Chronique de la quinzaine - 30 avril 1844

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Chronique no 289
30 avril 1844
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 avril 1844.


Le ministère se flattait-il de couper court à l’affaire de Taïti et de n’avoir pas à reprendre les explications échangées dans les derniers jours de février ? Nous l’ignorons ; mais ce qu’on peut affirmer, c’est qu’une telle espérance eût été bien peu fondée. Un grand pays n’éprouve pas impunément une émotion aussi universelle et aussi profonde. Que le désaveu de l’amiral Dupetit-Thouars ait, en effet, blessé la France dans sa fibre la plus sensible, qu’il ait mis le dévouement de notre marine à une rude épreuve et compromis peut-être pour l’avenir nos relations amicales avec l’Angleterre, c’est ce qui ne saurait faire l’objet d’un doute pour quiconque n’est pas étranger à la vie nationale de ce pays.

Or, c’est l’honneur et la mission du gouvernement représentatif de donner un cours régulier à ces agitations, et d’appeler les passions du dehors à se produire au sein du parlement sous le contrôle d’un débat contradictoire. Aussi ne saurions-nous comprendre l’étonnement affecté par quelques organes de la presse, en voyant l’opposition reprendre dans les deux chambres le débat récemment fermé sur Taïti. Ce n’est jamais que par une idée simple qu’un parti gagne du terrain dans la conscience publique, il est rarement utile en politique d’épuiser plusieurs idées à la fois, et c’est en concentrant ses efforts sur une question principale qu’une opposition bien conduite peut se montrer formidable.

Telle est la méthode usitée en Angleterre, telle est celle qu’ont appliquée chez nous les membres les plus éminens de l’administration du 29 octobre dans leur inexorable campagne contre le ministère du 15 avril. L’évacuation d’Ancône défrayait tous les débats, parce que ce mot suffisait alors pour éveiller toutes les susceptibilités du pays. D’autres accusations venaient sans doute se grouper autour de celle-là : on rappelait tour à tour et la Suisse devenue hostile à la France, et la Belgique contrainte de subir une mutilation de territoire ; mais ces griefs s’effaçaient tous devant celui d’Ancône. Lorsque l’honorable M. Guizot articulait ce nom à la tribune, le visage blanc de colère et le poing fermé, il comprenait d’expérience l’impossibilité de garder, au milieu de ces grandes excitations parlementaires, ce calme et cette mesure qu’il paraît considérer aujourd’hui comme des vertus d’une pratique si facile.

On a pu entendre dire au chef du 15 avril qu’en signant l’ordre d’évacuer Ancône, il savait fort bien armer l’opposition d’un grief plus redoutable que tous les autres pour l’existence du cabinet qu’il présidait. Nous avons trop de confiance dans la sagacité de M. le ministre des affaires étrangères pour n’être pas assuré qu’il a envisagé du même point de vue le désaveu de la conduite de notre amiral dans les îles de la Société. Les embarras gratuitement créés à la France, dans ces mers lointaines, par des entreprises irréfléchies aboutissant à une retraite humiliante, resteront, en effet, avec les difficultés inhérentes au droit de visite, comme le principal obstacle au maintien du ministère et à la durée de la politique internationale dont il est la plus éclatante personnification. Qu’il ne s’étonne pas dès-lors si l’opposition s’est emparée avec ardeur d’un thème qui est loin d’être épuisé, même à n’en juger que par les révélations incomplètes portées jusqu’à ce jour à la tribune.

Résumons rapidement, et pour la dernière fois, l’état réel des choses tel qu’il apparaît aujourd’hui à tous les hommes sincères, puis nous essaierons de tirer quelques conséquences des faits reconnus et avoués.

Des motifs de plainte dont l’Angleterre n’a pas méconnu la légitimité déterminèrent, en septembre 1842, le contre-amiral commandant les forces françaises dans l’Océan Pacifique à imposer à la reine Pomaré le traité du protectorat. Quoique M. Addington, dans sa lettre du 11 juillet 1843 à sir John Barrow, insinue que cet acte a été amené par l’intrigue et par l’intimidation, il reconnaît néanmoins d’une manière péremptoire que la résolution de la souveraine dans les îles de la Société a créé en faveur de la France un droit qui ne saurait être méconnu. Le gouvernement britannique n’hésite donc pas à accorder au pavillon spécial du protectorat imposé par l’amiral français à la reine de Taïti les honneurs du salut militaire, et il envoie à son consul, sous la date du 9 septembre 1843, des instructions convenables de tout point, puisqu’elles ont pour but de sauvegarder les droits de ses nationaux et ceux de la liberté religieuse.

