Chronique de la quinzaine - 30 avril 1853

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Chronique n° 505
30 avril 1853


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 avril 1853.

Quelle est aujourd’hui la direction morale et politique du monde ? Vers quel but marche-t-il ? A quelle destination définitive est-il promis ? Quelles sont ses impulsions, ses croyances dominantes, ses règles ? Il serait peut-être lui-même un peu embarrassé de répondre. Sa règle ; c’est justement de n’en point avoir. Il a des pressentimens, des instincts, plutôt qu’une conscience claire et certaine de ce qu’il veut, on du moins cette conscience change assez périodiquement, un jour il va dans un sens, un autre jour il est emporté dans un autre sens. Il passe d’une sorte d’ébriété fiévreuse à l’assoupissement ; il se repose avec délices au lendemain des plus chimériques et des plus inutiles poursuites ; il flotte entre l’autorité et la liberté, impuissant à vivre sans elles, impuissant à les concilier, et se consolant de ne les pouvoir faire vivre ensemble en les adorant l’une après l’autre, ce qui n’est pas toujours le meilleur moyen pour les adorer longtemps. Il se trouve même parfois que ses adorations sont aussi périlleuses que ses haines. Pour vivre, selon la parole du poète, il épuise les sources de la vie. Mystérieuse élaboration d’une distillée que nous ne connaissons pas et vers laquelle nous marchons souvent en aveugles ! En attendant cependant que cette vacillante lumière morale se fixe et que le monde s’arrête à une croyance, à une volonté assurée, à un but, il y a un autre mouvement qui ne cesse pas, qui nous presse et nous enveloppe : c’est ce gigantesque mouvement matériel qui s’accomplit par le déplacement des populations, par la multiplication du commerce, par les échanges de l’industrie. Les voyages dans les espaces de l’abstraction, réalisés au coin du feu, la plume à la main, et qui conduisent quelquefois Dieu sait où, pâlissent, on en conviendra, devant cet instinct voyageur d’une autre espèce qui fait du monde matériel le théâtre d’une exploration universelle, la grande route de l’ambition, de l’activité humaine. On rêve l’unité abstraite, et elle se poursuit par le mélange des races, des mœurs, des goûts, des intérêts. C’est peut-être le fait le plus caractéristique de notre temps, qui se résume dans un fait non moins caractéristique, — les émigrations.

Rien n’est plus remarquable et plus étrange que le progrès de ces tendances des populations à se déplacera tenter les fortunes lointaines. Il y a trente ans, L’Angleterre elle-même ne comptait qu’un nombre presque insignifiant d’émigrans, moins de dix mille par année. Le chiffre était monté, en 1841, à cent dix-huit mille ; en 1847, il était de deux cent cinquante-huit mille, et dans une des dernières années il s’est élevé à trois cent vingt mille. Dans un intervalle de dix années, de 1841 à 1851, l’émigration irlandaise seule a enlevé prés d’un million et demi d’habitans. En Allemagne, l’émigration existait à peine il y a un quart de siècle, et ne méritait point d’être comptée ; récemment, elle s’élevait, dans une année, à un chiffre de plus de cent mille individus, envoyés dans les diverses parties du monde. Hambourg, Brème, Rotterdam, Anvers, sont les débouches par où ce flot incessant s’écoule, — et ne voit-on pas parfois à Paris même passer quelques-unes de ces pauvres troupes d’émigrans allemands se dirigeant vers un de nos ports pour cingler vers les continens nouveaux. L’Alsace, le midi de la France, la Suisse, l’Italie, l’Espagne, ont leur part croissante dans ce mouvement. Chaque pays a ses lieux préférés d’émigration : l’Allemand et l’Anglais vont aux États-Unis ; le Français, l’Italien, l’Espagnol, vont dans l’Amérique du Sud. Tous vont dans l’Australie ou dans la Californie en certains momens. Qu’est-ce qui attire, ces populations au loin ? C’est l’espoir du bien-être. Quelle cause est assez puissante pour les arracher au sol natal, à leur foyer obscur, et changer à ce point des coutumes séculaires d’immobilité ? C’est la misère, c’est la surabondance de la population en certains lieux, ce sont les révolutions, les crises du travail et de l’industrie, c’est l’impossibilité de vivre comme en Irlande, c’est quelquefois même la législation qui, comme en certains pays allemands, soumet le mariage à l’obligation d’un revenu fixe que les pauvres n’ont pas. C’est ainsi que des millions d’hommes s’en vont, désertant leur pays et leur maison, emportant tout avec eux, leur misère et leur esprit d’aventure, leur ardeur d’exploration ou leur amour du travail. Et ce n’est pas seulement de l’Europe que partent les émigrations ; elles viennent encore aujourd’hui de l’Asie, de l’Inde, de la Chine. L’affranchissement des nègres a éveillé l’idée d’aller chercher des travailleurs libres chinois ou indiens. Il y a cent mille coulies à Maurice. Tout récemment encore, il était question de les introduire sur une vaste échelle dans une colonie française, à Bourbon. Et ce n’est plus maintenant aux archipels de l’Océan Indien que s’arrêtent les émigrans chinois ; ils vont au Chili, dans la Californie, sur toutes les côtes de l’Océan Pacifique. L’Europe et l’Asie se rejoignent dans ce mouvement sur le sol du Nouveau-monde. Il y a eu des momens dans la civilisation où le même instinct tourmentait et entraînait la race humaine, au XVIe siècle par exemple ; jamais il ne s’est développé dans une telle proportion. Et puis l’esprit de conquête, présidait aux explorations d’autrefois. Ce qui mêle les hommes et les races aujourd’hui, ce qui les pousse à se déplacer, ce qui les rapproche, c’est le travail, c’est l’industrie et le commerce, qui font du monde comme un vaste, corps battant en quelque sorte des mêmes pulsations et se disciplinant dans la poursuite des mêmes intérêts.

C’est là, pans nul doute, ce qui explique le mieux l’étrange développement de ces grandes voies de communication, de ces rapides systèmes de transport qui mettent l’Europe et l’Amérique à quelques jours de distance à peine. Aussi, depuis un demi-siècle, le génie de l’homme est-il particulièrement tourné vers cet ordre d’inventions, il dompte les élémens, s’empare de l’air et du feu, multiplie et dirige les forces motrices ; il combine et simplifie, comme cet Américain ingénieux et inventif, Suédois d’origine, le capitaine Éricson, qui récemment encore, par un usage mieux entendu de la puissance du calorique, découvrait le moyen de réduire singulièrement la dépense du combustible pour les machines à vapeur, en laissant en même temps sur les navires plus de place au commerce et à l’homme, qu’un économiste appelait « le bagage le plus difficile à transporter. » Ces grands moyens sont le fruit du besoin universel de locomotion qui règne dans notre temps, et d’un autre côté ils lui viennent en aide, ils l’accélèrent, le provoquent, le multiplient, le facilitent. Comment une pauvre famille d’émigrans, qui s’en va aujourd’hui en quelques jours dans l’ouest des États-Unis, eût-elle songé autrefois à tenter un tel voyage avec ses faibles ressources ? Les Anglais et les Américains, selon l’habitude, cela se comprend, sont à la tête de ce mouvement. Depuis bien des années déjà, ils poursuivent les plus vastes expériences et rivalisent d’audace. Après avoir lié l’Europe à l’Amérique par les services transatlantiques l’Angleterre a établi des lignes de navigation à vapeur avec le cap de Bonne-Espérance, avec l’Inde. Ses vaisseaux sillonnent toutes les mers, et sont en quelque sorte l’instrument unique et régulier des relations universelles. La France, malheureusement, ne marche point du même pas. Il serait cependant nécessaire d’y songer. C’est une grande question de savoir quelle doit être véritablement la politique de la France : si elle doit se tenir au niveau de celles des autres nations qui marchent dans la voie des développemens maritimes et commerciaux, ou si elle doit être purement continentale, tout intellectuelle et morale. C’est une grande question ; mais il faudrait faire un choix, afin de ne point user des forces inutiles à la recherche d’une double grandeur qu’on verrait fuir tour à tour. Depuis quelques mois déjà, on le sait, il était question de la création de paquebots transatlantiques. La réalisation de cette pensée est aujourd’hui ajournée. Le gouvernement a nommé une commission chargée d’étudier cette grande et multiple question ; et cette commission a reconnu qu’il en résulterait pour l’état une dépense annuelle de plus de 15 millions sous forme de subvention, que nos ports n’étaient point, dans leur état actuel, accessibles aux bâtimens d’une assez vaste capacité pour lutter avec succès contre la concurrence étrangère, il est fâcheux assurément qu’il en soit ainsi. Cela est fâcheux, parce qu’il y avait là un grand intérêt dans le mouvement présent du monde. Nous ne l’imputons point au gouvernement, mais à ce mauvais sort qui depuis treize ans fait périodiquement échouer cette entreprise, et qui ne décèle point, par malheur, une grande persistance, non plus qu’une bien vivace hardiesse dans l’esprit d’industrie. Pour le moment donc, une seule ligne sera créée, celle du Brésil. En attendant, les expériences sur la machine Ericson se compléteront, et nous les étudierons. Nous étudierons surtout comment de simples particuliers ; de simples négocians, mettent leur zèle et leur fortune à seconder ces ingénieuses inventions, à construire ces puissantes machines, pour les jeter dans le monde industriel et commercial. Voyez cependant : à côté de nous, ce que nous ne faisons pas, un petit peuple le tente hardiment et résolument dans la mesure de ce qu’il peut Le Piémont va avoir ses paquebots transatlantiques. Une loi, en ce moment soumise aux chambres, traite de la concession d’un privilège à une compagnie qui s’engage à organiser deux services mensuels, — l’un de Gènes à New-York, en touchant à Marseille. Barcelone, Malaga, Gibraltar et Madère, l’autre de Gênes à Montevideo et desservant entra les mêmes points, la cote du Brésil. Le voyage de New-York s’accomplira en vingt-deux jours, celui de Montevideo en trente-huit jours. Le Piémont paie ces avantages d’une subvention annuelle de 624,000 livres. Ce n’est point trop payer pour faire de Gênes une des têtes de ligne des rapports de l’Europe avec le Nouveau-Monde.

