Chronique de la quinzaine - 30 avril 1894

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Chronique no 1489
30 avril 1894


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 avril.


La Chambre et le Sénat ont repris, le 24 avril, leur session interrompue pendant les vacances de Pâques. Dès sa rentrée, la Chambre s’est trouvée saisie du projet de budget qui avait été distribué à domicile une semaine auparavant, et sa première tâche a été d’élire dans ses bureaux la commission qui doit l’étudier et le lui rapporter. Un député de Seine-et-Marne, M. Montant, grand ennemi des brigues, a proposé de tirer au sort des bureaux spéciaux qui, à peine constitués et sans avoir eu le temps de se reconnaître, procéderaient chacun à la nomination de trois commissaires. La Chambre a voté cette proposition à une grande majorité. Était-ce une précaution qu’elle prenait contre ses propres entraînemens ? Était-ce seulement un moyen spirituel d’annuler d’un seul coup le long travail de sollicitations que quelques candidats avaient déjà opéré auprès des membres de leurs bureaux respectifs ? Quoi qu’il en soit, ce procédé, imité de celui qui consiste à mêler de nouveau les cartes avant de les distribuer pour une partie décisive, n’a pas produit des résultats très appréciables : la nouvelle commission du budget ne présente pas de noms nouveaux. En revanche, elle contient beaucoup plus de radicaux qu’on n’en avait encore vu dans les commissions précédentes. Ils ont essayé de porter à la présidence, d’abord M. Brisson, puis M. Cavaignac. Celui-ci est très éloigné d’être im radical en politique, mais il a présenté un projet d’impôt progressif sur le revenu qui faisait de lui, dans la circonstance actuelle, un candidat acceptable par la gauche même la plus avancée. Au troisième tour de scrutin, M. Rouvier et M. Cavaignac ayant obtenu 13 voix l’un et l’autre, le premier n’a été élu président qu’au bénéfice de l’âge. Dès le premier jour, après beaucoup de tiraillemens où les inimitiés personnelles ont joué leur rôle, |la commission est arrivée à un résultat qui la coupe en deux et la menace déjà d’impuissance. On s’en consolerait si l’impuissance de la commission devait assurer sur la Chambre l’autorité du gouvernement.

Le projet de budget présenté par M. le ministre des finances a déjà été l’objet de beaucoup de discussions. Il a recueilli des approbations extrêmement flatteuses, comme celle de M. Léon Say ; mais, d’autre part, il a fait naître d’assez nombreuses réserves. À coup sûr, il n’est point banal, il innove sur plusieurs points d’une manière originale, il oblige à réfléchir. Tel qu’il est, il fait grand honneur à M. Burdeau, parce qu’il repose sur des principes justes, et qu’il s’arrête dans l’application de ces principes aux limites qu’il serait dangereux de dépasser. Il y a dans ce budget des pierres d’attente sur lesquelles on construira peut-être plus tard. La subvention de 1 million 5 0 0000 francs accordée aux sociétés de secours mutuels, en vue d’encourager l’épargne individuelle sans se substituer à elle, n’est qu’un commencement ; mais il peut conduire fort loin ; c’est une porte ouverte sur un avenir dont l’horizon nous échappe. En revanche, M. Burdeau rétablit dans le budget un fonds d’amortissement à la résurrection duquel on ne saurait trop applaudir. Seulement, les sources destinées à l’alimenter sont déjà menacées d’être coupées.

Il y a dans le budget deux parties très distinctes : la première se rapporte au remaniement des impôts directs ; la seconde, à des arrangemens à prendre avec plusieurs compagnies de chemins de fer. Cette seconde partie est dès maintenant compromise ; la grande majorité des commissaires élus dans les bureaux y est hostile, et ceux mêmes qui s’y sont montrés favorables ont pris soin de déclarer qu’on pouvait la détacher du budget sans porter atteinte à son équilibre, ce qui malheureusement n’est pas exact. Si on ne trouve pas de ce côté les ressources indispensables pour faire face aux dépenses, combler le déficit, alléger la dette flottante, et doter l’amortissement, il faudra bien les chercher ailleurs. On a parlé déjà d’un remaniement des taxes sur les successions.