Pendant que l’Angleterre se résignait aux faits accomplis, les choses suivaient à Papeïti un cours fort différent. Le gouvernement civil installé par l’amiral français avait fonctionné jusqu’aux premiers jours de janvier avec l’approbation de la population, des chefs indigènes, des étrangers établis dans l’île, et, à ce qu’il paraît, de la reine Pomaré elle-même ; mais à cette période pacifique succéda une période de troubles et d’agitations correspondant à l’arrivée de la corvette anglaise le Talbot. Peu après entra à Papeïti la frégate la Vindictive, dont le commandant continua d’une manière plus audacieuse et plus patente le plan déjà préparé contre les Français. Le missionnaire Pritchard, absent en 1842, avait repris possession de ses doubles fonctions diplomatiques et religieuses. Maître de l’esprit et de la conscience d’une faible femme, il voulut agiter ces populations, essayant de parler à ces races amollies la langue du fanatisme et de la nationalité. Pendant ce temps, un système d’envahissemens successifs sur les attributions du protectorat était organisé par la marine britannique, sous prétexte de fonder un service de signaux et d’hospices militaires sur des terrains cédés par la reine. Celle-ci écrivait enfin à sa sœur d’Angleterre pour qu’elle la délivrât de la tyrannie de la France, et réclamait l’envoi d’un grand vaisseau pour mettre ses oppresseurs à la raison. Un pavillon donné par le consul britannique était hissé sur l’habitation royale, malgré les protestations des officiers formant le gouvernement civil, et devenait l’expression visible à tous les regards du protectorat nouveau qu’on entendait substituer à celui du 9 septembre.

C’est dans ces circonstances que l’amiral français reparut en vue de l’île de Taïti, muni de la ratification donnée par son souverain au traité de l’année précédente. La résolution du gouvernement anglais relative à ces actes n’était point encore connue, ses agens consulaires et maritimes n’avaient point encore reçu les tardives instructions expédiées par l’amirauté et le foreign-office. Aucun débat ne pouvait donc s’élever entre ces agens et le représentant de la France. L’état provisoire durait pleinement quant à eux : il couvrait tous les actes qu’ils avaient cru pouvoir consommer pendant dix mois d’attente et d’incertitude.

Mais si le droit des gens n’autorisait pas à formuler des plaintes contre les officiers des forces navales britanniques, il en était tout autrement relativement à la reine Pomaré. À moins de fermer les yeux à la lumière, il faut reconnaître que, depuis l’arrivée de M. Pritchard à Papeïti, la reine avait violé toutes les stipulations de l’acte du 9 septembre, et qu’elle tentait des efforts publics pour substituer le protectorat de la reine Victoria à celui du roi Louis-Philippe. Il n’est pas un homme sérieux qui, après les publications déjà faites et les témoignages produits, puisse contester un fait d’une aussi éclatante évidence.

L’amiral Dupetit-Thouars a donc pu, selon les principes de tous les publicistes, agir comme il est loisible de le faire dans le cas d’infraction aux conventions internationales. Cela n’est pas contestable en droit strict. Sa conduite est-elle plus blâmable au point de vue politique. ? Justifie-t-elle le désaveu dont on l’a frappé et les termes injurieux dans lesquels quelques orateurs n’ont pas craint de l’appuyer ? Cet officier supérieur a-t-il commis une faute en profitant de circonstances favorables pour sortir des termes du protectorat et régulariser une situation complexe et difficile ? Voyons.

Remarquons d’abord que M. Dupetit-Thouars était laissé sans aucune instruction pour des éventualités que la correspondance des membres du gouvernement provisoire avait dû signaler depuis plusieurs mois au cabinet français. N’oublions pas non plus que M. le capitaine de vaisseau Bruat, gouverneur de nos nouveaux établissemens, partait, à la fin d’avril 1843, aussi dépourvu d’instructions précises que l’était depuis une année le contre-amiral commandant la division navale. Une telle situation imposait, ce semble, de grands ménagemens, surtout lorsqu’il fallait la juger à quatre mille lieues de distance, sans aucune connaissance personnelle des faits et des localités.

Connaissait-on exactement à Paris la mesure respective du pouvoir des chefs et du pouvoir de la reine à Taïti ? Avait-on une juste idée des difficultés inextricables que suscitera le conflit de la souveraineté intérieure maintenue à Pomaré avec la souveraineté extérieure exercée par le gouverneur au nom de la France ? N’est-il pas manifeste que cette femme n’est que le docile et inepte instrument de la bande de missionnaires maîtres, depuis près d’un demi-siècle, de l’exploitation morale et industrielle des îles de la Société et des nombreux archipels de ces mers ? Le rappel de M. Pritchard ne changera pas une situation qui existait avant l’arrivée de cet agent, et qui est destinée à se maintenir après son départ avec toutes ses incertitudes et tous ses périls. Ainsi que l’a fait très bien observer M. le comte de la Redorte à la chambre des pairs, et comme l’a dit M. Billault à la chambre des députés, c’est aux missionnaires anglais qu’on défère en réalité l’administration de Taïti, en rendant la souveraineté intérieure à une malheureuse femme qui n’a jamais exercé qu’une autorité nominale.

