Chronique de la quinzaine - 28 février 1919

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Chronique n° 2085
28 février 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Que la Conférence de la paix ne se lasse pas d’en faire le tour ou que le Conseil suprême de la guerre l’aborde directement, le point central de tout ce qui s’agite, se passe et se prépare est toujours la question allemande. L’Assemblée nationale s’est réunie à Weimar le jeudi 6 février. Afin que nul ne pût se méprendre sur les intentions qui l’avaient fait convoquer en ce lieu, on avait distribué à tous les députés cet avertissement attendrissant, mais encore de style militaire : « La lutte est finie, la lutte commence. Les armes d’airain s’arrêtent, les armes de l’esprit s’entrechoquent. Nous vous appelons au combat. Nous voulons créer du nouveau, nous voulons construire du nouveau. Nous voulons construire un nouvel État : un empire de l’esprit, un empire de l’esprit de Weimar. L’aurore de la Prusse s’est éteinte dans le fracas des canons de la guerre. Un nuage noir arrête nos regards ; une seule lumière brille au loin ; une seule voix se fait entendre : voix de l’idéalisme de Weimar. Aujourd’hui, à l’heure de l’ouverture des travaux de l’Assemblée nationale, toutes les cloches d’Allemagne se mettront à sonner. Les diplomates neutres sont invités à cette séance historique. » En même temps, et par une coïncidence curieuse, un certain nombre de professeurs et de publicistes découvraient qu’Emmanuel Kant était non seulement le plus grand, mais le plus représentatif des Allemands. Tout à coup, l’Allemagne oubliait qu’elle avait été la chose des Hohenzollern et de Bismarck, et ne sentait plus vivre en elle que l’âme du poète et du philosophe. Elle allait à Weimar y retrouver Goethe. Le malheur avait accompli ce miracle, qu’on annonçait au son des cloches et que « les diplomates neutres » étaient appelés à venir constater. Un tel changement, comme cela, si vite ! La « déprussianisation « subite de l’Allemagne, c’eût été la vraie révolution. Il valait mieux n’y pas croire sans l’avoir vu. D’ailleurs, la Prusse ôtée, il fût resté l’Allemagne, l’Allemagne d’avant la Prusse, l’éternelle Allemagne ; et dans Gœthe lui-même… Relisons la Campagne de France.

