Chronique de la quinzaine - 29 février 1912

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Chronique n° 1917
29 février 1912


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les événemens parlementaires sont, depuis quelques jours, d’une importance immédiate assez médiocre, mais ils nous préparent pour l’avenir de sérieuses difficultés. Le Sénat, qui poursuit à la hâte la discussion du budget de 1912, a décidément incorporé dans la loi de finances une nouvelle loi sur les retraites ouvrières, et la Chambre, aux prises avec la réforme électorale, avance lentement au milieu de broussailles qu’elle accumule elle-même très consciemment devant ses pas. La nouvelle loi des retraites coûtera cher, dans un moment où notre situation financière aurait besoin d’être particulièrement ménagée. Quant à la réforme électorale, c’est la toile de Pénélope : la Chambre défait un jour ce qu’elle a fait la veille, après quoi, elle se repose de cet effort pendant plusieurs semaines. A marcher de ce train, on n’est pas près d’atteindre le but : les puissances de temporisation, ou plutôt d’obstruction, l’emportent de plus en plus.

Ce n’est pas la première fois que le Sénat sacrifie son opinion aux obligations qu’il croit résulter pour lui des circonstances. Après avoir voté autrefois le rachat de l’Ouest pour ne pas renverser le Cabinet Clemenceau, il est de sa part plus excusable de voter la nouvelle loi sur les retraites ouvrières pour ne pas ébranler le Cabinet Poincaré. Ce Cabinet jouit de la faveur publique ; aussi est-on disposé à lui faire de larges concessions ; mais il faut reconnaître que celles que le Sénat vient de lui faire ont été dures. On sait de quel discrédit la loi de 1910, sur les retraites ouvrières a été frappée dès le premier moment ; elle a suscité, dans le monde ouvrier, une méfiance qui est fort loin d’être dissipée ; la résistance a continué jusqu’ici et elle a été si générale que les partisans de la loi n’ont vu d’autre moyen de la faire accepter que de la changer. Elle a fixé l’âge de la retraite à soixante-cinq ans. Les ouvriers déjà âgés, ceux en particulier qui étaient dans le voisinage de la soixantaine, sollicités par un bénéfice évident et prochain, s’y sont naturellement conformés : ils avaient l’espoir, ou même la quasi-certitude d’atteindre l’âge de la retraite et il leur suffisait pour y avoir droit de faire un petit nombre de versemens annuels de 9 francs. Comment auraient-ils hésité ? Mais la charge qui, de leur chef, incombait à l’État était d’autant plus lourde qu’un plus petit nombre de versemens y correspondait. En revanche, les ouvriers jeunes répugnaient à faire des versemens pendant un grand nombre d’années en vue d’une retraite à laquelle beaucoup d’entre eux, la majorité sans doute, n’arriveraient pas. L’adhésion à la loi a donc été conditionnée par l’âge des intéressés : moins cet âge était avancé, plus les assujettis ont été récalcitrans. Dans cette situation, que faire ? Une idée très simple s’est présentée à l’esprit du gouvernement : abaisser l’âge de la retraite de soixante-cinq à soixante ans. Idée généreuse sans doute autant que simple : le malheur est qu’elle n’est pas moins onéreuse. On ne peut pas songer en effet à augmenter le chiffre des versemens ouvriers et patronaux, il faut donc bien que le budget paie la différence. Le Sénat a trop de bon sens pour n’avoir pas senti les inconvéniens de cette révision de la loi, et, s’il ne les avait pas sentis spontanément, l’admirable discours de M. Touron ne lui aurait pas permis de les ignorer. M. Touron est allé au fond des choses : il n’a aucune admiration pour cet « idéal » de tant de Français, qui consiste à avoir une retraite le plus tôt possible avec le minimum de travail. M. Touron craint que la loi nouvelle, en donnant aux ouvriers des mentalités de fonctionnaires, ne diminue en eux la force d’initiative qui en a élevé aujourd’hui un grand nombre au-dessus de leur condition première. Un horizon plus étroit, avec une plus grande facilité à en atteindre la limite, est-ce là ce qu’il faut proposer aux ouvriers dans la bataille économique à laquelle se livre le monde entier ? M. Touron ne le croit pas et le Sénat ne le croit certainement pas plus que lui. Et quelle imprudence d’augmenter dans une proportion considérable les charges du budget au moment où tant d’autres dépenses, notamment celles sur lesquelles on ne peut pas lésiner parce qu’elles intéressent la défense nationale, sont à la veille de s’imposer ! M. Touron a exposé tout cela avec une force convaincante : aussi le Sénat a-t-il été convaincu, si on en juge par les applaudissemens dont il a couvert l’orateur ; mais bientôt la parole habile et séduisante de M. le ministre du Travail l’a rappelé aux contingences ministérielles, et il a voté dans le sens du ministère. Video meliora... Voir le bien et le faire ont été de tout temps deux choses très différentes.

