Chronique de la quinzaine - 29 juin 1905

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Chronique n° 1757
29 juin 1905


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



29 juin.

Les préoccupations continuent de se porter sur la situation extérieure : elles sont moins vives, mais toujours présentes. Le gouvernement allemand a répondu par une note à la note française qu’il avait reçue quelques jours auparavant. De ces deux documens, nous savons peu de chose : la prudence, et aussi l’expérience, nous conseillent de nous défier des versions plus ou moins fantaisistes données par les journaux. Cette réserve nous rend très difficile, sinon même impossible, d’émettre un jugement d’ensemble sur une situation mal connue dans le présent, et incertaine dans l’avenir. Mais une chronique est écrite ad narrandum et non pas ad probandum : il lui est permis de se cantonner dans le domaine des faits et d’en suivre l’ordre chronologique. Cela nous conduit à parler tout d’abord de l’émotion qui s’est produite subitement dans les esprits le 22 et le 23 juin, et qui s’est manifestée à la Bourse par une baisse légère, mais pourtant sensible.

Sans doute, on aurait tort de prendre la Bourse pour un thermomètre exact de l’opinion ; toutefois, elle la reflète en partie, et ses brusques oscillations, si elles ne correspondent pas toujours à la réalité des choses, donnent du moins quelques indications sur l’idée qu’on s’en fait dans certains milieux. Pendant plusieurs jours consécutifs, la Bourse a donc baissé. Les personnes les mieux informées de la marche des négociations s’étonnaient de cette sorte de panique et déclaraient que rien ne la justifiait. Pourquoi s’est-elle produite tel jour plutôt que tel autre ? Pourquoi pas la veille aussi bien que le lendemain ? Aucun fait particulier ne pourrait en fournir l’explication. Loin de nous la pensée de dire, — car nous ne voulons ni endormir, ni tromper le pays, — qu’il n’y ait eu, en aucun moment une crainte sérieuse à concevoir, et si nous le disions, la lecture des journaux allemands nous démentirait ; mais le danger ne s’est pas manifesté à une heure précise plutôt qu’à une autre, et c’est surtout à la nervosité de l’opinion qu’il faut attribuer les secousses électriques qu’elle a éprouvées. Cette nervosité, Dieu merci ! commence à se calmer. On s’habitue à tout, et la situation, à mesure qu’elle se prolonge, est envisagée avec plus de calme. L’esprit public est en progrès et, quels que soient les événemens qui se préparent, ils ne produiront plus l’effet de surprise violente d’où est sorti, au premier moment, quelque désarroi. C’est beaucoup que d’être avertis.

La baisse des fonds publics a eu lieu le jour où la nouvelle s’est répandue que M. le ministre Rouvier avait remis une note écrite à M. le prince Radolin. Où était la relation logique entre ces deux faits ? M. Rouvier a eu plusieurs raisons, toutes fort bonnes, de remettre une note à M. le prince Radolin ; mais la meilleure est peut-être qu’il avait lui-même entre les mains une note du gouvernement allemand. Il est conforme aux habitudes diplomatiques de répondre à une communication dans la forme où elle a été faite, et le gouvernement allemand s’est plaint quelquefois que nous y ayons manqué. Le lendemain même de la chute de M. Delcassé, comme si l’événement avait été prévu et escompté, tous les ambassadeurs allemands auprès des puissances ont remis aux ministres des Affaires étrangères des gouvernemens auprès desquels ils sont accrédités une note identique. Le gouvernement allemand y faisait sienne la proposition de conférence dont l’initiative apparente avait été laissée au Sultan du Maroc : il déclarait y adhérer lui-même et en recommandait fortement l’adoption aux autres. Cette communication écrite a été accompagnée d’explications orales, partout les mêmes, présentant notre entreprise marocaine dans des termes qui appelaient de notre part des explications. Il était donc naturel que M. Rouvier rédigeât à son tour une note destinée, au début d’une négociation délicate, à préciser le point de vue français. Que contient ce document ? Ici, nous entrons dans le domaine des hypothèses. La note n’a pas été publiée jusqu’à ce jour, et ne pouvait pas l’être puisque le gouvernement allemand n’y avait pas encore répondu. Ce silence a eu toutefois l’inconvénient de laisser les esprits dans l’obscurité et le mystère, et de permettre à la presse allemande de donner sur une pièce restée secrète des renseignemens dont l’inexactitude, bien qu’elle sautât aux yeux, pouvait jeter du trouble dans les esprits. Peu à peu, cependant, les versions fantaisistes se sont dissipées dans leur propre invraisemblance, et l’idée maîtresse de la note de M. Rouvier a commencé à se dégager de toutes les surcharges et altérations qu’on lui avait fait subir.