Ce que font ces systèmes de communication plus rapide et plus régulière pour les relations transocéaniques, les chemins de fer le font sur le continent. Ils effacent les distances, rapprochent et multiplient les intérêts, transforment les contrées où ils passent. Parmi tous ces travaux, où s’absorbe l’activité contemporaine, il en est, pourrait-on dire, d’un intérêt européen : tel est aujourd’hui le chemin de fer du nord de l’Espagne, dont la pensée, déjà ancienne, est sur le point d’être réalisée. Il en est aussi d’un intérêt plus particulièrement national : tel est le chemin qui vient de prendre dans le monde de l’industrie le nom de grand-central. Le chemin de fer du nord de l’Espagne, c’est-à-dire d’Irun à Madrid, parait être passé maintenant aux mains d’une compagnie puissante, qui a réuni les capitaux espagnols, anglais et français, pour mener à une prompte fin une entreprise sous laquelle l’Espagne seule eût plié sans doute. Il suffit de jeter un regard sur la Péninsule pour voir de quel avantage peut être ce chemin pour les contrées qu’il est appelé à traverser. Ce qui manque aux provinces centrales de l’Espagne, ce n’est point la fertilité, ce sont les moyens d’en faire sortir aisément les fruits de la terre, si bien que souvent l’abondance des récoltes n’est nullement une richesse. À ce point de vue, le chemin de fer d’Irun à Madrid peut contribuer singulièrement an développement intérieur de l’Espagne ; mais il est un côté, comme nous le disions, par où il a un caractère en quelque sorte européen. En quelques années et au moyen des lignes qui se continuent de Madrid vers le midi de l’Espagne, on pourra aller ainsi sans interruption de Saint-Pétersbourg à Cadix. Toutes les plus grandes capitales de l’Europe, les principaux centres d’action politique, comme les foyers d’activité industrielle, se trouveront en communication directe, en contact permanent pour ainsi parlée Quant au chemin central de la France, il a un mérite essentiel, c’est de porter la vie et le mouvement dans des régions demeurées jusqu’ici en dehors des systèmes de communication appliqués au reste du pays. Il desservira notamment les bassins houillers de l’Aveyron, les forges et les hauts-fournaux du Limousin et de la Dordogne. Les grands traits de la combinaison nouvelle consistent à relier Bordeaux à Lyon par les provinces centrales, et à créer deux lignes, l’une de Germont à Montaubau, l’autre de Limoges à Agen, comme base ou point de raccord des ligues qui s’étendront plus tard vers les Pyrénées. Ce vaste réseau, décrété en principe, ne comprend pas moins de 915 kilomètres, sur lesquels 288 seulement sont concédés à une compagnie immédiatement. Pour le reste, l’état se réserve le droit de poursuivre les travaux à son jour, à son heure et selon ses ressources, dans les conditions de la loi du 11 juin 1842 : mesure prudente pour ne point accumuler les dépenses à sa charge et les entreprises alimentées par les capitaux privés. Ces deux chemins, celui du nord de l’Espagne et celui du centre de la France, qui sont le fait industriel le plus saillant de ces derniers jours, ont donc un intérêt de premier ordre, au point de vue politique aussi bien qu’au point de vue du développement matériel. Si la France est lente à entreprendre des travaux qui vont porter au loin son influence, à s’étendre par la navigation, elle agit sur elle-même du moins, et elle agit aussi dans une sphère plus rapprochée, plus dépendante de son action immédiate, — en Afrique.

L’Algérie est un des grands intérêts de la France, après avoir été et en étant encore une de ses gloires. Seulement nous touchons peut-être à la période la plus difficile dans cette œuvre d’assimilation d’un pays comme l’Afrique. Avec de vaillans soldats et des millions versés sans compter, il n’est point impossible de s’emparer d’un pays, de le tenir en respect à la pointe de l’épée ; ce qui est moins facile, c’est d’asseoir sur tant d’élémens rebelles et incohérens un état durable par la civilisation réelle. C’est ici la place du travail, de l’activité pratique, de tous les pacifiques efforts. Nous n’en sommes point à signaler les projets de colonisation dont l’Algérie a inspiré la pensée. D’un de ces projets, on le sait, émanait d’une compagnie genevoise qui sollicitait du gouvernement une vaste concession aux environs de Sétif, dans la province de Constantine. Cette concession vient d’être faite dans des conditions qui ne s’éloignent point essentiellement de celles que nous laissions pressentir. Le chiffre des terrains concédés est de 20,000 hectares. Chaque section de 2,000 hectares dont les concessionnaires seront successivement mis en possession entraîne la création d’un village composé de cinquante familles de cultivateurs européens. Le lot de chaque famille est de 20 hectares. Chaque colon apporte une somme de 3,000 francs, dont une portion est préalablement déposée comme garantie entre les mains du gouvernement, qui la restitue à intervalles fixes. Nous ne pousserons pas plus loin les détails. Du reste, la compagnie genevoise agit sans subvention. Là est le fait remarquable de cette concession. C’est pour la première fois que les capitaux privés ne comptent que sur eux-mêmes pour réaliser une entreprise de ce genre. Jusqu’ici, c’était l’administration qui non-seulement faisait exécuter les travaux d’utilité publique nécessaires à la formation de populations nouvelles, mais qui avait encore à pourvoir aux premiers besoins des colons, à la construction de leurs maisons, à l’achat de leurs instrumens de travail. Ici l’état n’intervient que dans les travaux les plus essentiels d’utilité publique. Un autre caractère de la société nouvelle, c’est qu’elle réunit à notre sens les avantages de la grande concession par l’action, par la responsabilité toujours présente de la compagnie, et les avantages de la petite concession par la répartition des lots entre des colons agissant avec des moyens sûrs, dans un intérêt personnel et par les efforts collectifs de la famille. Qu’on le remarque bien en effet : ce n’est point une compagnie spéculant seulement, exploitant, réunissant au hasard des ouvriers sans lien, sans solidarité ; c’est un ensemble de cinq cents familles s’établissant sur le sol algérien et y prenant racine par le travail, par leurs intérêts. Est-ce à dire, qu’il ne puisse y avoir des déceptions ? Elles peuvent être nombreuses encore ; mais c’est là du moins, il nous semble, une des tentatives de colonisation qui s’offrent dans les conditions les plus sérieuses, les plus efficaces et les plus pratiques.

Reprenons un moment cette série de créations, d’entreprises, ce mouvement industriel en un mot où vient se mêler avec son caractère propre et distinct l’essai de colonisation algérienne. Oui, nous reconnaissons la grandeur de ces travaux : le génie de l’industrie et des transformations matérielles se manifeste dans notre siècle sous mille aspects merveilleux ; mais il y a en même temps une impression que ce spectacle réveille toujours d’une manière invincible, et ici nous revenons sans peine à notre point de départ. Ce monde matériel que nous décrivions, sans cesse occupé à se transformer, à élargir les sources de la richesse et des jouissances, à élever le niveau du bien-être, — ce monde a besoin de retrouver son assiette morale, de sentir renaître en lui une foi, un sens moral. L’industrie malheureusement n’apporte point toujours avec elle la moralisation. Il n’est personne ayant connu des villes, des localités où de grands travaux se soient accomplis, où des agglomérations d’ouvriers aient vécu, où la condition matérielle des populations se soit même améliorée, si l’on veut, qui n’ait été témoin aussi de ravages d’un autre genre. Là où vous porterez le goût et la facilité des jouissances, l’amour du bien-être sans contre-poids, sans que l’instinct moral redouble de puissance, vous pourrez créer des prospérités factices, des enivremens passagers ; mais vous préparerez des réveils terribles, où les âmes seront prêtes pour toutes les luttes, rebelles à tous les freins, et ne se courberont en frémissant que devant le joug de la force, parce que ce sera le seul auquel elles seront façonnées. Ce que peut l’intelligence dans ces conditions, il n’est pas besoin de le dire ; mais n’a-t-elle point elle-même à s’épurer et à se moraliser ?

