Chronique de la quinzaine - 30 avril 1843

La bibliothèque libre.

Chronique no 265
30 avril 1843
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur



30 avril 1843.


Pendant que la chambre des pairs discutait les importantes questions qui se rattachent au recrutement et à la réserve de l’armée, la chambre des députés poursuivait le cours de ses travaux sans direction et de ses boutades incohérentes. La loi sur le roulage n’a traversé l’épreuve du scrutin que grace aux contradictions dont elle abonde, contradictions qui ont donné une satisfaction apparente aux vues les plus opposées. Cette conception informe aura l’étrange résultat de créer pour la première fois en France un pouvoir supérieur à celui de la loi elle-même, et d’investir des corps locaux du droit de détruire l’effet d’une prescription générale.

L’attitude du ministère durant le cours de ce débat a singulièrement frappé la chambre et l’opinion publique : il affectait de se tenir en dehors d’une discussion qu’il avait visiblement renoncé à diriger, disposé qu’il était à en accepter toutes les chances. Cette politique de résignation et d’indifférence fait chaque jour des progrès qu’il est impossible de ne pas signaler. Il ne se passe guère de séance où le ministère ne dépose sur le bureau force projets de loi, force demandes de crédits supplémentaires surtout ; puis, lorsque ces projets sont tombés dans le domaine d’une commission, le pouvoir renonce à toute intervention active, il se dégage de toute responsabilité, et laisse à la fortune et aux évènemens ce que le soin même de sa propre conservation commanderait impérieusement de leur ôter. Lorsque sir Robert Peel imposait l’income-tax aux vieilles répugnances des tories, il faisait une œuvre que tout cabinet conservateur vraiment digne de ce nom devrait au moins imiter en quelque chose. On ne fonde pas un pouvoir en se mettant à la queue de son parti, en courbant la tête devant tous les obstacles ; on n’est pas un ministère sérieux lorsque d’une part on abandonne sans combat le principe de l’enquête électorale aux exigences de l’opposition, lorsque de l’autre on recule sur tant de questions soulevées par le pouvoir lui-même, depuis les traités de commerce jusqu’aux ministres d’état.

Mais voici venir un autre intérêt sur lequel un ministère anglais ne capitulerait point à coup sûr, après avoir solennellement proposé une résolution aussi hardie que celle à laquelle s’est arrêté le cabinet du 29 octobre ; voici une mesure qu’on n’hésiterait pas un moment, au-delà de la Manche, à imposer à ses amis comme condition formelle de son maintien aux affaires. La commission des sucres a déposé son rapport, et cet important objet va enfin arracher la chambre à l’atonie qui l’épuise et l’énerve. On sait que la majorité, dont M. Gauthier de Rumilly est l’organe, refait de fond en comble le projet du gouvernement, et qu’elle substitue à l’interdiction de la culture indigène un maximum de production au-delà duquel l’impôt s’élèverait dans une progression déterminée. De son côté, la minorité, représentée par M. H. Passy, a consigné au rapport une opinion qui ne diffère pas moins radicalement du projet ministériel, puisqu’elle réclame l’égalité d’impôt sur les deux sucres au droit de 49 fr. 50 c. dans une période de trois années. Voilà donc une commission où, par une étrange bizarrerie, M. Berryer, député de Marseille, se trouve avoir défendu seul la pensée du gouvernement, et voici la chambre appelée à choisir entre deux projets également désavoués par le cabinet !

Ce fait suffit pour révéler et l’indiscipline des partis, et le peu d’autorité des hommes politiques dans les questions d’intérêts matériels, sur lesquels on affichait naguère la prétention de concentrer toute l’action gouvernementale. Nous abordons enfin de front ces problèmes redoutables : la loi des sucres est le premier pas dans une carrière vaste et nouvelle ; c’est la première tentative sérieuse pour organiser ou dominer des intérêts, des industries et des habitudes opposés. Écartée de la diplomatie par la fatalité qui paralyse son action extérieure, sortie de la politique générale par le dégoût profond qu’elle lui inspire, la France va donc entrer dans cette ère toute pratique où on la convie depuis si long-temps à se confiner. Nous allons voir si le pouvoir y gagnera quelque chose en influence et en durée, et si son œuvre sera plus grande, plus facile et plus féconde.

On a triomphé successivement du compte-rendu et des sociétés secrètes, des émeutes et de la coalition parlementaire. Sera-t-il aussi facile d’avoir raison des intérêts ? Nous en doutons fort, et nous attendons le pouvoir à une très prochaine expérience.