Quant à la Chambre, elle prend, quitte et reprend encore la loi électorale sans lui faire faire un pas décisif vers le dénouement. Il faut une grande subtilité d’esprit et une connaissance approfondie des manœuvres parlementaires pour voir à peu près clair dans la mêlée à laquelle nous assistons. A quoi bon demander à nos lecteurs un effort d’attention qui ne mènerait à rien et qu’il faudrait probablement recommencer dans quelques jours sur de nouveaux frais sans aboutir davantage ? Nous ne manquerons pas de les tenir au courant des résultats lorsqu’ils seront acquis, mais ce ne sera sans doute pas avant assez longtemps. Cette réforme du scrutin de liste avec représentation proportionnelle dont le pays a accueilli l’espérance avec satisfaction et qui, sans être une panacée capable de guérir tous nos maux, en atténuerait du moins quelques-uns, est en péril par les résistances que lui opposent les radicaux. Les radicaux sont les bénéficiaires du régime actuel ; s’ils en représentent tous les vices, ils en recueillent tous les avantages et, dès lors, tout changement leur répugne. Les mares stagnantes n’ont rien qui leur déplaise, ils y vivent à l’aise et ne pardonnent pas à M. Briand d’en avoir autrefois dénoncé la pestilence. C’est pour ce motif qu’ils se sont appliqués à lui rendre la vie impossible et l’ont amené à donner sa démission. Ils ont commencé à respirer sous les ministères Monis et Caillaux, mais ces ministères ont été de courte durée, et, après eux, la question électorale, qu’ils n’avaient pas pu éliminer complètement, est revenue tout entière et s’est imposée au gouvernement nouveau. Celui-ci est composé d’amis et d’adversaires de la réforme, mais les premiers dominent et les seconds se sont inclinés : peut-être se sont-ils seulement réservés. M. le président du Conseil, en particulier, est un partisan résolu du scrutin de liste avec représentation proportionnelle. S’il est disposé à faire, dans les applications de détail, les concessions nécessaires, il est résolu à maintenir intact le principe de la réforme et à en sauver l’essentiel : en quoi, il aura d’autant plus de mérite qu’il rencontrera devant lui, et il le sait bien, l’opposition, tantôt directe et avouée, tantôt indirecte et sournoise, mais non moins dangereuse pour cela, de ces mêmes radicaux qui, après avoir découragé M. Briand, espèrent bien recommencer avec lui le même jeu. Il a reçu déjà leurs députations et leurs sommations menaçantes, mais il a résisté à l’assaut, soit dans son cabinet, soit à la tribune, et jusqu’ici l’avantage lui est resté. C’est là néanmoins qu’est la grosse difficulté de son ministère.