L’opinion publique s’est peu occupée jusqu’ici de cette seconde partie du budget : elle s’est portée presque exclusivement sur la première. Nous sommes habitués, depuis le commencement du siècle, à payer les quatre contributions directes qui nous sont devenues familières, et l’habitude, en matière d’impôt, serait presque une seconde nature, s’il pouvait jamais sembler naturel de payer des impôts. Nous sentons moins ceux auxquels nous sommes déjà faits : les impôts nouveaux, au contraire, même lorsqu’ils sont doctrinalement meilleurs, étonnent et inquiètent. Tel a été le cas de l’impôt sur l’habitation, que M. le ministre des finances a substitué à l’impôt des portes et fenêtres, définitivement supprimé, et à l’impôt personnel mobilier. La taxe sur les domestiques, qui est venue s’y greffer, a fait naître aussi quelque hésitation dans les esprits : on s’est demandé, bien que la proportion en ait été nettement spécifiée, dans quelle mesure ce coefficient augmenterait la taxe principale. On a généralement approuvé les modérations de taxes au profit des petits loyers, et surtout des familles nombreuses. Mais ce qui a jeté du trouble dans les esprits, c’est la demi-satisfaction avec laquelle les socialistes et les radicaux ont accueilli ces réformes. Certes, ils les ont déclarées bien insuffisantes, bien insignifiantes même ; mais, tout en les traitant avec le dédain qu’autorisent chez eux des conceptions démesurément supérieures, ils ont fait un effort habile pour y voir et surtout pour y faire voir une consécration timide, inavouée, réelle pourtant, de leurs propres principes. A les entendre, les atténuations de taxe au profit de certaines situations déterminées sont un impôt dégressif dans un sens et, par conséquent, progressif dans l’autre. La taxe sur les domestiques est un commencement d’impôt de superposition sur le revenu général, puisqu’elle se superpose à l’impôt sur l’habitation. Avons-nous besoin de dire que socialistes et radicaux se complaisent dans une équivoque? S’il y a dans le projet de budget deux points fermement établis, soit dans les déclarations de M. le ministre des finances, soit dans les réalisations pratiques qu’il en présente, c’est que l’impôt doit être proportionnel et non pas progressif, et que, dans la corrélation à établir entre les prélèvemens du Trésor et les revenus des contribuables, ces revenus doivent être présumés d’après un certain nombre de signes apparens, manifestes, tangibles, et non pas d’après des déclarations toujours incertaines, dont le contrôle introduirait dans nos mœurs fiscales une véritable inquisition. Que l’on multiplie ces signes objectifs du revenu, afin de corriger par les uns les chances d’erreur qui pourraient se trouver dans les autres, et de serrer de plus près la solution du problème au moyen d’un plus grand nombre d’approximations, rien de mieux ! Que l’on renonce comme démodés à quelques-uns de ces signes pour recourir à d’autres jugés plus exacts, rien de mieux encore ! On ne veut plus des portes et fenêtres ; nous n’y tenons pas davantage. Le loyer est un signe qui vaut bien celui-là. Le nombre des domestiques en est un autre. Le projet de M. le ministre des finances ne soulève, sur aucun de ces points, d’objections de principe, et les socialistes n’y trouveront d’autres satisfactions que celles qu’ils veulent absolument avoir l’air d’éprouver. Napoléon disait qu’une bataille perdue est une bataille qu’on croit perdue : ils pensent de leur côté qu’une bataille gagnée est une bataille qu’on croit gagnée. Soit; mais il faut encore y faire croire.


Il est d’ailleurs bien rare que les premières impressions produites par un projet de budget ne se modifient pas avec le temps, et il faudra beaucoup de temps pour aboutir au vote, nous ne disons pas du budget tout entier, mais seulement des quatre contributions directes. Si on y parvient avant le 15 août, c’est-à-dii-e avant la session des conseils généraux, ce sera merveille ! La commission du budget commence à peine son œuvre laborieuse. Elle sera longue : que fera la Chambre en attendant? Les projets de loi déjà étudiés et à l’état de rapports ne sont pas nombreux : il est à craindre que les interpellateurs ne trouvent la place libre pour les exercices dont ils sont coutumiers, et qu’ils n’en profitent, qu’ils n’en abusent même. La Chambre a pourtant témoigné, dès le premier jour, son désir de travailler en renvoyant à un mois une interpellation de M. Jaurès sur la grève de Trignac ; mais son ordre du jour est un peu vide, et M. Jaurès, sans parler de quelques-uns de ses amis, est homme à trouver tous les matins, sans le moindre effort d’esprit, un sujet ou deux d’interpellation.