Plus ces intérêts se sont développés dans une liberté que la loi n’a jusqu’ici songé ni à régler, ni à contenir, et plus il est devenu difficile de leur imposer des sacrifices. Il semble d’ailleurs que l’imprévoyance des divers gouvernemens qui se sont succédé ait tout fait pour aggraver une situation que la libéralité même de la nature envers la France a rendue pour nous plus difficile que pour tous les autres peuples de l’Europe. Quand la grappe et l’olive mûrissent sous le soleil de la Provence, tandis que le sol humide de la Normandie et de la Bretagne ne produit que des céréales et de verts pâturages ; lorsque la présence des bassins houillers et les grandes voies de communication ont concentré presque toute l’industrie manufacturière dans nos provinces de l’est et du nord, pendant que celles de l’ouest et du midi sont restées purement agricoles, il est impossible de ne pas trouver dans cet antagonisme permanent des germes d’embarras, pour ne pas dire de perturbations prochaines. La situation de la propriété, grevée d’une hypothèque de 13 milliards et menacée d’un morcellement indéfini, est connue de tout le monde, et, en exagérant quelques données incontestables d’ailleurs, M. Mauguin n’a rien ôté à la gravité de cette question. L’état de la culture vinicole est d’autant plus sérieux que les palliatifs proposés sont évidemment illusoires, car le mal vient de la concurrence chaque jour croissante des vignobles étrangers, qui restreint les débouchés de notre agriculture, comme les similaires manufacturés restreignent ceux de notre industrie. C’est en présence de ces faits et au milieu des excitations prodiguées sans mesure à l’égoïsme des localités, que va se poser le grand problème qui résume en lui seul toutes les difficultés et tous les périls de notre situation économique.

Répétons-le : ces difficultés et ces périls sont sortis, pour la France, des conditions même de son sol, et, bien plus encore, de l’imprévoyance de ses lois. Pendant vingt ans, on a surexcité de toute manière la production du sucre de betterave ; on ne s’est pas borné à continuer, durant la paix, la politique du blocus continental, on ne s’est pas contenté de départir au sucre indigène une scandaleuse exemption de toute taxe ; on l’a encore admis, jusqu’en 1833, à la jouissance frauduleuse des primes accordées à l’exportation des sucres raffinés. Les chambres en étaient là lorsqu’on s’est enfin aperçu un jour, en s’éveillant comme en sursaut, que la coexistence des deux sucres soulevait de grandes difficultés. Mais par quel côté a-t-on d’abord envisagé cette affaire ? Il faut bien le rappeler, par le plus étroit de tous, par le côté purement fiscal. On a vu que l’affranchissement d’impôts accordé au sucre indigène diminuait notablement, et d’année en année, les revenus du trésor et dans les premières combinaisons ministérielles on s’est exclusivement préoccupé du soin de remédier à cet inconvénient, grave sans doute, mais secondaire. Aucun effort sérieux n’a été tenté pour équilibrer les deux productions, pour les préparer l’une et l’autre à un régime d’égalité et de droit commun, et c’est lentement et à grand’peine que le double intérêt maritime et agricole, engagé dans ce débat, a paru se révéler aux yeux du gouvernement, de la législature et du pays. Aussi aucun principe large et fécond n’a-t-il été proclamé, et l’on s’est traîné d’expédiens en expédiens. Après avoir parlé d’abord d’un droit illusoire de 5 fr. par quintal métrique sur la sucrerie indigène, on a voté soudain, en 1837, l’impôt de 16 fr. 50 c., lorsque la veille encore on paraissait disposé à procéder par voie de dégrèvement ; puis advenant la crise de 1838, amenée par la coïncidence de deux récoltes abondantes, on a dû, faute de pouvoir déterminer la chambre à s’occuper de la question, procéder par voie d’ordonnance, et un dégrèvement de 13 fr. 50 c. est venu réduire à 19 fr. 50 c. par hectolitre le privilége du sucre indigène sur le marché national. Mais les plaintes ne cessèrent pas plus que les embarras. À partir de cette époque, une lutte à mort s’engagea, tout au contraire, entre nos colonies et notre industrie sucrière, et, après tant d’années d’indifférence et d’irréflexion, deux systèmes absolus se produisirent pour la première fois. Les uns déclarèrent solennellement qu’il n’était plus d’autre moyen de sauver la fortune de nos compatriotes d’outre-mer, et avec elle la navigation et la puissance maritime de la France, que d’anéantir par l’interdiction de culture la plante maudite, si long-temps célébrée comme une des plus heureuses conquêtes de l’empire ; les autres, dans l’intérêt de l’agriculture et de la grandeur continentale de la France, provoquèrent, par l’organe du rapporteur de la commission de 1840, une sorte d’arrêt de mort contre ces petites îles, aux habitans desquelles l’honorable général Bugeaud avait tant de peine à concéder le titre de Français parce qu’ils ne tiraient pas à la conscription.

