Chronique de la quinzaine - 29 février 1920

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Chronique n° 2109
29 février 1920


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Nous assistons depuis une quinzaine de jours à une sorte de crise générale, qui pourrait être nommée la crise des traités de paix. Le seul qui soit en vigueur, celui de Versailles, est remis partiellement en cause ; celui qui concerne la Hongrie n’est pas signé ; celui qu’attend la Turquie n’est pas rédigé ; l’accord relatif à l’Adriatique est encore à l’étude ; le vote du Sénat américain est toujours ajourné, et cependant le président Wilson, après un long silence, rentre soudain en scène. Les gouvernements alliés qui se sont réunis à Londres ont été placés en présence de difficultés qui se sont développées progressivement et qui représentent la somme de toutes celles qui étaient en préparation depuis plusieurs mois. Ils s’étaient rassemblés pour mettre un peu d’ordre dans leurs résolutions et pour définir, semble-t-il, une politique occidentale qui aurait uni l’Angleterre, la Belgique, la France et l’Italie, de manière à faciliter la solution des affaires pendantes. Mais soudain, l’intervention subite du président Wilson a quelque peu changé la face des problèmes : elle a soulevé de nouveau la question des rapports de la politique européenne et de la politique américaine. Telle est la situation compliquée qui se présente aux approches du printemps de 1920, et tandis que les Alliés délibèrent encore à Londres.


Le président Wilson, bien qu’il ait rédigé une note qui a pour unique sujet les affaires de l’Adriatique, a pris une initiative qui agira nécessairement sur l’ensemble des conversations de Londres. Les États-Unis en effet semblaient depuis plusieurs mois absents de la paix. Les Alliés après avoir élaboré les traités sous l’influence du président Wilson se trouvaient obligés de les appliquer sans lui, et d’étudier provisoirement les problèmes les plus urgents. Mais du moment que le président Wilson exprime de nouveau ses idées ils sont dans la nécessité, même s’ils les discutent, d’en tenir compte. Pour des raisons à la fois politiques et économiques, aucune nation européenne ne peut se désintéresser de savoir ce que veut l’Amérique. Ce qui s’est passé à Londres a été significatif. Les Alliés qui travaillaient depuis plusieurs semaines à préciser le compromis relatif à l’Adriatique paraissaient sur le point d’aboutir, et ils espéraient que l’accord entre l’Italie et les Yougo-Slaves allait enfin devenir une réalité. A la vérité, la solution qui semblait sur le point de prévaloir n’était pas conforme aux idées du président Wilson : c’est ce qui explique son intervention. La note qu’il a rédigée et qu’a remise l’ambassadeur des États-Unis s’inspire de la politique qu’il a toujours soutenue. Le compromis de janvier qui servait de thème aux conversations des Alliés différait du mémorandum rédigé à Londres en décembre, lequel avait été réglé d’accord avec les États-Unis. En signalant il y a un mois l’état des négociations avec les Yougo-Slaves, nous avions fait remarquer qu’il fallait tenir compte de l’opinion de l’Amérique, opposée à l’application du traité de Londres, et que les affaires de l’Adriatique réservaient sans doute encore bien des surprises aux diplomates. Au premier moment, les Alliés surpris de la note du président Wilson ont eu la pensée de faire à une intervention un peu soudaine une réponse du même ton. Mais la presse anglaise a fait remarquer que la réplique au président Wilson aurait une grande influence sur les relations entre la Grande-Bretagne et les États-Unis, et elle a réclamé que tous les termes en fussent bien pesés. L’idée que les rapports des États-Unis et de l’Europe, c’est-à-dire le sort de la Société dés Nations et du traité étaient en jeu, a produit une grande impression sur l’opinion publique. Les Alliés ont donc adressé au président Wilson une réponse rédigée en termes conciliants où ils expriment sans doute l’espoir que l’Amérique ne se désintéressera pas de la reconstruction ni de la paix du monde.

