Chronique de la quinzaine - 28 février 1921

La bibliothèque libre.
Raymond Poincaré
Chronique de la quinzaine - 28 février 1921
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 213-224).
28 février 1921
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE [1]

M. Boyden, délégué des États-Unis à la Commission des réparations, a reçu du Gouvernement américain ses lettres de rappel et a pris congé de ses collègues, qui lui ont tous exprimé leur reconnaissance et leurs regrets. Il siégeait, depuis quelques mois, à la Commission, non pas du tout, comme certains journaux l’ont dit, à titre de simple observateur, mais en collaborateur actif et assidu. Les États-Unis n’ayant pas ratifié le Traité de Versailles avaient, sans doute, pris soin de déclarer que leur représentant ne pouvait avoir qu’un caractère officieux ; mais cette réserve était restée jusqu’ici purement théorique et, dans toutes les délibérations et dans tous les votes, M. Boyden avait exercé une réelle influence par la droiture de son jugement et par la clarté de son esprit. Dans la séance où M. Dubois, député de la Seine, président de la Commission, a exprimé au délégué américain l’espoir qu’il reviendrait bientôt à Paris avec un mandat officiel et permanent, il a été prononcé, de part et d’autre, des paroles qui méritent d’être recueillies. « Dans les conditions qui ont existé jusqu’à l’heure actuelle, a dit M. Boyden, mon Gouvernement n’a pas cru pouvoir coopérer avec les Puissances alliées à Bruxelles ou ailleurs pour l’élaboration de plans qui semblent entraîner une modification du Traité. » Sous sa forme prudente et enveloppée, cette phrase est bien significative. Les États-Unis, qui regardent les choses d’Europe à distance et qui en paraissent momentanément détachés, estiment, en juges impartiaux et désintéressés, que les programmes établis par les Alliés dans leurs dernières conférences, « semblent entraîner une modification du Traité. » Les Alliés n’ont pas cessé de prétendre le contraire ; mais la vérité est plus forte que leurs protestations réitérées. Chaque fois qu’ils ont touché au Traité, ils en ont déchiré un morceau.

De son côté, M. Dubois a dit à M. Boyden : « En dépit de tout ce qui a été allégué, nous nous rendons ce témoignage que nos travaux ont été féconds dans la mesure où nous avons pu accomplir notre tâche en toute liberté et indépendance. » Il n’est pas possible d’indiquer plus clairement que la Commission des réparations a été tenue en bride par les Gouvernements et mise dans l’impossibilité de remplir convenablement les fonctions qui lui sont assignées par le Traité. M. Dubois, qui a vu de près tout ce qui s’est passé depuis près d’un an, sait comment la Commission a été peu à peu dessaisie de ses attributions, tantôt pour être dépossédée par des réunions d’experts alliés, tantôt pour être remplacée par les Gouvernements eux-mêmes. Après quoi, on s’est étonné qu’elle n’achevât pas plus rapidement une besogne qu’on s’obstinait à lui rendre impossible.

Quoi qu’il en soit, la voici désormais démembrée par le départ de M. Boyden. Cette retraite n’est pas un incident négligeable ; elle est un événement grave et symbolique. C’est l’Amérique qui se retire, jusqu’à nouvel ordre, des affaires européennes. Avant de passer la main à l’administration nouvelle, le gouvernement du président Wilson a tenu à faire place nette. Le président Harding se trouvera demain devant une table rase : pas de traité ratifié, pas de paix proclamée, pas d’engagements pris vis-à-vis de l’Europe. Il sera, pour l’avenir, entièrement maître de ses décisions.