Quand nous disions, il y a un instant, que c’était une question de savoir quelle était réellement la politique de la France, si elle devait s’étendre au dehors par l’ascendant commercial, ou si elle ne résultait pas plutôt d’une action tout intellectuelle, ce n’est point, on le comprend, que l’une de ces deux politiques soit absolument exclusive de l’autre ; seulement il y a toujours un élément qui domine. Et n’est-ce point en effet par les idées, par l’intelligence appliquée à la philosophie, a l’histoire, à la littérature, que s’exerce depuis longtemps l’influence de la France ? Notre pays ne crée point les idées ; il les met en état de faire leur chemin dans le monde, il les marque de son empreinte, il extrait des choses tout ce qui est possible et faisable, il est le grand vulgarisateur de l’univers ; c’est là sa puissance, et lorsque de tristes esprits mettent sous le nom de l’intelligence française leurs violentes et sinistres théories ou leurs inventions malsaines, ils touchent pour le corrompre à l’instrument même de la grandeur de la France, ils sont les fauteurs ou les complices d’une décadence. C’est ce qui fait aussi qu’il y a en quelque sorte un intérêt politique dans les résistances du goût national, dans les fidélités du talent, dans la rectitude du jugement ou de l’imagination, dans les applications heureuses, sensées et justes de l’esprit. Une de ces applications les plus sérieuses et les plus utiles de l’intelligence, c’est assurément de s’éclairer au spectacle de la vie de certains hommes ou de certaines périodes de l’histoire. N’est-ce point là le caractère des Notices historiques de M. Mignet, et de quelques-uns des fragmens qui composent les Études historiques de M. Eugène Forcade ? M. Miguel est un talent ferme, correct et ordonné, assis en quelque façon dans certaines doctrines comme dans certaines habitudes de droiture et d’élévation. Comme historien, on sait avec quel mélange d’érudition et de pénétration il recomposait, dans quelques-uns de ses derniers ouvrages, la vie d’un Antonio Perez ou de cette reine de douloureux souvenir, Marie Stuart. Comme secrétaire de l’Académie des Sciences morales, Comme successeur de d’Alembert, il a eu à rajeunir et à ranimer ce cadre du portrait académique ; il y a réussi en faisant revivre, autour des personnages dont il avait à retracer la figure, la société de leur temps, les intérêts qui s’agitaient autour d’eux, les idées qu’ils professaient, les événemens auxquels ils avaient pris part. Et lorsque ces personnages sont Sieyès, Merlin, Siméon, Talleyrand, Rœderer, Bignon, Daunou, Cabanis, c’est toute l’histoire du commencement de ce siècle, c’est la reconstruction de la société civile, c’est tout un mouvement politique et philosophique auquel M. Mignet lui-même se rattache assurément par plus d’un lien ; c’est l’histoire actuelle, toute chaude encore du moins et la plus saisissante, lorsque l’homme qui revit dans quelqu’une de ces biographies est Rossi. M. Mignet met un art plein de force et de nuances dans la peinture de cette existence étrange couronnée d’une si grande fin, de ce caractère si vigoureux, ardent et prudent à la fois, souple et viril, dédaigneux et fier jusque devant la mort. C’est ainsi que ces Notices font passer devant vos yeux tout un ensemble de choses et d’hommes, — hommes et choses évanouis ! Une des plus remarquables biographies de M. Mignet est celle de Franklin, bien qu’elle ne se rattache pas essentiellement aux notices académiques. M. Mignet écrivait cette biographie, si nous ne nous trompons, en 1848, et il y avait certes de l’à-propos à montrer le bonhomme américain dans la rectitude de sa vie, dans la finesse de son bon sens et dans cette intégrité morale qui semble si naturelle, qu’elle donne au devoir toute l’apparence du bonheur. C’est donc une collection d’études savantes et instructives où la fermeté de l’histoire se mêle à l’habileté du pinceau dans la mesure d’un talent qui reste d’autant plus aisément lui-même, qu’il s’est moins jeté dans la lutte active des opinions et des partis, depuis bien des années du moins.

Autant on sent dans les pages de M. Mignet le calme d’un esprit accoutumé à considérer les choses d’une sphère d’observation en quelque sorte philosophique, autant il y a quelque chose de militant dans M. Eugène Forcade, l’auteur des Études historiques. Ces Études ne sont point nouvelles sans doute ; on les a lues ici même en grande partie. Ce sont tous ces essais sur l’Histoire de la Révolution de 1848 de M. de Lamartine, sur la révolution anglaise à propos du livre de M. Macaulay, sur les Cavaliers et les Têtes rondes, sur M. Mackintosh, que l’auteur appelle un libéral au XIXe siècle. Chacune de ces études a encore son intérêt et sa forte saveur. M. Eugène Forcade est assurément un des jeunes esprits de notre temps qui ont le plus de ressort et d’éclat, et qui peuvent s’appliquer le plus heureusement aux sujets en apparence les plus divers : il a écrit des pages charmantes sur le roman anglais, et il pénètre avec une sagacité singulière dans certaines époques de l’histoire d’Angleterre, démêlant de la main la plus souple et la plus habile ce tissu d’élémens parfois si compliqués et si obscurs. Dirons-nous que le sentiment des choses actuelles s’y fait encore sentir ? Comment en serait-il autrement ? Par son talent, M. Forcade est fait pour servir les grandes causes. Il a été, on le sait, l’auxiliaire de toutes les luttes contre les idées révolutionnaires dans ces dernières années ; il a fait même parfois des justices exemplaires, sous la dictée en quelque façon de l’opinion publique. Ce sont là les bonnes fortunes de ceux qui se jettent dans le tourbillon des luttes politiques ; on peut y perdre bien des choses : quand on y entre avec une intelligence saine et une âme sympathique, il y a des momens où le cri de la conscience éclate et trouve partout un écho. M. Eugène Forcade était du nombre des esprits droits que cett révolution de 1848 froissait et révoltait, non-seulement à cause des humiliations passagères de toutes les traditions conservatrices de la société, mais encore par le péril immense, redoutable, imminent, que cette révolution, faisait courir à la liberté, — la liberté, que l’auteur des Études historiques appelle la patrie morale des générations grandies avec elle et par elle, et qui a bien, elle aussi, comme il le dit spirituellement, ses frontières naturelles. Une révolution, c’est l’invasion dans cette patrie morale avec toutes ses conséquences, et le moins qui puisse lui arriver, c’est d’être singulièrement restreinte. Qu’en résulte-t-il ? c’est qu’il faut faire de l’histoire et de la littérature. On ne dirige pas les révolutions ; elles vont toutes seules à leur but, et quand elles se sont dénouées, comme il était dans leur nature de finir, il ne reste plus pour les esprits justes qu’à chercher un aliment nouveau dans l’étude, à apprendre comment on se garde des découragemens trop profonds et des illusions trop vives. Que M. Forcade multiplie les portraits comme celui de lord Bentinck, ou les essais littéraires comme celui qu’il consacrait récemment à Thomas Moore ; il n’a qu’à tracer encore des esquisses comme celle qu’il retraçait un jour de la révolution de 1688 en Angleterre : belle et éloquente leçon que ce spectacle d’une révolution qui trouve en elle-même la force de se modérer, qui n’a pour ainsi dire que l’extérieur d’une révolution, mais où revit partout l’esprit conservateur, le culte du passé, la fidélité aux traditions historiques de l’Angleterre ! Une qualité remarquable du talent de M. Forcade, c’est qu’avec bien des saillies de verve, avec le goût et la connaissance des choses anglaises, il est resté très français, élégant et plein d’une vie propre ; il a le trait rapide, le récit animé et facile. L’instinct conservateur n’est pas seulement bon en lui-même ; nous serions tentés de croire qu’il est un préservatif pour le talent, parce qu’il le ramène aux traditions françaises ; il le garantit des boursouflures, des fausses exaltations, des idéalités chimériques, des quintessences humanitaires, de toutes ces maladies de l’esprit, dont il est bon de se garder comme de la fièvre.

