Chronique de la quinzaine - 28 février 1899

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Chronique n° 1605
28 février 1899


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




28 février.


Les événemens dont nous avons à rendre compte laissent encore une si grande émotion dans les esprits, qu’on se demande comment ils ont pu se dérouler dans un temps aussi court. M. Félix Faure est mort subitement le 16 février, ses funérailles ont eu lieu le 23 : beaucoup de choses se sont passées dans ces huit jours. On peut médire de notre Constitution, et, sur plus d’un point, il est permis de la juger perfectible ; mais la manière dont elle a organisé la transmission des pouvoirs d’un président à un autre est assurément la meilleure, puisqu’elle est la plus courte, et que, par cette rapidité même, elle ne laisse pas aux brigues, aux cabales, aux conflits, le temps sinon de se former, au moins de se développer jusqu’à devenir dangereux. Il faut dire aussi que ce qu’il y a eu toujours d’inopiné dans la manière dont nos divers présidens ont disparu a donné son plein effet à cette précaution de nos lois constitutionnelles. C’est un jeudi, à la fin de la journée, que M. Félix Faure a été foudroyé par une attaque d’apoplexie : le samedi suivant, le Congrès s’est réuni à Versailles, et a désigné pour lui succéder le président du Sénat, M. Loubet. Tels sont les faits ; il nous reste à raconter les circonstances qui les ont accompagnés. Jamais président de la République n’a été élu à une majorité plus considérable que M. Loubet ; jamais aussi élection n’a été plus combattue d’abord, plus contestée ensuite. M. Loubet n’avait pas de concurrens. Tous s’étaient effacés devant lui. Son succès était donc certain, et l’unanimité du parlement aurait dû se former sur son nom. Pourtant il n’a pas eu cette unanimité, et un nombre assez considérable de mécontens ont persisté à reporter leurs votes sur un candidat qui avait décliné toute candidature. Cela n’est rien. La majorité en faveur de M. Loubet a été si forte que le choix du Congrès reste investi de la plus grande autorité possible. Mais au dehors s’est formée une opposition vive, ardente, agitée, et qui n’est pas encore complètement calmée. Pourquoi ? Il serait difficile de le dire. S’il est vrai qu’il n’y ait pas d’effet sans cause, la cause de ces dissidences est du moins étrangère à M. Loubet. Aussi espérons-nous que l’écume légère qui s’est formée à la surface des événemens et qui a tourbillonné avec eux ne tardera pas à se dissiper. On a craint d’abord que les obsèques de M. Félix Faure ne donnassent lieu à des manifestations pénibles. Il n’en a rien été. La population parisienne a pris l’habitude, qu’elle n’a pas eue toujours, de respecter les cercueils. On a cru ensuite, à voir l’ordre parfait qui a entouré le cortège funèbre depuis l’Élysée jusqu’au Père-Lachaise, que la journée tout entière se passerait sans incident grave ; mais c’était compter sans la Ligue des patriotes, et sans M. Déroulède, son chef exubérant. A la tombée du jour, il a fallu procéder à quelques arrestations : M. Déroulède et M. Marcel Habert sont aujourd’hui au Dépôt.

Les auteurs de l’agitation ont compris que l’opinion publique se tournerait énergiquement contre eux s’ils troublaient les obsèques de M. Félix Faure : aussi est-ce après coup seulement qu’ils se sont livrés à leurs fantaisies brouillonnes. M. Félix Faure était aimé. Il était aimé parce qu’il était aimable et bon. La démocratie d’où il était sorti se reconnaissait en lui. Elle mettait de la complaisance à mesurer la distance parcourue si vite entre les origines modestes et le point d’arrivée de cet enfant chéri de la fortune. Elle lui savait gré d’être grand, bien fait, affable, et de « représenter » aussi bien que pouvait le faire aucun chef d’État. Sa bonne grâce parfaite, et l’aisance avec laquelle il acceptait tout ce qui lui arrivait comme si rien n’était plus naturel, parlaient à l’imagination du peuple, et allaient droit à son cœur. Il y avait du roman dans cette existence dont la foule ne voyait que le côté brillant, et dont quelques-uns seulement connaissaient le côté laborieux, sérieux, appliqué ; et le roman est toujours bienvenu parmi nous. On avait vu M. Félix Faure parcourir Paris avec un empereur et une impératrice dans une illumination triomphale dont les esprits populaires avaient été vivement frappés. La revue de Châlons avait été une féerie héroïque, où les cris de : Vive l’armée ! étaient sortis spontanément de milliers de poitrines sans autre préoccupation, alors ! que celle de l’armée elle-même et de la patrie. Puis, M. Félix Faure était allé à Saint-Pétersbourg. On se demandait ce qu’il allait y faire et s’il s’agissait seulement de renouveler, avec le prestige que le lointain donne aux choses, les fêtes de Paris, de Versailles, de Châlons. Tout d’un coup le mot d’alliance tombait de ses lèvres, puis de celles de l’empereur de Russie, et tous les échos de l’univers en retentissaient. On a cru volontiers que M. Félix Faure venait de faire l’alliance, alors qu’il se contentait de la proclamer. En présence de cette merveilleuse mise en scène, on se demandait bien s’il n’y avait pas un peu d’excès dans ces manifestations, et si la réalité correspondait exactement aux rêves qu’elles pouvaient faire naître : mais, même en transposant les choses du domaine de l’imagination dans celui des faits positifs, il y restait, certes, des motifs suffisans de satisfaction et de confiance. L’instinct général ne s’y est pas trompé. M. Félix Faure a été l’homme, on serait tenté de dire le héros de ces beaux jours, à la fois si près et si loin de nous. Il a donné à notre pays quelques heures d’une vie intense, et le pays lui en a été reconnaissant. Quant au peuple lui-même, à la foule immense et profonde, son acclamation a été enthousiaste. Tout lui plaisait dans M. Félix Faure. La critique a reproché au dernier président de la République d’aimer la pompe et l’apparat : il les croyait, en effet, nécessaires à l’exercice de sa fonction. L’homme, pour tous ceux qui l’approchaient, était resté sans prétentions personnelles ; le président respectait le protocole, et se considérait comme tenu à en observer les prescriptions mystérieuses. Se trompait-il ? Aux yeux du peuple, non. C’est une erreur de croire que le peuple, — le nôtre du moins, avec l’atavisme particulier qui détermine ses goûts, — aime dans son représentant le plus haut placé la simplicité et le laisser aller de ses propres mœurs. Il veut se reconnaître en beau, en noble, en grand dans l’homme qui est sorti de lui pour le représenter, sur ce qui lui paraît être le sommet de la puissance humaine. Faut-il dire que M. Félix Faure a compris cela ? Il n’a pas eu besoin de comprendre. Fils du peuple, il incarnait, il réalisait spontanément ses aspirations idéales, parce qu’il était lui-même tout idéaliste. Et il a vécu, il s’est laissé vivre dans un rêve, jusqu’aux derniers jours de sa vie, qui ont été attristés par des préoccupations sévères, parfois douloureuses. Son souvenir restera entouré de sympathies durables : on s’étonnera même que quatre années lui aient suffi pour marquer sa place dans l’histoire de notre troisième république, et se l’être faite si large.