Deux ans ont passé depuis que le président Wilson paraissait, du fond de son cabinet parisien, diriger l’opinion du monde. Les peuples l’accueillaient comme un prophète ; la France l’acclamait comme un sauveur ; les plus vieux États de l’Europe, aussi bien que les jeunes nations émancipées par la guerre, attendaient de lui les lois de leurs futures destinées. Bien des hommes se fussent enivrés de cet encens. Les adulations dont il était l’objet ne lui firent pas cependant perdre son équilibre. Il suivit avec une tranquille obstination la voie qu’il s’était tracée et, dans la préparation du Traité, il réussit à faire adopter ses idées essentielles. Ses parclusions n’étaient pas toujours d’accord, loin de là, avec l’intérêt français, qu’il connaissait mal. Il avait sur notre vieux continent et en particulier sur notre pays des conceptions a priori qu’il n’a pas eu le temps de modifier au contact des réalités et qu’on n’a pas toujours su redresser. Il a été pour beaucoup dans l’une des plus fâcheuses erreurs du Traité ; il n’a pas compris que donner aux gages territoriaux une durée inférieure à celle de la dette allemande, c’était mettre les Alliés à la merci de la mauvaise volonté du débiteur ; mais en revanche, il a réclamé avec insistance le désarmement immédiat de l’Allemagne, et, lorsqu’il a signé cette promesse d’assistance militaire à la France, malheureusement restée en suspens devant le Sénat américain, il obéissait, j’en suis sûr, non seulement au désir de fonder une paix durable, mais à une réelle sympathie pour notre nation. Quand nous le portions aux nues, nous perdions un peu la mesure ; nous ne la perdrions pas moins aujourd’hui en lui imputant la responsabilité de tous nos mécomptes.

Un de nos plus grands torts a été de croire, pendant de longs mois, que M. Wilson était, à lui seul, toute l’Amérique. Notre manie des personnifications ne nous a-t-elle donc pas causé assez de surprises et de déceptions ? Et ne ferons-nous jamais effort pour nous en guérir ? Je regrette que ce soit un Allemand d’origine, un peu fou, d’ailleurs » Anacharsis Cloots, qui ait autrefois donné à la France cet excellent conseil : « France, méfie-toi des individus. » C’est nous-mêmes qui devrions sans cesse nous répéter cette sage leçon. Qu’ils viennent du dehors ou du dedans, les individus nous cachent trop souvent les idées ; nous les applaudissons, au passage, sur l’écran du cinéma ; et lorsqu’ils disparaissent, nous sommes parfois tout étonnés de constater qu’il ne reste rien sur la toile. Du président Wilson il reste cependant un grand souvenir, et il serait injuste de vouloir l’effacer. Nous ne devons nous en prendre qu’à nous si, après sa défaite aux élections de 1918, nous avons persisté à ignorer son peuple. Après que le parti démocratique avait perdu la majorité au Sénat et à la Chambre des représentants, nous avons continué à voir en M. Wilson la seule incarnation de l’esprit américain. Nous nous sommes imaginé qu’il avait le droit et le pouvoir d’imposer ses volontés au nouveau Sénat et que le traité rédigé sous son inspiration serait ratifié sans l’apparence même d’une difficulté. Un beau jour, nous nous sommes trouvés non plus en présence d’un homme, mais en présence de l’Amérique ; et la physionomie de l’Amérique n’avait plus la moindre ressemblance avec la physionomie de M. Wilson.

Que nous ménagent les États-Unis pour la grande échéance du 4 mars ? Jusqu’ici, M. Harding s’est surtout occupé des innombrables questions de politique intérieure qui sollicitent immédiatement son activité. Il a eu, à Marion, en vue de la formation de son Cabinet, une longue série de conférences, où il s’est entretenu avec ses visiteurs de problèmes économiques et financiers, du programme naval et militaire des États-Unis et de la défense du canal de Panama. Le nouveau Président n’a pas caché que ces conversations lui avaient laissé quelques désillusions et il s’est plaint, à Columbus, de trouver ses vieux amis « étrangement lointains » et de rencontrer déjà, sur sa route, des intrigues et des mensonges. C’est le sort de tous les hommes d’État. M. Harding ne peut échapper à la règle générale. Il s’habituera à voir la politique de près. Le spectacle n’est pas toujours très réjouissant.

