans un intérêt évident, supérieur, qu’on irait s’engager dans ce fourré où l’on cheminerait entre la violence et le ridicule, au risque d’une crise ministérielle inévitable, peut-être d’une crise de gouvernement !

Il n’y a qu’une chose évidente, c’est que cette affaire a déjà trop duré. Le vrai jugement du 16 mai, c’est le pays qui l’a prononcé ; c’est tout ce qui est arrivé depuis près d’un an, c’est cette série d’élections et d’incidens qui ont transformé tous les pouvoirs, modifié absolument la situation. Revenir aujourd’hui sur tout cela par une sorte d’acharnement de parti, ce ne serait plus qu’une dangereuse superfluité. Vainement désormais on se donnerait des airs de juges, on n’a plus devant soi des accusés, on n’a que des adversaires politiques qu’on peut combattre, si l’on veut, avec des armes politiques. Il faut en prendre son parti, et si l’on veut voir les choses avec quelque sang-froid, il n’y a plus même à se donner la maigre consolation d’un débat parlementaire rétrospectif qu’on dénouerait, comme on le dit, par un ordre du jour de flétrissure. On serait bien avancé ! À quoi cela servirait-il ? Des votes de flétrissure, il y en a eu dans tous les temps, sous l’influence de quelque exaspération de parti. Quelle était la sanction de ces représailles bruyantes, de ces violences de langage ? Quel en a été le plus souvent le résultat ? Les votes de flétrissure parlementaire n’ont jamais flétri ceux qui avaient à les subir ; ils ont quelquefois pesé moralement sur ceux qui les avaient provoqués ou qui s’y étaient trop complaisamment associés. Franchement, renouveler de ces votes sans portée pour le plaisir de mettre encore une fois sur la sellette ce qui n’est plus, serait-ce sérieux ? Est-ce de la prudence politique ? Et qu’on le remarque bien : il en est ainsi de toutes ces questions qu’on soulève, qu’on agite avec une ardeur factice et à l’aide desquelles on affaiblit tout, on tient tout en échec.

Question de l’amnistie, question de la mise en accusation du 16 mai, question du retour des chambres au Palais-Bourbon et au Luxembourg, pressions exercées sur le gouvernement, prétentions agitatrices du conseil municipal de Paris, enquête sur la préfecture de police, c’est avec tout cela qu’on crée cette atmosphère troublée, cette incertitude, ce malaise qu’on a reproché à M. de Marcère d’avoir constaté. Il faut évidemment en finir avec ces confusions, et le ministère s’honorerait en prenant une sérieuse initiative, en montrant aux chambres le danger des incohérences parlementaires, en se rendant compte à lui-même de la nécessité d’une politique précise et résolue. Cette nécessité le ministère la sent, et il doit la faire sentir autour de lui. Il n’y a plus de temps à perdre pour redresser une situation qui, si elle se prolongeait, deviendrait désastreuse et stérile, d’autant plus désastreuse que sous toutes les formes les intérêts publics sont pressans. Il y a les relations commerciales de la France à régler ; il y a la réorganisation de l’armée à poursuivre et à conduire jusqu’au bout, en dehors de toutes ces pressions de parti auxquelles M. le ministre de la guerre n’est vraiment pas tenu de se soumettre ; il y a les questions les plus graves qui sont la juste préoccupation de M. le ministre des finances et qui ne peuvent être résolues dans des conditions incertaines. Que le ministère ne craigne pas d’agir avec dérision, d’aller droit aux difficultés, il sera certainement soutenu, Si on ne se décide pas sans plus de retard a revenir aux affaires sérieuses, on aura beau triompher, proclamer la république définitive et éternelle, on n’aura rien fait. Il n’y a de gouvernemens durables et définitifs que ceux qui savent gagner la confiance du pays par leur sagesse et assurer à tous les intérêts nationaux la protection d’une vigilance active et féconde.