Au dehors, M. Félix Faure n’avait pas une situation moins bonne. Il s’était toujours occupé des affaires extérieures, et, avant même d’en bien connaître tous les détails, d’avoir pu mesurer l’importance de chacun d’entre eux et se faire une juste idée de l’ensemble, il s’y intéressait activement. Député d’un port de mer et versé dans toutes les questions commerciales, son intelligence ouverte et souple était arrivée vite à la compréhension des intérêts généraux. Il aimait les voyages, et il en avait rapporté des observations utiles et précises. Ce démocrate n’avait pas de préjugés pour l’empêcher de voir les choses telles qu’elles sont, et de frayer avec les hommes en se mettant en rapport avec leurs idées et leurs mœurs. Du petit au grand, il a toujours pratiqué cette méthode, et s’en est bien trouvé, non seulement pour lui, mais pour nous, car la France n’a eu qu’à se féliciter de la confiance qu’inspirait sa personne et de l’attrait qu’elle exerçait. Il avait su plaire. Il n’y avait mis aucun effort. Là encore, son heureux caractère le servait naturellement. Il se trouvait partout à sa place ; il savait s’y tenir et maintenir les autres à la leur. Pendant les quelques jours qu’il a passés en Russie, il a su conquérir tous les suffrages dans des circonstances nouvelles pour lui, et qui, en somme, pouvaient passer pour une épreuve. Pas un moment il ne s’est trouvé inférieur à une situation à quelques égards délicate, malgré la haute faveur dont l’entouraient des souverains amis. Mais ce n’était là que le côté extérieur de son rôle, et non pas le plus important. Il connaissait l’Europe, il connaissait le monde, et, dans les difficultés qui se présentaient au jour le jour, il était homme de très bon conseil. Il pouvait exercer par-là sur son gouvernement, et il a exercé dans plus d’une circonstance une influence excellente. Le secret de cette influence est que M. Félix Faure était avant tout un homme de bon sens. Il savait fort bien ce que nous pouvions et ce que nous ne pouvions pas ; où commençaient nos intérêts réels et où ils finissaient ; jusqu’à quel point il convenait d’engager nos efforts et celui où il valait mieux les économiser pour une occasion meilleure. Cet homme auquel on reprochait de mettre dans les choses auxquelles il touchait un certain apparat, n’y apportait aucun amour-propre lorsqu’elles devenaient sérieuses : il les mesurait très exactement à la valeur qu’elles avaient pour le pays. Avec lui, les aventures n’étaient pas à craindre. On le savait de l’autre côté des frontières comme de celui-ci, et de là venait, pour une très grande part, l’estime dont il jouissait. Elle s’est manifestée partout le lendemain de sa mort. On connaît les témoignages de regret et de respect qui se sont produits. Tous les souverains du monde, tous les gouvernemens ont tenu à honneur d’en donner à sa mémoire. La France n’a pu qu’être touchée de l’unanimité de ces sentimens. Mais notre république parlementaire devait être particulièrement sensible aux manifestations des parlemens étrangers, à Berlin, à Rome, à Madrid, à Londres : nous ne parlons ni de Vienne, ni de Pest, parce que, comme on le sait, la vie parlementaire y est momentanément suspendue. Au Reichstag allemand, le prince Hohenlohe, chancelier de l’Empire, a prononcé au nom du gouvernement impérial des paroles émues auxquelles tous les députés se sont associés en se tenant debout. À la Chambre des députés italienne, le général Pelloux, président du conseil, a rappelé que, sous la courte mais féconde magistrature de M. Félix Faure, un rapprochement s’était opéré entre les deux pays, pour le bien de l’un comme de l’autre. Il en a été de même au parlement espagnol. Quant à l’Angleterre, elle est, on peut le dire, maîtresse dans ce genre de démonstrations. Il y a quelque chose d’imposant dans la manière dont, au sein de chacune des deux Chambres, le chef du gouvernement d’abord, celui de l’opposition ensuite, prennent successivement la parole pour associer l’opinion tout entière au sentiment que le pays éprouve et que ses représentai tiennent à exprimer. Cela se fait avec une solennité très propre à frapper les esprits. La Chambre des lords a entendu le marquis de Salisbury, puis le comte de Kimberley ; la Chambre des communes, M. Balfour, puis sir Henry Campbell Bannermann. Leurs discours témoignent d’une sympathie sincère pour le malheur qui nous a frappés. Lord Salisbury l’a même poussée si loin que, tout en lui témoignant notre reconnaissance, nous serions tentés de trouver qu’il nous a plaints presque trop. Quels qu’aient été ses très grands mérites, la mort de M. Félix Faure est un deuil pour la France, mais non pas un malheur irréparable. « J’espère, a dit lord Salisbury, que nous pourrons voir la continuation de son sage gouvernement dans l’avenir. » Cet espoir sera sûrement réalisé. « Le moment, a continué le premier ministre de la Reine, où M. Félix Faure a été enlevé rend sa perte bien plus sensible parce qu’il existe dans ses relations extérieures avec l’Europe et dans la situation intérieure de la France des problèmes difficiles que ce pays doit résoudre. » Nous conservons la confiance d’y parvenir. Peut-être lord Salisbury a-t-il un peu appuyé sur ces difficultés extérieures et même intérieures, mais il ne faut voir ici que les intentions. Partout elles ont été bienveillantes et généreuses, et la manière dont elles ont été exprimées indique, non seulement la sympathie que la France inspire par sa modération et sa sagesse, mais encore la place qu’elle occupe dans la pensée de l’Europe et dans ses préoccupations.