Mais que pense-t-il de l’attitude à prendre par son pays dans le règlement de la paix européenne ? Il a parlé de la France avec une bienveillance marquée et nous ne doutons pas des sentiments qu’il professe pour nous. M. Herrick s’en était porté garant, avant l’élection présidentielle, dans son dernier voyage à Paris. Les Allemands retombent certainement dans la grossière méprise qu’ils commettaient au cours des hostilités, lorsqu’ils croient maintenant l’Amérique disposée à les décharger de leurs lourdes responsabilités. Comme le disait très justement M. Louis Dubois à M. Boyden, « l’Amérique ne peut pas, elle ne doit pas oublier qu’appelée par son esprit d’honneur, elle a fait traverser l’Océan à ses meilleurs fils, elle a pris part à la guerre universelle, elle a participé à l’élaboration du Traité, et voulu que justice nous fût rendue. » Mais traduire ces sentiments dans les faits, définir et mettre en pratique cette solidarité franco-américaine, reprendre en commun le travail interrompu, c’est la grande œuvre à laquelle nous devrons nous consacrer dans quelques jours. Tenons-nous prêts pour ce nouvel effort.

En attendant, nous avons recommencé à Londres les conversations engagées naguère à Paris, tant à propos du traité de Sèvres qu’à propos du traité de Versailles. Sur les deux points, la tâche qui incombe à M. Briand et à ses collaborateurs est extrêmement ardue et je me garderais bien de dire un mot qui la pût compliquer. Tout ce qu’il est permis de faire, en ce moment, c’est d’indiquer précisément quelques-unes des difficultés probables, d’examiner des hypothèses et d’exprimer des souhaits.

Il n’y a point à nous dissimuler, d’abord, que les deux gouvernements britannique et français ont abordé l’étude des affaires orientales dans un état d’esprit très différent. Le traité de Sèvres n’a plus guère, à Paris, que des adversaires. Il est impossible de savoir maintenant qui l’a négocié. Tout le monde se défend d’y avoir collaboré. C’est un étonnant phénomène de génération diplomatique spontanée. De l’autre côté du détroit, on paraît, au contraire, plus fermement attaché à ce Traité. On conserve évidemment la pensée d’utiliser en Orient l’armée et la marine grecques comme auxiliaires ou, plus exactement même, comme remplaçantes, des troupes et des escadres britanniques. La merveilleuse habileté de M. Vénizélos, s’exerçant, sinon en faveur du roi Constantin lui-même, du moins au profit de la nation qui a trahi le grand homme d’État et rappelé le souverain germanophile, n’a pu que confirmer le Gouvernement anglais dans ses dispositions antérieures et le détourner de demander à la Grèce des concessions territoriales suffisantes pour donner à la fois satisfaction aux Turcs de Constantinople et à ceux d’Angora. Il n’est donc pas surprenant que M. Calogeropoulos ait confié, par avance, à quelques journalistes ses espérances de succès.

Quels que soient nos motifs de ressentiment contre le roi Constantin, nous serions nous-mêmes très heureux que la Grèce ne payât pas trop cher les frais d’un arrangement et qu’elle conservât aussi larges que possible les profits de notre commune victoire. Mais nous sommes bien forcés de considérer un peu aussi l’intérêt de la France. Ni financièrement, ni militairement, nous ne pouvons supporter plus longtemps les charges qui pèsent sur nous dans le Levant. Ceux des Français qui tiennent le plus à maintenir intact le mandat que nous avons reçu sur Alexandrette, le Liban et la Syrie, ceux-là même qui n’entendent pas laisser diminuer la zone d’influence qui nous a été reconnue en Cilicie, sont naturellement les premiers à penser que l’exercice de nos droits doit se concilier rapidement avec une importante diminution de dépenses et ne pas apparaître au pays comme une source permanente de difficultés budgétaires. Or, la seule manière d’alléger nos comptes d’Orient, c’est de rétablir la paix avec les Turcs. Sans doute, nous avons fort à nous défier des gens d’Angora, parmi lesquels il est des marionnettes dont les fils sont tenus à Berlin ou à Moscou. Mais enfin, si vive que soit notre amitié pour la Grèce, nous ne pouvons pas rester indéfiniment sous les armes en Asie-Mineure.