Quintessences humanitaires, idéalités creuses, exaltations fausses, phraséologies amphigouriques, ce sont là pourtant les pièges les plus ordinaires de notre temps ; ce sont les pièges de la philosophie, de l’histoire, de la littérature, du roman même et de la poésie. Il arrive qu’on finit par vivre dans cette atmosphère comme dans une atmosphère toute simple. On se crée un naturel d’une espèce particulière, mélangé de lyrisme nébuleux et d’attendrissemens factices. Toute réalité échappe ; on écrit comme M. Dargaud, l’auteur d’un livre sur la Famille : « Je n’ai retenu que ce dont je voudrais me ressouvenir après ma mort pour en former la conscience de mon être, mon identité immuable, mon moi éternel. » L’auteur de la Famille dit quelque part que les premiers livres où il ait commencé à lire sont la Bible, Homère, Hérodote, Tacite, Saint-Simon même, le grand Saint-Simon, celui du XVIIe siècle ! Nous osons dire qu’il n’est point le fils de son éducation ; il se rattache à des traditions bien autres et un peu moins anciennes, surtout un peu moins solides. M. de Lamartine est à beaucoup d’égards le père de toute une école contemporaine dont est M. Dargaud. Seulement le grand air du maître, le souffle de l’inspiration de Raphaël et des Confidences, ne passe point dans les disciples. Ce n’est point certainement qu’il n’y ait des intentions excellentes et de l’honnêteté d’âme dans le livre de la Famille ; ce qui lui manque, ce n’est pas la sincérité, c’est la vérité, chose très différente, — car on peut être fort sincèrement faux, alambiqué et creux. C’est même là à un certain point de vue le plus grand malheur, parce qu’alors il n’y a plus de remède. L’auteur dit que c’est un ouvrage qu’il a écrit pour lui-même ! Cela ne prouve rien : les ouvrages qu’on fait pour soi-même sont les meilleurs quand on les écrit simplement, nettement, avec une claire perception des choses et non avec des semblans d’idées et des apparences de sentimens. Que si on mêle à des peintures de famille, à des récits de la jeunesse, des dialogues sur le christianisme progressif opposé au christianisme inflexible de l’église, quand même ces dialogues auraient lieu dans le verger, sous les saules, sous le néflier, sous le cerisier, selon les indications de l’auteur, — quel Intérêt peut-il y avoir ? Quelle impression sympathique et vraiment humaine, si nous osons ainsi parler, cela peut-il éveiller ? Quel intérêt peut-il y avoir, disons-nous, et aussi quelle réalité s’y fait sentir ? Il arrive qu’involontairement, sans y songer, on tombe dans une sorte de rhétorique verbeuse. Si on y réfléchit bien d’ailleurs, n’est-ce point là la fin dernière des écoles qu’il serait désormais un peu abusif d’appeler modernes ? La littérature intime, la poésie pittoresque ou byronienne, même la poésie humoristique, le roman, le drame, tout cela a sa rhétorique connue, notée aujourd’hui, et où les ardeurs factices occupent un des premiers rangs ; mais la littérature qui froisse le plus intérieurement peut-être, c’est celle qui s’applique aux intimités du cœur, aux simplicités du foyer, les seules choses où l’on trouve un refuge dans les révolutions qui nous emportent. Quant à la poésie plus particulièrement, c’est là surtout qu’on peut le mieux remarquer cet étrange phénomène. Qu’on ouvre les livres de vers qui paraissent : il y a d’habitude une facilité singulière à manier la langue poétique, le talent n’y manque pas, il y a un certain ensemble d’inspirations et d’images qui fait illusion un moment ; mais prenez-les l’un après l’autre : la même physionomie, les mêmes moyens, les mêmes qualités et les mêmes défauts se retrouvent, et c’est ce qui démontre le plus clairement l’absence d’originalité, de sève, de vie propre. Nous ne disons point ceci une fois de plus pour détourner bien des esprits jeunes, dont le premier amour est toujours la poésie, mais pour leur faire sentir qu’ils ont à se fortifier dans une étude nouvelle, dans une atmosphère plus vraie et plus féconde. Assurément le talent n’est point absent dans les vers que M. Ferdinand Fabre intitule avec une modestie un peu ironique : Feuilles de Lierre. Il y a une certaine facture libre et aisée ; mais cela dépasse-t-il le niveau des compositions légères et éphémères de ce genre ? Oui, on peut le répéter, il y a un travail nécessaire, il y a un ordre d’inspirations nouvelles à rechercher, il y a un mouvement nouveau à poursuivre, et, comme nous le disions, tout ce qui peut se révéler ou s’accomplir dans ce sens touche à l’instrument même de la grandeur politique de la France en Europe et dans le monde.

Sous quel jour apparaît aujourd’hui la situation générale de l’Europe ? Les impressions les plus vives de ces derniers temps se sont évidemment calmées. Il y a cependant une chose curieuse, c’est le mystère qui continue à planer sur les négociations du prince Menschikoff à Constantinople. L’envoyé russe n’a point quitté en effet les états du sultan ; sa mission semble même prendre un caractère permanent. Seulement, il est permis de le croire, son influence peut être aujourd’hui contrebalancée par la présence des ministres d’Angleterre et de France, lord Strafford Redcliffe et M. de Lacour, qui sont arrivés depuis quelques jours à Constantinople, et ont été déjà reçus par le sultan. Autant qu’on en puisse juger d’ailleurs, il ne s’agit plus d’une question de nature à précipiter la solution de cette redoutable affaire d’Orient. Tel est le sens des explications données récemment dans le parlement anglais par le ministre des affaires étrangères, lord Clarendon, sur les interpellations du marquis de Clanricarde. Après les déclarations de lord Clarendon, il ne peut plus y avoir de doute sur la manière dont le gouvernement britannique continue à envisager la question d’Orient. L’intégrité de l’empire turc est mise hors de contestation. S’il en était besoin, cela suffirait sans doute pour réduire les proportions des derniers incidens. Un autre trait de cette discussion, c’est qu’il en résulte qui’ l’Angleterre et la France n’ont point cessé d’agir en complète intelligence à Constantinople. Quant à la politique intérieure de l’Angleterre, elle est dominée aujourd’hui par toutes les considérations qui se rattachent à l’exposé financier fait récemment par le nouveau chancelier de l’échiquier, M. Gladstone. C’est avec une certaine curiosité que cet exposé était attendu, en raison même des circonstances et en raison de l’importance du chancelier de l’échiquier, qui est un des premiers hommes d’état de l’Angleterre. Comment allait-il se tirer des difficultés de la situation ? M. Disraeli, on peut s’en souvenir, était arrivé, non sans d’ingénieux efforts, à combiner, dans son plan financier, le maintien de la législation commerciale inaugurée par sir Robert Peel avec quelques mesures protectrices de dégrèvement à l’égard des intérêts agricoles, il avait spirituellement résolu un problème assez compliqué d’équilibre. M. Gladstone, lui, va plus avant encore dans la voie des libérales réformes de 1846. Il opère des réductions nouvelles de tarifs sur quelques-uns des principaux objets de consommation tels que le thé, le savon, le beurre, le fromage, etc. La hache, on le voit, est hardiment portée sur le vieil édifice de la protection. Ce sont cependant autant de réductions considérables de recettes laissant un vide qu’il faut bien combler, et ici apparaît le revers de la médaille. M. Gladstone est bien forcé de chercher quelque part des ressources. Il les trouve, en premier lieu, dans un impôt nouveau sur les successions ; la transmission des biens n’a été soumise jusqu’ici en Angleterre à aucun droit. La contribution nouvelle parait devoir produire 2 millions de livres sterling. Il y a encore une augmentation de la taxe sur les spiritueux d’Ecosse ; mais ce qui caractérise le plus particulièrement le budget de M. Gladstone, c’est la combinaison nouvelle qu’il a adoptée au sujet de l’income-tax, combinaison qui a pour résultat de donner pour le moment au trésor de plus grandes ressources, en offrant la perspective de la suppression de l’impôt sur le revenu à époque fixe : — 1860 est la date où l’income-tax doit cesser d’exister. D’ici là, voici les combinaisons de M. Gladstone : en ce moment, les revenus au-dessus de 150 livres sterling sont seuls soumis à la taxe ; désormais tous les revenus à partir de 100 livres paieront l’impôt. C’est ainsi que le chancelier de l’échiquier commence par demander plus pour n’arriver que plus tard à un dégrèvement, et cela ne laisse point d’être un procédé assez spécieux. D’un autre côté, la taxe actuelle est de 7 deniers par livre ; elle restera à ce taux pendant deux ans, elle descendra en 1856 à 6 deniers, à 5 en 1857, pour disparaître totalement en 1860, ainsi que nous le disions. En considérant dans son ensemble le budget de M. Gladstone, en mettant en parallèle le chiffre des réductions qu’il opère et les augmentations de ressources qu’il demande à des impôts nouveaux ou à des combinaisons particulières, il est impossible de ne point remarquer qu’il reste encore un déficit, même avec l’extension donnée à l’income-tax ; mais M. Gladstone compte sur le développement de la richesse générale, sur l’impulsion donnée à tous les intérêts, et il trouve dans le mouvement immense accompli depuis 1842 la garantie de l’avenir. C’est certainement un grand spectacle que celui d’un peuple qui peut offrir un tel point d’appui à ses hommes d’état. Dans tous les cas, le budget de M. Gladstone, dans ce qu’il peut avoir de spécieux comme dans ce qu’il a de hardi, semble avoir obtenu un très sérieux succès en Angleterre. Restent maintenant les discussions, qui ne manqueront point de s’ouvrir, et où M. Disraeli viendra probablement relever le drapeau de son parti sur ce champ de bataille financier.