Ce qui peut troubler les Alliés, c’est qu’ils ignorent qu’elle est la volonté de l’Amérique et quelle est la signification exacte de la manifestation du Président. On s’est demandé si la note du Président n’était pas une manœuvre destinée à des fins de politique intérieure, et s’il ne cherchait pas une occasion de se désintéresser des affaires d’Europe, afin d’éviter la ratification du traité avec les réserves voulues par la majorité républicaine du Sénat. C’est chercher bien loin et en tous cas l’échappatoire imaginée par le président Wilson ne serait pas sans de graves répercussions sur la situation des Alliés. Il est plus vraisemblable que le Président a voulu soutenir une thèse qui a toujours été la sienne et qui est en accord avec sa politique internationale. En ce cas, une autre question se pose pour les Alliés et elle est embarrassante. Le président Wilson veut-il manifester sa volonté d’intervenir dans le règlement des affaires européennes ? et alors dans quelle mesure est-il d’accord avec l’opinion américaine ? Le Président est encore maître du pouvoir pour un an, mais il a contre lui les groupements politiques les plus nombreux et les plus forts de Washington, et les hommes qui ont eu ces derniers temps à s’occuper des intérêts des Alliés ont été amenés tout naturellement à s’entretenir non seulement avec le gouvernement, mais avec les diverses personnalités des partis qui seront peut-être le gouvernement de demain. La politique du président Wilson, contestée dès aujourd’hui en Amérique, est-elle de nouveau acceptée par la majorité et sera-t-elle celle de l’Amérique quand M. Wilson ne sera plus président ? Les débats qui se poursuivent aux États-Unis depuis déjà longtemps donnent aux Alliés quelque droit de se poser le problème. D’autre part le président Wilson est malade depuis plusieurs mois et se trouvait tenu éloigné des affaires. Le gouvernement paraissait être exercé d’accord avec lui par les ministres. Mais on apprend tout à coup que M. Wilson renvoie M. Lansing, secrétaire d’État des Affaires étrangères, qui était en désaccord avec lui et qui avait dû pendant la maladie du Président convoquer ses collègues pour régler les affaires urgentes. On apprend que d’autres secrétaires d’État parlent de donner leur démission. Le Président ne semble pas admettre qu’en son absence le gouvernement ait pu délibérer. Cet exercice du pouvoir a paru excessif, même à ceux qui croient à la nécessité de l’autorité : dans sa toute-puissance même, M. Wilson paraît de plus en plus isolé, et, à mesure qu’il est un chef d’État plus absolu, il est de moins en moins certain qu’il ait pour lui l’opinion.

Le secrétaire de M. Wilson s’est employé à démontrer que la note du Président n’avait pas le sens quelque peu comminatoire qui lui avait d’abord été attribué et que le Président ne menaçait pas de se désintéresser des affaires d’Europe au cas où sa thèse ne serait pas adoptée. Les Alliés, de leur côté, ont envoyé une note où tout en exposant leurs idées, ils laissent la discussion ouverte. Pendant le temps ainsi gagné, l’opinion américaine se prononcera et peut-être la situation se trouvera-t-elle éclaircie. L’incertitude où est l’Europe au sujet des intentions des États-Unis pèse gravement sur la politique des Alliés. La presse anglaise a montré à l’occasion de la note du président Wilson combien la politique britannique tiendrait toujours compte des dispositions de Washington, et quand il s’agit de l’Adriatique, Londres hésitera à soutenir une thèse qui soit en contradiction avec celle de M. Wilson. On est amené ainsi à saisir ce qu’il y a de paradoxal et de troublant dans les relations actuelles de l’Europe et des États-Unis. Tant que l’Amérique sera tantôt absente et tantôt présente dans les négociations, il sera pour les Alliés à la fois nécessaire et impossible d’agir. Il est difficile aux Alliés de faire une politique de paix qui suppose la présence des États-Unis, si les États-Unis restent à l’écart. Mais il ne leur est pas moins difficile de faire une politique qui suppose même provisoirement l’abstention des États-Unis, si les États-Unis, après s’être tenus en dehors des négociations, reparaissent soudain. Ce qui vient de se passer pour Fiume peut se renouveler demain pour Constantinople et ensuite pour l’Asie Mineure. Où sera la continuité des desseins, où sera la force des Alliés si de pareilles incertitudes se prolongent ? Le débat politique qui continue à Washington a des répercussions de plus en plus manifestes sur les affaires d’Europe. Aussi quel que soit l’intérêt des autres questions étudiées à Londres, la rentrée du Président Wilson a remis en lumière le problème des États-Unis et a montré une fois de plus qu’il est essentiel. Dans l’état des affaires du monde, après quatre ans de guerre qui ont détruit tant de richesse et diminué la force de production universelle, après un affaiblissement de tout ce qui était le résultat lentement obtenu de la civilisation, toutes les nations sont solidaires. Les problèmes économiques et politiques de tous les pays sont liés si étroitement qu’aucun ne peut rien sans le concours des autres. Quelles que soient les préférences particulières de chacun et son effort national, une loi les entraîne tous. L’Europe ne peut plus se décider sans le consentement des États-Unis, et les États-Unis, si hésitants qu’ils soient, ne peuvent plus se dispenser d’être mêlés aux questions européennes : les intérêts matériels et moraux sont enchevêtrés, et l’organisation de la paix apparaît de plus en plus comme devant être l’œuvre de tous.