Londres était-il l’endroit le mieux choisi pour causer de ces délicates questions avec les Grecs et avec les Turcs ? J’avoue que je ne le crois pas. J’ai déjà eu l’occasion de dire que Lord Curzon avait beaucoup insisté autrefois auprès de M. Clemenceau pour que le traité oriental se négociât à Londres, et non pas à Paris ; et, en fait, bien qu’on ne puisse plus découvrir nulle part les négociateurs, il semble que jusqu’à la signature donnée le 10 août 1920, ce soit un peu à San Remo, mais surtout à Londres qu’ait été fait tout le travail préparatoire. Il n’est guère probable que le milieu soit plus favorable aujourd’hui que l’an passé aux solutions recommandées par la France. Au moment où j’écris cette chronique, ma pensée est donc enfermée dans un inquiétant dilemme : ou bien, la Conférence de Londres se piquera de trouver, coûte que coûte, en quelques heures, la quadrature du cercle oriental, et il est à craindre qu’elle n’aboutisse à des improvisations fugitives ; ou bien, elle continuera sa besogne après le départ du Gouvernement français ; et, quand nous aurons les talons tournés, nous aurons aisément tort, comme tous les absents.

Et puis, Londres est bien loin d’Angora, bien loin même de Constantinople. Ne risquons-nous pas qu’un jour les délégués turcs refusent de nous répondre en nous disant qu’ils manquent d’instructions, ou qu’un autre jour ils ne dépassent leurs instructions, avec l’arrière-pensée de se laisser ou de se faire désavouer ? On avait proposé, il y a plusieurs mois, de convoquer les Bolcheviks aux Iles des Princes. L’idée a été abandonnée et personne n’a demandé qu’on la reprît. Mais les Iles des Princes eussent été un théâtre charmant pour une conférence chargée de préparer une révision réfléchie du traité de Sèvres ; elles nous eussent, en même temps, rapproché des réalités asiatiques. Si les pourparlers de Londres aboutissent à une rupture ou à une suspension, songeons à la mer de Marmara et aux douceurs de Prinkipo,

Par bonheur, les accords de Paris ont laissé le point de vue de l’Angleterre et le nôtre moins distants l’un de l’autre dans tout ce qui touche au traité de Versailles. Les discours de M. Lloyd George, comme ceux de M. Briand, ont fortement insisté sur cet avantage, dont on ne saurait, en effet, méconnaître l’importance. Jamais l’unité de front des Alliés n’a été plus indispensable qu’aujourd’hui, car jamais la mauvaise volonté de l’Allemagne n’a été plus évidente, plus systématique et plus audacieuse. Vous représentez-vous M. Thiers faisant, après le traité de Francfort, des tournées dans la France entière, pour dire partout aux populations : « La paix qu’on nous a imposée est inexécutable. Nous sommes décidés à ne pas remplir nos obligations. Nous ne paierons pas un centime des milliards que nous avons promis. Tout ce que nous pouvons, c’est vendre à l’Allemagne quelques-unes de nos marchandises en couverture de ce que nous lui devons. Qu’elle fasse des commandes à notre industrie. Nous n’avons pas autre chose à lui offrir ? » Comment croyez-vous que M. de Bismarck eût accueilli ce défi ?