Puisque cette note répondait à une autre, et que celle-ci avait eu pour objet de nous inviter à la conférence, ou de nous conseiller d’accepter rindtation qui nous en avait été faite, il était naturel de penser que le principe même de la conférence s’était trouvé en cause. On assure qu’il n’a été ni accepté ; ni repoussé par M. Rouvier, et nous sommes d’autant plus enclins à le croire que nous aurions plus de peine à comprendre qu’il se fût prononcé a priori dans un sens ou dans l’autre. Évidemment la conférence ne nous dit rien qui vaOle, et nous aurions préféré une entente directe entre le gouvernement allemand et nous sur la question du Maroc. Mais l’Allemagne se considérait comme engagée avec le gouvernement chérifien. Après l’avoir aiguillé dans la voie de la conférence, elle ne croyait pas pouvoir l’y abandonner. Devions-nous, sur ce point, nous montrer irréductibles ? Non. Quelle que soit notre opinion personnelle, il y a des sacrifices que nous sommes prêts à faire à celle de l’Allemagne ; et sur une question de procédure ce sacrifice était facile. Mais il s’agissait de savoir si c’était bien en présence d’une question de ce genre que nous nous trouvions, et si la conférence était, en effet, une procédure nouvelle suggérée par l’Allemagne, ou si elle était un instrument au moyen duquel elle poursuivait la réalisation de desseins nouveaux. Lors donc qu’on nous dit que M. Rouvier avait demandé au gouvernement allemand des explications préalables sur le programme de la conférence, et non seulement sur les questions qui y seraient agitées, mais sur les solutions qu’on se proposait de leur donner, la vraisemblance de l’information nous fait croire, cette fois, à son exactitude. Aller à la conférence sans avoir demandé et obtenu sur tous ces points des explications suffisantes, serait ajouter au danger actuel un danger plus grand encore, celui de découvrir et d’accentuer en public des dissidences qui s’aggraveraient par cela même, et que l’histoire — nous ne craignons pas de prononcer ici son nom, — nous reprocherait un jour de n’avoir même pas essayé de résoudre au préalable dans le tête-à-tête du cabinet. Il nous parait donc certain que M. Rouvier a demandé des explications. Les lui a-t-on données ? Ce qu’on sait de la réponse allemande, dont, à la vérité, on ne sait presque rien, en fait douter. Il semble que le gouvernement allemand se soit retranché derrière le fait que l’initiative apparente et protocolaire de la conférence a été prise, non pas par lui, mais par le gouvernement marocain, et qu’il nous ait dès lors conseillé de nous adresser à Fez plutôt qu’à Berlin. Nous sommes prêts à prendre ce détour si on y tient ; mais c’est nous obliger à courir après des ombres au mépris des réalités. Il est parfaitement exact que la proposition de nous rendre à une conférence nous a été adressée parle sultan du Maroc ; mais nous en aurions fait le cas qu’elle aurait méritée en nous venant de cette source, si elle n’avait pas été appuyée par l’Allemagne, et non seulement par une note, mais encore par une glose qui nous mettait directement et personnellement en cause devant toute l’Europe. Nous étions donc en droit d’adresser à Berlin notre demande d’explication. Le gouvernement impérial aime mieux aujourd’hui se placer derrière le gouvernement chérifien. Nous répéterons : soit ! Nous le répéterons aussi souvent que cette réponse sera compatible avec nos intérêts primordiaux et avec notre dignité. Nous le répéterons sans doute lorsqu’il faudra prendre une résolution définitive au sujet de la conférence : mais cette adhésion, devenue à peu près inconditionnelle, n’en restera pas moins à nos yeux un réel danger. Le monde entier y verra du moins une preuve de notre bonne volonté persistante et presque inlassable. Le problème à résoudre n’en sera point modifié : on aura seulement refusé de l’envisager d’avance sous toutes ses faces. Quel est-il donc ?