L’Angleterre, on le sait, était intervenue avec la France, plus vivement même que la France, dans une question grave et délicate élevée entre l’Autriche et le Piémont, et elle a peu réussi jusqu’à ce moment dans son intervention diplomatique. Bien loin de s’aplanir en effet, le différend né de la mesure de séquestre appliquée aux biens des émigrés lombards nationalisés sardes n’a fait que se compliquer davantage dans ces derniers temps. Le gouvernement autrichien ne semble point disposé à se départir de ses prétentions et à rien retrancher des rigueurs extrêmes de la mesure dont il a assumé la responsabilité. Qu’on le remarque bien, ce n’est point ici dans un intérêt d’humanité ou de sympathie pour les émigrés lombards que le Piémont réclame, c’est en s’appuyant sur un droit. Ces émigrés dépouillés sont aujourd’hui Piémontais et ont toutes les prérogatives de la nationalité piémontaise. C’est ce qui fait que le gouvernement sarde, tout en restant dans des limites extrêmes de modération, ne pouvait point agir autrement qu’il ne l’a fait, sans manquer à sa dignité. Dès qu’il a été avéré par les réponses de M. de Buol que toute négociation devenait, inutile, l’envoyé sarde près le gouvernement autrichien, M. de Revel, quittait Vienne par voie de congés comme on a pu le voir l’autre jour. Ce n’était point une rupture, mais ce n’est point non plus évidemment une situation très normale ; elle peut être au contraire pleine de périls. Quoi qu’il en soit, en présence du refus de l’Autriche de faire droit à ses réclamations, le cabinet de Turin vient de publier un mémorandum qui est l’exposé de toutes les phases, de tous les élémens de ce conflit, et qui discute avec une force remarquable et l’illégalité de la mesure du gouvernement autrichien et le droit du Piémont. Il conclut en ces termes que nous devons citer, parce qu’ils caractérisent le point où en est arrivée cette affaire : « C’est un grave attentat sur lequel nous faisons appel à la conscience mieux informée du cabinet de Vienne, et sur lequel nous invoquons les bons offices des souverains alliés et amis. » Maintenant les chambres piémontaises vont avoir à se prononcer sur ces complications épineuses. L’occasion leur est naturellement offerte. Le gouvernement vient de présenter un projet de loi affectant Un crédit de 400,000 livres à des prêts en faveur des émigrés dépouillés par la mesure du séquestre. Il a communiqué à la commission parlementaire toutes les pièces concernant cet incident et les négociations diplomatiques qui ont eu lieu. Le parlement de Turin ne saurait se dissimuler qu’il est dans une situation grave, et que toute discussion violente ou injurieuse pour l’Autriche ne servirait guère le Piémont et moins encore les émigrés lombards devenus Sardes par leur naturalisation. Il y a dans la modération un intérêt de patriotisme que les chambres piémontaises ne méconnaîtront pas sans doute. Quant aux résultats possibles de toute négociation nouvelle, il serait difficile certainement de rien pressentir à ce sujet.

Tel est donc l’état des rapports de l’Autriche avec le Piémont. Quant aux difficultés dans lesquelles la Suisse, de son côté, s’est vue entraînée avec le gouvernement autrichien à la suite des événemens de Milan, si elles n’ont pas été moins graves dans le principe, elles semblent marcher aujourd’hui plus visiblement vers une conclusion régulière. Les relations des gouvernemens dénotent une situation moins tendue. Les ultimatums se sont changés en négociations nouvelles. D’ailleurs il est infiniment probable que le gouvernement fédéral se verra obligé de souscrire aux réclamations du cabinet de Vienne, tant au sujet des réfugiés, dont l’éloignement ou l’internement est demandé, que sur les autres questions ; déjà même il s’exécute sur bien des points. Mais au moment où s’agitaient ces débats diplomatiques avec l’Autriche, un incident intérieur qui n’est point sans gravité éclatait en Suisse. Le canton de Fribourg était le théâtre d’un mouvement insurrectionnel. Dans la nuit du 21 au 22 avril, quatre cents paysans environ, ayant à leur tête un chef de parti des plus énergiques, nommé Carrart, et un officier de l’année fédérale, le colonel Périer, entraient dans Fribourg et allaient se barricader dans le collège. D’autres troupes de paysans insurgés devaient, à ce qu’il paraît, arriver de divers points. Ces contingens ont fait défaut, et c’est ce qui a contribué à la prompte défaite des paysans déjà entrés dans Fribourg. Carrart a été tué ; le colonel Périer a été grièvement blessé. Le reste de l’insurrection s’est évanoui. Quel est le caractère de ce mouvement ? L’histoire de ce petit canton depuis quelques années, depuis la malheureuse guerre du Sonderbund, l’explique suffisamment. C’est l’excès de la lassitude du joug révolutionnaire qui pose sur Fribourg. On ne peut approuver sans doute ces prises d’armes, qui n’aboutissent d’ailleurs qu’à faire de nouvelles victimes ; mais il est impossible aussi de ne point remarquer que c’est le seul moyen laissé aux populations, qui ont tenté vainement jusqu’ici toutes les voies légales pour obtenir un gouvernement en harmonie avec leurs besoins et leurs instincts. Comment donc se soutient le gouvernement radical de Fribourg ? Il se soutient parce qu’il a fait une constitution qui lui donne le pouvoir pour un assez long espace de temps, et qu’il a fait garantir par l’autorité fédérale. Les populations ont inutilement demandé la révision de cette constitution ; elles ont eu recours au conseil fédéral. L’an dernier, si l’on s’en souvient, il y avait à Posieux une assemblée populaire qui réunissait l’immense majorité des électeurs, et qui prenait pour symbole la revendication des libertés du canton. Depuis, des élections réitérées, soit pour le conseil fédéral, soit pour les commîmes, sont venues protester contre le gouvernement fribourgeois. C’est quand les populations voient cette impuissance de tous les moyens légaux, qu’elles succombent à la tentation de recourir à la force. Il faut les en blâmer encore sans doute, mais ne pas s’en étonner. Le gouvernement de Fribourg est sorti victorieux de cet assaut ; la question n’en reste pas moins la même, la lutte n’en subsiste pas moins dans le fond entre le radicalisme révolutionnaire qui est au pouvoir et tous les sentimens conservateurs, qui ont leurs racines dans l’immense majorité des populations fribourgeoises.

Ce n’est point le moment sans doute des grandes conflagrations rapidement enflammées, rapidement propagées. Il s’en faut cependant, on le voit, que la vie politique manque d’alimens et d’incidens un peu partout, en dehors même des questions de nature à affecter la situation générale de l’Europe. Chaque pays a sa part d’agitations et de complications intérieures. La Hollande, la paisible Hollande elle-même, d’habitude si peu troublée dans le cours de son existence politique, vient d’avoir sa crise, aggravée par une certaine émotion populaire, et qui a entraîné en peu de jours la chute du ministère, puis la suspension des chambres, bientôt suivie de la dissolution de l’une d’elles. La grande cause de cette crise, c’est le rétablissement de la hiérarchie catholique dans les états néerlandais, opéré par un acte du saint-siège. Le calme ordinaire du caractère national, mieux encore l’esprit traditionnel de tolérance qui domine dans ce pays exclut certainement ce débordement d’âpres et virulentes passions soulevées, il y a quelques années, en Angleterre contre ce qu’on appelait l’agression papale, et qui n’était, si l’on s’en souvient, qu’une organisation semblable de l’église catholique dans le royaume-uni. La Hollande cependant est un pays protestant en majorité, et le sentiment protestant s’est ému en présence de l’acte d’autorité du souverain pontife. De là cette série de péripéties d’où est sorti un nouveau ministère, et qui ont eu pour résultat de jeter le pays dans l’incertitude d’un prochain mouvement électoral : tant il est vrai que de nos jours les questions religieuses ne cessent point d’occuper une grande place dans les préoccupations publiques ! Au fond, quelle est donc la situation de la Hollande au point de vue de l’organisation des cultes et des conditions respectives des communions diverses ? C’est là ce qui peut le mieux déterminer le caractère de la crise actuelle.