Ce monde d’aujourd’hui aux destinées si incertaines ne vit pas seulement de politique, de guerres qu’on dit civilisatrices, d’agitations diplomatiques ou parlementaires, il vit aussi par l’esprit, par les arts, par toutes les cultures libérales, et, si affairé qu’il soit, il se sent particulièrement atteint lorsqu’il voit disparaître ceux qui sont le mieux faits pour représenter l’esprit avec honneur. En peu de jours les lettres françaises viennent d’avoir leurs deuils successifs ; elles ont perdu coup sur coup deux hommes, deux écrivains d’élite, dont l’un du moins semblait promis à une plus longue existence. À peine M. Silyestre de Sacy venait-il de succomber à un mal que l’âge rendait implacable, une mort soudaine, inattendue, nous a enlevé en un instant un de nos plus anciens, un de nos plus chers compagnons de travail à cette Revue, M. Saint-René Taillandier. L’un et l’autre honoraient notre pays par le talent autant que par l’aimable droiture du cœur et du caractère ; l’un et l’autre ont eu la carrière la mieux remplie, et en cessant de vivre, ils emportent l’estime aussi bien que la sympathie douloureuse de leurs contemporains. M. de Sacy était, quant à lui, de cette forte et brillante génération d’autrefois qui a été mêlée à tout, à la politique comme à la littérature, depuis plus d’un demi-siècle. Il avait commencé sous la restauration, il avait débuté dans les grandes luttes libérales du temps avec l’ami de sa jeunesse, Saint-Marc Girardin ; il avait été sous la monarchie de juillet un des plus infatigables polémistes, un des plus habiles défenseurs du régime nouveau. Dégoûté et détaché depuis de la politique trop fertile en mécomptes, il s’était réfugié dans les lettres, sa première et invariable passion. Les lettres, il les aimait pour elles-mêmes, en vrai raffiné, et, pour être moins exposé à se tromper, il avait fini par se rattacher à ce qu’il y a de plus auguste, aux plus hautes traditions, à Cicéron dans l’antiquité, au XVIIe siècle, à Bossuet, à Bourdaloue, à Mme  de Sévigné, à Fénelon. Il n’était insensible ni aux conquêtes libérales du siècle, ni au talent chez ses contemporains, il avait son monde préféré où il aimait à vivre ; il s’y tenait sans effort, ou s’il en sortait, c’était pour y rentrer aussitôt, et dans tout ce qu’il a écrit sur cette littérature ancienne, il mettait autant de feu que de sûreté et de goût. Il est mort avec son culte pour les lettres, pour les livres, pour la vie de famille.

M. de Sacy du moins était arrivé à un grand âge. Atteint d’une maladie qu’il savait inexorable, dont il pouvait suivre tes progrès, il a vu venir la mort avec la sérénité d’une âme religieuse, et peu avant sa fin il s’est plu à transmettre à l’Académie française, dont il était depuis longtemps, qu’il appelait sa seconde famille, d’émouvans adieux. M. Saint-René Taillandier au contraire a été frappé à l’improviste, dans un âge bien moins avancé, dans toute la maturité, dans le plein essor de l’esprit ; il a été enlevé en un quart d’heure, lorsque tout semblait lui promettre encore de longues années de vie et des succès dignes de son talent. M. Saint-René Taillandier laisse assurément, lui aussi, le souvenir de la plus honnête et la plus studieuse carrière. Il n’a jamais rien dû aux hasards de la politique, et s’il s’est trouvé un instant en 1870-1871 secrétaire général du ministère de l’instruction publique, il n’a été à ce poste que pour être à l’épreuve et à la peine pendant le siège de Paris et pendant les tristes mois qui ont suivi.

La vie de M. Saint-René Taillandier a été une vie d’étude et de travail. Elle s’est passée tout entière, depuis les premières années de sa jeunesse, dans le haut enseignement, à Strasbourg, à Montpellier, puis à la Sorbonne. Cette vie littéraire, nous pouvons bien le dire avec l’émotion d’une amitié contristée, elle s’est passée aussi dans cette Revue dont l’éminent écrivain a été un des collaborateurs les plus assidus et les plus fidèles. Il est entré ici pour la première fois il y a plus de trente-cinq ans, et il y est resté jusqu’au bout, jusqu’à la dernière heure, puisqu’il y a quinze jours à peine, il écrivait sur M. de Laprade des pages qui aujourd’hui semblent porter comme un reflet de la mort. M. Saint-René Taillandier a été un des écrivains de notre temps qui ont le plus contribué à initier la France aux travaux et à la littérature de l’Allemagne. Avec la loyauté de son esprit, il rêvait entre les deux nations une sorte d’alliance intellectuelle ! Mais ce n’est là qu’un épisode pour cette intelligence sérieuse et active qui s’est appliquée tour à tour à débrouiller les annales obscures de la Serbie, à raviver l’image du maréchal de Saxe, à étudier avec une curiosité sympathique toutes les littératures, à commencer par celle de la France.