Mais un involontaire mouvement de sincérité, autant que l’indigence des ressources locales, avait poussé l’Assemblée nationale à tenir ses séances dans un théâtre. La scène convenait parfaitement à la comédie que l’on voulait jouer. Elle représentait l’ancien Reichstag impérial, avec son mobilier et ses accessoires. Dès le prologue, Ebert s’avança et dit : « Le gouvernement salue dans l’Assemblée nationale le seul et suprême souverain d’Allemagne. Le temps des rois et des princes par la grâce de Dieu est à jamais fini. » Il avoua : « Nous avons perdu la guerre, « et se déchargea sur le prince Max de Bade, dernier chancelier authentique, c’est-à-dire sur l’Empereur, de la responsabilité de l’armistice. Quant aux responsabilités de la guerre elle-même, fidèle à une tactique déjà vieille, Ebert ne s’attarde point à les rechercher. « Auprès de la misère qui s’est abattue sur nous, la question des responsabilités apparaît presque de minime importance… » Pourquoi, continue le premier Commissaire du peuple, « pourquoi nos adversaires nous ont-ils combattus ? Selon leurs propres témoignages, pour anéantir notre impéralisme. Celuici n’est plus, il est liquidé pour toujours. » Donc, plus d’obstacles à la paix. Mais que l’Entente prenne garde. « Nous prévenons nos adversaires de ne pas nous pousser à bout. » Sinon, le gouvernement tout entier fera comme le général de Winterfeld, découragé de voir que les conditions de l’armistice « sont devenues d’une dureté inouïe et ont été exécutées sans pudeur. » Alors, « il pourrait aussi être contraint de renoncer à collaborer ultérieurement aux pourparlers de paix et rejeter sur ses adversaires tout le poids de la responsabilité d’une nouvelle organisation du monde. » Pourtant, que veut le peuple allemand ? « Le peuple allemand a confiance dans les principes du Président Wilson, il attend la paix du Président Wilson. Il n’aspire qu’à entrer, avec des droits égaux, dans la Société des Nations, et y acquérir par son zèle et son activité, une position respectée. » Des responsabilités particulières, l’Allemagne n’en accepte ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans l’avenir. La guerre finie, le temps des rois fini, tout, pour elle, doit être fini. Elle « peut encore faire beaucoup dans le monde. » A son rang ? Non. En avant et au-dessus. ’Peujours Deutschland vber ailes. « Nous sommes entrain de marcher à la tête du monde au point de vue socialiste. » C’est précisément de quoi se vantent depuis un an les bolcheviks russes. Le monde serait bien ingrat, s’il n’en montrait de la reconnaissance, ! Avec la paix, le peuple allemand réclame, — il ose réclamer, — « la justice. » Il prie les peuples, hier ses ennemis, de ne pas détruire en lui toute espérance, « en opprimant sa vie économique. » Et ce serait l’opprimer que de le contenir dans ses limites de 1866 ). Loin de consentir à perdre quoi que ce soit pour avoir perdu la guerre, il faut qu’il y ait gagné quelque chose. Ebert l’a déclaré franchement : « Nous ne songeons pas non plus à renoncer à réunir la nation allemande tout entière dans le cadre d’un seul État. Je suis certain de parler selon le sentiment de toute la nation en saluant sincèrement et avec joie la manifestation de l’Assemblée nationale de l’Autriche allemande et en y répondant avec la plus cordiale amitié. Nos camarades de race et de destinée peuvent être assurés que nous leur souhaitons la bienvenue dans le nouvel État de la nation allemande, les bras ouverts et le cœur joyeux. L’Allemagne ne peut plus retomber dans l’ancienne misère d’émiettement et de rétrécissement ; seule une Allemagne grande et unie peut nous apporter une vie économique florissante. »

Enfin, comme si Goethe et Kant ne suffisaient pas, le gouvernement des Commissaires du peuple se raccrochait à Fichte, et, lui empruntant sa musique, — n a-t-on pas dit ses leitmotiv ? — affirmait vouloir, à sa suite, « ériger l’État de droit et de vérité fondé sur l’égalité de tous les humains. » Plusieurs passages de ce discours inaugural ont été vigoureusement applaudis, quelques-uns même acclamés ; un seul a soulevé des protestations timides et comme retenues : c’est celui où Ebert assurait que le temps des rois et des princes était « à jamais fini. »

Dans le même instant, — car il s’agit d’une opération concentrique, — « l’Assemblée nationale provisoire de l’Autriche allemande » dirigeait ses yeux et ses vœux vers Weimar, c’est-à-dire encore vers Berlin. Son président, Dinghofer, donnait lecture d’une résolution des représentants des partis, saluant l’Assemblée constituante de la République allemande, qui venait de se réunir, et « exprimant l’espoir qu’elle réussira, d’accord avec le Parlement de l’Autriche allemande, à renouer le lien rompu de force en 1866, réalisera de la sorte l’unité et la liberté du peuple allemand, et unira pour toujours l’Autriche allemande à la patrie allemande. » Cette union, cette réunion, l’unité de « toute la patrie allemande, » la reprise de l’idée du Gross-Deutschland, la réparation de « la faute » de Bismarck qui, par Sadowa, avait expulsi’l’Autriche de l’Allemagne, voilà le grand objet et le grand dessein, au sortir de la terrible lutte qui a étendu sur le carreau la Monarchie austro-hongroise à côté de l’Empire allemand. Vienne et Weimar y travaillent en commun. A peine élu président de l’Assemblée nationale allemande, le docteur David, socialiste majoritaire, et le plus impérialiste, dans tous les sens du mot, de la Sozial-démocratie impériale, a appuyé, dans son remerciement, sur cette pensée qu’il savait au bord de toutes les lèvres ou au fond de tous les esprits : « La nation sœur, l’Autriche allemande, appartient aussi au pays et au peuple allemands. J’espère pouvoir bientôt souhaiter ici la bienvenue en qualité de collègues aux députés de l’Autriche allemande. (Approbations et applaudissements enthousiastes. ) » Auprès d’ovations aussi unanimement délirantes, on peut négliger l’épisode burlesque d’une soi-disant délégation d’Alsace-Lorraine qui se présentait conduite par l’ancien ministre de la Guerre prussien, Alsacien renégat, le général Scheuch, et qui demandait à être admise à l’Assemblée de Weimar, sans autre mandat que celui qu’elle s’était elle-même donné, la « tyrannie française » ayant interdit toute élection dans ce qui fut « le territoire d’Empire. » Si grossier que soit le sens allemand, il a quand même perçu le ridicule d’une farce par trop forte, et l’on a renvoyé chez eux, dans leurs domiciles de la rive droite du Rhin, ces prétendus représentants de l’Alsace-Lorraine, reconnus indésirables sur la rive gauche.