Mais c’étaient là d’héroïques et tardifs moyens, qui n’allaient ni au tempérament des chambres et du pays ni aux embarras politiques du pouvoir, moyens inefficaces d’ailleurs, malgré leur témérité. Ce n’est pas chose aussi facile que peuvent le croire quelques agronomes du nord que d’anéantir ces chétifs îlots qui ont l’audace d’aspirer au droit commun et de trouver mauvais que deux produits nationaux ne soient pas placés sur un pied d’égalité. Ce n’est pas un acte sans importance, comme le croit M. de Dombasle, que de rompre brusquement, en prononçant l’émancipation commerciale des colonies, des relations qui assurent à notre industrie manufacturière et à nos ports une masse d’opérations de près de 100 millions de francs. D’un autre côté, il n’est guère plus aisé, même au prix d’un détestable précédent et du dangereux principe de l’indemnité, d’anéantir une culture que tout le continent européen s’approprie aujourd’hui comme un instrument de richesse et d’indépendance commerciale, culture que l’opinion publique entoure d’une grande faveur, et qui est désormais assez puissante dans le parlement pour obtenir de prime-abord une majorité assurée au sein de toutes les commissions des sucres. Le ministère du 1er  mars comprit qu’en une telle situation une transaction seule était possible, et, s’appuyant sur des calculs spécieux, sans doute, mais hypothétiques, il crut avoir équilibré les deux productions selon les prix de revient en France et aux Antilles, en frappant l’une d’un droit de 27 fr. 50 c., et l’autre d’un droit de 49 fr. 50 c., décime compris.

Il était facile de prévoir que des causes analogues à celles qui avaient déterminé la première crise en amèneraient bientôt une autre. À ces causes antérieures et permanentes est venu se joindre un élément nouveau, l’introduction d’une masse assez considérable de sucre étranger, contre lequel la surtaxe actuelle ne suffit pas pour défendre le marché français. L’admission de ce troisième concurrent pour terminer la querelle des deux autres ne rappelle pas mal la morale de l’Huître et les Plaideurs. Cette admission est devenue l’idée fixe et néfaste des ports de mer, qui se préoccupent bien moins aujourd’hui de la Martinique et de Bourbon que du Brésil et de Manille. Le trésor, tout entier aux intérêts financiers qu’il représente, est entré vivement dans cette voie. La combinaison sortie de cette double pensée, et formulée dans le projet de loi proposé par le cabinet, consiste, comme chacun sait, à interdire la culture de la betterave moyennant une indemnité de 40 millions, et à approvisionner notre marché par les 80 millions de kilogrammes qu’y versent annuellement nos colonies, en s’adressant pour les 40 millions de surplus aux sucres du Brésil, de la Havane et de l’Inde, de manière à augmenter ainsi les recettes du trésor dans une proportion considérable.

Quatre intérêts distincts sont donc engagés dans cette affaire, l’intérêt des colonies, celui de la culture indigène, celui des ports de mer, représenté par l’importation des sucres étrangers, enfin l’intérêt du trésor. Dans quel ordre la justice comme la bonne politique prescrivent-elles de les classer ?

En ce qui se rapporte aux colonies, leur droit à approvisionner le marché national du seul produit qu’elles soient en mesure d’y apporter se démontre avec une si irrésistible évidence, que la foi publique interdit même toute discussion à cet égard. Voici plus de deux siècles que des Français ont planté le drapeau de la patrie sur des terres lointaines ; ils les ont fécondées et défendues avec courage, et, dans plus d’une occasion, avec héroïsme. En même temps que la métropole les protégeait par toute sa puissance, elle imposait à ces établissemens des conditions de dépendance que les libres colonies de l’antiquité ne connurent jamais. Si les dispositions des ordonnances coloniales de 1634 et de 1727 ne sont plus exécutées dans ce qu’elles avaient de brutalement barbare, quelle modification a été apportée à leur principe fondamental ? Quel droit constitutionnel ont conquis les colons ? En quoi leurs intérêts commerciaux ont-ils cessé d’être subordonnés aux nôtres ?

Dans une pareille situation, placer le seul produit important de la culture intertropicale dans des conditions telles que les colons cultiveraient avec la certitude de se ruiner, serait commettre un acte odieux, digne de toutes les flétrissures de l’histoire. Qu’on ne dise pas que l’industrie sucrière pourrait être remplacée aux Antilles par une autre. Le déboisement de nos colonies y a désormais rendu impossibles certaines cultures florissantes en d’autres temps, et l’ouragan, ce fléau périodique des Antilles, y menace chaque jour la plantation des cafiers. Quant au droit de libre exportation, il ne sauverait pas nos possessions de l’arrêt de mort que la France prononcerait contre elles, en rendant son marché inabordable à leurs sucres, car elles ne pourraient soutenir nulle part la concurrence des sucres espagnols et brésiliens. C’est ici d’ailleurs que se produit cet intérêt maritime qui agrandit cette question et la revêt de proportions telles que l’intérêt des fabricans indigènes disparaîtrait à coup sûr devant une considération plus décisive, s’il n’y avait heureusement un terme de conciliation raisonnable entre ces deux industries.