Nous avons assez souvent parlé de l’apparentement pour n’avoir pas à y revenir. Il a été rejeté par la Chambre à une énorme majorité et les radicaux ont crié, après coup, qu’à partir de ce moment, ils étaient devenus les adversaires acharnés de la réforme électorale. On a quelques raisons de croire qu’ils l’étaient avant et que le rejet de l’apparentement n’a pas changé grand’chose à leurs dispositions : il leur a seulement fourni un prétexte à défaut duquel ils en auraient trouvé un autre. L’apparentement, à les entendre, avait été une transaction et un contrat formels entre les partisans de la réforme et eux : la transaction étant méconnue, le contrat était déchiré, ils ont annoncé qu’ils reprenaient leur liberté et qu’ils allaient en user. Ils l’ont essayé en effet, mais à leur énergie M. le président du Conseil a opposé la sienne. Aux raisons multiples, sérieuses, profondes, qui militent en faveur de la représentation proportionnelle, il en a ajouté d’autres qui résultent des votes antérieurs de la Chambre et de la situation qu’ils ont créée. — Qu’ai-je fait, a-t-il demandé, et que pouvais-je faire, en présence des votes redoublés de l’ancienne Chambre et de la nouvelle en faveur de la réforme ? J’ai pris ces votes au sérieux, je les ai considérés comme acquis, je n’ai pas cru que la Chambre s’était livrée à des démonstrations qui ne l’engageaient pas : si je me suis trompé, c’est à elle de le dire. — Un orateur radical, qui est un des adversaires les plus passionnés de la réforme, M. Breton, ayant proposé de voter l’ensemble d’un article dont on avait déjà adopté les dispositions successives, mais dont il soutenait que l’esprit avait été changé par la suppression de l’apparentement, M. le président du Conseil s’est emparé de cette proposition ; il l’a faite sienne ; il a demandé lui aussi à la Chambre de voter sur l’ensemble de l’article, avec la différence qu’il en demandait l’adoption tandis que M. Breton en conseillait le rejet. Et M. Poincaré a remporté une très belle victoire, il a eu une très forte majorité, mais il ne se fait probablement aucune illusion sur l’importance de ce succès, c’est-à-dire sur sa solidité.

Tranchons le mot, si le gouvernement est parfaitement loyal dans cette affaire, la Chambre ne l’est pas au même degré. Elle louvoie ; elle vote un jour dans un sens et le lendemain dans un autre ; elle gagne du temps. Le ministère ménage cette situation délicate. Il n’a pas jusqu’ici posé la question de confiance, se réservant de le faire plus tard, peut-être même seulement lorsque la loi, amendée par le Sénat, reviendra devant la Chambre. La Chambre et lui peuvent vivre ainsi côte à côte pendant assez longtemps, à la condition de ne pas se heurter par les points sensibles, et la réforme électorale abonde en points de cette espèce. Les majorités mêmes que le gouvernement a obtenues dans cette affaire ne sont pas de nature à inspirer une grande confiance pour l’avenir ; elles sont trop nombreuses, elles sont trop composites, elles comprennent à la fois des élémens d’extrême-droite et d’extrême-gauche ; ce sont des majorités de circonstance et non pas des majorités de gouvernement : nous entendons par là des majorités avec lesquelles on peut gouverner. Et c’est là une des infirmités du régime parlementaire, tel qu’il se comporte actuellement ; les partis n’y sont pas solidement constitués ; à tout propos, ils se mêlent et se confondent dans des coalitions de hasard, nécessairement provisoires, après lesquelles il ne reste que de la confusion. La réforme électorale, si elle est votée, atténuera peut-être ce vice d’organisation : elle aidera à se créer des partis mieux formés. Un des principaux argumens des radicaux contre la réforme consiste à dire que, s’ils se divisent en face d’autres partis qui resteront unis, ils seront battus quoiqu’ils aient la majorité. — Eh bien ! leur dit-on, ne vous divisez pas : la réforme a précisément pour objet de pousser les grands partis à prendre conscience d’eux-mêmes et à augmenter leur force d’union. — Les radicaux répondent à cela qu’ils ont l’habitude de se battre entre eux et que c’est une habitude difficile à perdre. Ils comptent sur le second tour de scrutin pour réparer la dispersion de leurs forces au premier ; mais, précisément, la réforme supprime ce second tour. A nos yeux, tous ces griefs contre la réforme font apparaître ses mérites : elle aura rempli un de ses principaux objets si elle supprime les détestables pratiques dont nous venons de parler. Mais les radicaux sont obsédés par une pensée secrète : Nous sommes bien ainsi, pourquoi changer ? Le régime électoral est bon puisqu’il nous élit.