Les négociations de Londres continuent et elles portent sur tant de sujets importants qu’on s’explique aisément leur prolongation. Sur un seul point elles paraissent avoir abouti à un résultat net. Les Alliés sont décidés à faire rapidement la paix avec la Turquie et ils laissent le Sultan à Constantinople. C’est la thèse que le gouvernement français a toujours soutenue et à laquelle est favorable dans notre pays l’opinion publique, qui sait quelles sont nos traditions en Orient et notre amitié ancienne pour les peuples musulmans. L’Angleterre, qui avait hésité, a l’air d’adopter une solution qui est à l’heure présente, quinze mois après l’armistice, la seule raisonnable. Il est à peine besoin d’ajouter que Constantinople sera soumis à un contrôle international et que les Alliés assureront la liberté des détroits. Pour arriver à ce résultat, le Sultan ne disposera d’aucune armée ni en Europe, ni dans une zone à déterminer en Asie-Mineure le long de la mer. Mais ce n’est là qu’une partie du problème turc. Du moment que les Alliés maintiennent le Sultan à Constantinople, ils devront s’entendre avec lui, et avec les éléments politiques pondérés, qui sont capables de gouverner pour constituer un régime viable, pour sauvegarder leurs intérêts multiples, et pour garantir la sécurité des populations chrétiennes vivant dans l’Empire ottoman. La Turquie est en ce moment gravement troublée par les nationalistes turcs, les hommes du Comité Union et Progrès, et tous les agitateurs dévoués à l’Allemagne, qui ont engagé le peuple dans la funeste politique dont la guerre a été le résultat. Si les Alliés arrivent enfin à rédiger un traité de paix avec la Turquie et à le faire signer, le moment est décisif pour définir une politique et pour la suivre : l’accord de Londres et de Paris est sur ce sujet, comme sur les autres, indispensable.

Il ne paraît pas que sur les autres points les négociations de Londres aient eu encore des conclusions aussi claires. La question de la livraison des coupables par les Allemands a reçu une solution qui est toute provisoire. Les Alliés, en réponse au mémoire qui leur avait été adressé à la fin de janvier par le Cabinet de Berlin, ont fini par répondre qu’ils laisseraient les Allemands juger les coupables eux-mêmes, comme ils le proposaient, et qu’ils prendraient ensuite les résolutions qu’ils estimeraient convenables d’après les résultats obtenus par l’action de la justice allemande. L’article du traité de paix qui est relatif à la punition des coupables prévoit en effet le fonctionnement de la juridiction allemande, et, dans cette hypothèse, les Alliés demeurent maîtres de recourir à leurs tribunaux. Cette manière de résoudre une question mal engagée réserve l’avenir. Les Alliés mettent les Allemands en demeure de faire la preuve que, s’ils sont incapables d’arrêter et de livrer les coupables, ils sont du moins capables de les faire juger par la Cour de Leipzig : ils apprécieront les résultats. Si les coupables sont simplement soustraits par l’Allemagne au juste châtiment de leurs forfaits, les Alliés exerceront leur droit devant leurs propres tribunaux. Dès maintenant, ils se proposent de faire rassembler par une commission interalliée toutes les charges relevées contre chacun des coupables : ce travail ne sera pas seulement communiqué à l’Allemagne, il sera publié, et les Alliés feront bien de le faire connaître à tout le monde civilisé. En ce qui concerne l’extradition de Guillaume II, les Alliés ont également adopté une solution moyenne. Ils ont envoyé à la Hollande une note pressante où ils expriment leur surprise de ce que le gouvernement des Pays-Bas n’a pas trouvé un seul mot de réprobation pour les crimes commis par l’empereur, auteur responsable de la guerre, et de ce qu’il ne paraît pas comprendre l’importance d’une question qui touche toutes les nations. Ils réclament de la Hollande qu’elle mette Guillaume II hors d’état de nuire en l’éloignant de la frontière allemande où il reste le centre d’intrigues continuelles et où il constitue une menace pour la sécurité de l’Europe. Ils insistent pour que la Hollande, si elle ne se décide pas à livrer l’empereur comme elle devrait le faire, prenne au moins la précaution de l’interner dans une région lointaine. Dans les deux cas, aussi bien pour la livraison des coupables que pour l’extradition de l’empereur, les Alliés ont essayé à la fois de maintenir leurs droits et de se montrer modérés dans l’exécution des mesures qu’ils réclament. L’avenir dira si l’opinion allemande saisit cette nuance, et si elle ne prend pas prétexte des notes qui ont été envoyées pour avoir de nouvelles exigences. En réalité, les Alliés paraissent vouloir porter leur effort sur d’autres articles du traité. Les clauses contenues dans les articles 227 et 228, relatifs à la punition des crimes allemands, auraient été plus faciles à faire exécuter au lendemain même de la victoire, et au moment de l’armistice. Les atermoiements de la Conférence, là comme ailleurs, n’ont pas été heureux. Au bout de quinze mois, il est plus malaisé d’obtenir même matériellement ce qui aurait été possible sous le coup de la défaite. Les Alliés ont préféré manifester toute leur énergie à l’occasion de réclamations qu’ils jugeaient plus importantes pour l’avenir.