Pour qui connaît les allures réservées du commerce français et les causes qui influent d’une manière si désastreuse sur le haut prix de notre navigation, c’est une chose inappréciable qu’un débouché facile et sûr pour un tiers environ des transactions de la France, opérées sous pavillon national. Lorsque le transport du sucre colonial compris pour 100 à 110,000 tonneaux dans nos importations de long cours correspond au quart à peu près de nos importations générales, lorsque le commerce direct avec nos colonies et les relations indirectes que celles-ci procurent à la grande pêche mettent en mouvement la moitié de notre personnel maritime, personne, assurément, ne viendra proposer de porter à la puissance navale de la France un coup dont elle ne se relèverait pas.

La cause des colonies sera donc placée, aux yeux de la chambre et du pays, sous la double garantie d’un contrat rigoureusement obligatoire pour la métropole et d’un intérêt national du premier ordre. Dès-lors, pour tout homme politique, intelligent et probe, la première donnée du problème est donc celle-ci : combiner les tarifs, eu égard aux prix de revient des diverses provenances, de manière à ce que la récolte moyenne des colonies, soit quatre-vingt et quelques millions de kilogrammes, trouve sur le marché français un placement assuré par voie de consommation ou de réexportation après raffinage.

Le libre arbitre du législateur ne commence qu’après la garantie par privilège donnée à cet intérêt hors de toute contestation, et la seule question qui puisse être légitimement débattue au sein de la chambre se réduit aux termes suivans : le marché français absorbant, exportation des sucres bruts et raffinés comprise, un total de 125 millions de kilogrammes au minimum, et la consommation étant en mesure d’augmenter dans une notable proportion, à qui faut-il réserver la quantité excédant les 80 millions de kilogrammes attribués à nos colonies ? Devra-t-on demander cet excédant au sucre indigène ou au sucre étranger ?

On peut dire que la question ainsi posée est résolue d’avance dans la conscience publique. Personne n’ignore que, si on cédait aujourd’hui aux égoïstes exigences de quelques ports, peu d’années s’écouleraient avant qu’ils n’élevassent contre la sucrerie coloniale les objections présentées aujourd’hui contre la sucrerie indigène, objections tirées d’un prix de revient inférieur et de relations commerciales nouvelles à ouvrir avec l’étranger. D’ailleurs, il n’est pas un des argumens mis en avant par Bordeaux ou par Marseille en faveur du sucre du Brésil et du sucre de Manille, qui ne pût s’appliquer avec bien plus de raisons aux houilles d’Angleterre, aux fers de la Suède, aux bois de la Russie, ou même aux blés de la Crimée. Le trésor doit y regarder avant de s’engager en de telles voies, dans l’espérance, non de retrouver ses anciennes recettes (elles lui seront assurées par l’égalisation progressive des droits sur les deux sucres), mais d’ajouter quelques millions à son budget.

Ce serait les payer trop cher que de les conquérir au prix du principe de l’indemnité, si funeste dans ses conséquences, et même au point de vue fiscal, ce serait une détestable opération que de faire disparaître une culture qui élève d’une manière notable, aux lieux où elle est établie, les impôts de consommation, et ajoute une valeur de 50 millions au revenu territorial de la France. En vain prétendra-t-on que ce n’est pas là une extension réelle de la richesse publique, puisque cette culture, si elle venait à disparaître, serait remplacée par des assolemens aussi avantageux. Pour que ce raisonnement fût exact, il faudrait supposer que la culture de la betterave a restreint en quelque chose celles des autres produits, lorsqu’elle ne fait tout au plus que les déplacer. La suppression de la betterave serait donc une diminution évidente dans la somme totale de la production nationale. C’est ainsi que toute l’Europe, moins l’Angleterre, a jugé la question, puisque tous les états, depuis la Belgique et l’union allemande jusqu’à la Russie, encouragent par des tarifs protecteurs la sucrerie indigène. Ces états, il est vrai, n’ont pas de colonies sucrières, mais ils sont, comme nous, en mesure de choisir, en pleine connaissance de cause et en toute liberté, entre le sucre indigène et le sucre étranger, entre l’intérêt de leur agriculture et celui de leur commerce d’exportation, et ils n’hésitent pas à préférer le premier au second. Qui ne voit d’ailleurs qu’il y a là une question politique du premier ordre, et qu’en cas de guerre maritime, la France ne peut accepter une situation de dépendance dont s’affranchissent à l’envi tous les états continentaux qui l’entourent ?