L’Assemblée une fois constituée, le secrétaire d’État à l’Intérieur, docteur Preuss, a développé l’exposé des motifs de son projet de loi sur l’organisation provisoire des pouvoirs publics. Il a naturellement commencé par définir le Reich, l’Empire, qui est, a-t-il dit, « l’ensemble du peuple allemand, » et par définir cet ensemble, que complétera, a-t-il ajouté, « l’accession de nos frères allemands d’Autriche. » Le peuple allemand se sent porté, par la force des événements, et comme par une espèce de fatalité issue d’eux, vers « une unification plus achevée. » « C’est, fait observer le ministre, non seulement une impulsion du sentiment, mais la conséquence d’une dure nécessité matérielle. Si l’Allemagne, après tout ce qui est arrivé, veut de nouveau compter parmi les nations, elle doit plus que précédemment renforcer son unité et sa puissance. » On a bien lu, et il importe de bien lire : après tout ce qui est arrivé. Après la guerre, après la défaite, après la révolution, malgré « tout ce qui est arrivé, » à cause de « tout ce qui est arrivé, » l’unité allemande, la puissance allemande, ne peuvent pas être affaiblies, elles doivent être renforcées. Le docteur Preuss entonne à son tour l’hymne du pangermanisme exalté, dont pas une note ne s’est assourdie : « Plus encore que dans le bonheur, il faut répéter maintenant dans la douleur et la souffrance de notre peuple : « L’Allemagne, l’Allemagne au-dessus de tout ! »

Il n’est pas douteux qu’il n’y ait en cette direction un mouvement si fort qu’il est, du dedans, irrésistible, et que ce courant ne soit contrarié par aucun contre-courant. L’Assemblée nationale de Weimar a reçu une adresse du Comité central des conseils d’ouvriers et de soldats, que les journaux qualifient avec raison de « violemment unitaire et centraliste. » Qu’on en juge par deux ou trois de ses propositions : « 1° Le développement politique et économique de l’Allemagne a exigé impérieusement, avant même que la révolution eût éclaté, que l’Allemagne soit transformée en un État centralisé : 2° La révolution des ouvriers et des soldats a confirmé complètement cette exigence et a révélé qu’elle était absolument nécessaire pour assurer le développement politique, économique et social de la politique allemande, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. » La fin de l’hégémonie prussienne (en la supposant certaine et définitive) ne fournit qu’un argument de plus en faveur de la concentration de l’Allemagne : elle doit faire disparaître les craintes ou les inquiétudes des autres États, et d’abord des États du Sud ; et la passion pangermaniste s’accorde en ce point avec la doctrine marxiste, qui ne peut produire ses pleins effets que dans un État politiquement et économiquement centralisé. D’où : 6° « Les conseils des ouvriers et des soldats ne pourront trouver leur emploi dans la nouvelle constitution allemande et ne pourront défendre à l’avenir les intérêts ouvriers que si l’Allemagne ne voit pas se reconstituer le droit de souveraineté des divers États allemands. Aussi est-il nécessaire de combattre de la manière la plus énergique les manifestations pai ticularistes. La tâche essentielle de l’Assemblée nationale de Weimar est de constituer un État centralisé. L’Assemblée nationale de Weimar aura pour mission de préparer la reconstitution de l’Allemagne, aussi bien au point de vue économique qu’au point de vue politique, ainsi que de préparer une nouvelle distribution territoriale des États allemands. Ces pouvoirs ne peuvent être limités par aucune autre Assemblée, notamment par aucune Assemblée nationale des États confédérés. »