L’œuvre de M. Saint-René Taillandier est immense : elle touche à tous les domaines de la pensée, à tous les pays. Rien n’était étranger à cet infatigable travailleur qui connaissait familièrement presque toutes les langues, qui s’intéressait à tout, et dans tout ce qu’il faisait, dans sa critique comme dans ses études d’histoire, de philosophie ou de religion, il portait un esprit à la fois sincèrement croyant et sincèrement libéral, un savoir étendu, un jugement sûr et conciliant. Le talent de l’écrivain chez lui se ressentait de la droiture et de la dignité du caractère. Nous l’avons vu dans des momens difficiles, aux premiers temps de l’empire, opposant une fermeté courageuse et douce à toutes les pressions, restant auprès de nous malgré des menaces qui s’adressaient au professeur, gardant une indépendance dont il a usé parfois dans ces dures années pour rendre hommage à des exilés. C’était en tout un homme de bien sachant bien dire, et à tous ces mérites, honneur de sa carrière, il joignait le bonheur, prix de la sagesse et de la modération, un bonheur qui n’a été pour la première fois interrompu que par cette mort prématurée. M. Saint-René Taillandier était de l’Académie française comme M. de Sacy ; comme lui il était de ceux qui représentent les lettres françaises, ces lettres sérieuses qui en dépit de tout vivent encore, qui restent l’objet du culte des esprits bien faits, et qui plus d’une fois dans l’histoire ont reconquis pour la France le prestige, l’ascendant compromis par la guerre ou par la politique.

CH. DE MAZADE.



ESSAIS ET NOTICES.

La Monnaie dans l’antiquité, par M. François Lenormant, 2 vol. in-8o, Paris 1878. Lévy et Maisonneuve.