La première difficulté intérieure que soulevait la mort de M. Félix Faure était de savoir quel serait son successeur. Dès le lendemain, les groupes parlementaires ont mis en avant deux candidatures qui constituaient un véritable pléonasme politique : celle de M. Loubet et celle de M. Méline. M. Méline et M. Loubet, c’est politiquement la même chose ; il est impossible à ceux qui les connaissent et qui ont suivi leur carrière, de marquer entre eux une différence. Ils ont toujours professé les mêmes opinions et agi de la même manière. Si on dépouillait à nouveau les scrutins auxquels ils ont pris part autrefois, lorsque tous les deux faisaient partie de la même Chambre, on verrait qu’ils ont constamment voté dans le même sens, au point qu’on n’arriverait pas à les distinguer l’un de l’autre par une nuance appréciable. Depuis, M. Loubet a été nommé sénateur, et enfin président du Sénat. Aussi longtemps qu’il a été simple sénateur, il a continué de défendre au Luxembourg les principes que M. Méline défendait au Palais-Bourbon. Devenu président, ses fonctions lui ont imposé une réserve dont il ne s’est pas départi. Il s’est alors, suivant l’usage, abstenu de voter, et a fermé sa porte aux reporters. Il n’a certainement pas changé d’opinion, mais il n’en a plus exprimé aucune : situation commode pour un homme politique, et particulièrement propre, en le mettant en dehors des querelles quotidiennes où d’autres s’épuisent et quelquefois s’usent, à lui refaire une sorte d’innocence aux yeux des partis et à le maintenir intact pour toutes les occasions. Tel est le seul avantage que M. Loubet avait, ou qu’il semblait avoir sur M. Méline : on va voir qu’on ne le lui a pas laissé bien longtemps. À cette exception près, celui-ci valait celui-là exactement ; et voilà pourquoi, si leurs deux candidatures avaient été posées ou maintenues l’une à côté de l’autre, les votes se seraient divisés suivant des préférences personnelles, et non pas d’après des considérations politiques. Il en serait résulté une confusion fâcheuse. Mais ce danger a été tout de suite écarté. M. Méline a, dès la première heure, fait connaître à M. Loubet sa résolution de ne pas poser de candidature contre la sienne, et il y est resté fidèle jusqu’à la dernière. Si quelques-uns de ses amis ont persisté à voter pour lui, c’est non seulement sans son adhésion, mais contre sa volonté formelle. On se demande, dès lors, d’où a pu venir l’extraordinaire malentendu qui a paru se produire, et qui n’est pas encore complètement dissipé.