Une situation aussi complexe et aussi mal définie pourra-t-elle se prolonger sans les plus graves inconvéniens ? Ne provoquera-t-elle pas dans ces lointains parages des collisions entre les deux marines, et peut-être entre les deux cabinets ? N’en avons-nous pas déjà la preuve dans la cession de terrains faite par la reine, malgré la réclamation énergique des officiers français ? Les périls ne seront-ils pas mille fois plus grands après un premier acte de faiblesse que lorsque la France avait tout le prestige de sa puissance et de son audace ? Enfin la situation réglée par le protectorat peut-elle être définitive ? Aucun des membres du gouvernement provisoire ne l’a pensé, aucun des Français revenus de ce pays ne paraît l’admettre. Instruit par l’expérience et par les faits accomplis durant quatorze mois, M. Dupetit-Thouars ne l’a pas cru. M. Bruat, chargé de constituer notre établissement, n’a-t-il pas partagé cet avis ? Ne l’a-t-il pas longuement motivé dans deux rapports successifs, et n’est-ce pas contrairement à l’opinion unanime du gouverneur, du contre-amiral, des officiers de l’escadre, de M. Reine et de tous nos nationaux, n’est-ce pas même malgré les vœux aujourd’hui constatés des populations indigènes opprimées par les trafiquans méthodistes, qu’on s’est décidé à désavouer une œuvre qui n’est pas moins celle de M. Bruat que de M. Dupetit-Thouars ?

Le ministère use assurément de son droit en déclinant toute communication ultérieure et en refusant de mettre sous les yeux de la chambre et du pays les rapports du gouverneur des possessions françaises dans l’Océanie ; mais l’opinion publique use aussi du sien en tirant de ce refus des conséquences naturelles. Chacun devine qu’en présence des hommes et des choses M. Bruat a reconnu et constaté l’impossibilité de s’établir dans ce pays sur un autre pied que celui de la souveraineté ; chacun pressent que la concentration aux îles Marquises et l’abandon matériel de Taïti seront la conséquence plus ou moins prochaine du douloureux échec subi par notre influence.

Cette perspective échappe moins encore au cabinet qu’au public ; de là des hésitations et des retards dans les mesures les plus urgentes par leur nature même. Deux navires anglais ont seuls jusqu’à ce jour mis à la voile pour ces parages. C’est par eux que nos marins apprendront, comme l’avait prévu M. Dufaure, la résolution de leur gouvernement. Le contre-amiral Hamelin attend des ordres, et réclame avec juste raison des instructions plus propres que celles de son prédécesseur à couvrir sa responsabilité. Il ne veut pas avoir le sort de M. Dupetit-Thouars ; il ne veut pas un jour se trouver désavoué. Mais il paraît que des instructions précises sont très difficiles à arracher au cabinet : on répond à l’amiral que telle éventualité qu’il prévoit ne se réalisera pas ; on préfère se renfermer dans des termes généraux ; on appréhende d’articuler des choses trop positives. Laisser garnison française à Taïti est aujourd’hui fort difficile, en admettant même qu’il n’y ait pas d’engagement contraire d’un autre côté ; reporter nos douze cents hommes aux îles Marquises, sur ces affreux rochers sans eau potable et sans terre végétale, exposer nos soldats à périr par la nostalgie et presque par la famine, sans aucun intérêt sérieux pour la France, c’est là une résolution à laquelle il est fort douteux que les chambres consentent à s’associer, lorsqu’elles seront mises au courant du véritable état des choses à Noukahiva et au fort Collet. L’évacuation complète, tel serait donc dans un avenir plus ou moins rapproché le terme final d’expéditions dispendieuses entreprises avec irréflexion, et qui forment un triste pendant aux négociations de l’acte du 20 décembre sur l’extension du droit de visite. Échapper à la ratification de ses propres traités et se débarrasser de ses conquêtes, tel a été depuis trois ans le principal travail du cabinet.

Malheureux dans ses transactions lointaines, il a été mieux servi par la fortune dans la grande question qui depuis dix ans s’agite à nos portes. La situation de l’Espagne se présente sous un aspect plus favorable aux intérêts français ; et soit qu’il faille l’attribuer au cours naturel des choses ou à l’habileté du ministère, celui-ci n’en doit pas moins recueillir les fruits. La reine Christine a quitté Paris pénétrée de la profonde conviction que l’harmonie de la France et de l’Espagne était la première condition de salut pour le trône de sa fille, et déterminée à fonder l’entente cordiale des deux peuples sur les nombreux intérêts et les vives sympathies qui les unissent. Les personnes qui ont eu l’honneur de communiquer avec elle affirment que cette princesse était partie dans des dispositions de nature à faire naître de vives appréhensions au sein du cabinet espagnol. Le chef de ce ministère et quelques-uns de ses collègues rappelaient à la reine régente les plus pénibles souvenirs de sa vie. Marie-Christine n’avait jamais dû se préparer à l’idée que le mouvement des révolutions appellerait un jour à partager sa confiance les hommes qui l’avaient si cruellement outragée comme princesse et comme femme. Singulier jeu de la fortune ! Marie-Christine est entrée en triomphe dans les lieux mêmes où un attentat odieux avait fait tomber la couronne de son front. Elle a traversé le royaume entourée de populations enivrées, et c’est cet enthousiasme même qui a fait la force et assuré la durée, jusqu’alors fort problématique, du cabinet actuel. Alicante et Carthagène sont tombées, et la révolte militaire semble désarmée pour long-temps devant la reine qu’elle avait si traîtreusement vaincue. Le voyage triomphal de Marie-Christine a été la campagne d’Égypte de M. Gonzalès Bravo ; il lui a donné la force de préparer son 18 brumaire et sa constitution de l’an VIII. Telle est la proportion des hommes et des choses entre les deux époques et les deux pays.