Le projet de loi du docteur Preuss qui organise les pouvoirs provisoires de l’Empire, étant nettement centraliste, ne devait donc pas rencontrer, et, en fait, n’a pas rencontré de difficultés. La seule modification intéressante a consisté dans une addition à l’article 2, addition proposée par MM. de Payer, Loebe, Posadowsky et Rieser, autrement dit : de droite et de gauche, et qui porte : « La Commission des États est formée des représentants des États libres allemands dont les gouvernements sont constitués sur la base des élections au scrutin général, égal, secret et direct. Jusqu’au 31 mars, les autres États libres peuvent également y envoyer des représentants. » Les autres États libres ? Si nous voulons savoir lesquels, comparons les deux paragraphes. Le premier dit : « Les États libres allemands. » Mais la restriction : « allemands » n’est point dans le deuxième. Du rapprochement il résulte que les États visés ou sollicités en dernier lieu sont des États présentement non allemands. En géographie et en droit public, sur la carte et dans les traités, ils s’appelaient jusqu’ici l’Autriche.

Quand les pouvoirs d’Empire ont été, par l’adoption du projet Preuss, provisoirement, mais suffisamment organisés, rien ne s’opposait plus et tout invitait à ce que les fonctions créées créassent aussitôt leurs organes. M. Ebert a été élu Président de l’État allemand par 277 voix sur 379 bulletins déposés (le total des membres de l’Assemblée est de 421). Le comte Posadowsky a obtenu 49 suffrages ; peut-on penser que ce furent 49 témoignages de regret et de fidélité à l’ancien régime ? MM. Erzberger et Scheidemann eurent chacun une voix, ce qui est plus gênant que de n’en avoir pas. En proclamant le résultat, le camarade David qui présidait, — et c’est bien là le cas de lui appliquer l’épithète de « camarade, » — fit un pompeux éloge de l’ouvrier sellier qu’une étonnante fortune, après l’avoir ballotté de métier en métier, donnait comme successeur aux Hohenzollern. Et puis, Ebert lui-même prit la parole. De sa réponse, pavée de bonnes intentions qui regardent surtout l’Allemagne, il n’y a pour nous à souligner qu’une phrase, celle-ci : « Nous ne voulons fonder notre État que sur la base du droit de libre disposition à l’intérieur et à l’extérieur. Pour l’amour du droit, nous ne voulons cependaut pas tolérer qu’on prive nos frères du droit de vote. » Ce « droit de libre disposition » que l’Allemagne revendique et dont elle se fait, « pour l’amour du droit, » le champion inattendu, nous le connaissons et le reconnaissons : c’est un signe aux Allemands d’Autriche ; quant aux Alsaciens-Lorrains, aux Danois, ou aux Polonais, pas un ne s’imaginera qu’un appel allemand à « nos frères » puisse s’adresser à eux ; ils n’ont pas si tôt oublié, jamais ils n’oublieront que, pour leurs droits et leurs libertés, la fraternité allemande avait un second terme, et que c’était : la mort.