Ce n’est pas les sujets de se plaindre qui leur manquent. La mauvaise volonté allemande, si aisée à deviner et si peu cachée depuis un mois, est aujourd’hui bien manifeste. Qu’il s’agisse de la livraison du charbon, des réparations, des effectifs ou de la fabrication du matériel de guerre, la tactique allemande est toujours la même : esquiver les promesses contenues dans le traité, se déclarer incapable de tenir les engagements pris, échapper aux clauses dont l’exécution n’est pas facilement vérifiable. Quand il s’agit de payer, l’Ailemagne dit qu’elle n’a pas les moyens, et quand il s’agit du nombre des soldats ou du nombre des canons, elle ne dit rien, mais elle dissimule. On sait déjà qu’en ce qui concerne le charbon, elle livre sans aucune raison le tiers de ce qui nous est dû. Elle est plus trompeuse encore en ce qui concerne sa situation militaire. D’après le traité de Versailles, l’Allemagne doit avoir réduit ses forces le 1er avril 1920. A dater de ce jour au plus tard, la totalité des effectifs des États qui constituent l’Allemagne ne devra pas dépasser cent mille hommes, officiers et dépôts compris, et sera destinée au maintien de l’ordre sur le territoire et à la police des frontières. Or, à la fin de février 1920, l’armée allemande compte encore plus de quatre cent mille hommes. Le gouvernement de Berlin a-t-il au moins donné des ordres pour la réduction des effectifs ? Il n’y parait guère. Il a laissé à l’ancienne armée plus de cent mille hommes et il lui a confié le soin de s’occuper du rapatriement des prisonniers de guerre allemands et de la garde des prisonniers russes. D’autre part, la nouvelle armée allemande (Reichswehr) devait être réduite dès le 1er octobre 1919, à 200 mille hommes; elle en compte toujours 300 mille, et rien d’efficace n’a été prescrit pour opérer la réduction promise. En outre l’Allemagne a organisé sous le nom de formation de police une troupe qui a un véritable caractère militaire, et qui n’a pas été modifiée malgré les réclamations de l’Entente. La « police de sécurité» représente une force de plus de cent mille hommes. La « protection des habitants » a permis de créer d’autre part dans toutes les régions de l’Allemagne des organisations très nombreuses : à Hambourg, elle compte plus de trente mille hommes, à Brème, plus de vingt mille, et on ne peut avoir de doute sur la véritable nature de ces formations, qui sont de véritables réserves exercées. Si l’on ajoute, à ce développement des effectifs, les renseignements que nous avons sur l’armement, sur la fabrication des canons et des mitrailleuses, on peut conclure que l’Allemagne essaie de reconstruire la puissance militaire que la guerre d’abord et le traité ensuite ont détruite. Malgré une diminution apparente des forces régulières et avouées, elle reconstitue sous d’autres noms ce qu’elle n’ose pas créer ouvertement. Elle n’invente d’ailleurs absolument rien : elle ne fait que reprendre, même dans le détail, le programme qui a été suivi après Tilsitt et après léna.