L’ordonnance royale sur la presse, du 10 avril, remet les affaires sur le pied où les avait assises M. de Zea Bermudez au moment où il reçut la mission de régénérer l’Espagne par l’action du pouvoir absolu, et de préparer l’avenir pour le royal enfant qui entrait alors dans la vie. Cet acte retranche de l’histoire les douze années qui viennent de s’écouler, et qui ont pesé d’un poids si lourd sur la malheureuse Espagne.

M. Gonzalès Bravo et ses cinq collègues co-signataires déclarent que le pays a besoin de réformes radicales, et que le gouvernement n’est pas revêtu des pouvoirs nécessaires ; mais ils n’hésitent pas à ajouter qu’ils n’en entreprendront pas moins cette grande œuvre avec une conviction entière. Lorsque les peuples arrivent à cet état de bouleversement où est tombée l’Espagne par tant de révolutions, les voies lentes adoptées dans les temps de calme ne suffisent pas, disent-ils, pour les réorganiser. Dans cette pénible tâche, au milieu de la lutte des partis, les forces du gouvernement s’épuiseraient avant que le but fût atteint ; c’est ainsi peut-être que par des scrupules d’une légalité trop rigoureuse se trouveraient perdus les récens efforts du pays pour sortir de l’anarchie sanglante où il s’épuisait depuis dix ans.

La lecture de cet acte rappelle souvent, et jusque dans les termes même, le rapport rédigé par M. de Chantelauze, et qui figurait en tête des ordonnances de juillet. Soyons justes pourtant et ne frappons pas d’un blâme absolu des mesures dont la plupart des hommes qui connaissent l’Espagne s’accordent à reconnaître la nécessité temporaire. La situation de la société dans la Péninsule est tellement exceptionnelle, qu’il ne faudrait pas la juger tout-à-fait au point de vue des idées françaises. La législation nouvelle, rendue par ordonnance, sur les ayuntamientos s’exécute partout sans résistance ; peut-être en sera-t-il de même des mesures auxquelles le cabinet n’attribue d’ailleurs qu’un caractère provisoire, protestant avec une énergie que nous aimons à croire sincère de la ferme intention de convoquer bientôt les cortès, pour réclamer toute la responsabilité de ses mesures, rendre compte de sa conduite et appeler sur elle le grand jour de la discussion.

La dissolution de l’empire ottoman fait chaque jour des progrès plus manifestes, et l’apathie de la France en présence de l’anarchie qui désole le Liban devient de plus en plus inexplicable. Le plan très arrêté à Constantinople est d’épuiser la Syrie et d’en faire la Pologne de l’empire ottoman. Le pacha ne s’en cache pas : le pillage et les massacres continuent sous ses yeux sans qu’il paraisse s’en émouvoir. Il déclare hautement que sa mission n’est pas de rendre la paix à ce malheureux pays, mais de le mettre dans l’impuissance de s’armer de nouveau pour revendiquer ses prérogatives séculaires. Aucun voyageur ne peut aujourd’hui sortir des murs de Beyrouth sans courir risque d’être égorgé. Tel est le régime qui a succédé à cette puissante organisation égyptienne, à laquelle les ennemis de Méhémet-Ali étaient contraints de rendre d’éclatans hommages.

D’après l’arrangement conclu au mois de décembre 1842 par l’active intervention de l’Angleterre et de l’Autriche, arrangement que la France crut devoir présenter alors comme une victoire de sa politique, toutes les troupes albanaises devaient quitter la Syrie, et M. le ministre des affaires étrangères affirmait, en répondant à M. de Lamartine, dans la récente discussion des fonds secrets, qu’il y avait plus de dix-huit mois qu’elles en étaient sorties. Or, quinze jours auparavant, une troupe albanaise, sous le commandement d’un chef du nom d’Abbas, fort connu dans ces contrées par sa cruauté, avait quitté Beyrouth pour pénétrer dans la montagne, qu’elle ravage depuis deux mois. Un chef turc commande en cet instant même à Daïr-el-Kamar, contrairement aux termes de l’arrangement du 7 décembre ; et pour compléter l’anarchie que devait nécessairement engendrer le double pouvoir d’un caïmakan maronite et d’un caïmakan druse, ce chef musulman a imaginé d’organiser sur le même pied tous les villages de la province. Ce sont là des moyens de destruction qui auraient échappé même au génie inventif du persécuteur de la Pologne. La France ne trouvera-t-elle donc jamais une parole et une menace en face d’un pareil mépris des droits de l’humanité ? a-t-elle à ce point abdiqué son passé et son avenir ?

De grandes questions occupent nos deux chambres, et jamais l’élément moral n’a paru d’une manière plus éclatante sur le premier plan de la scène politique. Le système général des prisons et le système général de l’enseignement, la réforme de l’un par l’isolement, et de l’autre par la liberté, tel est le double problème dont la solution simultanée est demandée aux lumières du parlement.