Le plus pressant souci du Président Ebert, entrant de franc jeu dans son rôle constitutionnel, a été de former un gouvernemenl. Il en a confié le soin à M. Scheidemann, autre camarade. Le cabinet Scheidëmann se caractérise en gros par ce trait qu’il est tiers-parti ; disons, pour ne pas prêter à équivoque, qu’il se compose des apports de trois factions : les socialistes majoritaires, les démocrates, le Centre catholique. Les noms mêmes de tous ces ministres, comme il arrive, nous apprendraient peu de chose, à part trois ou quatre, sous lesquels on découvre des personnages connus. Le comte de Brockdorfî-Rantzau, par exemple, reste aux Affaires étrangères, et il a beau s’évertuer à prouver qu’on peut « être comte et démocrate », il y a beaucoup plus de chances encore pour qu’étant comte et diplomate, on soit pangermaniste et impérialiste, dans l’acception nationale du mot. M. Noske, ministre à poigne, socialiste autoritaire, est maintenu à la Guerre, qui, pour le moment, est aussi la Police. Enfin, le docteur Preuss, personnellement, conserve le ministère de l’Intérieur : on le lui devait bien, puisqu’il a rebâti ou recrépi la maison. M. Erzberger reçoit ce prix de consolation : un titre de ministre sans portefeuille. Il en est de même du camarade David, qui a cédé la présidence de l’Assemblée à M. Fehrenbach, homme du Centre, pas même démocrate, simple quart de camarade, dont on se rappelle la très fugitive velléité de résistance, aux débuts de la révolution, lorsqu’il était ou se croyait encore président du défunt Reichstag. Ce sont ces « utilités » qui servent aux transitions, c’est de ces planches banales qu’est fait le pont par où les peuples passent d’un temps et d’un système à un autre système et à un autre temps. Des conservateurs de ce genre manquent rarement aux révolutions : ils y conservent, au moins, jusque dans ce qui est réellement changé, les formes de la tradition, l’ombre des familières coutumes.

Le chef du gouvernement, Scheidemann, a exposé sans différer son programme, très long, à la mode du pays et du parti, mais dont on nous a donné un résumé sec et clair ; « La tâche de l’avenir immédiat, a précisé le président du Conseil des ministres, peut être résumée dans les points essentiels suivants : renforcement de l’unité de l’État au moyen d’un fort pouvoir central (pure essence, quintessence de tous les discours et programmes allemands, après comme avant, et peut-être plus après qu’avant la révolution) ; conclusion immédiate de la paix ; adhésion au programme du Président Wilson ; refus de toute paix de violence ; rétablissement du territoire colonial allemand ; rapatriement immédiat des prisonniers de guerre allemands ; réception de l’Allemagne dans la Ligue des Nations, avec droits égaux ; désarmement général et réciproque ; constitution de tribunaux généraux d’arbitrage pour éviter les guerres ; abolition de la diplomatie secrète. » Parmi les différents articles de ce programme, les uns sont mis là parce qu’on y croit, les autres parce qu’on voudrait y faire croire : les uns sont des thèses, ou des convictions, ou des opinions, les autres sont du bluff. Les commentaires de l’orateur, au lieu d’éclairer le texte, l’ont plutôt obscurci, sauf sur le chapitre du droit des Allemands de partout à disposer librement d’eux-mêmes pour parfaire et sceller l’unité allemande. M. Scheidemann avait d’abord dit : « Le temps de la domination universelle est maintenant passé, » Et cette observation avait l’air d’être dirigée contre l’ancienne politique impériale ou impérialiste ; mais on la retourne contre la politique qu’il prête faussement à l’Entente : « Dorénavant, aucune puissance au monde ne pourra se hasarder, sans être troublée (Tu la troubles ! reprit cette bête cruelle), à porter atteinte au droit politique égal de nos compatriotes, » Plus loin, M. Scheidemann explique : « Nous demandons le maintien du programme du Président Wilson, d’après lequel l’Allemagne doit être la patrie de tous ceux qui veulent être Allemands et Allemands libres. » Et nous, nations alliées et associées, nous voilà ramenées au carrefour où, pour entrer dans l’Allemagne allemande, accourent les Allemands d’Autriche.