Là sera peut-être un jour, que nous espérons lointain, la pierre d’achoppement du ministère. Il veut la réforme, il est sincère dans son affirmation, il l’est beaucoup plus que d’autres qui approuvent la représentation proportionnelle du bout des lèvres parce qu’ils l’ont promise à leurs électeurs et que leurs électeurs y tiennent ; mais, eux, n’y tiennent pas et ils seraient bien aises de la voir échouer sans qu’on pût dire que c’est de leur faute. Au fond de la situation actuelle, il y a cette équivoque. Soyons donc patiens et point trop exigeans pour le ministère. Nous n’attendons pas de lui qu’il nous donne toutes les satisfactions que nous pouvons souhaiter ; quand même il le voudrait, il ne le pourrait pas ; il faut bien qu’il vive avec les élémens parlementaires dont la Chambre se compose. On aurait beau agiter celle-ci, on n’en extrairait pas une majorité conforme à nos désirs : sachons donc les modérer.

On a fait d’ailleurs tant de réformes depuis quelques années que nous sommes moins pressés d’en voir de nouvelles et que nous nous contenterions volontiers d’un gouvernement qui se bornerait à bien gouverner. Le jour où nous aurions l’impression que notre diplomatie est habilement conduite, que nos finances sont gérées avec économie, que notre armée et notre marine sont mises au niveau de tous les devoirs qui peuvent subitement leur incomber, nous éprouverions un tel soulagement d’esprit et de cœur que nous n’en demanderions pas davantage, au moins pendant quelque temps. Les choses n’en sont pas encore là, mais il y a amélioration. Le gouvernement, c’est une justice à lui rendre, n’a pas oublié le mouvement d’opinion d’où il est sorti. Sa composition serait un paradoxe s’il en était autrement. En effet, c’est un Cabinet de coalition ou, si l’on veut, d’union républicaine, et la haute situation, le caractère, le talent de quelques-uns des hommes dont il se compose ne font que mieux ressentir les divergences qui existent entre eux. Le lien commun qui les a unis est le patriotisme. Dans ce gouvernement, les questions relatives à la défense nationale devaient donc tenir une grande place. On a fait confiance à M. Delcassé pour la Marine et à M, Millerand pour la guerre, et, jusqu’à présent, cette confiance a été justifiée. On a su gré à M. Millerand d’avoir promené dans les rues de Paris des retraites militaires : ce n’est pas un très grand fait, mais c’est un fait significatif. Nous avons eu des ministres, et même des ministres de la Guerre, qui auraient dit volontiers : Cachez cette armée que nous ne saurions voir. On savait que l’armée était tout près de nous, qu’elle travaillait admirablement dans ses casernes et ses champs d’exercice, mais on ne la voyait pas : c’est à peine si une fois par an, le 14 juillet, la population de Paris en avait le spectacle. L’effet produit par les retraites militaires de M. Millerand n’a été aussi grand que parce qu’on en était désaccoutumé. Il s’atténuera avec l’habitude et il faut même le souhaiter, car nous ne devons pas considérer le passage de retraites militaires dans nos rues et nos boulevards comme un phénomène surprenant. Toutefois la population parisienne aimera toujours à voir défiler des soldats ayant vraiment l’allure militaire et à entendre résonner tambours et clairons. La vieille fibre française en est réjouie. M. Mille land a bien fait de faire rentrer l’armée dans notre vie quotidienne : elle ne perd rien à être vue de près et nous y gagnons quelque chose à l’y voir, à cause des hautes obligations qu’elle nous rappelle et des sentimens qu’elle évoque en nous. C’est pourquoi l’applaudissement a été général. Maintenant que les retraites militaires sont rétablies, il sera difficile de les supprimer : si on le faisait, cela aussi aurait une signification. Aussi ne le fera-t-on pas de sitôt.