Ce n’est point la première fois que l’organisation du culte catholique en Hollande préoccupe également le gouvernement néerlandais et le saint-siège. Déjà en 1827 un concordat était conclu entre Rome et les Pays-Bas, dont la Belgique faisait encore partie. En réalité, ce concordat n’a jamais été complètement appliqué. Vu d’abord avec défaveur dans les deux parties du royaume, la partie néerlandaise et la partie belge, il devenait d’une application bien plus difficile et plus problématique après la séparation de la Belgique, c’est-à-dire de la portion essentiellement catholique du royaume. En fait, il est resté suspendu pendant dix ans. La question ne s’est réveillée qu’en 1840. Le gouvernement inclinait à maintenir le principe du concordat de 1827, sauf les modifications nécessaires ; mais ici commence à se manifester la vive opposition des administrations protestantes, opposition fondée sur les changemens politiques survenus par suite du démembrement du royaume et sur la puissance des traditions historiques dans les sept anciennes provinces-unies. Dans une pensée de paix, le roi régnant alors, Guillaume II, s’arrêtait à un tempérament. Une convention passée en 1841 avec le saint-siège, et qui n’a point été publiée jusqu’ici, maintenait aux anciennes provinces le caractère de pays de mission, tandis que l’épiscopat catholique était établi dans le Brabant hollandais et dans le duché de Limbourg. Il en était ainsi lorsque sont survenues les modifications essentielles introduites dans la loi fondamentale de la Hollande en 1848. La constitution nouvelle, c’est là ce qu’il faut remarquer, change sensiblement la situation des divers cultes ; elle proclame la liberté religieuse la plus complète ; elle laisse à toutes les communions la faculté de s’organiser, de s’administrer elles-mêmes, à la seule condition de respecter les lois et de ne rien faire contre la sûreté de l’état. Le culte protestant s’est organisé sur ces bases, et même le gouvernement, qui avait d’abord fait quelques réserves sur cette organisation, a fini par les retirer. Le culte israélite s’est organisé. Il était assez simple que le culte catholique songeât aussi à se constituer régulièrement. Dès la fin de1851, le souverain pontife faisait soumettre la question au cabinet de La Haye, et celui-ci répondait, la constitution à la main, que le culte catholique était libre de s’organiser comme les autres et aux mêmes conditions ; seulement il demandait, par un désir assez naturel, une communication préalable du jour et du mode d’organisation ; il se croyait fondé à l’obtenir, bien qu’à vrai dire le nonce du saint-siège à La Haye déclinât à ce sujet tout engagement. Ceci ressort des discussions mêmes des chambres et des explications ministérielles. Qu’en est-il résulté ? C’est que, lorsqu’a eu lieu récemment et d’une manière un peu inopinée le rétablissement de la hiérarchie catholique qui institue en Hollande cinq évêchés, dont un archevêché à Utrecht, l’acte du saint-siège a surpris et froissé à la fois, mais inégalement, le gouvernement et une notable portion de l’opinion publique. Le gouvernement a vu dans l’absence de toute communication préalable un mauvais procédé de la cour de Rome ; l’opinion publique, parmi les protestans, s’est irritée contre le fait même de l’organisation catholique. L’agitation s’est rapidement propagée, un pétitionnement assez considérable a eu lieu dans les villes principales, à La Haye, à Rotterdam, à Amsterdam, A Utrecht, et dans les campagnes. Le chiffre des pétitionnaires s’élève, dit-on, à deux cent mille. Enfin les chambres réunies de nouveau après les vacances de Pâques se sont fait l’organe de l’émotion publique, sur des interpellations adressées du cabinet par M. Van Doorn, député d’Utrecht.

Disons tout de suite le côté vulnérable de la mesure appliquée par le saint-siège à la Hollande. Ce n’est point le principe même du rétablissement de la hiérarchie catholique qui est mis en question ; ce principe est dans la constitution, qui sanctionne la liberté religieuse. Il n’y a que les ullra-protestans qui l’attaquent, et qui eussent préféré le, maintien indéfini des conditions dans lesquelles se trouvait le culte catholique. Ce qui a éveillé de vives susceptibilités, c’est la forme, dans laquelle on a cru voir, comme nous le disions, un manque d’égards envers le gouvernement néerlandais, et il eût été sans doute facile et sage d’éviter ce froissement. Ce qui a blessé davantage peut-être encore, c’est l’allocution papale du 7 mars, dont quelques termes, assurément mal interprétés, semblaient atteindre des traditions historiques chères à la Hollande, parce qu’elles se confondent avec sa nationalité même. Aussi les discussions qui ont eu lieu dans les chambres portent-elles moins en substance sur le droit du saint-siège et sur le fait même du rétablissement de la hiérarchie catholique, considéré à peu près comme consommé, que sur la manière dont s’est accompli cet acte et sur les circonstances qui l’ont accompagné. L’ordre du jour proposé par M. Van Doorn et voté par 40 voix contre 12 dans la seconde chambre n’a point un autre caractère, tout en impliquant des représentations faites à la cour de Rome. L’inconvénient de cet ordre du jour, c’est qu’il réunissait ceux qui approuvaient la marche suivie par le gouvernement et ceux qui le votaient comme un acte d’opposition contre l’organisation catholique elle-même. Dans toutes ces discussions délicates et épineuses d’ailleurs, il faut le dire, le cabinet hollandais ne s’est point départi de ses tendances libérales. Soit par l’organe de son principal membre, M. Thorbecke, soit par l’organe du ministre des affaires étrangères, M. Van Zuylen van Nyevelt, il n’a point caché sa véritable pensée : c’est qu’en principe le gouvernement n’avait point à s’immiscer dans une question religieuse, dans un fait accompli dans les limites de la constitution. Seulement, comme à ses yeux les convenances diplomatiques n’avaient point été observées à son égard, outre les représentations qu’il adressait à la cour de Rome, il rappelait par voie de congé son ministre près le saint-siège. C’est sous l’impression de ces explications que l’ordre du jour de M. Van Doorn était voté. Là est la part des chambres et du cabinet de La Haye. On croyait presque en avoir fini. Ce n’était cependant qu’une illusion, parce que d’abord, comme nous l’avons fait remarquer, l’ordre du jour de la seconde chambre réunissait des pensées assez divergentes, et ensuite parce que, dans l’intervalle, l’opinion publique protestante continuait A s’agiter au point de déplacer singulièrement les influences politiques.

Tandis que le cabinet de La Haye se croyait en effet très rassuré par le vote de la seconde chambre, les choses se précipitaient d’un autre côté dans un sens différent. Le roi était à Amsterdam, où il va tous les printemps, et il se trouvait en quelque sorte au centre de l’agitation protestante. Le 15 avril, il donnait audience à une commission chargée de lui présenter une pétition dirigée contre l’organisation catholique ; et revêtue de nombreuses signatures. Cette députation était accueillie avec une bienveillance particulière par le roi, qui déclarait qu’il sentait toute l’importance d’une telle démarche. D’après certaines versions, Guillaume III aurait même ajouté « qu’il se croyait lié contre son gré par la constitution, et qu’en recevant une plainte sur ce qui était arrivé en vertu de cette constitution, il considérait comme plus resserré encore le lien qui unit la maison d’Orange et la Néerlande. » C’était cette fois au cabinet de La Haye à s’émouvoir à son tour. Aussi adressait-il immédiatement une lettre au roi pour lui demander si tel était réellement le sens de ses paroles, et, dans le cas affirmatif, pour lui offrir la démission collective du ministère. Cette démission était en effet acceptée. C’est ainsi qu’a fini le cabinet de M. Thorhecke, qui était au pouvoir depuis 1849. Quand nous disions que la démission du cabinet était acceptée, elle ne l’a été en réalité que pour MM. Thorhecke, Van Zuylen van Nyevelt, Van Bosse, Strens, lesquels ont été remplacés par MM. Van Reenen à l’intérieur, Van Hall aux affaires étrangères, Van Doorn, l’auteur de l’ordre du jour de la seconde chambre, aux finances, Donker-Curtius à la justice. Les autres membres de l’ancien cabinet ont conservé provisoirement leurs portefeuilles et paraissent devoir rester dans le nouveau ministère. Peu de jours après, Les états-généraux étaient suspendus, et en ce moment même, comme il était facile de le pressentir, la seconde chambre vient d’être dissoute. Les élections sont fixées au 17 mai, et la réunion de la nouvelle chambre doit avoir lieu le 14 juin. Ces divers actes sont accompagnés d’un manifeste politique adressé à la nation sous la forme d’un rapport au roi.

Maintenant, en consultant la situation de la Hollande et ce manifeste lui-même, quel est le sens de ce changement ? Au fond, peut-être le roi Guillaume III n’a-t-il fait que saisir une occasion de secouer la direction de M. Thorbecke. On pourrait le conclure d’un passage du programme du nouveau cabinet, où il est dit que l’article de la loi fondamentale qui attribue au roi le pouvoir exécutif ne doit point être une lettre morte, et que « au roi seul appartient le droit de gouverner » Mais dans l’état actuel de la Hollande, il y a évidemment une autre signification à chercher dans cette crise. Comment le nouveau ministère considérera-t-il l’acte même du rétablissement de la hiérarchie catholique en Hollande. L’acceptera-t-il purement et simplement ? Continuera-t-il les nominations aux nouveaux évêchés ? Ouvrira-t-il des négociations nouvelles ? Il serait difficile de rien pressentir sur ces divers points. Le résultat des élections peut singulièrement modifier les résolutions du gouvernement. Ce qu’il y a de certain, c’est que le nouveau cabinet se prononce dès ce moment pour le maintien de la constitution, en ce qui touche particulièrement la liberté religieuse. Or cela implique évidemment, en principe, la reconnaissance du droit du saint-siège. même en réservant, comme le fait le programme, le droit de surveillance de l’état. Sur d’autres points, la politique du nouveau ministère diffère d’une manière assez sensible de celle de l’ancien cabinet, notamment sur quelques lois organiques, sur la centralisation, sur les règlemens de l’administration des pauvres. En d’autres termes, c’est une lutte nouvelle entre le parti libéral et le parti conservateur appuyé sur le sentiment protestant Nous n’avons pas besoin de dire ce qu’il y a souvent de périlleux dans les luttes de ce genre, surtout quand les passions populaires viennent s’y mêler, et poussent aisément parfois aux partis extrêmes. Quoiqu’il en soit, il y a pour la Hollande un guide infaillible : c’est l’esprit de tolérance, c’est son bon sens proverbial, qui peut trouver ici une épreuve de plus, mais qui en sortira, nous l’espérons, sans enfreindre les lois de l’équité et de la liberté religieuse.