Rien n’est pourtant plus simple : il est venu de ce que les radicaux-socialistes n’avaient pas de candidat et ne pouvaient pas en avoir. Ils ont cherché parmi eux et n’ont rien trouvé. C’est un phénomène politique d’autant plus remarquable qu’il est nouveau. À toutes les élections précédentes les radicaux-socialistes, même lorsqu’ils n’avaient qu’une demi-confiance dans le succès, avaient tenu à honneur de mettre en avant un des leurs. Il leur semblait alors qu’un parti qui n’osait pas se compter en public abdiquait, et ils ne voulaient pas abdiquer. Depuis, c’est-à-dire pendant la présidence de M. Félix Faure, ils ont été deux fois au pouvoir ; ils ont eu deux ministères qui leur appartenaient intégralement. Après les élections dernières, ils ont chanté si bruyamment victoire que beaucoup de personnes les ont jugés en effet maîtres de la situation. S’ils n’ont pas su la garder au ministère, ils ont du moins empêché les progressistes de l’occuper ; le ministère actuel, composé sous leur influence, est un ministère de concentration. On devait donc croire que les radicaux-socialistes étaient forts, extrêmement forts, plus forts que jamais ; eh bien ! ils ont donné eux-mêmes la mesure de cette prétendue force en s’abstenant de produire un candidat à la présidence. Autrefois, ils avaient présenté M. Henri Brisson, qui leur appartient corps et âme, qui représente leurs idées, leurs sentimens, leurs préjugés ; pourquoi ne l’ont-ils pas présenté au dernier Congrès ? Autrefois encore, ils avaient songé à M. Léon Bourgeois qui est jeune, actif, plein de ressources et de talent, qu’ils ont déjà pris pour chef dans plus d’une circonstance, et qui aurait été un candidat moins grave, mais plus brillant que M. Brisson, plus moderne, plus actuel : pourquoi ne l’ont-ils pas présenté davantage ? À cela, il n’y a qu’une seule explication, à savoir que les radicaux, qui ne cessent de parler de leur majorité, savent parfaitement bien qu’ils n’en ont pas. Lorsqu’il faudrait la montrer, ils reconnaissent intérieurement leur impuissance et laissent apercevoir leur embarras. Mais c’est la première fois que cette impuissance et cet embarras se manifestent d’une manière aussi éclatante. N’ayant pas de candidat, qu’ont donc fait les radicaux-socialistes ? Ils ont fait un choix entre les deux candidats progressistes ; ils se sont précipités du côté de M. Loubet, qui a vraisemblablement été surpris de ces concours inattendus, et ils ont adopté sa candidature, — toujours bruyamment, comme ils font toute chose.

Entre M. Loubet et M. Méline, s’ils ont donné la préférence au premier, c’est qu’ils ont jugé que l’élection de M. Méline serait, vu les circonstances, un succès plus direct, plus apparent pour les modérés ou progressistes ; il ne leur en a pas fallu davantage pour adopter M. Loubet. Soit, et ce n’est pas pour cela que nous leur chercherons querelle. N’ayant pas de candidat à eux, il fallait bien qu’ils se ralliassent à celui-ci ou à celui-là. Mais de quel droit ont-ils donné le change à l’opinion publique en affublant M. Loubet d’un costume qui n’était pas le sien ? De quel droit l’ont-ils habillé en radical et presque en socialiste ? Ils ont fait plus. La question qui, en ce moment, agite le plus les esprits et en égare un si grand nombre est celle de la révision d’un procès trop fameux. Sur cette question, les radicaux sont divisés ; qui ne l’est pas ? mais les plus ardens, les plus agissans, les plus influens d’entre eux sont ce qu’on appelle des révisionnistes. S’ils se contentaient de reconnaître, comme tant de bons esprits l’ont fait après la découverte du faux Henry, que la révision était devenue inévitable et nécessaire, il n’y aurait rien à dire. Malheureusement ils ne s’en tiennent pas là. Ils proclament par avance, avec l’intolérance d’un dogme, une innocence restée hypothétique ; ils imposent d’autorité leur conviction à tous ; ils s’efforcent de la faire prévaloir par des moyens quelconques. S’ils défendent une Chambre de la Cour de cassation, c’est pour attaquer les deux autres. S’ils proclament leur confiance dans la magistrature, c’est pour la refuser à l’armée sur laquelle ils font pleuvoir chaque jour des attaques nouvelles. Au reste, la psychologie de ce parti n’est plus à faire. Mais nous demanderons une fois de plus de quel droit les radicaux dont nous venons de parler se sont emparés de M. Loubet, en disant : C’est notre homme ! il est à nous ! son succès sera celui de nos idées ! Est-ce que M. Loubet a jamais rien fait, est-ce qu’il a jamais rien dit qui autorisât de pareilles suggestions ? Non, certes ; et c’est une chose vraiment surprenante de penser qu’on l’a choisi de préférence à tout autre, parce que, depuis plusieurs années, comme président du Sénat, il était resté en dehors des discussions ou au-dessus d’elles, et qu’en même temps, on lui a prêté des intentions, des principes, des tendances contre lesquels sa vie antérieure est une protestation. De toutes les comédies auxquelles nous avons assisté, celle-ci est la plus audacieuse ; car c’est une comédie, dans laquelle on a assigné un rôle à M. Loubet, bien entendu sans le consulter. Il est vrai qu’on ne lui demande pas de le jouer, on s’en charge pour lui.