On en trouvera, par exemple, dans les questions religieuses. L’incident très regrettable qui a été provoqué par une lettre de l’archevêque de Lyon et par les suites que le gouvernement y a données a ramené les esprits à ces problèmes irritans. On a beaucoup reparlé, à ce sujet, de « l’esprit nouveau ». — Où est donc cet esprit? a demandé la droite. Nous ne l’apercevons pas. — Voilà où il conduit! a déclaré la gauche : le cléricalisme relève la tête et devient provocant. — Là, on se plaint de la mesure de rigueur prise par le gouvernement contre un archevêque qui est parmi les plus concilians; ici, on la trouve dérisoire, et on en réclame de plus répressives. Presque nulle part on ne rencontre une approbation pleinement satisfaite, parce que de tous les côtés, il faut bien le dire, on cherche beaucoup moins à juger l’incident en lui-même qu’à en tirer parti au profit d’une politique particulière. Une certaine confusion en est résultée.

L’origine de toute cette affaire est la récente loi sur la comptabilité des fabriques, loi parfaitement justifiable dans ses intentions, mais très médiocre dans sa rédaction. Le Conseil d’État, qui aurait dû en rendre l’application plus facile, l’a encore aggravée : il en a, en effet, appliqué les prescriptions à la comptabilité du casuel, qui n’était pas en cause et ne devait pas l’être. Il aurait fallu, dans ce cas spécial, simplifier les règles ordinaires de la comptabilité : on n’en a rien fait, et on a étendu ces règles très au delà de la pensée première du législateur. Le clergé s’en est ému. Il a présenté des observations, ce qui était son droit : tout porte à croire que le gouvernement ne les a pas repoussées de parti pris. La question était complexe et délicate; elle méritait examen. Quelques prélats ont écrit des lettres véhémentes; ils ont été peu nombreux, et le corps épiscopal s’est sagement abstenu de manifestations collectives. L’affaire était à l’étude, lorsque la lettre de M. Coullié, archevêque de Lyon, est parvenue un peu par hasard à la connaissance du gouvernement. Que disait cette lettre? Laissant entrevoir des modifications probables et prochaines à la loi, elle recommandait de ne pas en tenir compte et d’établir la comptabilité des fabriques comme par le passé.

M. Coullié est un prélat modéré. Il est un de ceux qui se sont conformés sans aucune résistance aux instructions du Saint-Siège, et son action personnelle, à Lyon, s’est toujours exercée dans le sens de l’union et de la paix. Il y jouit d’une grande considération personnelle, et les partis politiques eux-mêmes ont désarmé vis-à-vis de lui. Sa lettre n’en est pas moins incorrecte. Sans doute, il ne l’a pas écrite dans une pensée agressive ; les termes mêmes en font foi. Il n’a pas voulu faire acte d’opposition, ni de protestation ; il a pris seulement un peu trop vite ses espérances pour des réalités acquises. Il a été surtout imprudent. D’autres aiment à casser les vitres avec fracas : ce n’est pas son genre. Si les foudres administratives avaient atteint tel autre prélat qu’il est inutile de nommer, les uns auraient approuvé, les autres désapprouvé, personne n’aurait été surpris. Ici, on l’a été; mais on l’a été d’abord de la lettre de M. Coullié, lorsqu’elle est arrivée à une publicité pour laquelle elle n’était point faite. Le gouvernement a sévi. Il a sans doute été le premier à regretter la nécessité où on l’avait placé. Il n’avait rien fait pour la provoquer; loin de là! Elle est provenue plutôt de ce qu’on savait de ses intentions conciliantes. Mais à un fait accompli il a cru devoir en opposer un autre. Il a renvoyé comme d’abus au Conseil d’État la lettre de M. Coullié, et il a suspendu le traitement du prélat. C’est trop de moitié, et de ces deux mesures la première aurait suffi. Si la lettre épiscopale constituait un abus, il fallait la déférer au tribunal compétent. On aurait vu ensuite, suivant l’attitude qu’il aurait prise, quelle attitude on devait prendre aussi à l’égard de M. Coullié. Sa modération antérieure permet de croire qu’elle aurait été ce qu’elle devait être : la lettre aurait été retirée et l’incident terminé. Au lieu de cela, on a supprimé tout de suite et comme ab irato le traitement de l’archevêque de Lyon. C’est une mesure d’autant plus grave que, si elle a des précédens assez nombreux, surtout dans ces derniers temps, elle n’est autorisée par aucune loi. Le traitement des archevêques et des curés ne leur est pas servi en vertu d’une bienveillance facultative, mais d’une obligation d’autant plus étroite qu’elle ne résulte pas seulement d’une loi intérieure, mais encore d’une convention diplomatique. On dit, à la vérité, que, dans le cas où un évêque manquerait le premier à ses engagemens, son inamovibilité ne laisserait aucun recours contre lui ; mais, si on le regarde comme un fonctionnaire, il n’est pas le seul qui soit inamovible, et jamais gouvernement ne s’est cru permis de suspendre, par exemple, le traitement d’un magistrat dont il serait mécontent. Au reste, ce n’est pas dans les limites d’une simple chronique que nous pourrions traiter cette question avec tous les développemens qu’elle comporte ; nous ne parlons ici que de l’impression générale produite par l’incident de Lyon. Elle reste encore un peu confuse, parce que les premiers torts, volontairement ou non, appartiennent à l’archevêque, et que, si on peut contester quelques-unes des mesures par lesquelles le gouvernement y a répondu, il faut bien reconnaître qu’une abstention complète était de sa part à peu près impossible.