Le principal mérite du ministère actuel, même aux yeux de ceux qui n’approuvent pas toute sa politique, est de nous faire vivre dans une atmosphère plus saine. Beaucoup de petites choses autour desquelles nous nous disputions ont disparu ou ont été reléguées à la place subalterne où elles auraient toujours dû être. Cela vient surtout de ce que des choses naturellement grandes se sont imposées à notre attention et qu’il a fallu en tenir plus de compte qu’on ne l’avait fait jusqu’à présent. L’opinion l’a voulu ainsi : c’est elle qui a fait le ministère actuel et qui le soutient. Elle ne pardonnerait pas à la Chambre de le renverser.


On a tant parlé dans la presse du voyage de lord Haldane à Berlin que nous ne pouvons plus en rien dire de bien nouveau : essayons cependant d’en préciser la signification, laissant d’ailleurs au temps le soin d’en tirer les conséquences.

L’idée de ce voyage n’est pas née à Londres, mais à Berlin : c’est l’empereur Guillaume qui a exprimé le premier le désir de voir un ministre anglais, et on a estimé à Londres que le ministre de la Guerre était le mieux à même de remplir cette mission. Nous n’attachons pas à cette distinction plus d’importance qu’elle n’en a : l’idée qui est venue à l’empereur allemand aurait aussi bien pu venir au gouvernement britannique, mais enfin c’est à une invite allemande que celui-ci s’est rendu et il n’avait évidemment aucune raison de ne pas le faire. Il semble bien, toutefois qu’en partant pour Berlin et même en y arrivant, lord Haldane ne se rendait pas nettement compte du genre d’accueil qui l’y attendait, puisqu’il a prétexté d’un simple voyage d’études qu’il avait entrepris pour des intérêts personnels et privés. Avons-nous besoin de dire que personne ne l’a cru ? En tout cas, si quelqu’un avait eu la naïveté de le faire, il aurait été bientôt détrompé. Le gouvernement impérial, en effet, n’a pas caché l’importance qu’il attachait au voyage de lord Haldane ; il a reçu le ministre anglais comme un visiteur officiel ; les journaux ont été aussitôt remplis des invitations qui lui avaient été adressées et auxquelles il s’était rendu. Il a vu l’Empereur et le chancelier de l’empire et les conversations échangées entre eux et lui ont eu un caractère politique non seulement avoué, mais proclamé avec une solennité inaccoutumée, puisque, d’une part, le chancelier s’adressant au Reichstag-et que le premier ministre anglais s’adressant, de l’autre, à la Chambre des Communes ont tenu un langage analogue, peut-être même concerté, pour exprimer les espérances qu’ils avaient mutuellement conçues à la suite des entrevues de Berlin. Il était difficile de donner plus d’éclat à l’incident. Depuis lors, sir Edward Grey a saisi plusieurs occasions de s’expliquer à son tour publiquement sur le voyage de lord Haldane. Il a répété, en d’autres termes, ce qu’avait déjà dit M. Asquith, insistant d’ailleurs sur le fait qu’il n’y avait rien de changé dans la politique anglaise, que son orientation restait la même et que l’amitié avec la France et la Russie en était le pivot toujours solide. Les agences officieuses ont même été plus loin : elles ont dit tout de suite, et le fait a été confirmé depuis, que les gouvernemens de Paris et de Saint-Pétersbourg seraient tenus au courant par sir Edward Grey de tout ce qui aurait été fait à Berlin.