On nous invite à nous rendre à la conférence : la première, ou plutôt la seule question que nous ayons à nous poser est de savoir si nous avons quelque chose à y gagner. Nous admettons volontiers que notre situation est momentanément affaiblie au Maroc, qu’elle est difficile, qu’elle est mauvaise : sera-t-elle meilleure au sortir de la conférence ? On nous a prêté au Maroc des vues que nous n’avions pas ; on nous y a attribué des projets qui n’étaient pas les nôtres ; on a dit que nous voulions en faire une seconde Tunisie. En vain avons-nous protesté contre l’exagération criante de ce tableau : on a persisté à le déclarer exact. Ce n’en est pas moins pure fantasmagorie. Lorsque, dans nos arrangemens avec l’Angleterre et avec l’Espagne, nous avons déclaré que nous respecterions la souveraineté du Sultan aussi bien que l’intégrité de son territoire, et que nous avons ajouté que le régime économique du Maroc serait celui de la porte ouverte, nous avons été parfaitement sincères, bien qu’on ait douté de notre parole. Et pourtant, nous l’avouons, le soin que nous prenions de l’intérêt général ne nous faisait ni oublier, ni sacrifier notre intérêt particulier : nous espérions qu’il y aurait pour nous quelques avantages à remplir au Maroc la lourde charge dont nous prenions la responsabilité. Devons-nous renoncer à des espérances aussi légitimes ? Est-ce là ce qu’entend l’Allemagne lorsqu’elle affirme que toutes les puissances doivent demeurer au Maroc exactement, strictement, sur le même pied ? Prétend-elle que la France, — en dehors de la région de la frontière où on veut bien nous reconnaître le droit de nous défendre quand nous serons attaqués, — n’y ait pas une autre situation que la Suède, par exemple ? Eh bien ! qu’elle le dise, et nous reconnaîtrons tout de suite que son opposition ajourne à une époque indéterminée la réalisation de toutes les espérances que nous avions pu concevoir, de tous les projets que nous avions pu imaginer. Nous lui abandonnerons l’avantage d’avoir, pour un temps plus ou moins long, arrêté la civilisation à la porte du Maroc. Elle n’aura poursuivi qu’un succès diplomatique immédiat, elle l’aura eu. Mais pourquoi le ferions-nous consacrer par une conférence internationale ?

