Chronique de la quinzaine - 30 avril 1834

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Chronique no 50
30 avril 1834


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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30 avril 1834.


Le drame politique de la révolution de juillet approche du dénouement. Encore quelques actes sanglans comme ceux qui viennent de se jouer, et la France saura à quoi s’en tenir sur les intentions de ce ministère. La convention avait assis son pouvoir sur la terreur qu’elle inspirait ; le directoire, le consulat, l’empire, avaient fondé le leur sur les victoires, sur la prépondérance que ces gouvernemens donnaient à la France en Europe ; la restauration avait rallié à elle les idées religieuses et les intérêts des grands propriétaires : la terreur cessa et tourna contre ceux qui cherchaient à la répandre ; puis un beau jour le pays se réveilla de ses rêves de gloire et redemanda la liberté qu’on lui avait dérobée pendant son sommeil ; plus tard il vit que la religion dont on lui parlait sans cesse n’était qu’une affaire et une intrigue ; et pour la troisième fois, le lion secouant sa crinière, laissa tomber à terre ceux qui avaient essayé de l’engourdir et de le museler. Le gouvernement de la peur sera-t-il plus heureux que tous les gouvernemens réduits en poussière au moment où ils se croyaient arrivés à l’accomplissement de leurs desseins ? Nous savons que ce gouvernement est terriblement avisé, ainsi que le disait M. Royer-Collard ; ceux qui le composent se vantent d’être plus habiles que les ministres de la restauration, et rient beaucoup des gens qui les supposent assez fous pour recourir aux ordonnances qui firent choir le malheureux Charles x. Les fautes de Charles x ont été maintes fois discutées et pesées dans le conseil, et là il a été dit bien souvent que le roi déchu, dont on tient la place, avait frappé à la fois trop fort et trop mollement. Charles x pouvait facilement obtenir les résultats qu’il se promettait par ses ordonnances, sans publier ces ordonnances fatales ; il ignorait que les hommes qui s’entendent à manquer de parole, choisissent toujours l’heure où ils faussent tous leurs engagemens, pour proclamer leur bonne foi et leur fidélité à les remplir. Le gouvernement de juillet ne périra jamais par cet excès de naïveté et de franchise. Si la charte, si les lois qui en dérivent, si les libertés qu’elle consacre et qu’elle maintient le gênent dans sa marche et sont un obstacle à ses projets, c’est aux chambres qu’il s’adressera pour se procurer les moyens de poursuivre sa route. Les chambres n’ont rien à refuser au pouvoir la veille ou le lendemain d’une émeute, et le pouvoir n’est-il pas toujours à la veille ou au lendemain d’un de ces jours-là ? Napoléon en usait ainsi avec la victoire. Le lendemain d’une bataille gagnée, le sénat et le corps législatif lui votaient des millions et des hommes pour qu’il pût continuer de battre les ennemis de la France ; et si la bataille était perdue, les représentans de la nation votaient encore des hommes et des millions afin qu’on pût se défendre. Les émeutes sont plus profitables au pouvoir actuel que ne l’ont jamais été au trône impérial Austerlitz, Wagram et Friedland. Après les journées de juin, il se confia à lui-même la dictature militaire à laquelle il aspire tant ; les premiers troubles de Lyon lui valurent son budget et des crédits extraordinaires ; le coup de pistolet anonyme le tira de nouveau de ses embarras financiers, et maintenant il demande à escompter sa dernière victoire de Lyon et de la rue Transnonain pour la faible somme de 14,014,000 fr. qui allaient échapper au maréchal Soult sans ces malheureuses affaires.