Qu’y a-t-on fait ? Si les gouvernemens intéressés le savent, l’opinion l’ignore et ne peut que le supposer. Le langage des ministres, soit anglais, soit allemands, a été très optimiste ; à l’entendre, il doit sortir de grandes choses des causeries de Berlin ; mais celui des journaux, soit en Angleterre, soit en Allemagne, — et nous parlons ici des journaux officieux, — a été loin d’exprimer la même confiance. Il y a eu même beaucoup de mauvaise humeur dans les journaux allemands. Ils ont tous combattu et repoussé l’idée que le gouvernement impérial aurait pu prendre des engagemens au sujet de la limitation des armemens maritimes. Une circonstance assez singulière, si on croit, et nous le croyons, que cette question des armemens a été un des objets des conversations de Berlin, a encore augmenté l’acrimonie de la presse allemande : pendant que lord Haldane causait avec l’Empereur et M. de Bethmann-Hollweg, le ministre de la Marine anglais, M. Winston Churchill, prononçait à Glasgow un discours retentissant qui n’était pas fait pour faciliter la tâche de son collègue. Il y a deux parties à distinguer dans le discours de M. Churchill. Tout le monde sera de son avis lorsqu’il a dit que la suprématie maritime était pour l’Angleterre une question de vie ou de mort : le jour en effet où elle cesserait d’exister, le commerce d’où l’Angleterre a tiré son immense richesse, et dont elle a d’ailleurs besoin pour sa subsistance, serait menacé et bientôt paralysé sur toute l’étendue des mers : alors l’Angleterre serait atteinte dans son existence même. Que M. Churchill ait dit cela, rien de plus légitime. Il pouvait même ajouter par comparaison, comme il n’a pas manqué de le faire, que les conditions d’existence de l’Allemagne étaient différentes, que sa puissance, qui s’était faite sans sa flotte, tenait en partie à d’autres causes et avait d’autres appuis, au point qu’elle resterait un très grand pays quand même elle perdrait sa force maritime ; mais il fallait s’en tenir là et M. Churchill a été plus loin : il a dit que sa flotte était pour l’Allemagne un « objet de luxe. » Aucun mot ne pouvait sonner à Berlin d’une manière plus désobligeante. Que le discours de Glasgow ait été relevé vivement par la presse allemande, nul ne s’en étonnera. Mais il ne semble pas que le gouvernement impérial s’en soit ému plus qu’il ne convenait et son attitude générale n’en a pas été modifiée. Il a été évident que si on a vraiment jeté à Berlin les bases d’un accord futur, on tenait surtout à ce que le monde le sût. Qu’en résultera-t-il ? Peut-être les armemens maritimes de l’Allemagne et de l’Angleterre seront-ils, cette année, un peu moindres qu’ils ne l’auraient été sans le voyage de lord Haldane à Berlin. Quant à une limitation conventionnelle des armemens, nous y croirons lorsque nous en verrons les effets et si ces effets sont durables. Détente, oui ; entente, non.