Le résultat ne s’est pas fait longtemps attendre. Lorsque M. Loubet, revenant du Congrès de Versailles, est rentré à Paris, il a trouvé la ville comme démontée. Il ne servirait à rien de dissimuler qu’il a été mal reçu. C’est l’affaire d’un jour, nous en sommes convaincus, car rien n’est à la fois plus artificiel, ni plus injuste. Le caractère qu’on a prêté à M. Loubet n’est pas le sien. On lui a mis sur le front une cocarde qui ne lui appartient pas. Mais ceux qui ont opéré ce travestissement ont pu juger par le résultat de la popularité qu’ils ont su eux-mêmes acquérir. Ils ont voulu se donner l’illusion de porter triomphalement un homme sur le pavois : ce serait un pavois peu solide que celui qui reposerait sur leurs épaules. La réaction qu’ils ont provoquée a pris tout de suite une allure violente qu’on ne saurait, d’ailleurs, blâmer et condamner trop énergiquement. Il faut avoir vécu, jusqu’ici bien en dehors de la politique pour avoir pris, non seulement au sérieux, mais au tragique les attaques dirigées contre M. Loubet. Il faut, aussi, le bien mal connaître pour lui avoir adressé d’avance des injonctions, des sommations impérieuses et avoir voulu lui imposer telle conduite, ou lui dicter tel langage. Il ne s’en est pas ému. Le message qu’il a adressé aux Chambres est une œuvre de sang-froid et de modération. Il s’y montre ce qu’il a toujours été, un homme également éloigné de toutes les exagérations. Il parle beaucoup de conciliation, d’apaisement et de concorde, toutes choses très désirables, à coup sûr, et que nous voulons croire toujours réalisables, bien qu’elles ne paraissent pas absolument prochaines. Enfin, il reste lui-même, simple, modeste, mais résolu à remplir son devoir avec une obstination que, dit-il, « rien ne rebutera. » Il faut lui savoir gré de cet engagement. On a trouvé son message un peu terne ; le style, si l’on veut, manque de couleur et de chaleur ; il n’est pas assez vibrant pour plaire à ceux qui, depuis quelques jours, ont vibré à outrance : il y a pourtant là toutes les choses nécessaires. Il y est question des Chambres, de la magistrature, de l’armée, et, sur le respect qui est dû à chacune de ces grandes institutions. M. Loubet a écrit quelques mots très justes. Mais les uns auraient voulu qu’il parlât de la magistrature et non pas de l’armée, et les autres de l’armée et non pas de la magistrature ; il n’a évidemment satisfait ni ceux-ci ni ceux-là. Lorsque la bourrasque qui souffle encore sera tout à fait tombée, on reconnaîtra qu’il a dit ce qu’il devait dire, et que si son message manque d’éclat et de relief, il ne manque ni de sagesse, ni de prudence, qualités plus importantes. L’imagination populaire, un moment troublée, reprendra son équilibre, et à l’émotion injustifiée du premier moment succéderont de longues heures tranquilles et apaisées. Comme son prédécesseur, M. Loubet est sorti du peuple. Comme lui, il est le fils de ses œuvres. La démocratie laborieuse et récompensée de ses efforts, militante et triomphante, peut se reconnaître dans cette figure au même titre que dans celle qui vient de disparaître. Pourquoi n’accueillerait-on pas M. Loubet comme on a accueilli M. Félix Faure, avec bienveillance et confiance ? L’homme mérite ces sentimens : quant à savoir ce que sera le président, c’est encore le secret de l’avenir.

Ce n’est pas sa faute, évidemment, si sa prise de possession du pouvoir a été accompagnée des circonstances que nous avons rappelées, et de celles qui nous restent à dire. Il y a eu des arrestations destinées à produire quelque effet ; mais qui donc les a rendues inévitables ? Ne sont-ce pas ceux qui en ont été les premières victimes ? Ne sont-ce pas ceux qui, depuis plusieurs jours, agitaient l’opinion sans prétexte avouable, s’efforçaient de la passionner et de l’enfiévrer, et, après avoir esquissé dans la rue un commencement d’émeute, n’ont pas reculé devant des tentatives plus coupables ? Cette armée qu’on fait profession de tant aimer, on a essayé de l’embaucher pour la tourner contre la loi et contre son représentant le plus élevé : quelle plus grande offense pouvait-on lui faire ? Le fait s’est produit aussitôt après les obsèques de M. Félix Faure. Tout s’était bien passé jusque-là. Paris avait fait au président défunt des funérailles dignes de lui. La journée, une des plus belles de cette saison clémente, avait été éclatante de lumière. Mais le soir, au moment de la rentrée des troupes dans leurs quartiers, M. Déroulède, escorté de M. Marcel Habert, s’est dressé subitement devant un général et a saisi la bride de son cheval pour l’entraîner, avec sa troupe, du côté de l’Elysée. — Venez avec nous, général, lui disait-il : vous sauverez la France ! — Et ce général n’avait pas été choisi au hasard : c’était le général Roget, ancien chef de cabinet de M. Godefroy Cavaignac au ministère de la Guerre, et que, pour ce seul motif, on regardait comme un mécontent prêt à participer à tous les coups de tête. C’était faire injure au général Roget, et aussi à M. Cavaignac. Mais dans l’espèce d’hallucination qui trouble aujourd’hui tant de cervelles, les procédés sont les mêmes, bien que les uns en usent plus adroitement que les autres. De même que les radicaux et les socialistes avaient jeté leur dévolu sur M. Loubet sans se donner la peine de prendre son agrément, M. Déroulède et M. Marcel Habert ont jeté le leur sur le général Roget sans se préoccuper davantage de ce qu’il en pouvait penser. Ils le croyaient à eux : pourquoi ? parce que cela leur convenait ainsi. Le général Roget s’est trouvé être, ce qui n’étonnera personne, un soldat loyal et discipliné, ne connaissant que son devoir, et résolu à ne pas s’en laisser détourner. Que serait-il arrivé s’il en avait été autrement ? Dieu le sait. Ce que nous savons toutefois, c’est qu’une entreprise aussi puérilement machinée ne pouvait aboutir qu’à une échauffourée de quelques heures. La route est longue depuis la caserne de Reuilly jusqu’à l’Elysée. Ni les forces n’auraient manqué contre une folle équipée, ni le temps pour en disposer. M. Déroulède comptait sans doute sur la population de Paris. Ceux qui l’ont vue, du matin au soir, parcourir les rues et les boulevards savent à quel point elle était calme, tout entière à la pensée du jour, infiniment éloignée de toute entreprise criminelle. La foule, pas plus que l’armée, ne se serait pas laissé entraîner à la suite de M. Déroulède, pour aller au hasard de l’aventure, sans même savoir où. La prodigieuse impuissance de cet effort mal combiné désarme la sévérité.