On a vu, dans notre grande Révolution, les ordres privilégiés renoncer, au cours d’une nuit fameuse, à tous les droits dont ils étaient investis : ils faisaient ce sacrifice à ce qu’ils considéraient comme l’intérêt supérieur de la patrie. Admettons que nous n’ayons pas ici des droits, mais seulement des prétentions : à qui, à quoi en ferions-nous le sacrifice, pour éprouver le besoin d’y procéder avec tant de solennité ? Si on nous inflige, et si nous devons nous infliger à nous-mêmes un désaveu, qu’on nous permette du moins d’y mettre des formes plus discrètes. Notre situation au Maroc est ce qu’elle est ; nous la conservons telle quelle. Les engagemens que d’autres puissances ont contractés envers nous valent ce qu’ils valent, vaudront ce qu’ils vaudront dans la suite des temps ; nous les conservons aussi tels quels. Quant à l’Allemagne, puisque le Sultan du Maroc est tombé momentanément sous sa dépendance, qu’elle en use : nous les laissons en tête à tête. Nous ne jugeons pas, — avons-nous besoin de le dire ? — que le Maroc vaille un conflit entre l’Allemagne et nous. Que l’Allemagne en fasse donc ce qu’elle voudra, si toutefois elle peut en faire quelque chose, ce dont nous nous permettons de douter. Bien des gens, chez nous, éprouvaient des appréhensions très vives en voyant notre gouvernement s’engager dans une affaire dont ils le soupçonnaient de n’avoir pas calculé d’avance toutes les difficultés. Nous en étions, et ce n’est pas aujourd’hui la première fois que nous le disons. Cependant, nous sommes voisins immédiats du Maroc ; nous le connaissons mieux que personne, et nous avons plus que personne des moyens permanens d’action sur lui ; nos expériences algériennes nous ont préparés mieux que personne à résoudre ou à dénouer les questions nord-africaines avec le moindre effort ; nos bonnes relations avec toutes les puissances méditerranéennes nous ont donné la libre disposition de la mer. En dépit de tous ces avantages qui manquent à peu près tous à l’Allemagne, nous n’étions nullement rassurés et l’œuvre entreprise ou à entreprendre restait à nos yeux assez effrayante. L’Allemagne s’oppose à ce que nous la poursuivions : peut-être nous rend-elle service. Mais c’est un de ces services qui sont pénibles dans la forme, et nous n’éprouvons nullement le besoin d’en faire constater le résultat par une conférence internationale, puisque ce résultat n’est, en somme, autre chose que la ruine de notre œuvre diplomatique, et qu’on nous demanderait peut-être de l’accompagner par surcroît de nos excuses. Pourquoi en ferions-nous ? Nous avions le droit de faire ce que nous avons fait : nous n’avons pas réussi, voilà tout.

Tel est le sentiment qui nous convient en ce moment. Nous n’avons aucune autre raison d’aller à la conférence que le désir d’être agréable à l’Allemagne ; mais alors, que l’Allemagne y mette un peu du sien ! Nous avons des intérêts à ménager au Maroc, et c’est bien le moins que nous veillions à leur sauvegarde. Si l’Allemagne veut bien en tenir compte, nous irons avec elle à la conférence. Dans le cas contraire, pourquoi le ferions-nous ? Il n’est pas besoin d’une conférence pour maintenir le statu quo au Maroc : ce sont là des choses qui vont sans dire, et nous ne comprendrions vraiment pas l’emploi d’un semblable appareil pour aboutir à ce dénouement. La convention de 1880 y suffit.