Nous rendons la plus entière justice et au talent et à la sincérité des convictions de M. de Tocqueville. Que l’honorable rapporteur de la loi des prisons nous permette pourtant de le lui dire : il n’y a rien de moins démontré que l’urgence d’une réforme radicale dans le système général de l’emprisonnement, il n’y a rien de plus problématique surtout que le résultat moralisateur qu’il attend avec tant de confiance. Tous les chiffres se combattent dans cette matière, depuis celui des récidives, sur lequel se fonde la nécessité d’un changement, jusqu’à celui de la mortalité et des cas de démence, qui en constate les résultats. Le seul fait qui reste irrévocablement établi par l’exemple de la maison de Nîmes et celui de quelques autres prisons françaises et étrangères, c’est l’influence moralisatrice exercée sur les détenus par le personnel qui les dirige, influence à peu près indépendante du système de l’emprisonnement et de l’aménagement intérieur. Une autre conséquence sortie des débats, c’est la nécessité d’organiser promptement des asiles pour les libérés, dont les récidives ne sont guère moins imputables au repoussement de la société qu’à leur propre dépravation. Faire passer les condamnés par un état intermédiaire avant de leur rendre leur place dans l’ordre social, les réconcilier avec les habitudes normales de la vie, leur assurer du travail et des ressources indépendantes des préventions publiques, tel est le seul moyen véritablement efficace de prévenir les récidives et de régénérer la population de nos prisons. La mise en surveillance est à la fois le plus vicieux et le plus inefficace de tous les régimes. La surveillance de la police suffit pour flétrir le condamné dans l’opinion, et ne suffit pas pour l’empêcher de mal faire. Dans quelques petites villes, comme on l’a fait observer avec raison, les libérés tiennent en échec la force publique : à Paris, ils forment une association redoutable de malfaiteurs. C’est sur ce point que devraient se porter désormais les préoccupations du gouvernement, et tel est le problème que nous l’engageons à méditer pour les sessions prochaines.

La discussion à laquelle se livre la pairie sur l’instruction secondaire est vraiment solennelle. L’attention si longue et si marquée que la chambre des pairs consacre à un pareil sujet est un irrécusable symptôme de la gravité de la question. Il n’est pas dans les habitudes de la pairie d’exagérer ou de devancer les difficultés ; mais aujourd’hui les choses en sont venues à ce point que les dangers de la situation frappent les esprits les plus calmes, les plus sages, nous dirions presque les plus lents. Que de chemin nous avons fait depuis trois années ! En 1841, la présentation d’un projet de loi sur l’instruction secondaire à la chambre des députés avait bien soulevé du côté de l’église certaines objections ; cependant on ne désespérait pas alors d’arriver à une transaction satisfaisante entre l’état et le clergé. Il n’y avait pas alors d’insurrection contre l’enseignement universitaire : les évêques n’écrivaient alors ni dans les journaux, ni au roi. Tout est bien changé aujourd’hui : ce ne sont de toutes parts que déclamations ardentes et cris de guerre. Nous sommes en face, non-seulement de modernes ligueurs, mais de fils de croisés. Les têtes se montent, les imaginations s’échauffent, et les hommes graves ont compris qu’il était temps d’intervenir en allant au fond des choses.

Tel est, en effet, le caractère de la discussion qui se continue encore en ce moment au sein de la chambre des pairs, que chacun a dit sa pensée avec une entière franchise, les défenseurs comme les adversaires de l’instruction donnée par l’état. Nous en trouvons la preuve sur-le-champ dans l’attitude prise par le premier orateur qui a entamé le débat, nous voulons parler de M. Cousin. Défendre l’Université, défendre la philosophie sans accepter de solidarité avec l’œuvre et la politique du cabinet, tel est évidemment le but que s’était proposé M. Cousin, et il a su l’atteindre avec une heureuse fermeté. Il a pris la situation telle que l’ont faite depuis trois ans les vivacités étranges du parti ecclésiastique. Tout ce qui a été attaqué avec une insigne violence, tout ce qui n’a pas été suffisamment protégé par le pouvoir qui en avait mission, M. Cousin a voulu le défendre. Il a parlé en universitaire, en philosophe qui se reconnaît responsable des doctrines de son école : c’est en quelque sorte pro domo suâ qu’il a pris la parole. Cette situation avait l’avantage de laisser au célèbre orateur toute son indépendance vis-à-vis de l’administration, et M. Cousin a pu dire à la tribune : « Je me demande ce qu’est devenu l’œil et le bras de l’état, et si le gouvernement est aveugle et sourd. » Nous n’avons pas besoin de louer le talent littéraire qu’a déployé M. Cousin au moment où il accomplissait un devoir politique. Les pages qu’il a consacrées à l’histoire de l’Université, des ordres de saint Dominique et de saint François et de l’institut des jésuites, resteront parmi les meilleures qu’il ait écrites.