Toutefois le gouvernement a eu raison de maintenir les arrestations faites, et de demander à la Chambre l’autorisation de poursuivre trois députés. Il ne faut pas jouer avec la loi plus qu’avec le feu. À côté de ces manifestations un peu ridicules, d’autres, plus sérieuses, pourraient se former. Une faiblesse, aujourd’hui, condamnerait demain à un déploiement d’énergie qui, peut-être, coûterait cher. Principiis obsta. C’est à l’origine d’un mouvement qu’il faut placer l’obstacle infranchissable. Il importe que, dès le premier jour, M. Loubet ne permette pas de croire qu’on peut violer en sa personne la constitution dont il a la garde et les lois tutélaires de l’ordre public.

On dit couramment que la Présidence de la République n’est rien, qu’elle n’a aucune autorité propre, qu’elle n’a qu’une valeur représentative et décorative ; et d’autre part, on attaque celui qui en est investi comme si son opinion, qu’on interprète dans un sens ou dans l’autre, pouvait être un élément de danger ou un principe de salut. Si les uns n’en attendent rien, les autres en attendent tout. Un sentiment très répandu aujourd’hui dans les classes les plus éclairées du pays voudrait que l’institution reprît une existence plus forte et exerçât une action plus intense : en même temps, le choix du Congrès s’est porté sur M. Loubet, parce que les circonstances l’avaient démarqué comme homme de parti, et qu’on connaissait assez peu sa manière de voir pour que chacun pût lui prêter la sienne avec quelque chance d’être cru sur parole. Nous vivons dans un monde composé d’antinomies singulières ! Il faut bien reconnaître, pourtant, que la Présidence est, ou du moins qu’elle pourrait être quelque chose, puisque les regards convergent sur elle, avec ardeur, avec passion. Tout le monde espère quelque chose du Président de la République, les uns en bien, les autres en mal : il n’est indifférent à personne. On ne se disputerait pas autour du fauteuil qu’il occupe, si dans l’opinion commune, c’était un siège naturellement destiné au repos. Nous sommes de ceux qui croient que, s’il est homme de caractère, le Président de la République peut faire beaucoup, et que, plus il fera, plus il aura le pays avec lui. Mais nous ne tomberons pas dans le travers de prêter nos propres sentimens à M. Loubet. Quelles ont été ses réflexions, à quelles méditations s’est-il livré, à quelles conclusions a-t-il pu arriver, pendant qu’il occupait silencieusement la présidence du Sénat ? Croit-il qu’il n’y a rien de plus à faire que ce qu’ont fait ses devanciers, ou comprend-il ses fonctions autrement qu’eux ? Nous le saurons un jour : pour le moment, on ne peut que poser ces questions sans essayer d’y répondre. M. Loubet nous a dit seulement qu’il était un bon républicain, ce qu’on savait déjà, et qu’il travaillerait à l’union et à la concorde, tâche difficile et laborieuse, dans laquelle il ne réussira que si on veut bien l’y aider.

Nous l’y aiderons de notre mieux. Les journaux ont publié un très grand nombre de discours qui ont été prononcés un peu partout sur tous les points de la France et des colonies. Nous en avons lu beaucoup : ils nous ont paru inspirés par le meilleur esprit. Dans le nombre, il en est un qui nous a frappé. Il vient d’un prélat que nous ne connaissons pas, l’évêque de Constantine. Après avoir rappelé les dernières paroles de M. Félix Faure, ce pardon qu’il accordait à ceux qui l’avaient offensé et qu’il demandait à ceux qu’il avait pu offenser lui-même : « Quand donc, Français, mes frères bien-aimés, s’est écrié Mgr Cazagnol, prononcerez-vous ces paroles de paix, et en inspirerez-vous votre conduite ? Pourquoi ces querelles byzantines ? Pourquoi ces discordes, ces cris de haine parmi les enfans de la même patrie ? Pourquoi ces divisions en face de l’ennemi qui observe tout ? Voulez-vous donc que l’histoire écrive, en parlant de notre époque : Il n’y eut alors que des ligueurs et point de Français ! Quand donc cessera-t-on de traiter en ennemies ces deux colonnes si nécessaires à l’édifice social, la justice et l’armée ? Que les Français se tendent la main et se réconcilient sur cette tombe ! » C’est un noble vœu, et nous le formons aussi : hélas ! comment ne pas reconnaître que sa réalisation reste incertaine ? Tout ce qu’on a pu obtenir de notre patience et de notre respect de la mort a été que nous ne nous disputions pas sur la tombe même de M. Félix Faure ; mais nous nous sommes disputés pendant qu’on la creusait ; et nous n’avons pas attendu qu’elle fût fermée pour nous disputer encore !