Jamais la presse européenne n’avait parlé de paix avec plus d’assurance et surtout plus d’abondance que depuis quelques jours. Rien, en effet, ne semble de nature à la troubler, et s’il y a des points noirs à l’horizon, ce sont ceux auxquels nous sommes dès longtemps habitués : ils ne croissent ni ne décroissent, ils restent stationnaires. D’où vient donc que la paix est devenue plus solide aux yeux de nos confrères allemands, autrichiens, russes et même anglais? C’est parce que deux jeunes princes, parens ou alliés de toutes les familles souveraines de l’Europe, épousent ou sont sur le point d’épouser deux jeunes princesses dont la parenté se confond déjà avec la leur. Le grand-duc régnant de Hesse-Darmstadt épouse la fille du duc de Saxe-Cobourg et Gotha, autrefois plus connu sous le nom de duc d’Edimbourg, fils de la reine d’Angleterre, frère du prince de Galles, et mari lui-même d’une sœur du Tsar. Cette heureuse circonstance a réuni à Cobourg la reine Victoria, l’empereur d’Allemagne, le prince de Galles et enfin le prince héritier de Russie. Le bruit s’est répandu que ce dernier était venu là pour son propre compte, et non pas seulement pour y jouir du bonheur d’autrui, et, en effet, la nouvelle de ses fiançailles avec la princesse Alice de Hesse, sœur du grand-duc, a été presque aussitôt officiellement annoncée. Elle a été accueillie dans toute l’Europe avec une grande satisfaction. On a même mis, en Allemagne et en Autriche, une sorte d’enthousiasme à en parler, comme si ce mariage devait amener un rapprochement intime entre des puissances qui s’étaient, depuis quelque temps, montré un peu de froideur. Le fils de l’empereur de Russie épousant une princesse allemande, c’est là un fait qui a évidemment sa valeur, et il est tout naturel que les journaux de la Triple Alliance cherchent à en tirer parti, au point même den exagérer l’importance ; mais pourquoi faut-il qu’ils profitent ou qu’ils abusent de l’occasion pour signaler ce que l’isolement de la France, vrai ou supposé, a de dangereux pour la sécurité générale? A les entendre, toute l’Europe ne rêverait et ne voudrait que la paix ; toutes les puissances auraient les mêmes intérêts; aucune opposition ne risquerait de naître entre elles sur un point quelconque du globe; enfin on serait au moment d’entrer dans une ère nouvelle, inconnue jusqu’ici à l’humanité, où la guerre ne serait plus qu’un souvenir et comme le cauchemar du passé, où la houlette remplacerait l’épée, et où on fondrait l’acier des fusils pour faire des socles de charrue; tout cela serait sur le point d’arriver si la France n’était pas là avec son humeur inquiète et inquiétante, ses revendications et ses arméniens. La France, c’est convenu, est seule à armer. On ne tient aucun compte de l’effort menaçant que vient de faire l’Allemagne pour développer encore sa puissance militaire, non plus que des difficultés peut-être sans issue auxquelles s’expose l’Italie plutôt que de diminuer, même de quelques centaines de mille francs, les dépenses qu’elle prodigue pour son armée et pour sa marine. Il n’y a d’autre trouble-fête en Europe que la France; sans elle les peuples, comme leurs souverains, se jetteraient dans les bras les uns des autres. Paix et hyménée serait la devise du monde nouveau.