Il est fâcheux que la France ne puisse assister un jour tout entière, mais en secret, à une séance du conseil des ministres. Elle y puiserait plus d’instruction véritable et d’expérience politique que dans la lecture de dix sessions législatives, rapportées par le Moniteur. Le conseil qui suivit les affreux massacres de la rue Transnonain et les meurtres non moins affreux commis par les insurgés républicains, ne serait pas le moins curieux à connaître. M. Thiers avait retrouvé sa voix qui était si tremblante et si éteinte le jour où il annonça à la chambre les événemens de Lyon. Il avait heureusement cessé de souffrir de cet étrange enrouement et de cette visible strangulation que lui causaient les dépêches inquiétantes qu’il lisait à la tribune ; en un mot le danger était passé et déjà loin. D’ailleurs, M. Thiers s’était rendu, à cheval, avec tout l’état-major de la garnison, fort près du lieu du désordre ; s’il n’avait combattu, il avait du moins pris l’attitude d’un homme qui va combattre, et personne, au conseil, n’entendait lui disputer le prix de son héroïsme. Ce prix, on nous assure que c’était la liberté de la presse, la liberté individuelle, et quelques autres vétilles dont, disait-il, la nation n’a plus la moindre envie. M. Persil n’était pas homme à désapprouver les idées de M. Thiers. Il paraît que M. Guizot, qu’une sombre conviction irrite aujourd’hui contre les libertés populaires, appuyait aussi ces propositions. M. de Rigny ne s’y opposait guère, comme on le pense bien, et M. Humann ne savait trop qu’en dire, quand le maréchal Soult, en qui le goût du pouvoir absolu est dominé par un penchant un peu plus positif, fit remarquer à ses collègues qu’ils se livraient à des passions d’enfans. Le vieux guerrier parla avec autant de prudence et de douceur qu’Homère en prête au sage Nestor dans le conseil des princes. Il demanda à M. Persil si la loi des associations n’était pas votée et exécutée dans tout le royaume, en dépit de quelques résistances qui venaient d’être vaincues, et il le pria de lui dire quel surcroît de pouvoir et d’arbitraire il prétendrait obtenir d’une loi exceptionnelle qui permettrait d’emprisonner indistinctement tous les citoyens ? Pour M. Thiers, ne venait-il pas de retirer, par une simple ordonnance, le brevet de l’imprimeur de la Tribune ? Ce journal n’était-il pas détruit et bâillonné à jamais ? Quelle loi d’exception eût mieux fait, et qui empêcherait M. Thiers de suivre désormais l’exemple de M. Corbière et d’agir successivement de la sorte envers les autres journaux ? Un ministère qui dispose du droit de mise en état de siège, de la loi des associations, de celle des crieurs, et de la peur des émeutes, n’avait-il pas de quoi garotter et étouffer au besoin toute la nation ? La seule chose que pouvait encore ambitionner ce ministère si fort, si bien soutenu, si grand et si honoré, c’était une augmentation de fonds secrets et de crédits extraordinaires. Il fallait donc profiter de cette affaire pour arracher à la chambre les millions du budget de la guerre qu’elle refusait obstinément, la serrer en vainqueur et lui vendre, à beaux deniers comptans, la paix qu’on tenait dans les mains. On trouva que le maréchal parlait d’or, et un coup-d’œil gracieux, venu d’en haut, lui fit comprendre que l’habileté suprême rendait justice à celle qu’il venait de déployer. On sait le reste. Pour calmer les classes inférieures et pour les empêcher de se révolter désormais sous prétexte de misère et de malaise, le ministère propose judicieusement d’augmenter le budget d’une vingtaine de millions. Cette fois c’est le budget qu’on met en état de siège ; c’est contre les contribuables qu’on dirige les lois d’exception. La chambre accordera les supplémens de crédit comme elle eût accordé les supplémens de pouvoir, si on les lui eût demandés, et il faudra encore rendre grâce à ce ministère courtois qui, pouvant nous prendre la vie, daigne se contenter de notre bourse.

Seulement, par décence, et pour n’avoir pas l’air de penser uniquement à l’argent, le gouvernement est venu proposer à la chambre une gracieuse loi de défense qui, selon l’agréable expression de M. Persil, donne à sa nouvelle législation de paix et d’ordre un petit complément indiqué par l’expérience.

Par cette loi, tout détenteur d’armes et de munitions de guerre sera puni d’amende et d’emprisonnement ; travaux forcés à ceux qui seront trouvés, un jour de désordre, les armes à la main, et mort à ceux qui en auront fait usage. Le gouvernement de juillet, qui demandait l’abolition de la peine capitale à l’époque du procès des ministres, laisse enfin échapper le mot de mort en matière politique, qu’il avait depuis trois ans sur les lèvres. Un article de cette loi concerne ceux qui auront fait ou aidé à faire des barricades. Voilà donc le gouvernement des barricades venant demander une loi contre les barricades. Le mot de barricades n’était jamais entré dans une loi, le code l’ignorait ; il est curieux de constater que ceux qui l’y auront inscrit les premiers sont précisément nés de cette chose.