Les Alliés ont en mains le traité signé par l’Allemagne, mais on sait que pour elle les traités ne valent que si la force de les faire exécuter existe. L’alliance de l’Angleterre, des États-Unis et de la France demeure la condition de la sécurité du monde, et tant que les États-Unis ne se sont pas prononcés, l’alliance franco-anglaise est la base de toute politique. Tel est le fait, et il donne aux négociations qui se poursuivent à Londres toute leur portée. Il faut bien avouer que la politique anglaise n’a pas toujours paru en ces derniers temps aussi définie dans sa direction qu’on aurait pu le souhaiter. C’est M. Lloyd George qui a engagé les Alliés dans l’affaire de la livraison des coupables au temps où il menait sa campagne électorale, et c’est lui qui a été le premier à la trouver moins importante en ces derniers jours, laissant ainsi à la France l’apparence de tenir seule à une clause dont elle n’était pas l’auteur responsable. Les Allemands n’ont pas manqué de tirer parti de ces circonstances, et il suffit de lire leurs journaux pour s’en apercevoir. C’est d’Angleterre aussi qu’est venue l’idée qu’il faudrait reviser le traité, et bien que le discours de lord Curzon ait été en réalité plus mesuré dans les expressions que les résumés télégraphiques ne l’avaient dit, l’effet sur l’opinion n’en a pas été moins produit. M. Asquith, qui fait campagne pour son élection, a prononcé des paroles qui ont étonné bien davantage encore : il a indiqué qu’il faudrait peut-être modifier les idées sur les réparations dues par l’Allemagne et réclamer d’elle une somme forfaitaire, ce qui est bien soutenable, mais il a cité un chiffre tellement faible qu’il réduirait à rien pour les pays qui ont le plus souffert l’indemnité qui leur est due et qu’il est inférieur à celui qui a été proposé par l’Allemagne elle-même. M. Asquith, il est vrai, n’est pas au pouvoir, et son discours n’est qu’un acte de candidat. On est amené cependant à se demander si certains milieux britanniques n’hésitent pas sur la politique à suivre à l’égard de Berlin et ne se font pas une conception incertaine de la manière d’appliquer le traité. Cette question est d’autant plus intéressante pour notre pays que l’Angleterre n’a cessé de jouer un très grand rôle pendant toutes les négociations de paix. M. Lloyd George a souvent fait prévaloir ses idées. Il tient d’autant plus à garder cette situation privilégiée qu’il en a besoin pour consolider son pouvoir à l’intérieur et pour maintenir la coalition des partis de plus en plus fragiles dont il est le chef. À l’occasion des négociations de Londres, il vient de signer les notes envoyées par les Alliés, bien que le président de la Conférence demeure le Président du Conseil français. Nous avons donc besoin de nous rendre un compte exact des conceptions du gouvernement britannique, de les accorder aux nôtres par une collaboration constante des deux diplomaties, et de faire en sorte que cette alliance avec nos amis anglais, que la guerre et la victoire ont rendue indissoluble et que la paix a rendue plus nécessaire que jamais, soit la garantie même du traité et de la sécurité de l’Europe.