Nous raisonnons ici dans l’hypothèse, qu’on trouvera peut-être un peu naïve après tout ce qui s’est passé et tout ce qui s’est dit, que l’affaire du Maroc est vraiment l’affaire du Maroc et qu’elle ne cache pas autre chose Les journaux allemands ne nous ont pourtant pas permis d’ignorer que l’attitude nouvelle prise envers nous par leur gouvernement provenait de causes diverses et lointaines, auxquelles la question du Maroc ne tenait que par un fil assez lâche. En somme, le Maroc n’était qu’un incident, et même un prétexte. On avait cm aussi au premier moment que M. Delcassé était la cause première, et même unique, de la tension de nos rapports avec Berlin : il était le pelé, le galeux d’où venait tout le mal. Si cette explication avait été exacte, nos relations avecl’Allemagne auraient évidemment pris, dès le lendemain de sa chute, les allures normales qu’elles ont eues en d’autres temps et qu’elles auraient toujours dû conserver. On connaît l’histoire ou la légende du roi d’Ys poursuivi par la vengeance céleste sous la forme de la mer en furie, parce qu’il portait avec lui sur son cheval sa fille chargée de crimes. Au moment de périr, il jeta sa fille à la mer, et la mer s’arrêta aussitôt. L’Allemagne ne s’est pas arrêtée lorsque M. Delcassé est tombé ou a été précipité du ministère. Ses exigences à notre égard sont restées les mêmes, à la fois confuses et impératives. Nous n’en avons pas été surpris ; mais le public, qui aime à voir les choses sous un jour très simple, l’a été et il a commencé à se demander ce qu’on lui voulait. De son étonnement est venue sa nervosité des premiers jours. Il semble bien que, de l’autre côté de la frontière, il y ait eu une déception correspondante. La façon vraiment sommaire dont M. Delcassé a été sacrifié, renversé, piétiné, l’émotion qu’on a manifestée, le désarroi qui s’est emparé des esprits ont donné à croire que la France se laisserait conduire les yeux fermés partout et jusqu’où on voudrait. Mais l’opinion, chez nous, n’a pas tardé à se ressaisir. Il lui a semblé qu’on avait voulu lui faire violence. Elle s’est mise à écouter et à réfléchir ; elle a entendu et elle a compris. Les journaux appartenant aux opinions les plus diverses se sont tout d’un coup trouvés d’accord dans un même sentiment, à savoir qu’il fallait aller aussi loin que possible pour donner satisfaction à l’Allemagne, mais qu’il y avait cependant un point qu’on ne pouvait pas dépasser, celui où notre dignité même serait en cause, où la liberté de notre politique serait compromise, enfin où nos intérêts essentiels seraient directement menacés. Mais était-il possible qu’ils le fussent ? On ne l’avait pas cru jusqu’alors : on a commencé à le croire, ou à le craindre, et il faut avouer que cette inquiétude n’était pas sans quelque fondement.

Nous pourrions citer un grand nombre de journaux allemands dont les articles l’ont fait naître ou l’ont entretenue. On nous a sommés de ne rien faire sur la frontière du Maroc qui pût indiquer de notre part l’intention, même de nous y protéger et de nous y défendre. Soit encore ! Nous ne ferons rien ; nous n’avons l’intention de rien faire ; nous ne laisserons pas des difficultés de frontière prendre les proportions d’un casus belli. Mais ces avertissemens des journaux, auxquels on pourrait donner un autre nom, ne sont pas le seul son de cloche, ni le plus inquiétant qui soit venu à nos oreilles, Il y en a eu d’autres encore : nous les réunirons en un seul, en prêtant une attention particulière aux confidences qu’un homme très distingué, et à même d’être très bien renseigné, M. le professeur Schiemann, a faites à un journaliste français. M. le professeur Schiemann a eu soin de dire qu’il parlait en son nom personnel, car il ne savait rien des intentions de son gouvernement : il reconnaissait toutefois que son opinion était, en Allemagne, celle de beaucoup d’autres, ce qui lui donnait, non pas plus de valeur, mais plus de poids. Enfin, comment ne pas attacher quelque importance au fait que M. le professeur Schiemann a suivi l’empereur d’Allemagne dans sa dernière croisière dans la Méditerranée ? Il est allé avec lui à Tanger. L’empereur Guillaume, dont tout le monde connaît la curiosité et l’activité d’esprit, aime à s’entourer de savans et à causer avec eux dans les loisirs d’une longue traversée. Sa vive intelligence s’exerce et s’aiguise à ce contact. Nous voulons bien croire, puisque M. Schiemann le dit, que sa conversation avec l’Empereur a porté plus spécialement sur l’histoire du Maroc ; mais les souvenirs du passé conduisent par une pente naturelle à l’observation et à la méditation du présent, et, pour tous ces motifs, lorsque M. Schiemann parle du Maroc, on ne saurait le considérer comme un causeur tout à fait ordinaire. Or qu’a-t-il dit ?