Un autre projet de loi suivra celui-ci, dit-on. Il découle du même principe, et il sera impossible de le repousser. C’est le projet de loi des forts détachés, si bruyamment repoussé, l’année dernière, par l’opinion publique. Mais on fera valoir les immenses services rendus par les forts détachés de Lyon ; on dira aux chambres que Lyon eût été perdu sans le fort Montessui, et que si les troupes eussent été forcées d’évacuer la ville, on l’eût facilement reprise au moyen de ces positions. On espère même obtenir des pétitions de la garde nationale en faveur des forts détachés ; on fait plus, on compte qu’elle ira, l’arme au bras, les construire elle-même. Au reste, si on n’obtient toutes ces choses à cette émeute, on les obtiendra à l’autre, et le ciel est si bon que lorsque la première émeute sera nécessaire, vous pouvez être assurés qu’elle viendra.

Nous ne disons pas d’une manière absolue que le gouvernement fait les émeutes, quoiqu’il en profite ; mais il a été démontré plusieurs fois, et devant des cours de justice, qu’il n’avait pas fait tous ses efforts pour les prévenir et les réprimer. Une émeute se fait et se fomente de mille façons : un gouvernement fait une émeute quand il repousse les plaintes de la classe indigente ; il fait une émeute quand il s’abstient de rétablir la concorde entre les ouvriers et les fabricans, quand il augmente leur mésintelligence par des mesures acerbes ; il la fait quand il laisse construire toute une journée des barricades sans les détruire, quand sa lenteur calculée augmente l’audace et le nombre des factieux ; il la fait chaque fois qu’il ne l’empêche pas par tous ses efforts, quand tout ce qu’il a de force et de puissance n’est pas employé à éviter l’effusion du sang. Dès qu’il agit autrement, il n’est plus qu’un gouvernement de barbarie et de conquête, tel que nous l’avons fait à Alger, où nous campons en vrais Turcs, le fusil armé et le sabre à la main, excitant partout la haine, provoquant les actions cruelles, et exterminant des tribus entières pour nous venger. Ce noble et généreux système a déjà produit ses fruits ; on parle d’abandonner Alger, et hier à la tribune on en demandait formellement l’évacuation. La France est cependant gouvernée par le même système. Évacuera-t-on la France ?

Le ministère s’attend avec raison à des élections favorables. Le sang qui a coulé fécondera l’avenir politique de M. Thiers et de ses amis. La peur est aussi bonne à exploiter dans les colléges électoraux que dans les chambres, et le seul embarras qu’on y rencontrera, embarras fort léger à cette heure, c’est le parti légitimiste. Les journaux qui expriment les opinions de ce parti, ont publié cette semaine une déclaration adressée à tous les royalistes, pour les inviter à se rendre dans les colléges, et à y prendre rang, soit par leurs votes, soit par leurs protestations. Le ministère a essayé de parer ce coup en faisant adresser par M. Persil une circulaire aux évêques de France, à l’occasion de la fête du roi. On y parle des vertus chrétiennes de Louis-Philippe, et de la nécessité d’enflammer le zèle des âmes pieuses en faveur de ce soutien de la religion. S’il en est ainsi, nous verrons bientôt la messe en honneur, comme elle le fut au commencement de l’empire. L’hypocrisie religieuse succédera-t-elle à l’hypocrisie de liberté qui commence à s’user et à ne plus faire de dupes ? Ce sera un curieux spectacle que celui des fonctionnaires actuels agenouillés dans les nefs de Notre-Dame et de Saint-Germain-l’Auxerrois, encore toutes mutilées par suite de leurs longues déclamations contre les prêtres ; mais le principe religieux est un frein nécessaire pour maintenir le peuple, un moyen de le contenir, comme les condamnations à mort, les travaux forcés, les lois contre les barricades, et nos habiles hommes d’état ne négligeront pas de l’employer.