Qu’on désire une détente à Londres et à Berlin, il n’y a lieu pour nous d’en être ni surpris, ni inquiets, car nous aussi nous désirons une détente entre Berlin et Paris, et ce n’est pas notre faute si elle n’est pas plus complète. La crise de l’été dernier s’est résolue pacifiquement, ce qui est heureux pour tout le monde, et tout le monde souhaitait sincèrement cette solution ; mais enfin une autre aurait pu intervenir et on avait dû se préoccuper partout de cette éventualité. Des mesures de précaution avaient été prises et, bien qu’il n’y eût ni d’un côté ni de l’autre aucune intention agressive, une tension inévitable en était résultée dans les rapports des gouvernemens. Cette tension allait-elle continuer, alors que les motifs qui l’avaient fait naître n’existaient plus, du moins à l’état de menace imminente ? Pourquoi en aurait-il été ainsi ? Lorsqu’on était encore sous le coup d’émotions toutes récentes, nous avons entendu dire qu’il fallait resserrer la solidité des alliances et des ententes et, pour cela, se garder de ce qu’on a appelé toute « pénétration » d’un camp dans l’autre : les deux camps adverses en Europe devaient rester vis-à-vis l’un de l’autre comme des citadelles ennemies. Si on veut la guerre, rien de mieux ; mais si on ne la veut pas, cette attitude est-elle vraiment la meilleure ? On ne l’a cru ni à Berlin, ni à Londres : on a pensé qu’on pouvait en atténuer la rigueur sans être accusé de modifier sa politique générale. Sans doute tout est en évolution dans le monde ; choses et hommes ne sont pas tout à fait les mêmes de six mois en six mois, souvent même à de moindres intervalles ; c’est l’affaire de la diplomatie de surveiller de près ces changemens que la foule n’aperçoit pas toujours ; mais, parce que ces changemens se produisent et qu’ils sont inévitables, il ne faut pas croire à des volte-face complètes, à des modifications profondes, à des substitutions radicales d’une politique à une autre. En somme, ce sont les circonstances qui sont changées et elles le sont heureusement : profitons-en pour vivre avec les mœurs de la paix, sans oublier pourtant que la guerre peut survenir d’un moment à l’autre, surtout à celui où nous l’attendrons le moins.

D’autres rapprochemens que celui de l’Angleterre et de l’Allemagne peuvent se produire sans que nous ayons davantage à en prendre ombrage, celui, par exemple, de la Russie et de l’Autriche. La mort même du comte d’Æhrenthal peut y aider. Ce ministre entreprenant, mais qui s’est montré dans la seconde partie de sa carrière aussi prudent qu’il avait été hardi dans la première, avait amené entre la Russie et l’Autriche une mésintelligence qui n’était pas dans ses intentions et qu’il s’efforçait d’apaiser : peut-être son successeur y réussira-t-il mieux que lui, parce qu’il n’aura pas provoqué les mêmes susceptibilités. A tout cela nous n’avons rien à objecter. Il restera dans le monde assez de causes de conflits pour que nous n’ayons pas à regretter qu’on en supprime quelques-unes, à la condition bien entendu que les alliances, les amitiés, les ententes restent ce qu’elles ont été et ce qu’elles doivent être. Ce qui nous rassure à ce sujet, c’est, comme l’a dit M. Ribot au Sénat, que ces combinaisons politiques ne sont l’effet ni de la fantaisie, ni du hasard, mais bien d’intérêts profonds et permanens, et des obligations presque fatales qui en résultent. La surface des choses change seule : la communauté et l’opposition des intérêts mettent plus longtemps à le faire. Les alliances et les ententes, si elles ne sont pas éternelles, car rien ne l’est, sont du moins durables comme les intérêts qu’elles représentent. Et rien, dans la situation de l’Europe, n’en menace pour le moment la stabilité.


Il y aurait peut-être à se préoccuper davantage de la prolongation de la guerre italo-turque. Quels que soient l’intelligence et le courage de leurs officiers, et ils sont grands, les Italiens n’avancent pas dans la Tripolitaine. L’immense effort qu’ils ont fait et qu’ils continuent rencontre des résistances imprévues, qui tiennent en grande partie à la nature du terrain : ils en viendront à bout avec le temps, mais ce temps commence à leur paraître long et leur impatience augmente de jour en jour. La Porte, au contraire, souffre peu de la guerre et affecte de ne pas en souffrir du tout. Les Italiens ont envoyé des quantités d’hommes et de munitions dans la Tripolitaine : leur entretien coûte très cher. La Porte, paralysée d’ailleurs par son infériorité maritime, n’envoie rien en Afrique et laisse à Allah, qui est grand, le soin de faire face aux événemens. Sa confiance, jusqu’ici, n’a pas été trompée. Il y a 4 000 hommes de troupes turques en Tripolitaine et c’est un noyau qui ne peut pas augmenter, mais autour de lui les Arabes pullulent, poussés par le fanatisme de leur religion et de leur race et excités par la puissante congrégation des Sénoussi qui pourvoit à tous leurs besoins. Combien sont ces Arabes ? Vingt, trente, quarante mille ? On ne le sait ‘pas au juste ; leur nombre est probablement variable, car ils vont et viennent librement ; mais ils sont intrépides, méprisent la mort et présentent des qualités guerrières qui en font des adversaires redoutables. Ils sont d’ailleurs à peu près indépendans de la Porte et si celle-ci y mettait fin officiellement, rien ne prouve que la guerre cesserait effectivement. Les 4 000 Turcs s’embarqueraient peut-être pour rejoindre le poste qui leur serait assigné ; encore n’est-ce pas bien certain ; mais que feraient les Arabes ? Il faudrait les vaincre pour être maître du terrain.