Quant au mode de coexistence des deux industries et aux conditions de cette coexistence elle-même, ils sortiront des débats où les deux fractions de la commission interviendront tour à tour. Mais dès à présent on peut affirmer que la chambre ne détruira pas une industrie chère à la nation, et que les spéculateurs qui ont acheté des sucreries en faillite à un taux plus élevé que des usines en plein rapport en seront pour leurs frais, qu’une imprudente indemnité ne viendra pas couvrir.

La loi des sucres sera précédée d’un débat auquel se mêleront des passions plus ardentes. Dans les premiers jours de ce mois s’ouvrira la discussion sur l’enquête électorale. On sait que la commission conclut à l’annulation d’une seule élection, celle du député de Langres. Aucune difficulté ne paraît devoir s’élever dans la chambre sur ce point, et le ministère lui-même est disposé à y adhérer ; mais on ajoute que, pour contrebalancer l’effet de cette exclusion donnée à un membre de la majorité, on tentera de grands efforts pour obtenir l’annulation de l’élection d’Embrun, que la commission propose de valider. Jusqu’à la publication des nombreuses pièces annexées au rapport, il est impossible d’apprécier la nature et la gravité des faits sur lesquels s’appuient les décisions de la commission d’enquête. Toutefois ce que nous ne saurions admettre, ce que nous considérerions comme une imputation calomnieuse, ce serait la pensée politique qui présiderait aux décisions de la chambre. En pareille matière, et lorsqu’il s’agit de l’honneur de ses membres, l’assemblée juge en grand jury d’équité ; elle doit rendre soit arrêt en honneur et en conscience, et elle manquerait à tous ses devoirs, si elle se préoccupait en quoi que ce soit d’affaiblir ou de renforcer un cabinet, lorsqu’il s’agit de toute autre chose. Poser une question ministérielle sur l’exclusion ou l’admission d’un député serait un acte d’immoralité politique que la France n’aura, il faut le croire, à reprocher ni à l’opposition, ni à la majorité.

Si une telle conséquence sortait de prime-abord de l’enquête électorale, elle suffirait pour révéler à tout le monde le caractère dangereux d’une mesure adoptée si légèrement par les uns, si faiblement combattue par les autres. L’enquête électorale est un ressort tout nouveau dans notre législation, ressort destiné à déplacer tous les pouvoirs, peut-être à confondre toutes les juridictions ; c’est un remède qui aggravera, on peut l’appréhender du moins, les maux qu’il est appelé à guérir. Un tel système ne se défend pas en France, comme en Angleterre, par l’absence de toute administration organisée, et n’étant pas une nécessité absolue, n’est-on pas fondé à craindre qu’il ne devienne une redoutable superfétation ?

Telle est l’opinion d’un certain nombre de membres fort éclairés du parti conservateur, et pour la nuance de ce parti qui n’accorde au ministère actuel qu’un concours précaire et réservé, le timide abandon du principe d’enquête forme un grief qui se produira, dit-on, à la tribune. Entre les conservateurs dissidens qu’on désigne comme particulièrement préoccupés de cette grande question, on cite un ancien ministre du 15 avril qui, par ses paroles à la session dernière, sa résignation d’une ambassade, et son attitude jusqu’au vote des fonds secrets, a constaté publiquement devant la chambre et le pays son désaccord avec le cabinet. L’intervention de cet honorable membre ou de ses amis dans le débat de l’enquête serait donc aussi légitime qu’honorable ; elle établirait aux yeux de tous qu’il y a de véritables questions politiques là où l’on affecte souvent de ne voir que des intérêts personnels non satisfaits. Sous ce rapport, nous croyons pouvoir démentir les bruits récemment répandus sur certaines modifications ministérielles. Lorsque des dissidences ont éclaté entre des hommes politiques et un cabinet, il faut, pour faire accepter leur rapprochement, une situation nouvelle au fond de laquelle on puisse montrer au public autre chose que la conquête d’un portefeuille. D’un autre côté, les membres principaux du cabinet ne se regardent pas non plus comme assez solidement établis aux affaires pour consulter leurs amitiés en se donnant de nouveaux collègues au risque de s’isoler davantage et de se transformer en coterie ; nous ne croyons donc, quant à présent, ni à l’accession de M. de Salvandy, ni à celle de M. Dumon au cabinet du 29 octobre, quelque force qu’ils fussent en mesure de lui apporter l’un et l’autre. M. le ministre des travaux publics supportera ses échecs avec résignation ; M. le ministre de la marine continuera de se bien porter par dévouement, et tout ira comme par le passé.