Chose étrange, qu’en certains momens ces mots de changemens de constitution, de coups d’état, soient dans l’air en quelque sorte et souvent dans les intérêts les plus opposés ! En Hollande, on vient de le voir, ils jaillissent d’une situation inopinée ; en Espagne, il y a quelques mois que cette question s’agite et ne semble pas approcher beaucoup du dénouement. L’Espagne est depuis longtemps en proie à une crise politique assez grave, que la décomposition des partis ne fait que rendre plus difficile et plus périlleuse. Quelle en sera l’issue ? Rien ne l’indique encore. La réforme constitutionnelle s’accomplira-t-elle ? sera-t-elle définitivement écartée ? Cette question s’efface devant l’instabilité chronique dont semble frappé en ce moment le pouvoir ministériel en Espagne. Un cabinet nouveau vient de se former à Madrid : il se compose du général Lersundi, qui a la présidence du conseil, de M. Pedro Egaña, de M. Manuel Bermudez de Castro. Ce sont les membres les plus éminens du ministère espagnol actuel. Ce que le cabinet Roncali avait fait en recueillant la succession de M. Bravo Murillo, le ministère nouveau le fait en venant après le cabinet Roncali. Il tempère, une situation qui était arrivée à une extrême intensité ; il s’efforce, d’atténuer les divisions, de concilier par une politique modérée et prudente. Il ne faut point cependant se faire illusion, il est des questions pendantes en Espagne sur lesquelles les cabinets successifs ne diffèreront guère d’une manière radicale, parce qu’elles touchent à des intérêts trop profonds et trop enracinés, et qui renaîtront infailliblement ; mais, en attendant qu’elles se reproduisent, le cabinet espagnol a assez à faire de pacifier, de contraindre tout le monde à suivre la voie de la modération qu’il s’est proposé de suivre lui-même dans l’exposé de sa politique à la reine.

Les États-Unis sont à l’heure présente, comme tous les autres pays du monde, dans un moment d’attente et de transition. La politique du nouveau président ne se dessine pas encore. Est-ce par réserve ? est-ce par habileté ? Tout reste dans le plus complet statu quo, et depuis deux mois le calme le plus profond, interrompu seulement de loin en loin par de petits dissentimens intérieurs qui échappent au jugement des Européens, règne dans les conseils de Washington. Le général Pierce et le sénat procèdent lentement à la nomination des agens des diverses administrations ; peu de choix définitifs ont été arrêtés dans les nominations diplomatiques. M. Buchanan, un des candidats démocratiques à la dernière présidence, occupera l’ambassade de Londres ; M. Soulé, l’éloquent sénateur de la Louisiane, l’un des chefs de la jeune Amérique, occupera l’ambassade de Madrid : symptôme peu rassurant pour les relations futures de l’Espagne et des États-Unis ! Mais si la politique extérieure s’arrête, le progrès intérieur continue toujours. Laissant de côté les dernières querelles, toujours assez vives, entre les États-Unis et l’Angleterre dans l’Amérique centrale, essayons de suivre, non pas sur la superficie immense de l’Union, mais sur un seul point, le travail rapide, incessant qui s’accomplit dans ces nouvelles régions. Prenons pour but de ces investigations le Wisconsin, un des plus jeunes états de l’ouest. En 1840, sa population était de 30,000 habitans ; en 1850, elle était de 305,000 ; l’émigration a accompli ce prodige. Son fonds d’école est peut-être le plus considérable de l’Union. Un million d’acres de terres publiques a été donné à l’état par le congrès, afin de constituer, avec la vente de ce vaste domaine, un fonds permanent, dont le revenu est destiné à l’éducation des enfans encore à naître. Plus de 500,000 acres de terres ont été donnés en outre par le congrès, sans compter une retenue de 5 pour 100 sur toutes les ventes des terres de l’état. Dans la même pensée, on a accordé 46,080 acres de terres de premier choix, toujours avec la même libéralité, pour la fondation d’une université. Ce fonds d’école peut être estimé à une somme de 5 millions de dollars (25 millions de francs) pour le seul état de l’Ohio ; c’est à peu près notre budget général de l’instruction publique pour la France entière. Les particuliers, rivalisant avec l’état, ont élevé dans différentes villes, à Milwaukie (une ville qui, en 1840, comptait mille habitans, et qui aujourd’hui en compte plus de vingt-cinq mille), à Appleton, à Waukesha, des collèges, des écoles et des académies qu’ils soutiennent de leurs propres deniers. Les exportations du Wisconsin, qui se composent d’articles spéciaux tels que plomb et bois de charpente (car le commerce et les manufactures y sont encore dans l’enfance), s’élèvent à 10 ou 11 millions de dollars. Voilà quels sont les commencemens d’un état de l’Union américaine, l’un des moins civilisés, des plus sauvages, où les routes manquent encore, où les rail-ways et les canaux sont encore à l’état de projets, où la majeure partie de la population est composée d’émigrans pauvres, encore inexpérimentés, et qui n’ont pas été élevés à l’école énergique des Yankees, où d’ailleurs le sol, quoique fertile, n’exerce pas sur l’esprit des nouveaux émigrans les fascinations fiévreuses de la Californie et de l’Australie. Cette heureuse Amérique, qui se peuple du superflu de nos populations, que les gouvernemens européens sont encore trop heureux de pouvoir lui envoyer, ne semble exister que pour réaliser cette vieille prophétie sacrée, « qu’un jour viendra où chaque famille s’asseoira à l’ombre de ses oliviers, et où le désert s’épanouira et fleurira comme un rosier touffu ? » Et néanmoins chaque fois que nous dépouillons une de ces arides colonnes de statistique, nous ne pouvons nous défendre d’un sentiment de tristesse, car, dans leur sécheresse mathématique, ces chiffres ne constatent-ils pas la lente décadence de la vieille Europe ? Une chose nous rassure néanmoins, c’est que dans ce pays si énergique, si laborieux, si entreprenant, les superstitions les plus corrompues, la fatigue morale, les hallucinations subversives, règnent aussi puissamment que dans nos vieilles contrées européennes. Chaque arrivée des paquebots à vapeur nous apporte les comptes-rendus de meetings extravagans et l’exposition de doctrines absurdes. Nous avons deux de ces comptes-rendus dans les derniers journaux de New-York : l’un se rapporte à la célébration de l’anniversaire de la naissance de Fourier par les phalanstériens de l’Amérique du Nord ; l’autre nous raconte les prodiges de hâblerie et de jonglerie qui se sont passés dans la convention des spiritualistes à Springfield, dans le Massachusetts.

Si nous sommes inférieurs aux Américains sous le rapport du progrès matériel et industriel, ils sont, on le voit, bien au niveau de l’Europe sous le rapport moral.

CH. DE MAZADE.




AVERROES ET L’AVERROÏSME, par Ernest Renan[1]. - Aujourd’hui que l’histoire a été étudiée dans ses détails les plus intimes, et pour ainsi dire interrogée sur tous les secrets de la politique, de la littérature, de la philosophie, le plus grand embarras des esprits investigateurs, c’est de rencontrer un sujet inexploré ou de mettre en lumière une vérité nouvelle. Pour trouver un sujet qui prête aux découvertes, il faut une science très positive. de même que pour trouver une vérité il faut, avec un esprit juste, un sens critique très étendu, et c’est précisément parce que ces deux qualités essentielles sont rarement réunies, qu’on voit si rarement aussi paraître de bons livres. La plupart des érudits et même des historiens se contentent trop souvent de répéter sans examen ce que d’autres avaient déjà répété sans contrôle, et de la sorte l’histoire, falsifiée, n’est en bien des points que l’écho des erreurs traditionnelles. D’éminens esprits se laissent même quelquefois prendre à ces mensonges, et, en les acceptant avec une entière bonne foi, ils leur prêtent par leur autorité une consécration nouvelle. Ainsi en est-il advenu pour le représentant le plus célèbre de la philosophie arabe du moyen âge, pour Averroès, dont la personne, le nom, les œuvres et les idées n’ont jamais cessé, depuis plus de six cents ans, d’être complètement défigurés par les biographes, les érudits, les commentateurs et les traducteurs. Grammairien, théologien, jurisconsulte, astronome, médecin, philosophe, Averroès semble résumer en lui, au moment même où elle va finir, cette brillante civilisation des Arabes d’Espagne, qui jette en Andalousie un si vif éclat sous le calife Hakem II, se continue toujours brillante dans la seconde moitié du XIe siècle, et disparaît dans le siècle, suivant pour faire définitivement place à la civilisation chrétienne, à laquelle elle laisse pour unique héritage quelques livres et quelques idées, car c’est toujours là ce qui survit. Parmi ces livres, le premier rang appartient, sans aucun doute, aux Commentaires d’Averroès sur Aristote. Le philosophe arabe domine, à côté du philosophe grec, le mouvement intellectuel du moyen âge. Attaqué et défendu tour à tour avec cette passion que, l’homme apporte à la recherche de la vérité, il règne dans l’école en même temps qu’il est proscrit par l’église, respecté par les uns, maudit par les autres, en sa double qualité de mécréant et d’interprète du péripatétisme.