Au milieu de tous leurs embarras, ils s’occupent déjà, avec beaucoup d’ardeur, de faire refleurir les bonnes mœurs, un peu négligées, comme on sait, par l’aristocratie de juillet. Le premier pas a été fait, il y a deux jours, par M. Thiers. Sur un cri d’alarme et de pudeur lancé par le Constitutionnel, défense a été faite au directeur du Théâtre-Français de laisser jouer le drame d’Antony, de M. Alex. Dumas, où devait débuter ce soir-là Mme Dorval. Les chastes oreilles de M. Thiers et de ses alentours se révoltaient rien qu’à l’idée de ce drame. L’auteur eut beau lui objecter qu’il avait été représenté cent fois à l’Odéon, théâtre royal dans la dépendance du ministère ; il invoqua inutilement la foi des traités, en lui mettant sous les yeux celui qu’il tenait de la Comédie Française, et que le ministre lui-même avait approuvé[1] ; M. Thiers ne voulut rien entendre. Il avoua, il est vrai, qu’il n’avait lu ni vu cet ouvrage ; mais le Constitutionnel le trouvait immoral, et il ne pouvait le laisser représenter. Nous ne savons pas les motifs qui ont porté un des plus graves rédacteurs du Constitutionnel à s’élever avec tant de force contre le drame d’Antony, qui est un chef-d’œuvre de décence et de mesure, si on le compare à Amphitryon, à Tartuffe, à George Dandin, et même à un grand nombre d’ouvrages modernes qu’on représente journellement au Théâtre-Français. Il nous répugne d’admettre qu’une scène d’un assez bon comique, où l’on tourne en ridicule les abonnés du Constitutionnel, et qui est devenue proverbiale à force d’être connue, ait excité l’horreur et l’indignation de ce journal. Nous ne voulons pas croire non plus que les vieux amis ministériels de Mlle Mars persécutent Mme Dorval à son profit. Ce serait une sale intrigue, beaucoup plus honteuse que la scène la plus libre du drame romantique le plus obscène, et nous repoussons encore une telle idée. Quant à M. Thiers, nous ne sommes pas étonnés qu’il ait saisi l’occasion de faire un petit acte de despotisme très favorable à ses intérêts d’ailleurs, car le budget des beaux arts doit être discuté dans peu de jours, et M. Thiers doit être fort empressé de complaire aux membres de la commission de la chambre chargés d’examiner ce budget. Or, parmi ces membres, on compte deux propriétaires du Constitutionnel et un ancien rédacteur de ce journal, tous acharnés détracteurs du drame et de la comédie actuels.

Il ne faut pas oublier que M. Thiers lui-même est un ancien rédacteur du Constitutionnel, et qu’il a traité long-temps la partie des beaux arts dans ce journal, si exclusivement voué à l’art, à la poésie et aux lettres ! En relisant les articles que M. Thiers écrivait alors sur la peinture, on ne peut lui en vouloir des idées étroites et mesquines qu’il apporte dans l’administration des beaux arts, qui lui est confiée. Le peu de lumières qu’il trouve dans son entourage, et les passions plus étroites encore dont il est le jouet dans ses bureaux, achèvent de porter le désordre dans cette division, qui demande tant d’élévation d’idées, de désintéressement et d’esprit libéral. Il est au moins bizarre que ce soit un ministre homme de lettres qui fasse regretter les hommes illettrés à qui la restauration avait confié la haute direction des arts en France. M. Sosthènes de La Rochefoucauld les aimait au moins avec passion, sans y mêler de petites haines politiques ; il consacrait aux beaux arts sa fortune, loin de leur demander la sienne ; le duc de Blacas, tout exalté royaliste qu’il était, les encourageait sans distinction d’opinion, et M. Corbière lui-même paraîtrait un esprit large et généreux, si on comparait ses actes à ceux de l’ancien rédacteur du Constitutionnel qui a pris sa place.

Plus tard, nous dirons quelles pitoyables influences ont gouverné M. Thiers dans l’administration des beaux arts, et nous rapporterons les intrigues qui ont accompagné les changemens qu’on prépare à l’Opéra-Comique et à l’Opéra. Nous remettons ces détails à un autre temps, cas nous voulons les exposer sans amertume.