Les soubresauts des affaires d’Espagne appellent à chaque instant l’attention publique sur cette question, dont on fait tant d’efforts pour nous détourner, et sur laquelle la force des choses nous ramène sans cesse. L’opinion des hommes bien informés reste, malgré les opérations préliminaires du congrès, conforme à nos prévisions premières. Le régent sera maître de la nouvelle législature, et ne se trouvera pas dans le cas de faire usage de cette force militaire qu’il lui suffira de montrer en quelque sorte dans le lointain. Le projet d’adresse suggéré au sénat par un ennemi en quelque sorte personnel de la France, M. Marliani, constate que ce corps ne se refusera pas à partager même les passions les plus injustes du général Espartero. Nous ne croyons pas, quant à nous, que M. le ministre des affaires étrangères ait manqué aux égards dus à une puissance alliée en déclarant publiquement, du haut de la tribune, quelles conditions de sécurité et d’honneur il attachait dans l’avenir au maintien de cette alliance. Il n’est pas un ministre français qui pût avoir la pensée de s’en départir, et dans les affaires de la Péninsule il y a bien moins à reprocher au pouvoir d’avoir trop dit et trop fait depuis dix années, que de s’être laissé traîner à la remorque des évènemens sans les dominer par un système et une résolution énergique. La manifestation du sénat n’en reste pas moins un fait fort grave, par quelque vue secrète qu’elle soit inspirée ; elle fait comprendre l’urgence de voir enfin la France représentée sur le théâtre où s’agitent tous ses intérêts de puissance, d’honneur et d’avenir. Si le cabinet n’y songeait pas, il est à croire que la session ne se terminerait pas sans une manifestation parlementaire : la chambre doit au pays et à elle-même de ne pas paraître abdiquer dans l’une des plus grandes questions du temps. Elle n’en a pas le droit ; nous espérons qu’elle n’en aura pas non plus la volonté.


Dans le grand mouvement littéraire qui s’est accompli en France depuis vingt ans, la critique pourra revendiquer, aux yeux de l’histoire, un rang notable et nouveau, un rôle d’intervention originale, et sur certains points, on doit le dire, de direction première et d’excitation féconde. Entre les écrivains qui, dès l’abord, ont pris une part active, par les théories et par les jugemens, par l’émission préalable des doctrines esthétiques, comme par le contrôle et l’examen des œuvres dues tantôt à cette impulsion que donnait la critique, tantôt à la fantaisie même des poètes, il faut assurément compter M. Charles Magnin. Aussi appartenait-il à M. Magnin autant qu’à personne de recueillir les travaux épars et très variés qu’il avait, à diverses dates insérés dans divers recueils. Le Globe et le National de Carrel pour la polémique quotidienne et activez le Journal des Savans pour les dissertations érudites, et aussi et surtout (nous tenons à honneur de le dire), la Revue des Deux Mondes pour les travaux étendus d’art et de critique, ont été à M. Magnin des sources abondantes, les sources des deux remarquables volumes qu’il donne aujourd’hui sous le simple titre de Causeries et Méditations historiques et littéraires[1]. Ce n’est assurément ni la variété, ni l’intérêt qui manqueront à ce recueil : le premier volume, exclusivement consacré aux lettres et à l’art français, remet en scène, souvent d’une façon inattendue et sous ces premiers et curieux aspects qui s’effacent ensuite, les noms les plus chers entre les gloires contemporaines. Ainsi, le poète aimé des Consolations a là sa place à côté de l’historien de la Conquête des Normands, en un mot, tout le mouvement littéraire qui s’est accompli depuis les Méditations de Lamartine est reproduit là avec une vivacité aimable et piquante. Le second volume, exclusivement consacré aux littératures étrangères, offre une série de notices très différentes d’étendue et de sujet, et qui seront d’un sûr attrait, aux amis de l’art par des vues ingénieuses et par une esthétique compréhensive, aux érudits par l’exacte sagacité des recherches, à tous par une forme châtiée et délicate. M. Charles Magnin est, comme le disait M. Daunou (et de qui l’eût-on mieux dit que de lui-même ?) une excellente plume. C’est un de ces rares esprits auxquels l’érudition n’a pas fermé l’art, comme il arrive trop souvent. Nous reviendrons quelque jour à loisir sur l’ensemble des travaux de M. Magnin, et ce nous sera une occasion de continuer cette série d’études sur les écrivains critiques dans laquelle le talent sérieux et goûté de l’auteur des Causeries et Méditations historiques et littéraires doit naturellement occuper une des premières places.