On s’aperçoit à propos de toutes les questions que c’est en ces termes que le problème se pose. Pour ne citer qu’un exemple, l’opinion de notre pays est préoccupée à bon droit de la politique rhénane. À ce sujet, M. Maurice Barrès a prononcé à la Chambre un discours qui a été très écouté et très apprécié, et qui mériterait un examen détaillé. Le traité veut que nous occupions pendant un certain nombre d’années les pays rhénans où vivent encore, tant de souvenirs français. Il est naturel que nous souhaitions que, durant .cette période, l’administration ait des idées directrices, et que, en vue de l’avenir d’un pays qui est entre l’Allemagne et nous, elle laisse une mémoire heureuse. Mais l’occupation de la rive gauche du Rhin qui nous touche plus qu’aucune nation est, sous un autre aspect, une affaire interalliée. Le gouvernement français a jugé que, tant que l’Allemagne n’exécutait pas le traité, les délais d’évacuation ne commençaient pas de courir, et, d’après les indications des journaux, M. Millerand a fait connaître à Londres aux Alliés la note qu’il avait adressée à ce sujet au gouvernement de Berlin. Il est à prévoir qu’en effet les Alliés ne se désintéresseront pas de cette affaire. La Commission des Réparations enfin qui siège à Paris est, elle aussi, un organisme interallié et elle tient réellement entre ses mains l’avenir du traité de paix. En fait, la question essentielle de l’exécution du traité de paix revient pnotiquement à la question des alliances : le traité vaudra selon que les alliances seront étroites et efficaces selon la volonté d’application des nations victorieuses. C’est le sentiment qui s’est fait jour dans toutes les circonstances où le gouvernement, le Parlement, les écrivairis politiques ont eu à s’occuper des problèmes diplomatiques, militaires, écono’miques, qui nous environnent de toutes parts. La Commission des Affaires Extérieures de la Chambre s’est montrée justement attentive à ce qui se passe à Londres. Dans une intervention remarquée, M. Briand a pu dire, à propos des affaires orientales, que la méthode qui consiste à toujours demander des concessions à notre pays ne peut être d’un usage constant. La Commission, après avoir entendu les explicationsde M. Millerand, a donné mandat à son président M. Barthou de rappeler une fois de plus au gouvernement la nécessité d’assurer par l’exécution complète du traité de paix lu défense des droits et des intérêts de la France. Le gouvernement certes en est bien convaincu et M. Millerand n’a pas laissé passer une occasion d’affirmer sur ce sujet ses idées : mais la Commission a voulu par cette manifestation faire nettement connaître son opinion et donner au Président du Conseil, au moment où il repartait pour Londres, toute l’autorité dont il pouvait avoir besoin. Les difficultés présentes n’ont rien d’imprévu, étant données la longueur et l’allure des négociations de l’année 1919 ; elles ne sont pas de nature à soulever des problèmes nouveaux et insolubles ; elles ne trouvent le pays et le Parlement ni surpris ni troublés : mais elles les trouvent réfléchis et fermes dans leurs volontés nationales.

La Commission des réparations, dont l’organisation a été fixée par le traité de paix, est appelée à jouer dans la période qui s’ouvre un rôle capital. C’est elle qui doit surveiller l’accomplissement exact de toutes les clauses que l’Allemagne a acceptées. Les Puissances alliées et associées se sont montrées très mesurées dans l’appréciation des réparations exigées. Elles ont pris à leur charge les dépenses de guerre proprement dites, et elles ont seulement réclamé la réparation des dommages causés à la population civile et à ses biens par l’agression allemande sur terre, sur mer et dans les airs. Si l’Allemagne arrivait à ne pas tenir ses engagemen^.s, ce serait pour les Alliés, , et pour notre pays en particulier, une défaite économique et financière terrible : la victoire ne sera une réalité que le jour où l’Allemagne aura payé. C’est la Commission des réparations qui fixera le montant et les modalités des obligations matérielles de l’Allemagne ; c’est elle qui Contrôlera d’une manière permanente les finances allemandes et qui par là pourra contribuer efficacement au contrôle de la situation militaire germanique ; c’est elle enfin qui, en cas de manquement par l’Allemagne à l’exécution de l’une quelconque des obligations visées par le traité dans la partie consacrée aux réparations, propose les mesures opportunes à prendre en raison de cette inexécution. On a pu dire avec raison que la Commission des réparations est le véritable ministère des Affaires étrangères de l’Europe. Le choix du délégué de la France est d’autant plus important qu’il est de plein droit président de cette Commission, composée des représentants de l’Amérique, de la Grande-Bretagne, de l’Italie, du Japon, de la Yougo-SIavie, et de notre pays, à raison d’un représentant par Puissance.