Il a dit, et même avec insistance, que l’Allemagne était profondément attachée à la paix, et il a exposé les raisons qui, en dehors des simples considérations d’humanité, l’amenaient à y tenir très sérieusement. La paix lui est utile, indispensable même, pour le développement de son industrie, la sécurité de son commerce, le règlement des questions qu’elle a pendantes en Afrique, le règlement de certaines autres qu’elle a pendantes en Europe, celle de Pologne par exemple. Que ce sentiment soit sincère de la part de l’Allemagne et de M. le professeur Schiemann, personne n’en est plus convaincu que nous. L’Allemagne ne veut pas la guerre, et il faut rendre à l’Empereur lui-même la justice que, depuis qu’il est sur le trône, il n’a rien fait jusqu’à ce jour d’où elle pût sortir : c’est même ce qui nous inspire en ce moment le plus de confiance dans le maintien de la paix. « Pour être sûrs de la conserver, a dit M. le docteur Schiemann, nous ferons les sacrifices que comporte notre sécurité, tant pour notre armée que pour notre marine. Notre marine surtout a besoin d’inspirer assez de respect pour que certains milieux anglais cessent d’avoir envie de faire avec elle comme avec la flotte danoise… Notre devoir est de prévoir toutes les hypothèses, et à ce sujet je puis vous assurer que nous sommes préparés… Mais, je le répète, ce sont là des hypothèses pures, et même si l’Angleterre pouvait être tentée de prévenir, par une guerre, quelques déceptions à prévoir dans son empire colonial et ailleurs, il est à espérer qu’elle sacrifierait cet avantage problématique en présence des désastres qu’entraînerait le conflit pour elle, et qui ne seraient d’ailleurs pas moindres pour nous, ni même pour la France. » Pourquoi pour la France ? Son interlocuteur a demandé à M. le professeur Schiemann si elle n’aurait pas « le bénéfice de sa neutralité. » C’est ici que la conversation est devenue particulièrement intéressante et instructive pour nous. « Dans un conflit éventuel entre l’Angleterre et l’Allemagne, a dit M. Schiemann, il me paraît difficile que la France reste neutre. Cela me semble même impossible, entre deux adversaires ayant également intérêt à l’avoir avec soi… Entre l’Allemagne et l’Angleterre, en cas de conflit, la France se verrait donc amenée à choisir ; et, de quelque côté que ses intérêts pussent lui conseiller d’aller, elle se verrait entraînée dans les hostilités, et menacée d’avoir la guerre chez elle. » M. le professeur Schiemann en dit long en peu de mots. Remercions-le de sa franchise : quel que doive être l’avenir, il est toujours bon d’être averti.

Ainsi donc, si, ce qu’à Dieu ne plaise ! la guerre venait à éclater, sans que nous y fussions pour rien, entre l’Angleterre et l’Allemagne, il ne nous serait permis d’être neutres que si nous étions en mesure de faire respecter notre neutralité : faute de quoi, il faudrait nous attendre à ce qu’une pression, s’exerçant sur nous d’un certain côté, nous mît formellement en demeure d’opter entre les deux camps. Au premier abord, cette prétention étonne ; mais nous aurions tort de croire qu’elle soit nouvelle et que l’histoire n’en offre pas d’exemples. Elle en offre, au contraire, beaucoup. C’est une très vieille formule que de dire : Quiconque n’est pas pour moi est contre moi, — et c’est une très vieille conduite que d’agir en conséquence. La vérité, et il faut la dire bien haut à l’encontre de toutes les prédications pacifiques dont on nous a assourdis depuis quelque temps ; la vérité, dans l’état général du monde et dans notre situation particulière en Europe, est que nous n’avons pas le droit de ne pas être une très grande puissance militaire. Nous sommes trop riches, nous avons trop de ressources en tous genres, nous avons même, malgré les épreuves qu’on leur a fait subir dans ces derniers temps, une armée et une marine trop fortes pour ne pas exciter des convoitises : puissent-elles être aussi assez fortes pour les décourager ou en repousser les atteintes ! On nous fait entrer malgré nous dans des calculs, dans des combinaisons politiques et militaires, sans se préoccuper de savoir si nous avons quelque intérêt à y prendre part : il suffit que d’autres en aient pour qu’on ne nous laisse pas la liberté d’y rester étrangers. C’est une leçon d’une telle éloquence qu’il faudrait être sourds et aveugles pour n’en pas profiter : aussi espérons-nous qu’elle nous sera salutaire, et sommes-nons parfois tentés d’éprouver une sorte de reconnaissance envers ceux qui nous l’ont administrée, bien qu’ils l’aient fait un peu rudement. C’est une vraie leçon de choses, prodigieusement supérieure aux simples leçons d’idées, de théories et de mots au moyen desquelles on a cherché à nous faire croire à la paix perpétuelle. Sans doute la paix perpétuelle est un beau rêve, mais c’est un rêve, et il a le dangereux inconvénient de bercer et d’endormir le pays dans une mollesse trompeuse d’où la réalité vient un jour ou l’autre le réveiller en sursaut. Si la crise actuelle nous délivre à jamais de ces distributeurs de narcotiques, nous pourrons dire qu’à quelque chose malheur est bon.