Aujourd’hui, M. Von Simons va partout essayer de démontrer que le traité de Versailles est une monstruosité. Bien plus, il ose s’approprier les pires calomnies de l’ancien régime impérial et soutenir que l’Allemagne n’est pas responsable de la guerre, qu’elle a fait simplement une guerre défensive. Ainsi, lorsque l’Allemagne, pour permettre à l’Autriche d’écraser la Serbie, déclarait la guerre à la Russie, c’était une guerre défensive qu’elle déclarait ! Lorsqu’elle déclarait la guerre à la France, c’était encore une guerre défensive I Et c’est par une coupable méconnaissance de la vérité que l’Italie a refusé de remplir les obligations de la Triple Alliance, qui la forçait à seconder l’Allemagne en cas de guerre défensive ! Et c’est par une non moins criminelle injustice que l’Angleterre a cru la Belgique et la France attaquées et s’est portée à leur secours ! Et c’est par une incroyable aberration que le Japon, les États-Unis, le Brésil et tant de peuples des deux mondes ont pris parti contre l’Allemagne, au lieu de l’aider à se défendre ! M. Von Simons est convaincu que l’Allemagne a eu raison contre tout l’univers et le docteur Helfferich, complétant la pensée du ministre des Affaires étrangères. s’écrie : « Nous chanterons, en dépit de tous les diables : Deutschland, Deutschland über alles. » Voilà l’œuvre des Alliés, voilà les résultats des concessions qu’ils ont faites depuis un an à l’Allemagne, renonciation à la livraison des coupables, prorogation des délais fixés pour le désarmement, avances et primes pour le charbon, amputation de notre créance. Au lieu de nous remercier, l’Allemagne nous menace et nous injurie.

Le rabais que les Alliés se sont spontanément imposé, dans la dernière Conférence de Paris, est cependant formidable et il nous créera une situation dont les Commissions financières des deux Chambres se sont vivement alarmées. Elles ont même jugé nécessaire de prier le Gouvernement d’obtenir de nos alliés des précisions et des garanties complémentaires. C’est ainsi qu’elles se sont demandé comment les annuités fixes et variables, prévues par l’accord de Paris et devant commencer à courir le 1er mai prochain, joueraient avec l’article 235 du traité de Versailles. Aux termes de cet article, l’Allemagne devait payer, pendant les années 1919, 1920 et les quatre premiers mois de 1921, en prestations de diverses natures, l’équivalent de vingt milliards de marks or, à valoir sur la créance des Alliés. Sur cette somme, qui formait donc un simple acompte, devaient être prélevés le remboursement des frais de l’armée d’occupation et le paiement des dépenses de ravitaillement de l’Allemagne ; et il était stipulé que le solde viendrait en déduction des sommes dues par l’Allemagne à titre de réparations. Dès lors, après les accords de Paris, se posaient des questions importantes. Supposons, en premier lieu, que ce compte de vingt milliards de marks or laisse, le 1er mai prochain, un solde créditeur au profit de l’Allemagne, après imputation des frais d’occupation militaire et de ravitaillement. En d’autres termes, supposons que les paiements effectués par l’Allemagne, en or ou en marchandises, aient atteint vingt milliards de marks or et dépassent, en même temps, le règlement des frais d’occupation et de ravitaillement : le solde créditeur sera-t-il imputé sur les annuités à recevoir de l’Allemagne en vertu des accords ? S’il en était ainsi, les annuités établies à Paris seraient réduites d’autant et du même coup les Alliés seraient privés des sommes représentant les frais d’occupation. Supposons, en second lieu, que les versements de l’Allemagne balancent les frais d’occupation et de ravitaillement ; il ne nous restera rien pour garantir ces frais dans l’avenir. Supposons enfin que le total des versements effectués n’atteigne pas le montant des frais d’occupation et de ravitaillement et que, par suite, le règlement révèle un solde débiteur de l’Allemagne ; comment, en ce dernier cas, l’Allemagne acquittera-t-elle ce solde débiteur ? Quel gage lui sera, en outre, réclamé pour garantir désormais les frais d’occupation ? Autant de questions sur lesquelles MM. Milliès Lacroix et Henry Chéron ont appelé l’attention du Gouvernement et qu’il conviendra de régler à Londres.