M. F. Lenormant commence la publication des leçons qu’il a professées pendant deux ans dans sa chaire d’archéologie de la Bibliothèque nationale ; elles formeront un grand travail d’ensemble sur la numismatique ancienne. Aucun ouvrage de ce genre et de cette étendue n’a été publié depuis le livre admirable d’Eckel (Doctrina nummorum veterum), qui parut vers la fin du siècle dernier. Jamais pourtant les travaux de détail n’ont été plus nombreux et plus féconds que depuis cette époque. Sur beaucoup de points, la science a été renouvelée ; le nombre des monumens découverts et étudiés a plus que quintuplé ; des domaines complètement ignorés des savans d’autrefois ont été parcourus par ceux de nos jours. La numismatique de l’Orient existait à peine du temps d’Eckel ; c’est une conquête récente. On ne se doutait guère, il y a un siècle, de l’existence des monnaies indigènes de la Gaule ; on en possède aujourd’hui des suites considérables. Même pour la Grèce et pour Rome, qu’Eckel connaissait admirablement, il n’est pas douteux que les progrès de l’épigraphie n’aient beaucoup servi la numismatique. Elle a aussi tiré un grand profit de découvertes qui semblaient lui être fort étrangères. Les gravures étaient si négligées autrefois, et l’on reproduisait si imparfaitement les monnaies antiques que, lorsqu’on ne les avait vues que dans les livres, on ne pouvait pas dire qu’on les connaissait. Aujourd’hui la photographie nous les met devant les yeux comme elles sont, et on les connaît sans les avoir jamais vues. Ce sont ces études amoncelées, ces progrès de détail accomplis pendant près d’un siècle qui ont donné à M. Lenormant l’idée de l’ouvrage qu’il public. « Un tableau général, dit-il, des résultats acquis et des lacunes qui restent encore à combler n’est jamais un travail oiseux, car il fournit une aide efficace aux débutans qui abordent la carrière, il intéresse le public à la science, et même pour les savans spéciaux une semblable récapitulation de ce qui a été déjà fait peut servir à préparer de nouveaux progrès. C’est comme un inventaire du trésor amassé par une longue suite d’efforts, inventaire indispensable à renouveler d’intervalle en intervalle pour se rendre compte de ce qui compose ce trésor, et aussi de ce qui y manque. » Cet inventaire, M. Lenormant entreprend aujourd’hui de le dresser, et peu de personnes étaient aussi capables de le faire que lui. Dès le début de son ouvrage, il nous fait voir combien de questions douteuses ont été éclaircies par les dernières conquêtes de l’érudition. Avant de nous montrer, dans ses prolégomènes, comment la monnaie a été inventée, il remonte jusqu’aux temps où on ne la connaissait pas et où l’on essayait d’y suppléer. Ces temps nous sont beaucoup plus familiers qu’ils ne l’étaient aux savans d’autrefois. Par exemple, depuis que nous lisons les hiéroglyphes et l’écriture cunéiforme, nous avons pénétré dans ces deux grandes civilisations mystérieuses de l’Égypte et de l’Assyrie. Nous savons de quelle manière les Assyriens et les Égyptiens remplaçaient la monnaie dont ils ne connaissaient pas l’usage. Ils avaient adopté de bonne heure les métaux précieux, surtout l’or et l’argent, comme le moyen d’échange le plus commode et le plus sûr ; mais c’était pour eux une marchandise ordinaire ; on pesait à chaque fois la poudre d’or ou le lingot qui devait servira payer ce qu’on achetait[1]. Les Assyriens pourtant étaient un peuple intelligent, inventif ; ils n’avaient rien négligé pour faciliter les relations commerciales. Parmi les inscriptions qu’on a retrouvées dans les ruines des palais babyloniens, on a pu lire des lettres de change ou plutôt de véritables chèques, écrits, suivait l’usine du pays, sur des sortes de petites tuiles ou de gâteaux d’argile molle qui ont été ensuite mis dans le four, de manière à devenir inaltérables et indestructibles. Comment se fait-il que dans une civilisation si avancée, où l’on semblait si désireux de rendre les transactions plus faciles, quand on créait le mécanisme compliqué de la lettre de change, on ne se soit pas avisé de l’idée beaucoup plus simple de remplacer le lingot par la monnaie régulière ? Nous n’en devons pas être plus surpris que de voir les Grecs si ingénieux, les Romains, dont l’esprit était si pratique, ne pas arriver à trouver l’art de l’imprimerie, quoiqu’ils s’en soient tant de fois approchés. C’est en Grèce qu’on imagina de donner pour la première fois à des morceaux de métal d’un poids régulier une empreinte officielle qui garantit leur valeur. « Dès lors, dit Aristote, on fut délivré de l’ennui de continuels mesurages, » et la monnaie fut créée.

Dans la monnaie antique, M. Lenormant étudie d’abord la matière, c’est-à-dire le métal dont elle est faite. Une des premières questions qu’il se trouve amené à traiter est celle du simple ou du double étalon monétaire qui nous préoccupe tant aujourd’hui. Elle n’était pas étrangère aux anciens, et les économistes feront bien de chercher dans le livre de M. Lenormant comment ils l’avaient résolue ; ils pourront trouver dans le passé des leçons qui ne seront pas inutiles au présent. A propos des alliages de métaux, M. Lenormant nous entretient des altérations de monnaies dont l’antiquité abusa comme le moyen âge. Elles furent d’abord une invention de la fraude privée, et devinrent ensuite une ressource des états embarrassés. Rome surtout s’en servit largement. Elle commence à l’époque des guerres puniques, après la bataille de Trasimène, à mêler des pièces fourrées aux pièces régulières qu’elle répand dans le public. À ce moment, les nécessités patriotiques justifiaient ce manque de foi ; mais, le danger passé, on trouva le moyen commode, et on continua d’en user. Cette sorte de banqueroute permanente dura jusqu’à l’établissement de l’empire. Auguste revient à la monnaie sincère, ou plutôt il ne fait plus frapper de monnaie fausse que pour l’exportation. Il ne veut plus tromper ses sujets, mais pour les étrangers il n’a pas les mêmes scrupules, et l’on retrouve encore aujourd’hui dans l’Inde des quantités considérables de deniers à l’effigie d’Auguste qui sont tous altérés. Les empereurs qui vinrent après lui reprirent les habitudes de la république ; ils firent frapper des écus faux qu’ils distribuèrent aux Romains aussi bien qu’aux autres, et trompèrent tout le monde. M. Lenormant a très bien montré quelles furent les suites fâcheuses de toutes ces fraudes. Les Romains n’avaient pas de peine à distinguer la mauvaise monnaie de la bonne ; ils gardaient avec soin cette dernière, pour la thésauriser ou la fondre, et l’autre était seule en circulation. Dans tous les trésors qu’on a trouvés, il n’y a pas une pièce fausse.