Fort peu nous chaut de savoir quelle sera la structure interne de l’Allemagne, dès lors que nous aurons dans tous les cas devant nous, plus ou moins ouvertement, plus ou moins hypocritement, une Allemagne unie et centralisée ; et l’on vient de voir que personne en Allemagne n’en conçoit, n’en comprend et n’en consent une autre. Il ne nous importe guère davantage d’avoir en face de nous une république ou un Empire, si c’est au fond le même État ; et c’est avoir une grande confiance dans la vertu des formes constitutionnelles que de les croire capables de changer un type de peuple séculairement fixé. Mais, en revanche, il nous importe beaucoup de surveiller la figure extérieure qu’aura l’Allemagne de demain, car de cette figure, et proprement du tracé de ses frontières, dépendra en partie sa force ; et de sa force dépendra longtemps sa conduite, d’où dépendra toujours notre sécurité.

Encore sous le coup du désastre, quelle politique se propose-t-elle ? Le ministre des Affaires étrangères, comte de Brockdorff-Rantzau, la dessine hardiment : « Nous nous en tenons, proclame-t-il, aux principes wilsoniens, selon lesquels aucune indemnité ne doit être payée au vainqueur, ni aucun territoire ne doit lui être cédé. » Il faut à l’Allemagne la liberté du commerce, qui a pour condition la liberté des mers. « Vouloir contraindre l’Allemagne à entrer dans la Ligue des peuples sans une flotte de commerce serait un bouleversement violent dans sa vie économique, qui constituerait une menace pour la paix générale. » Déjà ! « L’Allemagne ne peut pas entrer dans la Ligue des nations sans colonies. » (Mais qui donc la contraint ou seulement l’invite ?) « D’autre part, nous devons nous attendre, gémit M. de Brockdorff, à perdre des parties précieuses de notre propre territoire national. » Avant tout, l’Alsace-Lorraine. Mais l’Allemagne proteste. Elle proteste (quarante-huit ans d’une domination douce ne lui en donne-t-elle pas le droit !) contre la « welchisasation forcée » de la « terre d’Empire. » Elle proteste contre « le plan français d’adjoindre à l’Alsace-Lorraine le territoire prussien de la Sarre et le Palatinat bavarois. » C’est là « de l’impérialisme, qui doit être condamné aussi énergiquement que les anciennes visées des expansionnistes allemands sur les bassins de Longwy et de Briey. » Vaincu, l’Allemand condamne, mais qu’eût-il fait, vainqueur ?

La défaite l’a humanisé en apparence, et le voici sous son nouveau faux-semblant : « Il ne convient pas que l’Allemagne et la France se considèrent toujours comme des ennemies héréditaires et se tiennent en face l’une de l’autre armées jusqu’aux dents. » Toutefois, comme Ebert, comme Scheidemann, comme David, comme tous, le comte de Brockdorff-Rantzau y revient et y insiste. Cette Allemagne aimable, qui va remplacer l’autre, doit être non pas diminuée, mais augmentée. On vient de nous dire ce qu’elle entend ne pas céder, on va nous dire ce qu’elle entend acquérir. « Un État uni est la forme véritable, vitale, la forme naturelle de l’Allemagne. Ni des Suisses ni des Hollandais, nous ne pensons à faire des Allemands. (Grand merci !) Des peuples Scandinaves, nous n’annexerons que les légendes du passé et les poètes du présent. Mais, avec nos frères autrichiens, nous fîmes, jusqu’à la chute du Saint Empire romain, une seule nation germanique. Notre histoire fut commune. Si nous nous retrouvons maintenant ensemble, nous savons que nous entreprenons simplement de corriger une faute commise lors de la fondation de l’Empire. » M. de Brockdorff remet au point M. de Bismarck ; 1919 effacerait 1866 ; et la débâcle de l’Allemagne impériale ne serait que l’occasion ressaisie de refaire la grande Allemagne. Là-dessus, qu’on se le dise, point d’hésitation, point de dissentiment. « Nous souhaitons la bienvenue aux Allemands d’Autriche, a répliqué l’un des leaders socialistes, appuyant le ministre des Affaires étrangères. Un fort pouvoir central n’a jamais été plus nécessaire qu’aujourd’hui. Le victorieux orgueil de nos ennemis nous menace de morcellement : nous nous élevons contre cela : ce qui est allemand doit rester allemand, à l’Est et à l’Ouest. » Non plus que l’âme allemande, la politique allemande n’a varié d’un iota ; elle ne connaît jamais qu’une règle : ne rien rendre, prendre le plus possible.