Francis Charmes.
ESSAIS ET NOTICES

LE DROIT DE LA GUERRE MARITIME, d’après les doctrines anglaises contemporaines[1].

La marque des sociétés civilisées, c’est que tout s’y complique à l’infini. La guerre elle-même n’y est plus toute simple ; le droit du plus fort est un droit. Dans les temps très anciens, ce n’était qu’un fait : on se battait à toutes armes ; tous les moyens étaient bons, et le vaincu appartenait au vainqueur, qui disposait en maître de sa personne et de ses biens. Peu à peu, de la rixe brutale entre particuliers est sorti le duel moderne, avec son cortège de prescriptions, d’usages et de cérémonies ; il a été entouré de formes auxquelles, socialement, il est presque plus grave de manquer que de désobéir à la loi positive ; et de la lutte brutale, entre tribus d’abord, et puis entre nations, est sortie la guerre moderne, qui a, elle aussi, ses formes, ses cérémonies, ses prescriptions, ses usages, et, en un mot, son droit.

Il ne s’est écoulé que deux siècles et demi entre le moment où Grotius écrivait le traité De Jure belli et pacis, qui pose les fondemens de la théorie et celui où Bluntschli essaya, dans le livre VIII de son grand ouvrage : le Droit international codifié, d’en rassembler et d’en coordonner les règles. Dans l’intervalle et depuis lors, il s’est formé toute une littérature du droit de la guerre ; si, d’un effort hardi, les maîtres ont embrassé l’ensemble, il reste aux disciples des coins à éclairer, des points à fixer, et, à mesure que les sociétés se transforment dans la guerre comme dans la paix, les assises mêmes de l’édifice à reprendre en sous-œuvre. À ce travail, qui malheureusement n’est pas près d’être définitif, et qui ne le sera peut-être jamais, M. Charles Dupuis apporte aujourd’hui une très utile contribution.

Il ne se propose pas d’étudier le droit de la guerre en général ; son plan est moins vaste ; il se borne au droit de la guerre maritime, et il le restreint encore : à ce droit considéré d’après les doctrines anglaises contemporaines. « Des événemens récens, observe-t-il justement, ont rendu un intérêt d’actualité aux multiples questions que soulève toute guerre maritime. Après avoir longtemps vécu dans la crainte d’une guerre sur le continent, l’Europe peut redouter plutôt des conflits sur les mers. » Les nations, trop à l’étroit, ont essaimé en colonies par-delà les océans. Elles voisinent et rivalisent en Afrique, en Asie, partout.

Parmi elles, l’Angleterre occupe une position spéciale. Non seulement elle est, comme métropole et en tant qu’île, au milieu de la mer, mais la mer est la route royale qui relie les extrémités de son immense empire, dont l’axe politique n’est pas le méridien de Greenwich, mais bien la ligne que suivent, dans la Méditerranée de Gibraltar à Suez, dans la mer Rouge de Suez à Aden, dans l’océan Indien, d’Aden à Bombay et en Australie, ses innombrables navires. D’autres puissances sont plus sédentaires, elles ont une base terrestre ; l’Angleterre est une puissance maritime et une puissance circulante ; elle n’est souveraine que par la mer libre, et, pour elle, la mer libre, c’est la mer anglaise. D’un pôle à l’autre et de l’Occident à l’Orient roule, sous le drapeau anglais, un courant ininterrompu « d’hommes anglais et de femmes anglaises, » comme disait Carlyle, qui portent aux bouts opposés du monde le génie anglais, la langue et les mœurs anglaises, la domination, la richesse, la force et les marchandises anglaises.

En conséquence, sa marine a beau être formidable, elle veut la rendre plus formidable encore. Elle professe maintenant cet axiome que « la flotte britannique doit égaler les deux principales flottes de guerre après la sienne, et déjà certains esprits demandent que les escadres anglaises égalent et puissent défier trois escadres réunies. » Nous osons espérer que ces flottes n’auront à figurer qu’en des revues où s’exalte à la fois et se rassasie de lui-même l’orgueil national. Mais, si le malheur voulait qu’elles servissent un jour, et que la guerre devînt inévitable ; — guerre terrible, choc épouvantable sur la mer, où ne se heurteraient pas seulement et s’entre-détruiraient des cuirassés, qui n’atteindrait pas seulement la marine marchande et le commerce des belligérans, mais qui, par contre-coup, frapperait aussi la marine marchande et le commerce des nations neutres ; — rien qu’à songer qu’une pareille guerre est possible, qui ne souhaiterait vivement d’en connaître à l’avance les conditions et les nécessités ? D’autant plus que ces conditions ne sont pas, pour tous les États maritimes, absolument les mêmes ; et quant aux moyens, partout les mêmes, dont tous prévoient et se réservent l’emploi, tous néanmoins n’y attachent pas la même valeur et ne mettraient pas le même scrupule à y recourir. Chacun d’eux, là comme ailleurs, pense, juge et agirait selon son tempérament ; et c’est ce que M. Dupuis a grandement raison de noter :