— Sous le titre d’Essais de politique industrielle[2], M. Michel Chevalier vient de publier des souvenirs de voyage en France, en Belgique et en Allemagne. Ce livre est plein d’intérêt ; il est varié et instructif. M. Michel Chevalier donne aux créations du monde industriel un caractère particulier de beauté et de grandeur. Il y fait pénétrer partout le sentiment moral qui élève l’ame des peuples. Il décrit les progrès de la civilisation matérielle comme les peintres habiles peignent la nature, et comme les philosophes décrivent les progrès de la raison humaine. M. Michel Chevalier est un esprit à la fois vif et persévérant. Voilà plus de dix ans qu’il a levé, un des premiers en France, le drapeau de la civilisation industrielle ; tous les jours, depuis ce temps, il l’a défendu comme écrivain, comme professeur, et son activité ne s’est jamais ralentie.

Dans cette tournée scientifique et industrielle que M. Michel Chevalier nous fait entreprendre avec lui dans le midi de la France, dans le nord, puis en Belgique, puis en Allemagne, il s’occupe, avant tout, de chemins de fer, de canaux, d’usines, d’institutions de crédit, d’écoles professionnelles, de toutes les choses enfin qui servent à développer le bien-être et la richesse d’une nation. C’est là le fond du livre. Arrivé dans un pays, l’ingénieux économiste nous dit quelle est la situation industrielle et commerciale de ce pays, quels sont ses progrès, quelles sont ses ressources, ce qu’il veut faire, et ce qu’il doit faire pour se développer dans la mesure qui lui convient. Sur tous ces points, on trouve des renseignemens précieux dans le livre de M. Michel Chevalier, et ces renseignemens n’ont jamais l’aridité d’une statistique : ils instruisent et ils intéressent en même temps, parce qu’ils ont de la nouveauté, et parce qu’ils portent l’empreinte d’une imagination vivement frappée des choses qu’elle voit. À côté de la situation industrielle d’un pays, M. Michel Chevalier considère toujours la situation politique et morale, car les destinées industrielles d’un état sont liées à la nature de son gouvernement et à ses mœurs. La politique revient souvent dans le livre de M. Michel Chevalier. Ceux qui accusent la civilisation industrielle d’engendrer la démoralisation, l’anarchie et le despotisme, trouvent en lui un adversaire déclaré, toujours prêt à les combattre par d’excellentes raisons. Il voit dans le régime industriel une garantie puissante pour l’ordre comme pour la liberté, et un gage de leur union indissoluble. Que les peuples travaillent, que les merveilles de l’industrie s’accomplissent, que partout l’esprit humain soumette la matière à ses lois, il en résultera un bien-être général qui adoucira les relations des hommes. La liberté, plus sûre d’elle-même, goûtera en paix le fruit de ses conquêtes. Le pouvoir, étant mieux apprécié, sera mieux obéi, et l’accord des deux principes naîtra de leur confiance mutuelle.

Si M. Michel Chevalier nous promettait l’âge d’or, s’il nous disait qu’au moyen des banques, des canaux, des chemins de fer et de l’éducation professionnelle, les hommes formeront un jour une communauté de frères où chacun vivra heureux, content de soi et des autres, et dans toutes les délices que le corps et l’ame peuvent goûter sur cette terre, nous pourrions admirer son enthousiasme sans le partager ; mais ce que j’aime dans ces souvenirs de voyage que publie M. Michel Chevalier, c’est que son enthousiasme ne va jamais au-delà d’une juste mesure. Tout en témoignant l’admiration la plus vive pour l’industrie et pour les biens qu’elle promet au monde, M. Michel Chevalier ne dissimule pas les souffrances qu’elle renferme, et il n’annonce pas qu’elle guérira tous les maux qu’elle peut produire. Il n’est pas même persuadé qu’elle augmentera considérablement dans ce monde la somme du bonheur et du plaisir. Le problème du bonheur sera-t-il résolu parce qu’on pourra faire quarante lieues à l’heure et le tour du monde en onze jours ? Il est permis d’en douter. S’il arrive jamais que l’humanité n’ait plus qu’une langue, qu’un costume, qu’une religion, qu’un roi, les êtres privilégiés qui composeront cette grande famille souffriront-ils moins que nous ? Pour être plus monotone et plus uniforme, la vie humaine en sera-t-elle plus gaie ? M. Michel Chevalier ne nous paraît pas très rassuré sur ce point, et, en attendant les merveilles du monde futur, il prend, comme nous, un grand plaisir à contempler les derniers vestiges de ce pauvre monde, si arriéré et si sauvage, mais si poétique et si divers, que la civilisation industrielle ébranle et détruit de toutes parts. Voyez M. Michel Chevalier dans la vallée de I’Ariége. Relisez le récit plein de charme (inséré autrefois dans la Revue) qu’il fait de son passage dans cette contrée pittoresque. Comme il aime les collines verdoyantes, les montagnes escarpées, les sentiers qui grimpent sur le bord des abîmes, et que l’on gravit lentement à dos de mulet ! Comme il aime cette population des montagnes, si originale, et qui présente d’une lieue à l’autre des caractères si différens ! comme il admire ces variétés de la nature physique et morale, et comme il en parle avec amour ! Quel malheur pour lui si ces belles montagnes avaient perdu tout à coup leur physionomie majestueuse et sombre, si ces noirs sapins avaient disparu, si ces sentiers étaient devenus des routes, si l’industrie, sous forme d’usines, s’était emparée de ces torrens et de ces rochers, et si le désert silencieux était devenu un pays d’ouvriers et de machines !