Le parlement italien, qui vient de se réunir, s’est livré à des manifestations patriotiques du caractère le plus imposant. Il est impossible de n’en être pas ému. Les deux Chambres ont ratifié avec enthousiasme le décret qui a prononcé l’annexion de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque à l’Italie. Les discours prononcés, soit par des orateurs indépendans, soit par le gouvernement, témoignent tous de la même et ardente volonté de faire de ce décret une réalité : malheureusement, pour cela, il faut plus que des votes parlementaires. Aussi le bruit avait-il couru, et l’événement vient de le confirmer, qu’une action maritime de la flotte italienne coïnciderait avec la rentrée du Parlement. On ne savait trop ce que serait cette action ; on la donnait toutefois comme certaine et elle s’est en effet produite sous la forme d’une canonnade à la suite de laquelle un garde-côte et un torpilleur turcs ont été coulés dans le port de Beyrouth. Quelques boulets égarés sont venus tomber sur la ville et y ont fait quelques victimes. Cette opération de guerre est régulière, mais nous doutons qu’elle soit efficace : en revanche, si elle se renouvelle, les intérêts des Européens seront lésés plus ou moins gravement. C’est peut-être sur cette éventualité qu’on compte à Rome pour obliger les neutres à imposer la paix à la Turquie ; mais les démonstrations du parlement italien ne sont pas de nature à aider l’Europe dans cette tâche, si elle veut un jour l’accomplir. Ces démonstrations, qui sont assurément un grand et beau geste, sont de nul effet sur la Porte et ce n’est pas aux puissances, c’est à l’Italie elle-même qu’il appartient d’y donner la suite indispensable pour que le but en soit atteint. On ne voit pas comment l’Europe pourrait faire un devoir à la Porte de capituler avant qu’elle ait épuisé, ou du moins sérieusement entamé ses forces de résistance, qui sont encore à peu près intactes. Le moment viendra sans doute où, l’Italie ayant remporté des avantages décisifs, l’action des neutres pourra se produire avec plus de chances de succès : alors l’Europe ne manquera pas de faire à son tour le geste nécessaire pour arrêter une inutile effusion de sang. Mais on n’en est pas encore là

La Tripolitaine est perdue pour la Porte, et on s’en rend bien compte à Constantinople ; mais, si on finit par s’y accommoder de cette situation en fait, il sera éternellement difficile de la faire consacrer en droit. La Porte, qui subit notre présence et notre domination en Algérie et en Tunisie, ne les a jamais officiellement reconnues. Qu’avons-nous fait ? Nous nous sommes arrangés de manière à nous passer de cette reconnaissance, qui n’aurait plus aucun avantage pour nous et serait pour elle un grand détriment moral. Le plus sage, de la part des Italiens, est de poursuivre un résultat analogue. Nous avons conquis l’Algérie et occupé la Tunisie sans nous préoccuper de la Porte, sans lui rien demander, sans rien attendre d’elle, sans exiger qu’elle nous accordât ce qu’elle ne peut pas nous accorder. La Porte ne s’incline que devant le fait accompli, parce qu’elle croit que Dieu l’a voulu. Le fait italien, en Tripolitaine, est sans doute en bonne voie d’accomplissement, mais il n’est pas encore accompli.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.