Toutefois, ils ne sont coupables que d’idéologie, et il y a des responsabilités morales plus lourdes que la leur. Nous nous garderons bien, à l’heure où nous sommes, de jeter un discrédit immérité sur notre armée et sur notre marine : elles seraient certainement à la hauteur de tous les devoirs qui leur incomberaient. Mais enfin, elles pourraient encore être plus fortes, et elles le seraient si elles n’avaient pas été livrées pendant plusieurs années aux mains que tout le[monde sait. On peut se rendre compte aujourd’hui de ce qu’a eu de criminel l’odieux et honteux système qui a fait dépendre l’avancement de nos officiers de fiches plus ou moins favorables, données par de misérables informateurs à de plus misérables ministres qui y ajoutaient foi. Le nerf de l’armée en a été détendu, et il y a quelque chose à faire, quelque chose d’urgent, de prompt, d’immédiat, pour lui rendre l’élasticité et la vigueur indispensables au moment de l’action. À la lumière des incidens qui se pressent et se précipitent depuis quelques jours, on aperçoit plus distinctement ce qu’ont de nécessaire les conditions d’existence d’un grand pays. Les chimères se dissipent ; les faiblesses et les complaisances coupables apparaissent avec leur vrai caractère de gravité ; on éprouve un invincible besoin de voir les choses et les gens remis à leur place. Mais on constate aussi, et ce spectacle est consolant, avec quelle rapidité l’esprit pubUc, un moment troublé, reprend son équilibre et son sang-froid. On a dit que du temps avait été perdu au cours des négociations : ce n’est pas du temps perdu que celui qui a permis à l’opinion de se reprendre, de s’éclairer, et de se fixer. Ce sont là de bonnes raisons de confiance et d’espérance : si les événemens s’aggravaient, on verrait tout de suite que l’unité morale et patriotique de la France n’a nullement subi les altérations que des esprits chagrins ou malveillans ont cru y découvrir. Mais nous n’en sommes pas là. Il faut se défier également des accès d’optimisme et de pessimisme que nous éprouvons tour à tour. L’horizon n’est pas dégagé des nuages qui pesaient sur lui, et ce serait même une exagération de dire qu’il s’est sensiblement éclairci. Cependant on cause, et c’est quelque chose. C’est même beaucoup, si on songe qu’il y a peu de jours encore un mur de silence s’élevait entre la France et l’Allemagne : aucun échange d’idées n’avait lieu d’un pays à l’autre, et le malentendu se creusait de plus en plus sans qu’on fit rien pour combler l’abîme. Aujourd’hui on écrit, on parle, on négocie, on transige, et, quel que soit le fond des choses, tout le monde convient que la forme en est des plus courtoises. L’univers entier s’intéresse aux pourparlers engagés et les suit d’un œil attentif. Il devient plus difficile, dans ces conditions, de céder à un de ces mouvemens d’irritation et, pour ainsi dire, à une de ces surprises des sens qui peuvent avoir, en pareille matière, de si brusques et de si redoutables conséquences. La conscience même du genre humain a été mise en éveil, et il n’y a pas de meilleure garantie pour le maintien de la paix que le besoin que deux grands pays éprouvent, aussi bien l’un que l’autre, d’avoir raison devant ce tribunal suprême. On nous permettra de croire que ce sentiment travaille en notre faveur.