Mais heureusement pour les amis du pittoresque, la civilisation industrielle a peu de prise sur les montagnes : elle n’ira là qu’en dernier lieu. Heureusement aussi, pour ceux qui craignent que le monde ne devienne plus ennuyeux en devenant plus uniforme, la tendance de notre nature n’est pas favorable à l’harmonie universelle. Sur quelque point que ce puisse être, qu’il s’agisse de religion, d’art, de politique, ou même de civilisation industrielle, il y aura toujours dans le monde le plus centralisé, le plus perfectionné et le plus uni, quelqu’un qui fera de l’opposition. Cela sauvera la race humaine du prosaïsme et de l’ennui. Nous pouvons donc, en toute sécurité, sortir avec M. Michel Chevalier de la vallée de l’Ariége et de la république d’Andorre, pour le suivre dans le Languedoc, où il admire encore les traditions antiques, mais où le temps de l’industrie lui paraît arrivé. De Toulouse, nous passons à Marseille, c’est-à-dire à la Méditerranée, et à toutes les questions que soulève ce champ-clos de l’Orient et de l’Occident. Mais analyser ici les sentimens et les idées de M. Michel Chevalier, ne serait-ce pas affaiblir et décolorer son livre ?


— On s’est trop complu peut-être, en France, à ne voir la poésie allemande que sous l’aspect qui doit répugner le plus à la justesse et à la netteté de notre esprit. Devant les franches et vigoureuses créations de Goethe, de Schiller, de Jean-Paul, on se demande comment on a pu faire de la poésie germanique une éternelle et maladive rêverie. Ce préjugé ne résiste pas à une étude complète et sérieuse des créations d’outre-Rhin ; aussi est-ce avec reconnaissance qu’il faut accueillir toutes les tentatives qui ont pour but de répandre parmi nous la connaissance des lettres allemandes. On vient de traduire l’Oberon de Wieland[3], et c’était justice. Wieland a été en Allemagne un des plus aimables représentans de notre génie. L’Oberon est un charmant poème ; nul peut-être n’a su plus heureusement que Wieland unir et mêler dans une même œuvre ces deux génies depuis si long-temps déclarés incompatibles, le génie du Nord et celui du Midi. C’est chose curieuse à étudier que cette alliance de l’ironie italienne et de la naïveté tudesque. Les personnages mis en scène par Wieland participent tous de cette double nature qui distingue son poème. Rezia unit à la fière beauté d’une fille d’Orient la vive sensibilité d’une jeune Allemande. Dans la figure du chevalier Huon, la grace des paladins de l’Arioste se marie de même à je ne sais quels souvenirs des vieilles épopées du Nord. Enfin, dans le personnage principal, cet Oberon dont l’intervention, en servant les amours de Rezia et de Huon, anime et dénoue le poème, on ne reconnaît guère l’amoureux fantôme qu’évoqua Shakspeare dans le Songe d’été. La suavité de cette aimable création rappelle le caractère complexe du génie de Wieland, porté à recueillir tour à tour dans la Grèce antique, dans l’Italie moderne et dans la France du XVIIIe siècle, des inspirations qu’il doue de la grace naïve et de la bonhomie du Nord. Ainsi dans Oberon, tout en rendant hommage aux muses étrangères, Wieland est resté Allemand. C’est précisément grace à ce culte pour l’Allemagne que les études de Wieland sur l’antiquité classique et les littératures modernes se sont élevées à une véritable originalité. L’imitation ainsi comprise n’a plus rien de servile ni d’énervant ; elle fortifie, elle féconde, elle renouvelle. C’est ainsi que la France pourrait tirer parti de la tendance qui l’entraîne, depuis un siècle, à interroger les littératures du Nord. — La nouvelle traduction d’Oberon, due à M. Jullien, bien qu’elle donne prise à certaines critiques de détails, est encore la plus fidèle et la plus élégante que nous ayons du chef-d’œuvre de Wieland. En ce temps de traductions négligées et hâtives, il faut rendre justice à celles qui témoignent de consciencieux efforts, si elles ne prouvent pas un talent consommé.


  1. Deux vol. in-8o, chez Benjamin Duprat, 7, rue du Cloître Saint-Benoît.
  2. Un vol. in-8o, librairie de Ch. Gosselin.
  3. Un vol. grand in-18 chez Masgana, galerie de l’Odéon.