Nous ne perdrons pas notre temps à repousser les reproches qu’on nous adresse. S’il y a en Europe une nation qui aime la paix et qui en désire le maintien, assurément c’est la nôtre. Tout le monde le sait; et la Russie l’a compris mieux que personne lorsqu’elle s’est ostensiblement rapprochée de nous, afin de rétablir l’équilibre des forces rompu au profit de la Triple Alliance. Le véritable danger de guerre était là : l’empereur Alexandre, en nous tendant la main, a fait ce qu’il était possible de faire pour le conjurer. Il marie aujourd’hui son fils à une princesse allemande et l’on cherche, d’une manière trop apparente pour être habile, à provoquer à ce sujet nos susceptibilités ou nos craintes. On n’y réussira pas. Il faut bien que le césarevitch se marie, et, comme nous n’avons pas de princesse à lui offrir, il nous importe infiniment peu qu’il épouse une Allemande, ou une Autrichienne, ou une Anglaise. Il aurait pu aussi épouser une princesse appartenant à un pays moins important, ou à une famille moins riche en relations souveraines. On avait parlé, par exemple, d’une fille du prince Nicolas de Monténégro. Assurément ce mariage n’aurait eu rien d’inquiétant pour nous, mais peut-être n’en aurait-il pas été de même pour tout le monde. L’Autriche en aurait sans doute pris ombrage. Malgré les gages si nombreux et si probans que l’empereur de Russie a donnés de son esprit pacifique, le mariage de son fils avec une princesse monténégrine aurait été interprété comme le premier acte d’une politique active et entreprenante dans les Balkans. En a-t-il jamais été sérieusement question? Nous n’en savons rien : en tout cas il est aisé de comprendre qu’on y ait renoncé. Quant au mariage allemand, en quoi nous alarmerait-il? La jeune princesse de Hesse, en épousant le césarevitch, perd sa nationalité, comme elle renonce à sa religion : elle devient et elle restera Russe, elle adoptera et elle fera passer avant tout les intérêts de sa nouvelle patrie. Si elle ne se désintéresse pas de l’ancienne, comme cela est naturel et probable, et si elle a sur son auguste époux toute l’influence qu’elle mérite d’exercer, peut-être arrivera-t-il que la Russie, comme elle l’a fait si longtemps et parfois si utilement, s’intéressera aux affaires allemandes plus étroitement que dans ces dernières années. Pourquoi verrions-nous d’un mauvais œil cette conséquence? Qui sait si elle n’aurait pas des résultats heureux? L’espèce de détachement avec lequel la Russie et l’Autriche se sont détournées des affaires de l’Europe centrale pour ne plus regarder que du côté de l’Asie ou des Balkans, n’a pas été de leur part une attitude politique dont nous ayons eu beaucoup à nous féliciter. Le mariage du césarevitch, à ce point de vue, n’a rien qui nous déplaise.

On nous accuse trop souvent d’apporter dans nos relations avec nos amis une humeur exclusive et jalouse, dont les exigences peuvent devenir pour eux incommodes. Ce reproche est bien injuste. Nous ne demandons pas à la Russie de sacrifier ses intérêts aux nôtres, mais seulement de les concilier avec eux sur les points où ils sont naturellement d’accord. Que la Russie fasse d’ailleurs un traité de commerce avec l’Allemagne, nous en sommes enchantés pour elle si ce traité lui est favorable. Qu’elle en fasse un autre avec l’Autriche-Hongrie, nous éprouverons le même sentiment. Que le prince héritier épouse une jeune et charmante princesse, nous lui souhaiterons tout le bonheur dont il est digne et nous bannirons de nos esprits toute autre préoccupation. Il faudrait, au surplus, avoir oublié l’histoire pour accorder aux mariages princiers une importance politique dont les événemens ultérieurs se jouent le plus souvent avec une impitoyable ironie. Les exemples en sont si nombreux qu’ils se présentent à tous les esprits : nous nous garderons d’en citer aucun. Si les mariages de ce genre devaient assurer la paix, il y a plusieurs siècles qu’on n’aurait pas vu de guerre en Europe, et ce n’est assurément pas la France qui aurait eu à le regretter le plus.