En Espagne, le ministère de M. Villaverde vient de tomber. Le fait était tellement prévu, et prévu à date fixe, c’est-à-dire dès le jour où les Cortès seraient réunies, qu’il n’y a eu là de surprise pour personne. La chute du ministère est due à des causes purement intérieures, aux di’isions de plus en plus profondes du parti conservateur, qui n’ont pas cessé de s’accentuer depuis la mort tragique de M. Canovas del Castillo, et à l’impatience de plus en plus grande du parti libéral qui commençait à trouver bien long son exil du pouvoir. Le Roi l’y a rappelé ; il a dû avoir ses motifs pour cela. Nous souhaitons au parti libéral représenté par M. Montero Rios plus d’union que n’en a eu le parti conservateur. Sans doute des élections nouvelles deviendront nécessaires, puisque la majorité actuelle du parlement appartient au parti conservateur, et que M. Villaverde a été renversé par la défection d’une partie de ces derniers qui se sont joints aux libéraux pour faire bloc contre lui. C’est M. Maura lui-même qui a conduit le mouvement. Le ministère libéral aura, comme toujours, la majorité qu’il voudra dans les élections ; mais nous ne sommes pas sûr que sa vie en sera rendue plus facile. Cela dépendra de lui-même et de la concorde qui régnera dans ses rangs.

Les crises intérieures qui se produisent dans les pays voisins et amis, conformément au libre jeu de leurs institutions, nous intéressent toujours, mais affectent rarement nos intérêts : il est rare, en effet, que la politique étrangère en soit la cause. En Espagne en particulier, nous rencontrons des sympathies également sincères dans le parti libéral et dans le parti conservateur, et nous éprouvons de notre côté le même sentiment pour l’un et pour l’autre. Les intérêts généraux de l’Espagne, ses intérêts durables, sont, comme les nôtres, indépendans de ceux des partis qui se succèdent au pouvoir : aussi tous les comprennent-ils à peu près de la même manière. Nous sommes convaincu que tel est le cas aujourd’hui, et nous saluons en toute cordialité le ministère libéral de M. Montero Rios au moment où il prend le pouvoir ; mais ce serait manquer à un devoir de convenance et de reconnaissance de ne pas remercier le ministère conservateur de M. Villaverde au moment où il le quitte. C’est lui qui a conduit le roi d’Espagne à Paris, et qui par cette initiative a encore resserré les liens des deux pays. L’ancien ministre des Affaires étrangères, M. de Villa-Urrutia, a accompagné le Roi parmi nous, et, bien qu’on sût dès ce moment que sa vie ministérielle, aussi bien que celle de ses collègues, ne devait plus être longue, nous lui avons su le plus grand gré des dispositions amicales à notre égard dont sa démarche nous apportait le précieux témoignage. Si M. Villaverde a retardé la convocation des Cortès jusqu’à ces derniers jours, ce n’est pas pour prolonger les siens : il voulait terminer la tâche qu’il s’était donnée de présenter le jeune roi à l’Europe, en commençant par la France et par l’Angleterre. Le succès du Roi a été très grand à Londres aussi bien qu’à Paris ; mais c’était un succès personnel : on savait d’avance que le ministère n’en profiterait que devant l’histoire. Ses heures étaient comptées. L’opposition de M. Maura devait renverser M. Villaverde : elle devait aussi porter au parti conservateur un coup dont il ne se relèverait que plus tard. La place appartenait aux libéraux.

FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIÈRE.

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