— Maintenant que nous avons suffisamment expliqué la brutale suppression d’Antony par M. Thiers, l’exécuteur des hautes œuvres du Constitutionnel ; maintenant qu’on sait bien que Mme Dorval, si elle se retire du Théâtre Français, ne s’en retire guère moins forcée et contrainte que l’ouvrage de M. Alexandre Dumas, parlerons-nous de la pièce nouvelle de MM. Empis et Mazères, qui ne pouvait vivre quelques jours que par l’actrice dont l’une des plus incontestables preuves de talent a été certes de soutenir de ses seules forces une pareille œuvre durant quatre soirées ? À quoi bon ? Nous n’avons, mon Dieu, ni mépris ni colère pour des productions de ce genre.

Que dire d’une pièce destinée jadis au Gymnase, grossie plus tard de tous les lieux communs, de toutes les invraisemblances, de tous les quolibets supplémentaires que requiert un Vaudeville, qui, comme la grenouille, dût-il en crever, se veut donner l’embonpoint d’une comédie en cinq actes ? Dès la première représentation, le public l’avait sifflée cordialement et consciencieusement, ainsi qu’elle en était bien digne. Le triomphe de Mme Dorval n’en avait pas été pour cela moins complet. Ç’avait dû lui être une tâche étrangement pénible que de composer le rôle de cette Mme de St.-Brice, caractère si indécis, si mal tracé, si inconsistant, qu’à la double chute du rideau et de l’ouvrage chacun se demandait encore si MM. Empis et Mazères avaient voulu faire leur courtisane odieuse ou intéressante ; incertitude qui rendait tout-à-fait illusoire et sans profit la morale de leur dénouement. Mme Dorval avait pris le bon parti. Elle nous avait intéressés à elle-même. Elle avait mis dans son jeu tous ces traits de naturel exquis et de passion vraie qui lui font une manière si haute et si à part. Elle avait brodé de ses sourires et de ses larmes, comme de perles et de diamans, le canevas grossier qu’on lui avait fourni, et, grâce à elle l’étoffe avait ainsi disparu sous la broderie. C’est ce que l’intelligence du public avait bien compris, et voilà pourquoi, justice une fois faite de la pièce et des auteurs, il avait décerné à l’actrice sa récompense en la redemandant après une comédie tombée, chose inouïe dans les annales du théâtre. Voilà pourquoi il avait au moins profité de la soirée pour élever Mme Dorval à son rang, et proclamer l’avènement de la jeune reine du drame.

Le Constitutionnel et M. Thiers ont cependant prétendu casser cet arrêt. Espérons qu’ils n’auront pas jugé en dernier ressort.


— Un officier du prince Jérôme Bonaparte nous écrit pour réclamer contre un passage d’une de nos chroniques. Jérôme Bonaparte, dit l’auteur de cette lettre, n’a jamais vécu seul avec son secrétaire ; il a été constamment avec sa femme, la princesse Catherine, sœur du roi de Wurtemberg, et entouré de sa famille ; sa maison, ajoute-t-il, est ouverte à toutes les personnes qui veulent y venir chercher l’hospitalité. En réponse aux bruits qui avaient été répandus par quelques compagnons d’exil de Napoléon, et aux reproches qu’ils faisaient à plusieurs membres de sa famille de l’avoir abandonné dans sa détresse, on nous prie, au nom de Jérôme Bonaparte, d’insérer la lettre suivante, adressée autrefois à M. de Las Cases, lettre qui n’infirme cependant qu’en partie ce que nous avons avancé :


« Monsieur le comte,

« Je vous envoie, ci-joint, deux effets faisant ensemble la somme de 15,000 fr. pour ma quotte-part de l’année courante, destinée au soulagement de mon auguste frère ; trop heureux de pouvoir contribuer en quelque chose à adoucir l’affreuse situation dans laquelle il se trouve.

« Je ne mets nullement en doute que vous n’ayez déjà reçu, ou ne receviez incessamment de chacun des membres de la famille une somme égale.