Malgré les nombreuses éditions de ses œuvres, malgré les nombreux commentaires dont il a été l’objet, Averroès, ainsi que sa doctrine, étaient restés jusqu’à ce jour à peu près inconnus. Personne encore n’avait établi d’une manière précise ce qu’il y a d’original ou d’emprunté dans son système, personne n’avait songé à débrouiller sa pensée des subtilités du texte ; et ce texte lui-même se présentait, dès l’abord, comme un obstacle presque insurmontable, car dans les éditions imprimées des œuvres d’Averroès il n’offre que la traduction latine d’une traduction hébraïque d’un commentaire fait sur la traduction arabe d’une traduction syriaque d’un texte grec. On voit tout de suite quelles difficultés présente un semblable sujet, car il faut sans cesse lutter contre un texte obscur et tronqué, deviner Averroès par Aristote, suivre parallèlement la pensée du disciple et du maître, et pour faire comprendre l’influence que tous deux ont exercée sur le moyen âge, les replacer au milieu de ceux qui se rallient à leurs doctrines ou qui les combattent, enfin les comparer de nouveau avec la scolastique. Il est certes peu d’études à la fois plus complexes et plus ténébreuses, et en portant le premier la lumière dans ces obscurités, M. Renan a conquis, comme orientaliste et comme écrivain philosophique, un rang distingué dans l’érudition française, quoique bien jeune encore, il avait déjà marqué ses titres à ce rang par deux mémoires, dont l’un, intitulé. : Histoire et Système comparés des Langues sémitiques, a remporté, en 1847, le grand prix de linguistique, et dont l’autre, sous ce titre : De l’étude de la langue grecque dans l’occident de l’Europe depuis le Ve siècle jusqu’au XIVe, a été de nouveau couronné l’année suivante. Dans ces temps de travaux rapides et superficiels, ce sont là, on le voit, de solides débuts.

Dans une préface nette et simple, M. Renan indique la pensée de son livre, et contrairement à la méthode généralement adoptée, il ne cherche nullement à surfaire son sujet. Ce qu’il demande aux œuvres d’Averroès, ce ne sont point, il le dit avec raison, des applications pratiques, il sait qu’il ne sortira de cette étude presque rien que la philosophie contemporaine puisse s’assimiler avec avantage ; mais comme la philosophie arabe est un fait immense dans les annales de l’esprit humain, un siècle curieux comme le nôtre ne devait point passer sans avoir restitué cet anneau de la tradition, et en supposant même que la philosophie soit condamnée à n’être jamais qu’un vain effort pour définir l’infini, il faut reconnaître néanmoins que l’histoire de l’esprit humain est la plus grande réalité ouverte à nos investigations, et que toute recherche sur ce terrain prend une signification et une valeur. C’est donc avant tout un résultat historique qu’a cherché M. Renan, et quand on a suivi dans tous ses détails son œuvre, à la fois si rapide et si substantielle, on reconnaît qu’il a complètement restitué l’une des pages les plus curieuses et les plus neuves de l’histoire intellectuelle du moyen âge.

L’essai sur Averroès est divisé en trois parties ; la première contient la vie de ce philosophe ; la seconde, l’analyse de sa doctrine ; la troisième, l’histoire de cette doctrine, depuis son apparition au XIIe siècle jusqu’à la fin du XIVe. La biographie complètement dégagée des légendes et des faits apocryphes dont l’avaient surchargée la plupart des écrivains du moyen âge, et même les historiens modernes, a été rédigée d’après des document arabes. Elle contient, sur la civilisation de l’Espagne musulmane, des renseignemens d’un grand intérêt, renseignemens d’autant plus précieux qu’ils ont été puisés aux sources mêmes, et qu’ils sont beaucoup plus exacts que ceux qu’on trouve dans l’histoire de Conde, qui ne savait l’arabe que très imparfaitement et dans l’histoire plus défectueuse encore de M. de Marlès, qui, tout en compilant Conde, n’a fait qu’enchérir sur ses erreurs. Les rectifications historiques abondent dans cette partie du livre ; l’une des plus importantes se rapporte à l’opinion longtemps accréditée et reproduite par les historiens modernes de la philosophie, qu’Averroès avait le premier traduit Aristide du grec en arabe, et que c’était par la version latine de cette traduction que le philosophe de Stagyre avait été révélé au moyen âge. M. Renan établit d’une manière péremptoire, et c’est là, sous le rapport de l’altération de la doctrine primitive, un point essentiel, 1o qu’Aristote avait été traduit en arabe trois siècles avant Averroès, 2o que les traductions d’auteurs grecs en arabe ont été faites du syriaque, 3" que peut-être aucun savant musulman, et très certainement aucun Arabe d’Espagne, n’a su le grec.

Dans la partie analytique de son travail, M. Renan retrace rapidement, comme introduction naturelle du sujet particulier qui l’occupe, l’histoire du développement des sciences métaphysiques dans l’islamisme ; puis, quand il arrive aux écrits d’Averroès, il montre d’un côté leurs rapports avec ceux des autres philosophes musulmans, et de l’autre avec la doctrine péripatéticienne, et rapproche ainsi par l’analyse deux grandes civilisations séparées par la distance des siècles, le langage, la religion et les mœurs. Parlant de ce principe, qu’il est plus important de savoir ce que l’esprit humain a pensé sur une question que d’avoir un avis sur cette question même, il ne se prononce point sur les problèmes qu’il rencontre, il indique seulement comment ils ont été posés et résolus ; il ne dogmatise pas, il expose, et, suivant pas à pas son auteur par une analyse pénétrante et vive, il met a nu tous les secrets de sa pensée, et le dévoile tout entier. De cette étude neuve et approfondie résulte ce fait incontestable, à savoir que le système désigné au moyen âge et à la renaissance sous le nom d’averroïsme n’est que l’ensemble des doctrines communes aux péripatéticiens arabes, que l’homme qui a donné son nom à ce système n’a rien inventé, et que cette philosophie, dont on a beaucoup parlé sans la connaître et sans l’étudier, n’a été qu’un emprunt extérieur et sans fécondité, une imitation de la philosophie grecque, qui se rattache au prolongement péripatétique de l’école d’Alexandrie. Quoi qu’il en soit de ce manque absolu d’originalité, la philosophie arabe a su dégager avec hardiesse et pénétration les grands problèmes du péripatétisme, et en poursuivre la solution avec vigueur. M. Renan la regarde même comme supérieure à la philosophie du moyen âge, qui tendait toujours à rapetisser le problème et à le prendre par le côté dialectique et subtil.

La doctrine d’Averroès une fois expliquée aussi clairement que le comporte la profonde obscurité du sujet, M. Renan en suit l’histoire à travers les différentes écoles du moyen âge, dans les écoles juives d’abord, puis dans la scolastique, et enfin dans l’école de Padoue, son dernier asile. Ici, les difficultés du sujet semblent redoubler ; Averroès parait avec un double rôle : c’est d’une part, comme le dit l’auteur, « le grand interprète d’Aristote, autorisé et respecté comme son maître ; c’est de l’autre le fondateur d’une doctrine coupable, le représentant du matérialisme et de l’impiété. » M. Renan suit jusque dans ses moindres détails cette curieuse biographie d’une abstraction qui traverse plusieurs siècles en se partageant en deux affirmations contradictoires. Il touche, en passant, aux problèmes les plus élevés de l’histoire, et nous signalerons, entre autres, comme un morceau remarquable à tous égards, le chapitre intitulé : De l’Incrédulité au moyen âge, et les pages dans lesquelles il explique l’influence exercée par la maison des Hohenstaufen sur les croyances religieuses de leur temps.

M. Renan, dont le volume ne contient guère que trois cent cinquante pages, a donné ainsi, sous une forme concise, l’une des monographies les plus complètes qui aient été publiées dans ces dernières années, et nous croyons devoir insister d’autant plus sur le mérite de cette œuvre, qu’elle appartient à cette forte et saine école de l’érudition française dont les représentans sont de jour en jour plus rares. Quand les bonnes traditions s’affaiblissent, c’est un devoir pour la critique de rendre pleine et entière justice à ceux qui se montrent capables de les faire revivre. Des exemples trop nombreux nous ont prouvé d’ailleurs que les livres médiocres sont en général plus vivement recommandés que les bons livres. Pour réussir dans le monde, on l’a dit depuis longtemps, il faut être audacieux et fluet ; pour être loué dans les lettres ou dans les sciences, il ne faut faire ombrage ni aux parvenus ni à ceux qui veulent parvenir, et si nous voulions trouver des preuves à l’appui de cette remarque, nous n’aurions qu’à regarder autour de nous. Heureusement les travaux sérieux finissent toujours par devenir, auprès du public éclairé, la plus sûre des recommandations ; aussi M. Renan a-t-il conquis, dès le début même, un rang très honorable. Nous ne pouvons, pour notre part, que nous associer complètement à son succès : comme, orientaliste, comme écrivain philosophique et comme historien, il a fait ses preuves, et nous l’engagerons vivement à s’appliquer à une grande œuvre. Cette œuvre lui est, en quelque sorte, indiquée d’avance par la supériorité même de ses études : c’est l’histoire de la civilisation musulmane dans ses rapports avec l’Europe chrétienne au moyen âge.


CH. LOUANDRE.


V. DE MARS.


  1. Paris, librairie de Durand ; 1 vol. in-8o.