C’est dans ces dispositions générales de l’esprit allemand que la Commission d’armistice a regagné Trêves pour convenir d’un troisième renouvellement. Cette négociation, qui s’annonçait assez difficile, avait été l’objet, elle aussi, d’une mise en scène soignée, protestation préalable de l’Assemblée nationale constituante contre « une paix de violence, » et même contre toute « paix dictée ; » contre « des conditions d’armistice exagérées, tendant à amener la ruine du peuple allemand et de sa vie économique ; » contre « toute tentative en vue de porter atteinte au droit de libre disposition de l’Alsace-Lorraine ; » contre « la proposition d’arracher au peuple allemand ses colonies ; » contre « le procédé inouï de vouloir enquêter d’une façon unilatérale sur les causes de la guerre et de citer, en violation du droit des gens, devant une cour de justice non allemande, de soi-disants prévenus. » Car telles sont les attentions indulgentes de la République socialiste pour l’ex-Empereur et ses conseillers ! De ces griefs multiples, les uns se réfèrent à l’armistice même, les autres à la paix future, mais c’est le calcul allemand de mêler les choses pour les embrouiller et, ainsi, brouiller les hommes. En arrivant à Trêves, lecture parle général de Hammerstein, successeur du général de Winterfeld, parti sur une démission retentissante, d’une protestation supplémentaire, avec cette conclusion, qui était encore une manœuvre, toujours la même : « Le peuple allemand compte absolument que désormais on ne s’écartera pas des principes posés par le Président Wilson et que, par conséquent, au lieu de nouvelles aggravations, on lui accordera des adoucissements dont il a besoin pour organiser l’ordre intérieur du nouvel État. » Au surplus, on répandait l’information que la Commission avait reçu de Berlin l’ordre formel de ne prendre au nom de l’Allemagne aucune déciion définitive sans y avoir été autorisée par le gouvernement. Si bien que quelques-uns se demandaient, rassemblant certaines données, certains indices recueillis au cours des dernières semaines : Signera-t-elle ou ne signera-t-elle pas ? L’Allemagne a signé. Elle a accepté une prolongation d’armistice, qui n’est encore qu’une préparation à la paix ; paix non « de violence, » mais de justice, et de toute manière « paix dictée. » Si on ne la lui dictait pas, il n’y aurait jamais de paix ; de même que, si le maréchal Foch ne l’avait point pris sur un ton sévère et s’il n’avait fixé un délai péremptoire, il serait encore à Trêves. En elle-même, la quatrième convention d’armistice ajoute peu aux stipulations précédentes, excepté en ce qui concerne l’attitude des troupes allemandes envers les Polonais « dans la région de Posen ou dans toute autre région ; » elle leur assigne une ligne qu’elles ne devront pas dépasser, et qui coïncide à peu près avec les anciennes frontières de la Prusse orientale de la Prusse occidentale et de la Silésie. Le renouvellement n’est accordé que « pour une période courte, sans date d’expiration, à laquelle les Puissances alliées se réservent de mettre fin sur un préavis de trois jours. Enfin, cette nouvelle convention servira à « poursuivre et achever » l’exécution des trois autres. Espérons-le, ou, plus exactement, n’en désespérons pas. D’ailleurs, c’est bien ici que nous sommes tout à fait dans le provisoire ; et l’on approche du dénouement. A son retour à Weimar, le ministre d’État Erzberger a défendu devant l’Assemblée nationale l’attitude du premier plénipotentiaire allemand Erzberger. On lui reprochait de s’être soumis : il en a donné la meilleure raison : « M. le député Vogler, a-t-il répondu, a oublié une chose, qui n’est pas du tout un fait sans importance : c’est que nous avons perdu la guerre. » Tant il est vrai que l’Allemagne n’a pas moins de peine à se placer dans l’état d’esprit de la défaite, nue nous à entrer et à demeurer dans l’état d’esprit de la victoire !