Mais la grosse bataille se livrera, sans doute, sur les contre-propositions allemandes. Quelles qu’elles soient, elles tendront à augmenter les énormes sacrifices que nous infligent déjà les accords de Paris. Elles seront donc inacceptables. Les plus périlleuses sont celles que le Reich nous a déjà présentées à Spa et qu’il a tenté, depuis lors, de faire approuver par nos Alliés : la prise en charge par l’Allemagne de la reconstitution de nos provinces dévastées. Ce n’est pas une idée nouvelle. Elle s’était déjà fait jour avant la signature du Traité de Versailles. Dans sa lettre du 29 mai 1919 au Président de la Conférence de la paix, le comte de Brockdorff-Rantzau déclarait que l’Allemagne était prête à effectuer des paiements en espèces, jusqu’à la somme de cent milliards de marks or et à mettre « toute sa force économique au service de la reconstitution. » Mais déjà il ajoutait : « Elle désire collaborer par son travail à la restauration des territoires détruits de la Belgique et du Nord de la France. » Et, dans la note annexée à cette lettre, la délégation allemande parlait encore avec insistance de la valeur du travail qui serait fourni et des matériaux qui seraient livrés par l’Allemagne. Dans les conversations qui suivirent, la délégation allemande revint à la charge ; et le 16 juin 1919 ; lorsque M. Clemenceau répondit au comte de Brockdorff-Rantzau, les Alliés laissèrent à l’Allemagne, pour faire des propositions, quatre mois à partir de la signature du Traité, et ils lui indiquèrent, par avance, les combinaisons qu’ils consentiraient à examiner avant l’expiration de ce délai. « L’Allemagne, disaient-ils, pourra offrir une somme globale pour le règlement, soit de l’intégralité de sa dette, soit de telles ou telles catégories de dommages parmi celles qui sont inscrites au traité. L’Allemagne pourra offrir, soit d’effectuer par ses propres moyens la restauration et la reconstruction, en partie ou en totalité, dans des secteurs dévastés, soit de réparer, dans les mêmes conditions, certaines catégories de dommages dans des régions déterminées ou dans toutes les régions qui ont souffert de la guerre. L’Allemagne pourra offrir, en vue de l’exécution de ces travaux, et même si elle ne les exécute pas elle-même, de la main-d’œuvre, des matériaux et des services de techniciens. « La note contenait, en outre, cette réserve prudente : « Il est impossible de déclarer d’avance que ces propositions seront acceptées et, dans le cas où elles seraient admises, elles pourront être soumises à des conditions susceptibles de faire l’objet de discussions et d’arrangements. » Ainsi, les Alliés disaient aux Allemands : « Pendant six mois, nous vous offrons un régime de faveur. Vous serez libres de nous faire des propositions. Vous pourrez, ou bien entreprendre vous-mêmes la reconstitution, même en totalité, d’un des secteurs dévastés, ou bien réparer, même dans toutes les régions sinistrées, certaines catégories déterminées de dommages. Votre droit sera donc limité dans le temps : vous avez six mois pour vous décider. Il sera également limité dans l’espace. Vous ne pouvez vous charger de toute la reconstitution. Il faudra que vous choisissiez certains secteurs et certaines catégories de dommages. Et encore, bien entendu, nous nous réservons de repousser ou de discuter et de conditionner vos projets. » Et M. Clemenceau concluait sa lettre d’envoi par ces mots, que j’ai déjà cités ici et qu’il faut bien encore rappeler : « Si, au cours des deux mois qui suivront la mise en vigueur du Traité, on peut arriver à un accord, l’exacte responsabilité pécuniaire de l’Allemagne sera ainsi déterminée. Si un accord n’est pas intervenu dans ce délai, l’arrangement prévu par le traité sera exécuté. » Le délai est expiré depuis longtemps et, non seulement l’Allemagne émet la prétention de conserver le privilège qui lui avait été momentanément reconnu, mais elle parait vouloir en élargir l’étendue et en aggraver les effets. Elle rêve de lâcher sur nos départements du Nord et de l’Est ses industriels, ses entrepreneurs, ses ingénieurs et ses ouvriers. Besoin n’est pas de montrer les dangers que présenterait cette nouvelle invasion. Les populations des communes dévastées sont calmes, raisonnables et profondément pacifiques ; mais on ne peut pas attendre d’elles qu’elles aient déjà oublié, au milieu de leurs ruines, les souffrances de la guerre et les méfaits des soldats allemands. Qu’il vienne, çà et là, sous le contrôle français, des équipes d’ouvriers d’outre-Rhin, soit. A la condition qu’ils soient sérieusement surveillés, on pourra éviter les incidents et les rixes. Mais que, dans des pays restés pendant quatre ans sous la domination allemande, on voie revenir, comme ingénieurs et comme contre-maîtres, les officiers et les sous-officiers qui ont mis les habitants à contribution et se sont partout promenés en maîtres, ce sera courir les risques les plus redoutables : il n’y aura pas d’autorité assez puissante pour prévenir les conflits et pour assurer le maintien de l’ordre.