En Égypte, le ministère Riaz-Pacha a donné sa démission : il a été remplacé par un ministère Nubar-Pacha. Ce double mouvement n’a étonné personne. On savait, depuis quelque temps déjà, que le ministère Riaz était profondément ébranlé et condamné à une chute prochaine. Quant à Nubar, après une longue absence du pouvoir, son tour semblait venu d’y rentrer. Il attendait l’événement sans impatience apparente, et n’a pas manqué d’en profiter. Les télégrammes arrivés du Caire disent que son ministère est mal accueilli par la presse indigène. Cela non plus n’a rien de surprenant. Nubar, qui est Arménien et non pas Égyptien, n’a jamais été ce qui s’appelle populaire. De plus, si on le sait habile, on n’a pas grande confiance dans l’énergie de son caractère : il vit au jour le jour, sans principes arrêtés, se pliant aux circonstances. Il avait besoin, pour remonter au pouvoir, de l’adhésion de lord Cromer, peut-être même de son concours, et il n’a rien négligé pour se les assurer. Plein d’esprit d’ailleurs, et certainement un des hommes politiques les plus vraiment distingués que l’Orient ait produits, il est fertile en ressources, se décourage difficilement et use, sans parti pris, de vingt moyens différens pour atteindre son but. En Europe, son retour aux affaires a produit une meilleure impression qu’en Égypte même : on l’attend toutefois à l’œuvre avant de se prononcer définitivement. Quant au ministère Riaz, il n’a pas répondu aux espérances de ses débuts. On se rappelle les circonstances au milieu desquelles il s’est formé. Quelque forte et prépondérante que soit la situation des Anglais en Égypte, il ne suffit pas de leur complaire en toutes choses pour se perpétuer nécessairement au pouvoir. Moustapha-Pacha-Fhemy en avait déjà fait la triste expérience. S’il y a jamais eu un instrument docile et passif entre les mains de lord Cromer, à coup sûr c’était lui. Sa complaisance ne l’a pas empêché de tomber, bien au contraire ! Il y a aujourd’hui, en Égypte, grâce aux lumières qui se répandent de plus en plus dans les générations nouvelles, une opinion publique dont il faut tenir compte. Elle est sévère pour les ministres qui réduisent leur rôle à n’être que les premiers commis de l’agent général britannique, et tôt ou tard elle prévaut. Moustapha-Fhemy est mort d’une sorte d’impossibilité de vivre. Le Khédive a voulu le remplacer par Fakhry-Pacha, mais il a négligé de demander, au moins dans une forme assez soumise, l’adhésion de lord Cromer. Celui-ci a montré la mauvaise humeur de la fée qu’on a oublié de convier autour du berceau du nouveau-né, avec la différence qu’il n’a pas remis sa vengeance à plus tard. Il a traité le Khédive comme un écolier qui s’émancipe et l’a rudement rappelé à l’ordre. Mais le jeune Khédive, qui a une raison et un sang-froid très supérieurs à son âge, tout en renonçant à Fakhry-pacha, ne s’est pas montré disposé à accepter purement et simplement un ministre des mains de lord Cromer. De part et d’autre on a transigé, et de cette transaction est sorti le ministère Riaz. L’opinion publique l’a bien accueilli, parce qu’elle a vu dans son avènement un demi-succès pour le Khédive. La popularité de celui-ci en a été augmentée, et si Riaz avait compris le parti qu’il pouvait tirer des circonstances, son existence ministérielle aurait été probablement plus longue et, dans tous les cas, plus brillante.