« Quelle que puisse être ma situation, j’aurai soin qu’à l’avenir cette somme soit mise tous les ans à votre disposition pour le même objet.

Jérôme. »


— L’espace nous a manqué jusqu’à ce jour pour parler convenablement du beau roman de M. Sue, publié il y a quelques mois. Le grand succès de la Vigie de Koat-Ven rend cette omission encore plus frappante. Nous devons à M. Eugène Sue, qui est l’un de nos écrivains les plus spirituels, le romancier peut-être le plus pittoresque et le plus ingénieux de cette époque, un examen détaillé de son nouvel ouvrage ; nous nous y livrerons prochainement, en même temps qu’à une appréciation complète de son talent et de toutes ses œuvres. Cet article fera partie de la série des romanciers modernes de la Revue des Deux-Mondes.


De l’éducation des mères de famille, ou de la civilisation du genre humain par les femmes, par M. Aimé Martin[2]. — Depuis quelques années, l’attention des philosophes et de tous ceux qui s’occupent sérieusement du problème social s’est tournée sur la condition de la femme, sur les changemens de destinée auxquels elle était appelée, sur la fonction importante qu’elle aurait à remplir dans un ordre où l’on suppose que devront prévaloir l’égalité et la raison. Fénelon, qui fut un si hardi novateur sous des formes si insinuantes et si adoucies, avait donné le premier d’admirables conseils dont l’excellence n’a pas été surpassée ; la femme, telle qu’il l’élève et qu’il la forme, serait encore le plus achevé modèle et comme le trésor de la famille chrétienne. Après lui on n’a parlé différemment qu’en sortant plus ou moins du christianisme. Jean-Jacques, venu dans un siècle et dans un monde énervé et de mœurs factices, s’est épris, par contre-coup de génie, du culte de la nature ; il s’est créé sous ce nom un idéal romanesque qu’il a constamment opposé aux raffinemens de la société d’alors. Il l’a fait surtout avec une éloquence entraînante en ce qui concernait le rôle maternel des femmes. Elles répondirent par un cri d’enthousiasme, et cette impulsion sentimentale, due à la Nouvelle Héloïse et à l’Émile, s’est long-temps prolongée. De nos jours pourtant on a compris que, de même que toute saine politique n’est pas dans un état de nature antérieur, toute la destination sociale des femmes ne se découvre pas dans une vague idéalisation de ce mot nature. Le saint-simonisme, sous ce rapport, a eu l’immense mérite de soulever et de poser avec audace les vraies questions, celles qui ressortent de l’examen réel de la société d’à-présent, et bien que ses solutions aient été hasardées et mystiques parfois jusqu’à la folie, il a déchiré le voile d’une fausse pudeur et a montré au christianisme attiédi ce qu’on oubliait trop et ce qu’il fallait guérir. — M. Aimé Martin, écrivain élégant et philosophe de l’école de Bernardin de St.-Pierre et de Jean-Jacques, aborde aujourd’hui le même sujet ; et, tout en restant fidèle aux traditions de ses maîtres, il les ravive par une analyse nouvelle et par la connaissance des travaux essayés depuis eux. Son livre repose sur cette vue très juste que dans le relâchement actuel de tous les liens et de toutes les disciplines, l’affection de la femme, de la mère, est ce qui reste de plus puissant sur les jeunes ames et de plus tendrement respecté. C’est donc autour de cette affection inspiratrice qu’il veut faire participer à une éducation commune les jeunes ames de la famille. Mais qu’apprendra ainsi la mère aux enfans ? Quelles seront avant tout la science et l’éducation de la mère ? L’auteur est ainsi amené à développer ses idées et ses réflexions sur l’ame, sur l’intelligence, sur les vérités senties et les vérités démontrables, sur la certitude ? Il différencie radicalement les facultés de ce qu’il appelle l’intelligence d’avec les facultés de l’ame ; il fait de la première la science purement terrestre, le résultat élaboré des organes ; il fait de la seconde une émanation de Dieu et un pur esprit ; et c’est en s’attachant aux facultés de cette partie immatérielle qu’il pense arriver avec évidence aux vérités sublimes et naturelles qui doivent diriger toute une vie. S’il en était ainsi, si ce principe de certitude et cette méthode pour arriver à la vérité demeuraient infaillibles, on sent que l’éducation de la mère de famille deviendrait facile, et que ce qu’elle aurait à enseigner à ses enfans serait également trouvé. Mais cette philosophie de M. Aimé Martin, dans les détails de laquelle nous voudrions plus longuement entrer, est, comme toutes les philosophies individuelles qui se croient évidentes, des plus sujettes à contestation. Au milieu de distinctions fines et de bien nobles sentimens de spiritualisme que nous y reconnaissons, il nous est impossible, pour notre compte, d’en admettre le procédé, ni beaucoup des résultats. Nous portons, par exemple, un jugement tout autre que le sien sur le christianisme catholique, sur ses grandes institutions, ses sacremens et ses mystères, sur la sainteté des vierges, sur le célibat des prêtres. Nous croyons qu’il y a dans la nature un reste de mal qu’il faut attaquer par le sacrifice, et contre lequel la nature elle-même est infirme sans une sorte de grâce. — Et puis, quand on aurait trouvé théoriquement quelle devrait être l’éducation des mères de famille, ne faudrait-il pas que cette éducation pût matériellement s’adresser à toutes ? Dès-lors voilà la question du grand nombre et des pauvres qui revient, question plus terrible et plus funeste encore dans la destinée de la femme que dans celle de l’homme. Tels sont les doutes qu’a fait naître en notre esprit la lecture de l’estimable ouvrage de M. Aimé Martin. Qu’il ne s’effraie pas de ces critiques sincères. Il a abordé une tâche difficile que le temps seul et les efforts successifs peuvent mener à fin. Il y a semé des aperçus justes, des observations élevées ; il a animé un sujet grave de mouvemens honnêtes et généreux ; son style et sa parole sont restés fidèles à l’harmonie de ses maîtres. Il y a du mérite à tout cela.