Si les Alliés sont décidés à écarter ces combinaisons périlleuses et à n’accepter que dans une sage mesure les prestations en nature et en main-d’œuvre, s’ils sont également résolus à ne plus consentir de diminution sur une créance déjà si cruellement amputée, ils doivent s’entendre, d’avance, sur la conduite à suivre vis-à-vis d’une Allemagne récalcitrante et, par conséquent, sur la mise en pratique des sanctions prévues. A comparer les déclarations de M. Briand et celles de M. Lloyd George, il est aisé de deviner que, sur cette question capitale, l’accord entre les deux gouvernements n’est pas encore aussi complet qu’on pouvait l’espérer. Rien n’a été signé à Paris. On s’est borné à énumérer quatre sanctions éventuelles. On n’a pas eu le temps d’en définir le fonctionnement. La note officieuse qu’a publiée à ce sujet le gouvernement allemand rend indispensables une nouvelle conversation des Alliés et une entente complémentaire.

La première sanction prévue est, en effet, la suivante : « La date à partir de laquelle commenceront à courir les délais d’occupation des territoires rhénans ne comptera qu’à dater du moment où satisfaction aura été donnée aux Alliés. » Et M. Briand, commentant ce texte, a répété ce qu’avait déjà déclaré autrefois M. Millerand : « Actuellement, les délais ne courent pas, puisque l’Allemagne n’a pas encore exécuté le Traité. » Mais la note officieuse du Reich répond : « L’affirmation que les délais d’occupation des pays rhénans n’ont pas encore commencé à courir a été déjà, à plusieurs reprises, repoussée par l’Allemagne. Les délais commencent à courir dès le moment de l’entrée en vigueur du Traité. Ainsi, il y a contradiction flagrante entre la thèse française et la thèse allemande et, jusqu’ici, nos alliés n’ont même pas fait savoir publiquement s’ils adhéraient à notre opinion. A l’expiration des délais fixés par l’article 429, la France se trouvera donc dans un redoutable embarras, si nous ne dissipons pas, dès maintenant, ce malentendu. On nous a dit que nous n’avions pas à signifier les sanctions à l’Allemagne, parce qu’elles ne la regardaient pas ; mais, si elle en conteste la légalité, nous sommes bien obligés de lui répondre et de lui faire connaître notre volonté. Il ne suffit pas, d’ailleurs, que seuls nous répétions : « Les délais ne courent pas ; » il faut que nos alliés le répètent avec nous et que, tous ensemble, nous imposions à l’Allemagne notre interprétation. Autrement, nous nous payons de mots et nous renvoyons aux échéances de cinq, de dix et de quinze ans, des difficultés que le temps ne pourra qu’envenimer.