Quand nous disons que M. Cousin a pris dans la discussion le rôle d’universitaire décidé, nous n’entendons pas qu’il n’ait point parlé en homme politique. Il a parfaitement montré au contraire qu’en ces graves circonstances défendre l’existence de l’Université, c’était défendre la civilisation politique que nous avaient léguée les principes de la révolution française et la forte organisation de l’empire. Il ne s’agit rien moins que de l’unité morale de la France. Voilà, en effet, le grand côté de la question, voilà par où elle sort de l’enceinte des écoles pour affecter tous les intérêts sociaux. Aussi, pour en comprendre l’importance, il n’est pas nécessaire d’être régent de collége ou même professeur de faculté. M. le comte de Saint-Priest a dit à la chambre des pairs qu’il était bachelier aussi peu que possible, encore moins licencié et pas du tout docteur. Néanmoins il a défendu l’Université, parce qu’en homme politique il a vu toute la portée de la question. Il s’est aussi demandé s’il était dans le véritable intérêt de l’église d’organiser une concurrence, une lutte qui lui créeraient des adversaires nombreux et passionnés. Plusieurs point ont été touchés avec sagacité par M. de Saint-Priest. Il a esquissé d’intéressans rapprochemens entre ce qui se pratique en France, relativement à l’instruction publique, et ce qui se fait en d’autres pays, notamment en Amérique, et chez nos voisins les Belges. M. de Saint-Priest a deviné fort juste quand il soupçonne la Belgique de n’avoir pas trouvé la solution du problème dans la liberté d’enseignement dont elle jouit. Elle l’y a si peu trouvé, que le clergé belge lui-même s’agite en ce moment pour changer sa situation.

Il est admirable avec quelle légèreté ou quelle mauvaise foi certains partis adoptent des mots d’ordre et des devises. La liberté comme en Belgique, tel est aujourd’hui le cri des ultramontains français. Opposons à cet enthousiasme affecté ou irréfléchi la réalité. Quand la Belgique rompit violemment avec la Hollande, l’enseignement public était uniquement entre les mains du gouvernement hollandais, dont l’esprit protestant s’était immiscé jusque dans les études destinées à former des prêtres catholiques. Cette immixtion, qui blessait vivement la liberté de conscience, était un des principaux griefs de la Belgique contre le gouvernement des Nassau. Aussi, dès que la scission fut opérée entre les deux parties de l’ancien royaume des Pays-Bas, l’enseignement en Belgique fut proclamé libre par forme de déclaration législative, et la force des choses le mit entièrement sous la main du clergé catholique. Ce clergé était national ; il avait puissamment travaillé à amener la révolution qui dotait la Belgique de son indépendance ; il demandait la récompense de son concours : on ne put la lui refuser. Le clergé était tout prêt pour exploiter cette conquête. Sa forte hiérarchie, la confiance aveugle des populations, lui permirent d’organiser en peu de temps un système d’enseignement public qui s’étendît sur tout le pays, et avec lequel il n’aspirait à rien moins qu’à placer l’éducation des masses sous le contrôle immédiat de l’épiscopat.

Cependant l’initiative prise avec tant d’ardeur par le clergé provoqua bientôt au sein du parti libéral des efforts en sens contraire. Ce parti, chez nos voisins, a de profondes racines. Son origine remonte aux premiers temps de la première révolution française, et depuis plus de cinquante ans il partage avec les catholiques l’influence sociale. Sous le gouvernement des Nassau, le parti libéral et le parti catholique s’étaient réunis dans une même et vaste opposition. La victoire devait les séparer ; toutefois, avant de reprendre vis-à-vis l’un de l’autre une attitude hostile, ils s’accordèrent pour proclamer la liberté de l’enseignement. Les catholiques exploitèrent les premiers cette liberté. Les libéraux s’émurent enfin, et ils fondèrent à Bruxelles une université, et sur d’autres points des établissemens qui devaient lutter avec l’université de Louvain et les autres instituts catholiques.

Et l’état ? quel fut son rôle ? quelle fut son influence ? Dans les chambres belges, une majorité catholique décréta une loi d’instruction publique qui désarma l’état de tous moyens efficaces d’influence et d’autorité. Il arriva que seul l’état était presque exclu des bénéfices de la constitution. Seul, il n’était pas libre, car il n’avait pas la force nécessaire à l’accomplissement de ses devoirs. Cependant il ouvrit aussi des écoles. Ainsi il y a en ce moment en Belgique, qui ne compte que 4 millions d’ames, trois systèmes d’enseignement. Le premier appartient à l’église catholique, le second au parti libéral, le troisième à l’état. Se figure-t-on la perplexité des pères de famille, de ceux du moins qui n’ont ni le fanatisme catholique, ni le fanatisme libéral, quand il s’agit de faire un choix pour l’éducation de leurs enfans ? L’affaire est capitale. Par la préférence que l’on donne aux établissemens catholiques ou aux établissemens libéraux, on se classe politiquement. En vain on croirait se tirer d’embarras en frappant à la porte des écoles de l’état : c’est un moyen terme qui ne réussit pas, c’est une neutralité suspecte qui vous donne à la fois pour ennemis libéraux et catholiques.