On ne saurait trop se féliciter de la nomination de M. Raymond Poincaré à ce poste de premier ordre. C’est M. Jonnart qui avait été choisi par le gouvernement au moment où la Commission s’était constituée, et il était certainement l’un des hommes les plus désignés par son mérite personnel et par son autorité unanimement reconnue. Mais M. Jonnart, dont la nomination avait été partout approuvée, obéissant à des scrupules devant lesquels tout le monde s’est incliné, n’a pas cru pouvoir assumer plus longtemps une aussi lourde charge en raison de son état de santé. Le gouvernement a pensé que M. Raymond Poincaré par sa connaissance aprofondie du traité de paix, par sa puissance de travail, sa science juridique et l’éclat de son propre prestige pouvait mieux que personne rendre à la Commission des réparations d’éminents services à notre pays. M. Raymond Poincaré a accepté avec simplicité et avec courage la grande mission d’assurer l’œuvre de réparation exigée par le traité de paix : toute l’opinion française lui en a été reconnaissante. Les lecteurs de la Revue éprouveront plus que personne ce sentiment, en apprenant aujourd’hui une nouvelle dont celui qui a signé ces chroniques au cours de ces derniers mois se sent aussi honoré qu’heureux et en sachant qu’ils pourront lire ici les articles de l’un des hommes qui connaissent le mieux les affaires d’Europe et qui ont le plus d’autorité pour en parler.


M. le président de la République a pris possession de ses fonctions le 18 février, et la cérémonie de la transmission des pouvoirs s’est accomplie selon le rite traditionnel et simple qui est dans l’esprit de notre Constitution. Dès le 19 février, il a adressé aux Chambres le message par lequel le nouveau chef de l’État a coutume de faire connaître sa pensée au Parlement et au pays. M. Paul Deschanel, dans ce document dont le caractère est fixé par l’usage, s’est attaché à être aussi précis que possible et il a réussi à tracer un tableau rapide des graves problèmes qui sont posés devant la France. Après cinq années de guerre, le devoir du gouvernement est de voir clair, de définir exactement notre situation économique, financière, militaire ^ diplomatique, de faire le bilan de la nation. Pour accomplir la grande œuvre de reconstitution nationale qui est nécessaire, la première condition est de vivre dans la concorde. L’union de tous a fait notre force pendant la guerre ; elle facilitera notre travail pendant la paix, (i Tout ce qui réveillerait d’anciennes discordes, a dit M. Deschanel, serait un crime contre la patrie. » Les querelles des partis qui n’ont tenu que trop de place dans notre république de jadis semblent aujourd’hui des anachronismes dangereux à faire revivre : la guerre et la victoire ont fait apparaître avec éclat quels sont les intérêts supérieurs de la nation, et M. Deschanel nous invite à garder les yeux fixés sur eux.

Le Président de la République, en conviant tout le pays à faire un acte de sincérité et de probité morale, et à considérer les faits actuels dans leur réalité, a le premier donné l’exemple. Le message forme une revue des principales questions qui réclament notre attention : question budgétaire, question du charbon, question des transports, question du blé, question du change, c’est toute l’activité nationale qui est contenue dans ces mots, et c’est aussi le devoir imposé à tous qu’ils suggèrent. Chacun doit collaborer à l’œuvre commune en produisant le plus possible et en consommant le moins possible. Le chef de l’État, qui sait quels sacrifices a fait le pays pendant la guerre et qui en a si bien parlé, connaît aussi de quels efforts la population est capable aujourd’hui, et il lui rappelle avec simplicité et fermeté qu’ils sont indispensables. Après avoir évoqué le passé, il se tourne vers l’avenir, et il a eu l’heureuse pensée d’ajouter que, parmi tant de beaux exemples de liberté, d’activité et de sagesse que nous trouvions dans notre pays, nous avions une attention particulière pour ceux qui nous viennent des provinces d’Alsace et de Lorraine qui viennent de reprendre leur place au foyer commun. Enfin, dans cette esquisse d’ensemble, M. Paul Deschanel qui a toujours pensé que toute la politique était dominée par les affaires extérieures, signale la nécessité de fortifier l’union des peuples qui ont combattu ensemble, de surveiller l’application du traité de Versailles, et de préparer l’organisation de la Société des Nations. Le message présidentiel, qui répond aux préoccupations de tous, a été favorablement accueilli par les Chambres et par l’opinion. Il a paru être l’heureux témoignage de la volonté qu’a M. Deschanel d’être, pendant les temps difficiles où la victoire doit devenir une réalité, le serviteur à la fois et le chef du pays travaillant pour sa reconstitution, le Président de la paix.


ANDRE CHAUMEIX.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.