Riaz-Pacha est un honnête homme, très entêté dans ses idées. Malheureusement ses idées datent de loin, et il n’a pas su les renouveler avec les circonstances. Il n’aime pas les Anglais, mais il éprouve tout juste le même sentiment à l’égard des Français, et il semble même que, par une bizarrerie de son imagination, ou par des réminiscences d’un passé mal interprété, il les craigne quelquefois encore davantage. En vérité, ce n’est pas le moment ! Quoi qu’il en soit, ses défiances éveillées également dans les sens les plus divers l’ont mis peu à peu dans la dépendance des plus forts. Lord Cromer a usé adroitement de ses avantages, et le moment est venu où Riaz, bien qu’il soit très supérieur par son caractère à Moustapha Pacha-Fhemy, n’a plus été, à son exemple, qu’un instrument entre les mains de l’Angleterre. L’opinion s’est détachée de lui, la confiance du Khédive a diminué, et Riaz n’ayant plus de point d’appui que dans lord Cromer a été réduit, pour prolonger ses jours, à lui complaire en tout. C’est alors qu’a eu lieu l’incident Kitchener autour duquel la presse anglaise a fait tant de bruit, et qu’elle a si perfidement dénaturé. Le Khédive, Abbas-Pacha, faisait un voyage dans la Haute-Egypte; il était accueilli avec un grand enthousiasme par les populations indigènes ; les Anglais qu’il rencontrait sur sa route affectaient, au contraire, de le traiter avec un sans-façon volontairement désobligeant. Surveillé dans ses moindres démarches et dans chacun de ses propos, Abbas-Pacha a montré une réserve et un tact parfaits. Malgré la bonne volonté ou, pour mieux dire, le parti pris de le trouver ou de le mettre en faute, l’occasion cherchée ne se présentait pas. Il a fallu la faire naître. Le Khédive est, de par les firmans et les traités internationaux, le commandant supérieur de l’armée ; à côté de lui, le sirdar ou généralissime est le major Kitchener, qui l’accompagnait dans son voyage. Abbas, arrivé près de la frontière, a passé en revue un grand nombre de bataillons, car il aime les exercices militaires et il s’y connaît : il a su parler à tous comme il convenait, distribuant les éloges avec des nuances délicates suivant qu’il s’adressait à un officier anglais ou à un officier indigène, toujours bienveillant, au besoin même indulgent. Un bataillon, toutefois, commandé par un officier anglais, s’est présenté à lui dans des conditions déplorables. Tous les soldats étaient en nage, ils manœuvraient de la manière la plus maladroite et la plus confuse. Le Khédive, usant de son droit incontestable, a fait quelques observations sur la tenue des hommes. « Commandant, a-t-il dit au chef du bataillon, j’attribue le mauvais état de vos soldats à leur fatigue, qui est visible. Vous devez venir au Caire l’année prochaine; j’espère que vous tiendrez à y présenter votre bataillon dans des conditions qui ne me permettraient plus de lui adresser les mêmes critiques. » Rien de plus. Aussitôt le major Kitchener a déclaré que sa dignité était offensée et qu’il donnait sa démission. Il voulait un incident, il le provoquait.

Une explication s’en est suivie entre le Khédive et le sirdar. Elle a été telle que ce dernier s’est montré un peu confus et embarrassé de son attitude. Brusque et cassant au début, il a fini par s’adoucir. Sur la demande du Khédive, il a retiré sa démission, et il a promis, avec les assurances les plus formelles, qu’il ne serait plus question de rien. l’affaire semblait donc terminée lorsque le major Kitchener, se ravisant, a couru au télégraphe et en a envoyé tous les détails à l’agent général britannique au Cake, en lui laissant le soin d’y donner la suite qui conviendrait. Lord Cromer n’a pas perdu une minute. Toutes les agences de publicité ont été chargées de télégraphier aux quatre coins de l’Europe le nouveau coup de tête du Khédive, imprudence d’autant plus grave qu’il en ressortait, disait-on, une offense pour larmée britannique. La presse anglaise a jeté feu et flammes. Dès ce moment on a commencé à parler de la déposition éventuelle d’un prince indiscipliné et indisciplinable. L’opinion européenne a été trompée avec une insigne mauvaise foi sur le caractère de l’incident et sur la responsabilité du Khédive. Quant à celui-ci, en attendant mieux, on a voulu l’humilier, et c’est ici que le ministère Riaz est entré en scène. Abbas-Pacha avait pris soin d’adresser à ses ministres une longue dépêche pour leur exposer avec une grande exactitude comment les choses s’étaient passées. Prévoyant les suites possibles de l’affaire, il leur indiquait l’attitude qu’ils devaient adopter, le langage qu’ils devaient tenir, les démarches qu’ils devaient faire pour le couvrir et le défendre. Le devoir du gouvernement, même en l’absence d’ordres, aurait été d’adopter cette attitude et de tenir ce langage. Mais, entre une feuille de papier qui contenait les instructions du Khédive et lord Cromer en courroux, Riaz n’a pas hésité. Ne tenant aucun compte du télégramme qu’il avait entre les mains, il a tout remis à la discrétion de l’agent britannique. Que fallait-il faire pour l’apaiser? Lord Cromer a dicté ses conditions. Il fallait que le Khédive disgraciât Maher-Pacha, sous -secrétaire d’État à la guerre, qui jouissait de toute sa confiance et la méritait, et de plus que, dans une proclamation à l’armée, il déclarât n’avoir que des éloges à lui faire et des encouragemens à lui donner. Riaz-Pacha, effrayé, a télégraphié au Khédive de revenir au Caire. Il s’est précipité au-devant de lui, l’a ému par la terreur qu’il manifestait lui-même et qu’il éprouvait réellement, a réussi à l’intimider, l’a amené à sacrifier avec douleur Maher-Pacha et finalement à signer la proclamation exigée. Le malheureux Khédive était livré.