L’église chez nos voisins est donc au comble de ses vœux ? Nullement, et c’est un point qu’il faut bien comprendre. L’église belge a sans doute de grandes ressources à sa disposition ; elle est alimentée, pour la satisfaction de ses besoins, par l’infatigable générosité des fidèles, et elle a le concours d’une corporation célèbre ; on voit qu’elle ne manque ni d’argent ni de jésuites. Toutefois, elle n’est pas satisfaite ; il y a dans cette situation quelque chose de précaire qui l’inquiète et qui presque l’humilie. Pour une puissance devant laquelle tant de têtes se courbent, c’est trop vivre au jour le jour. L’église belge a de plus hautes pensées, et on l’a vue, en 1840, confier à deux de ses représentans dans les chambres le soin de lancer une proposition qui tendait à transformer l’université de Louvain, siége de la puissance catholique, en personne civile qui aurait pu recevoir, posséder en toute propriété, immobiliser toute sorte de biens et d’immeubles. On reconnaît là les caractères de la main-morte. C’eût été un coup de fortune pour le clergé belge, s’il eût pu emporter par surprise une aussi grosse affaire. Cette fois, il fondait son empire immuablement, il devenait une corporation riche, une corporation propriétaire, qui aurait englouti des biens immenses. Qui aurait pu lutter contre elle ? Par le fait, la liberté de l’enseignement était anéantie. C’eût été le règne d’un monopole exclusif basé sur la richesse territoriale et adossé à l’autel. Les libéraux prirent l’alarme, reconnurent le péril et surent parer le coup. L’ambitieuse motion fut retirée : on la reproduira dans des temps meilleurs ; la persévérance fut toujours une des vertus de l’église.

On se demande nécessairement ce que fait l’état dans ce conflit des opinions catholique et libérale. Le gouvernement belge est fort embarrassé ; son impuissance n’est un mystère pour personne, et elle lui donne une attitude sans dignité. Le ministère actuel n’est pas libéral, il ne voudrait pas non plus paraître catholique ; il n’ose rien faire, et il voudrait paraître faire quelque chose. Voici ce qu’il avait imaginé. On sait que, la constitution belge ayant refusé au gouvernement toute influence immédiate sur l’enseignement, il a fallu créer des jurys d’examen qui eussent la mission de conférer des grades académiques. Depuis 1835, en vertu d’une loi provisoire, les deux chambres nommaient, concurremment avec le pouvoir royal, les membres de ces jurys. Toujours les choix parlementaires, surtout ceux de la chambre des représentans, avaient été politiques et d’une partialité évidente. Il n’y avait de remède, de contrepoids possible que la partialité opposée du gouvernement. M. Nothomb crut qu’il y avait là pour l’état une occasion favorable d’intervenir et d’essayer de reprendre quelque autorité. Il arriva devant les chambres armé de preuves, de documens de toutes sortes ; il mit dans une irrésistible évidence les abus de la pratique, et il demanda que la nomination des jurys d’examen fût désormais laissée au pouvoir royal. La prétention n’était pas exorbitante ; cependant elle fut repoussée par le parti catholique, qui se montra intraitable, et le cabinet intimidé recula. On vit M. Nothomb voter d’abord pour sa loi, qu’il avait peu à peu abandonnée dans le débat, et voter ensuite pour le contre-projet qui ruinait sa loi. Cela s’est aussi fait quelquefois ailleurs ; voilà encore un cas de contrefaçon.

Ainsi, en Belgique, l’état est et reste impuissant : le parti libéral a plutôt le verbe haut que la main longue, et parfois il a besoin de cacher par le bruit sa faiblesse. L’église a la force, elle étend sa domination, et cependant elle n’est pas satisfaite. À ses yeux, ses progrès sont trop lents, elle estime qu’elle rencontre encore trop d’entraves et de limites ; ce n’est plus la liberté qu’elle veut, c’est l’empire, l’empire absolu. La liberté n’est à ses yeux qu’une transition, elle n’est pas un dénouement définitif dont elle puisse se contenter, un but qui soit à la hauteur de son ambition. Le clergé belge s’estime plus avancé dans son œuvre que le clergé français. L’épiscopat français en est encore à travailler à la ruine de l’Université ; l’épiscopat en Belgique s’occupe d’établir sur d’inébranlables fondemens une université qui relève de l’église, s’identifie avec elle, et soit l’unique institutrice des populations.

En exposant ces faits, nous n’apprendrons rien à M. le comte de Montalembert, il les connaît aussi bien et mieux que nous. Gendre d’un des chefs les plus considérables du parti catholique belge, il ne saurait ignorer où en est aujourd’hui la question chez nos voisins ; mais il a sans doute jugé inutile de nous montrer l’église belge laissant derrière elle la liberté pour marcher ouvertement à l’empire, et, sans entrer dans les détails, il a dit à la tribune de la chambre des pairs que lui et ses amis désiraient la liberté comme en Belgique : il a préféré prendre les choses au premier acte plutôt qu’au second. Mais ne vaudrait-il pas mieux, pour plus de clarté et de franchise, adopter cette variante : nous demandons le monopole et le privilége comme en Belgique ?

Au surplus, il faut reconnaître que M. de Montalembert est parfaitement sincère, quand il confond dans son esprit la liberté et la domination de l’église. C’est pour lui la même chose. À ses yeux, l’église n’est libre que lorsqu’elle peut tout envahir et tout dominer. En empruntant cette manière de voir aux papes du moyen-âge, en l’adoptant pour règle de conduite dans les affaires de notre siècle, M. de Montalembert a pris une position tout-à-fait exceptionnelle. S’il a voulu appeler sur lui l’attention, il y a réussi, et, pour être juste envers lui, on doit des éloges à son imagination, à son talent d’écrire, à son aplomb précoce ; toutefois, nous eussions eu pour M. de Montalembert plus d’ambition que lui-même. Nous eussions désiré plus de solidité et moins de fracas dans l’attitude qu’il a prise. Au lieu de planter son drapeau à l’extrême gauche du parti catholique, n’y aurait-il pas eu pour lui un honneur plus réel à prendre son rang avec une gravité modeste parmi les hommes vraiment politiques de l’assemblée à laquelle il a l’honneur d’appartenir ?