Après avoir traité de la « matière » dans la monnaie antique, M. Lenormant s’occupe de « la loi, » c’est-à-dire du caractère officiel que lui donne l’empreinte qu’elle porte. Cette étude importante remplit tout son second volume, et je prévois que ce volume sera celui dont les historiens feront le plus d’usage. Le droit de battre monnaie a été partout regardé comme un attribut de la souveraineté. Dans les royaumes, il appartient au roi ; dans les pays divisés comme la Grèce, chaque ville se l’attribue. Il arrive pourtant qu’effrayées de leur morcellement, elles essaient de se réunir pour résister à l’ennemi commun, qu’elles forment des alliances et des ligues, et que leurs monnaies en portent la trace. On peut dire qu’on suit sur celles de la Grèce toute l’histoire douloureuse de ces efforts avortés. L’étude de la monnaie romaine, considérée sous le rapport de la loi, c’est-à-dire du droit de monnayage, contient encore des renseignemens curieux. Quoiqu’elle fût émise au nom de la république, par les soins du sénat et des premiers magistrats, on avait pourtant permis aux généraux en campagne d’en faire frapper aussi dans leur camp ou dans les villes qui leur étaient soumises pour subvenir aux nécessités de la guerre. C’est ce qui forma la transition avec la monnaie impériale. M. Lenormant montre que les généraux avaient la faculté d’y graver leur effigie. César ne fit donc qu’user d’un privilège régulier quand il émit des pièces d’or avec son portrait ; les chefs républicains agissaient de même sans aucun scrupule, et ici encore l’empire, dans ce qu’on regarde comme une de ses innovations les plus graves, s’appuyait sur les traditions et les usages de la république. L’étude de la numismatique romaine nous apprend encore, par un côté nouveau, comment Rome usa des droits que lui donnait la conquête du monde, ce qu’elle prit pour elle, ce qu’elle laissa aux peuples soumis et dans quel esprit elle administra l’univers. Elle se garda bien d’indisposer ses nouveaux sujets par des mesures tracassières, quand elles n’étaient pas indispensables. Autant que possible, elle ne fit pas violence à leurs habitudes. Dans tout l’Orient, elle permit la circulation des drachmes grecques, auxquelles on était accoutumé. À côté de la monnaie de l’état, elle laissa subsister presque partout une monnaie provinciale et une monnaie municipale : c’était un moyen sûr et, peu dangereux de flatter la vanité des provinces et des villes, et de les attacher à la domination romaine.

Dans cette analyse rapide d’un ouvrage si riche en détails curieux qu’il ne peut guère s’analyser, je voudrais avoir donné quelque idée des services ne tout genre qu’il est appelé à rendre aux historiens. L’histoire ne peut plus avoir aujourd’hui la prétention de marcher toute seule. Il est des secours dont elle ne pourrait se passer sans courir le risque d’être inexacte ou incomplète. Quand on entreprend d’étudier l’antiquité, il faut joindre à l’examen des textes une certaine connaissance de la numismatique, aussi bien que de l’épigraphie, pour contrôler les affirmations des historiens ou suppléer à leur silence. Malheureusement la numismatique est une science difficile et que les profanes n’abordaient jusqu’ici qu’avec peine. Le livre de M. Lenormant, si clair, si méthodique, en même temps que si savant et si complet, la met à la portée de tous sans l’abaisser, il en rend l’étude non-seulement aisée, mais attrayante ; c’est le plus grand éloge qu’on puisse en faire.


G. BOISSIER.


Le directeur-gérant, C. Buloz.
  1. « Encore aujourd’hui, dit M. Lenormant, la Chine nous présente un état de choses tout à fait analogue qu’il est intéressant de comparer. Le cuivre en sapèques y est la seule monnaie marquée d’une empreinte officielle, ayant cours légal mais à côté de l’emploi de cette monnaie, il y a une grande circulation d’or et d’argent, d’argent surtout, en lingots, à l’état de marcliandise. C’est avec ces lingots que s’opèrent la plupart des transactions commerciales, dès qu’elles ont quelque importance. »