S.-B.


Le Château Saint-Ange[3]. — Dans la préface en forme de dialogue qui précède ce nouveau roman, M. Viennet se plaint amèrement de certains journalistes qui ont déchiré la Tour de Montlhéry, sans la lire, à telles enseignes, qu’il en a trouvé un exemplaire entièrement vierge sur la table du critique qui l’avait le plus maltraitée.

Eh bien ! moi, je n’en fais pas mystère, si M. Viennet, — ce que je n’ai ni le droit ni la présomption d’espérer, — daignait me faire l’honneur de passer demain chez moi, il pourrait voir sur ma table aussi, ou ailleurs, le Château Saint-Ange dans un état de virginité à bien peu de chose près semblable. Pourquoi M. Viennet s’en étonnerait-il ? N’est-il pas tout simple qu’il en advienne de ses romans comme de sa poésie ? Or, quel homme raisonnable s’étant une fois laissé choir, par mégarde, dans une épître ou une tragédie du député de Béziers, s’il a su se tirer sain et sauf de ce guet-à-pens, s’est avisé d’y retomber ?

Je ne maltraiterai pourtant nullement le Château Saint-Ange, je vous assure. Dieu me préserve de me courroucer contre son auteur autant que de le lire. Je veux seulement dire quelques mots de sa nouvelle préface qui mérite bien à certains égards d’être examinée. M. Viennet ne nous avait pas d’ailleurs encore, que je sache, parlé de sa littérature et de sa politique en prose non rimée.

Il est venu d’abord à M. Viennet un scrupule fort singulier. Il a peur qu’on ne lui reproche d’avoir commencé son livre par une faute de français. Nous éprouvons, quant à nous, le besoin de le rassurer là-dessus avant tout. Avec lui, bien qu’il soit au nombre des quarante, ainsi qu’il a soin de nous le rappeler, comme si l’on ne l’en croyait pas capable, ce n’est pas à ces vétilles qu’on regarde.

Mais voici un fait grave que nous révèle son avant-propos. Les journaux vous avaient entretenus long-temps, n’est-il pas vrai, d’une alliance projetée entre les républicains et les légitimistes ? Mais d’une alliance entre les républicains, les légitimistes et les romantiques, vous n’en aviez rien ouï dire ? Eh bien ! cependant cette triple alliance existe. Et contre qui s’est formée, s’il vous plaît, une aussi formidable coalition ? Est-ce contre le noble gouvernement de M. Thiers ? Oh ! que non pas. C’est uniquement contre l’honorable académicien-député, et pour se venger de ses épîtres et de ses discours de tribune !