Le jeune pair obtient les applaudissemens de ce qu’un certain catholicisme compte de plus excentrique ; mais, dans l’assemblée même qui lui prête une si indulgente attention, a-t-il beaucoup d’approbateurs ? Il a sans doute une foi robuste dans la valeur de ses convictions ; néanmoins, si fortes qu’elles soient, il pourrait peut-être éprouver certains doutes en se voyant si souvent réfuté, repris par les hommes les plus graves de la chambre où il siége : M. le duc de Broglie, M. Rossi, M. le comte Portalis, M. le comte Roy. Il y a dans la chambre des pairs un grand nombre d’hommes sincèrement religieux que le catholicisme de M. de Montalembert, loin de satisfaire et d’édifier, offusque et révolte.

La tâche de défendre l’Université, si violemment attaquée par MM. de Montalembert et de Barthélemy, revenait de droit à M. le ministre de l’instruction publique, qui a su la remplir. M. Villemain, qui, par un lumineux exposé des motifs, avait bien posé la question et bien préparé le débat, n’a pas cru devoir intervenir dans la discussion générale par une nouvelle exposition des principes de la matière ; il s’est réservé pour la réplique dans les cas où des opinions émises par certains orateurs ne pouvaient rester sans réponse de la part du gouvernement. L’intervention de M. le ministre des affaires étrangères dans le débat a été fort remarquée ; ç’a été de la part du cabinet une manifestation volontaire, préméditée, dont il convient de mesurer la portée politique.

Si l’art de gouverner consistait uniquement dans l’appréciation judicieuse et profonde des faits sociaux qui se passent sous nos yeux, on pourrait dire que le discours de M. le ministre des affaires étrangères est un acte de gouvernement. M. Guizot a parlé de l’église, de sa mission, de ses droits, avec une grave et digne impartialité ; il a caractérisé avec bonheur le juste empire de la religion sur les ames, mais il a demandé si l’église pouvait raisonnablement se flatter de suffire aujourd’hui à la direction des esprits. L’Université fait ce que ne saurait faire l’église, voilà son titre, voilà ce qui la recommande à l’estime du pays. Quant au gouvernement, il a pour devoir de maintenir la liberté de la pensée et de la conscience, ainsi que le caractère séculier de l’état et son indépendance absolue. L’état est laïque, a dit M. Guizot, et doit rester laïque pour le salut de toutes les libertés que nous avons conquises.

Déjà ces idées, si incontestablement justes, avaient été portées à la tribune de la chambre des pairs par M. Rossi, tant au sujet des fonds secrets que dans le débat sur l’instruction secondaire. À deux reprises différentes M. Rossi a obtenu un brillant succès ; il a conquis une belle place parmi les orateurs de la chambre des pairs, dont l’atmosphère convient tout-à-fait à son élocution spirituelle et déliée, à son talent un peu froid, mais ingénieux et toujours fécond en aperçus pleins de sagacité. Les idées déjà développées par M. Rossi acquéraient plus d’importance en passant par la bouche de M. Guizot, parlant au nom du gouvernement, d’autant plus que cette fois on s’attendait à les voir accompagnées d’une conclusion que M. Rossi n’avait pas qualité pour y mettre ; mais M. Guizot n’a pas conclu : il s’est contenté de peindre la situation, sans indiquer quels remèdes le gouvernement croyait pouvoir apporter aux inconvéniens fort graves de cette situation. C’est déjà chose triste que cette conviction d’impuissance, mais n’est-il pas plus fâcheux encore de la proclamer ? N’est-ce pas annuler soi-même l’effet qu’on se proposait de produire par des paroles sévères adressées à la portion turbulente du clergé. ?

Quand il faudrait prendre un parti, le ministère s’abstient ; puis, dans des circonstances où il devrait s’abstenir, il agit d’une manière malheureuse. Nous ne savons vraiment pas pourquoi le cabinet n’est pas resté neutre dans la question concernant M. Charles Lafitte. Une portion considérable de la chambre, mue par les plus louables scrupules, ne veut pas reconnaître la validité d’une élection qui lui paraît être le prix d’un marché conclu entre des électeurs et un candidat. Pourquoi le ministère est-il assez mal inspiré pour considérer ces scrupules comme un acte d’opposition ? N’eût-il pas été plus politique et plus digne de les approuver hautement ? Au moins la neutralité était commandée par toutes les convenances. Non, le ministère a pris parti, et il a vu se déclarer, non-seulement contre le candidat de Louviers, mais contre lui, une majorité de 18 voix. Ce résultat est dû en partie à l’argumentation serrée, à la parole chaleureuse de M. Léon de Maleville. La chambre a donc annulé pour la troisième fois l’élection de M. Charles Lafitte : elle a été fidèle au conseil que lui avait donné le cabinet à l’époque de la première élection ; ce n’est pas la chambre qui a changé de manière de voir, c’est le ministère.