La seconde sanction dont il a été parlé à Paris est, comme on se le rappelle, ainsi libellée : « Il sera procédé à l’occupation d’une nouvelle partie du territoire allemand, que ce soit la Ruhr ou toute autre. » Ici encore, la note du Reich conteste le droit des Alliés : « D’après l’opinion officielle en Allemagne, nous dit-on, même l’article 18 de l’annexe II du traité de Versailles n’autorise pas l’extension de l’occupation à d’autres territoires allemands, car, en vertu de cet article, il ne peut être question que de représailles économiques. La question des garanties pour l’exécution du Traité de Versailles est réglée de la manière la plus complète par les articles 429 et 430 du Traité de paix. » Nous saisissons, dans ces quelques lignes, toute la perfidie de la manœuvre allemande. Chaque fois que nous abandonnons un des droits que nous confère le Traité, on nous demande plus que nous n’offrons ; chaque fois que nous invoquons le Traité, on nous dit qu’il est inexécutable ; chaque fois que nous voulons prendre une garantie, on nous objecte qu’elle n’est pas conforme au Traité. Ce malheureux Traité est donc, pour les Allemands, vivant ou mort, selon qu’il leur plaît de le ressusciter ou de le tuer. Là où il leur sert, il est inattaquable ; là où il les gêne, il n’est plus qu’un cadavre à jeter au charnier. Le raisonnement du Reich sur les articles 429 et 430 et sur l’article 18 de l’annexe II est, du reste, démenti par le texte et par l’esprit de ces clauses. L’article 429 prévoit l’évacuation des trois zones au bout de cinq, dix et quinze années, si les conditions du pacte sont fidèlement observées par l’Allemagne : l’article 430 porte que, si pendant ou après les quinze ans, la Commission des réparations constate un manquement volontaire de l’Allemagne, il sera immédiatement procédé à la réoccupation de tout ou partie de ces zones. Mais l’article 18 de l’annexe II, relative aux réparations, est beaucoup plus large : « Les mesures que les Puissances alliées et associées auront le droit de prendre en cas de manquement volontaire par l’Allemagne et que l’Allemagne s’engage à ne pas considérer comme des actes d’hostilité peuvent comprendre des actes de prohibitions et de représailles économiques et financières et, en général, telles autres mesures que les Gouvernements respectifs pourront estimer nécessitées par les circonstances. » Les mots « telles autres mesures » laissent évidemment aux Alliés toute liberté de choix et la protestation du Reich ne résiste pas à la lecture de l’article. Mais, du moment où elle est formulée, nous ne devons pas commettre l’imprudence de la négliger. Le traité fournit déjà, par lui-même, prétexte à un assez grand nombre de discussions ; arrangeons-nous, du moins, pour que les protocoles subséquents ne recèlent pas de nouvelles causes de différends. M. Briand est certainement dans le vrai lorsqu’il dit que les sanctions dont les Alliés sont convenus à Paris rentrent dans le cadre du Traité ; mais, lorsque nous sommes exposés à voir le paiement de notre créance échelonné sur l’épouvantable espace de quarante-deux années, ce ne sont pas des garanties d’une heure que nous avons à établir. Si nous remettons à l’Allemagne, comme le comportent les accords de Paris, une forte partie de sa dette, nous ne ferons rien d’abusif ni d’exorbitant en exigeant, comme contrepartie, qu’elle reconnaisse, par un avenant explicite, la validité des sanctions que nous pouvons avoir, tôt ou tard, à lui appliquer. D’autre part, nous agirons sagement en ne laissant rien au hasard, même dans nos rapports avec nos alliés, pour la mise en œuvre de ces garanties. Depuis un an, l’occasion a perdu ses derniers cheveux. Prenons-la aujourd’hui par le cou.


RAYMOND POINCARÉ.


Le Directeur-Gérant :

RENÉ DOUMIC.

  1. Copyright by Raymond Poincaré, 1921.