Cependant, à Paris, la Conférence de la paix rédigeait, en vingt-six articles, le « pacte de la Société des Nations. » Comme ce n’est encore qu’un projet, et comme, assurément, on en reparlera, nous remettrons àplus tard pour l’analyser en détail. La première impression est qu’on n’a pas fait depuis La Haye tout le chemin qu’on s’était flatté de faire. Nous saluons avec sympathie la naissance de la Société elle-même, de ses sessions de délégués, de son conseil exécutif, et de son secrétariat international permanent. Nous saluons la promesse de recours à l’arbitrage, la cour d’arbitrage, la cour permanente de justice internationale. Mais où est la gendarmerie ? Sans doute, l’article 10 voudrait être rassurant. Il porte : « Les hautes parties contractantes s’engagent à respecter et à préserver, contre toute agression extérieure, l’intégrité territoriale et l’indépendance politique de tous les États adhérents à la Société. En cas d’agression, de menace ou de danger d’agression, le conseil exécutif avisera aux moyens propres à assurer l’exécution de cette obligation. » Le conseil de la Société des Nations avisera : ne devrait-il pas avoir, par avance, avisé ? Sans doute aussi, pour la réduction des armements nationaux, il sera tenu spécialement compte « de la situation géographique de chaque pays et des circonstances. » Mais alors, ce sont toujours les mêmes qui supporteront la charge ; ce sont toujours les mêmes qui se feront tuer ? La Société des Nations suppose, commande, exige l’armée des Nations, suffisante, prête, à portée : M. Wilson l’a parfaitement vu. Nous sommes tout disposés à accueillir avec une foi sincère la Sagesse, issue à la fois de son cœur généreux et de son puissantcerveau. Qu’il nous permette de regretter seulement qu’elle n’en soit pas sortie mieux armée. Minerve même est-elle Minerve, sans le casque, la cuirasse et le bouclier ?

Mais plutôt sont-ils vraiment venus, les jours des Pallas-Athéné ? Sommes-nous mûrs pour la liberté, pour le droit et pour la justice ? Vivons-nous dans un monde nouveau, susceptible de recevoir une nouvelle loi ? On n’oserait le dire, au spectacle de certains actes, dignes, en leur brutalité stupide, de l’humanité des cavernes : par eux, tout au moins, l’anarchiste contemporain rejoint-il, derrière les conjurés des républiques italiennes, le tyrannicide des cités antiques. Tel est le geste du misérable qui a voulu et a failli assassiner M. Clemenceau. Vainement on lui cherchera une excuse dans la folie. C’est une folie criminelle, parce que c’est une folie provoquée. Il se peut que la main qui a agi n’ait pas été la plus coupable : il y a des suggestions indirectes à grande distance. Mais elle a agi, et on la tient. Si l’on pouvait suivre le fil jusqu’au bout, il serait curieux de voir où il conduirait. « Je hais Clemenceau, déclame le meurtrier, parce qu’il est l’ennemi du genre humain, parce qu’il est la guerre. » Consciemment ou inconsciemment, le malheureux a tiré sur notre victoire. Par chance, et pour notre honneur, il n’en a pas abattu les fruits. M. le président du Conseil n’a été atteint que d’une blessure qui ne semble pas mettre sa vie en péril. Il n’est pas un Français qui ne s’en félicite, pour peu qu’il ait, avec le sentiment des nécessités de l’heure, la piété de la patrie.

Charles Benoist.

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