Il y aurait assurément là de quoi intimider un tout autre homme que M. Viennet ! Mais lui ne s’en alarme guère ; la ligue ne lui fait pas peur, allez. Les républicains, les légitimistes et les romantiques, ce sont, dit-il, des roquets qui auront tout au plus l’honneur de lui mordre les jambes. Il veut que lorsque M. Persil et consorts lui laisseront un instant de loisir, la Caricature le peigne, lui, M. Viennet, en pied, les bras magnanimement croisés, souriant de pitié à ces légions d’ennemis qui viennent japper à ses pieds.

Et savez-vous ce que gagnera la triple alliance anti-viennetiste à agacer ainsi le colosse ? Voici ce qu’elle y gagnera : s’il se présente un nouvel aspirant à la dictature, M. Viennet ne sera plus assez simple pour répondre trois fois non à ses questions gouvernementales, comme il fit jadis à l’empereur ! Il ne se dévouera plus comme par le passé pour nous conserver une liberté que nous ne méritons pas ! Louis-Philippe peut maintenant se faire Napoléon quand bon lui semblera ; M. Viennet n’y mettra nul empêchement.

La préface du Château Saint-Ange abonde encore en naïvetés d’un autre genre, mais non moins curieuses. Elle s’appitoie sur les imbéciles qui n’accordent au juste-milieu ni patriotisme, ni idées libérales ; sur le mauvais goût du siècle qui laisse au panier la Philippide et l’Épître aux Chiffoniers pour déifier les ordures de Shakspeare.

Mais un aveu d’une adorable candeur est celui-ci. M. Viennet nous confesse en toute humilité qu’un journaliste, que d’ailleurs, par une aimable réciprocité, il traite de crocheteur et de gazetier de la Courtille, lui a délivré l’autre jour un brevet d’âne, un brevet dûment en forme, un brevet tout au long imprimé.

Je conçois l’étonnement du poète-député à la lecture d’une pareille pièce ! À quoi bon en effet un brevet à M. Viennet ! Est-ce que M. Viennet avait besoin d’un brevet ? Et puis à quel titre ce brevet ? Était-ce à titre de membre de la chambre ? Mais pourquoi donc exclure alors par ce privilége, tant d’autres honorables législateurs qui avaient des mérites et des droits pareils ? Pourquoi créer contre eux ce monopole ?

Je n’ai pas lu le brevet au surplus ! Il se pourrait qu’il fût exceptionnel ; il se pourrait qu’il eût été délivré pour garantir à M. Viennet la jouissance exclusive de cette double spécialité qui le classe à part, M. Viennet présentant en effet aux railleurs un double plastron, M. Viennet étant une sorte de Janus moderne, — M. Viennet ayant deux têtes, l’une politique, l’autre littéraire, pourvues chacune de deux oreilles d’une longueur bien digne vraiment d’être brevetée. Si tel était le cas, le brevet ne serait pas poli pourtant, comme pense M. Viennet, mais il serait explicable !

YY.


  1. Voici ce traité :

    « Entre les soussignés : — M. Alexandre Dumas — et M. Jouslin de la Salle, directeur de la Comédie Française :

    « A été convenu ce qui suit :

    « Au moment où Mme Dorval entrera, et pour son début elle jouera Antony ;

    « Puis M. Dumas donnera à M. Jouslin de la Salle une comédie en cinq actes pour Mme Dorval, ou deux comédies en trois actes ;

    « Cette comédie jouée, M. Jouslin mettra Christine au répertoire ;

    « Puis, au mois de juillet il montera le drame de Charles vii.

    « Paris, ce 18 novembre 1833. »

    (M. Alexandre Dumas se propose d’attaquer devant le tribunal de commerce M. Jouslin de la Salle en exécution de ce traité.)

  2. Chez Gosselin, rue Saint-Germain-des-Prés, 9.
  3. Chez Abel Ledoux, rue de Richelieu, 95.