« Peut-être, dit-il, se fait-on en France quelques illusions ; peut-être y prend-on des désirs pour des réalités ; peut-être y oublie-t-on les exigences de toute lutte sur mer. Il est plus que probable, en tout cas, que l’on s’y méprend sur les conséquences de la Déclaration de Paris du 16 avril 1856. Cette déclaration célèbre a été signée par la plupart des États maritimes, notamment par la Grande-Bretagne. On en conclut volontiers que ses dispositions seraient appliquées de même manière par tous les États signataires. Il n’en est rien. Nous interprétons la Déclaration de Paris avec nos habitudes d’esprit ; nous donnons une portée absolue à des principes abstraits ; nous l’interprétons avec nos traditions ; ces traditions sont, en certains points, très libérales. Les Anglais ont toujours compris le droit de la guerre maritime d’une façon fort concrète, très positive, très pratique et très favorable aux belligérans. Leurs traditions donnent un sens autre aux formules qu’ils ont acceptées en 1856. »

À quelques nuances près, les divers États de l’Europe admettent nos règles et nos coutumes ; mais la Grande-Bretagne pratique un système tout différent, et les États-Unis d’Amérique suivent les doctrines anglaises, s’inspirent de la jurisprudence britannique. Ces doctrines, que sont-elles donc ? On l’imagine sans peine. Ce qu’est la Grande-Bretagne elle-même, ce qu’est l’esprit anglo-saxon. « Elles portent le reflet de l’esprit politique et juridique de la Grande-Bretagne ; elles demeurent fidèles aux formules traditionnelles, sauf à modifier la portée de ces formules pour tenir compte des besoins nouveaux ; elles sont empreintes du souci constant de l’intérêt britannique ; mais elles se distinguent surtout par une vue nette et précise des conditions et des nécessités de la guerre. » — Et, après les avoir ainsi définies en traits généraux, M. Ch. Dupuis les expose avec beaucoup de soin, telles qu’elles apparaissent dans les travaux des écrivains qui font autorité, des plus éminens d’entre eux ou des plus qualifiés par leurs fonctions, comme sir R. Phillimore, M. Holland, sir Travers Twiss, M. Hall, M. T.-J. Lawrence, sir H. Summer Maine, M. John Westlake.

C’est à marquer fortement « l’opposition des doctrines anglaises et de celles qui prévalent sur le continent en ce qui concerne le droit de la guerre » qu’est consacré presque tout le premier chapitre, qui sert d’introduction à l’ouvrage et qui en contient ou qui en résume la philosophie. Nous ne pouvons ici suivre l’auteur dans le détail de sa démonstration ; il nous suffit de répéter que le trait dominant, celui qui ressort par-dessus tout autre, c’est le sens positif et pratique des dures fatalités de la guerre, et je ne dirai pas le pessimisme, mais tout au moins l’absence complète d’optimisme, chez les Anglais, quant au présent et quant à l’avenir.

La guerre, ils le savent bien, sera toujours la guerre ; en d’autres termes, elle consistera toujours dans « le recours par un État à la violence pour contraindre un autre État à cédera sa volonté. » Du moins, on peut, — et, par cela seul qu’on le peut, on le doit, — n’en point inutilement augmenter les horreurs. Et c’est de ce point de vue qu’on a critiqué et réfuté en Angleterre les idées émises, il y a une quinzaine d’années en France, et dans cette Revue même[2], par l’amiral Aube, pour ce qui est notamment de « la guerre au littoral. » Cependant, en disant : « on a critiqué, » nous forçons un peu l’expression : les jurisconsultes, en effet, ont été unanimes dans leur réprobation, mais il n’en fut point de même des militaires. « Tout l’art de la guerre, écrivait alors un officier de la marine royale, consiste à frapper les points les plus faibles de l’ennemi où qu’ils soient et quels qu’ils soient ; il n’y a plus place pour le sentiment, dès que la guerre commence. Je dis fermement et ouvertement que, si un officier peut faire du mal à l’ennemi et produire la panique et la démoralisation en pays ennemi, il aurait tort d’hésiter un instant à rançonner ou à bombarder une ville du littoral, lorsque l’occasion s’offre à lui de le faire. » Or, vainement, par le progrès des temps, il s’est constitué un droit de la guerre ; si ce sont les jurisconsultes qui en dissertent, ce sont les militaires qui la font.

Voilà une vérité d’évidence dont il est peut-être prudent de se pénétrer, quand on prend garde que l’officier de marine qui signait en 1888 la page ci-dessus rapportée s’appelle, je crois, lord Charles Beresford. — Il y a dans le livre de M. Ch. Dupuis pas mal d’enseignemens non moins modestes, mais aussi salutaires ; et c’est pourquoi il faut le remercier de nous l’avoir donné. — C. B.


Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.

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  1. A propos du livre publié sous ce titre par M. Charles Dupuis, maître de conférences à l’École des Sciences politiques, secrétaire-adjoint de l’Institut de droit international. Paris, A. Pedone, 1 vol. in-8o, 1899.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 mars 1882, l’étude de M. l’amiral Aube sur la Guerre maritime et les Ports militaires de la France.