Mais il ne l’a pas pardonné à ses ministres, et l’opinion publique, profondément émue par le dénouement de cette affaire, s’est tournée contre eux avec indignation. A partir de ce jour, ils étaient perdus. Lord Cromer lui-même n’aurait pas pu les sauver. Du reste, il n’y pensait pas, bien au contraire : lorsqu’on a faussé ou brisé un instrument par un emploi trop énergique, on en jette les morceaux désormais inutiles et on en cherche un autre. C’est ce qui est arrivé au Caire. Lord Cromer craignait d’ailleurs que le repentir de Riaz ne le mit trop complètement dans la dépendance du Khédive. Riaz est donc tombé et Nubar lui a succédé. Que fera celui-ci? On dit que son ministère est un ministère de conciliation, parce qu’il y a fait entrer les élémens les plus hétérogènes et les plus disparates. On y voit côte à côte Moustapha-Pacha-Fhémy et Fakhry-Pacha, un certain nombre de non valeurs, et même quelques hommes de mérite tels que Boutros-Pacha, ministre des affaires étrangères, et Mazloum-Pacha, ministre des finances : au total, mélange bizarre qui ne prend de caractère que par la présence de Nubar. Encore ce caractère n’est-il pas jusqu’ici bien nettement tranché.

Nous avons donné ces détails parce qu’ils sont peu ou mal connus, et qu’ils sont de nature à faire bien comprendre la situation actuelle de l’Égypte. Il y a aujourd’hui en Égypte deux forces avec lesquelles il faut compter et qui n’existaient pas pendant ces dernières années : l’une est l’opinion, l’autre est le Khédive. Les Anglais en témoignent quelque embarras. Ils nient volontiers ce qu’il y a de sérieux et de respectable dans le progrès de l’opinion indigène, mais de plus en plus ils sont obligés de la ménager. Le jour viendra sans doute où H faudra y céder. Quant au Khédive, ils n’ont rien négligé pour le déconsidérer aux yeux de l’Europe. Ils l’ont présenté comme un jeune homme étourdi et léger, et se sont appliqués à faire entrer dans les esprits l’idée qu’il finirait mal : ils se chargeraient volontiers de réaliser ces pronostics. L’Europe, il faut le dire, est assez indifférente à ce qui se passe en Égypte, à l’exception pourtant de deux puissances qui ne sauraient jamais s’en désintéresser, et qui sont la Porte Ottomane et la France. Toute la question est de savoir ce que, dans certaines éventualités, feraient ces deux puissances. Il semble que la Porte Ottomane ait tenu à l’indiquer à propos du dernier incident. Le gouvernement anglais, enchanté et peut-être un peu étonné de son succès, a fait pleuvoir sur ses agens et ses sous-agens des décorations et des avancemens de faveur : il a voulu jusqu’au bout désobliger et humilier le Khédive, en donnant à des fonctionnaires qui sont censés être sous ses ordres des récompenses pour une victoire remportée sur lui. Aussitôt, le sultan a envoyé à Abbas-Pacha les marques les plus éclatantes de sa satisfaction. Il lui a conféré un de ses ordres les plus élevés, et lui a fait don d’un palais sur le Bosphore. Qu’est-ce que cela veut dire, sinon qu’Abbas-Pacha ne serait pas, à l’occasion, abandonné par son suzerain ? Nous aimons à croire qu’il ne le serait pas non plus par la France, car elle est garante de l’exécution des firmans qui confèrent au Khédive des droits en même temps que des devoirs. Elle a en main le recueil des traités qui établissent la situation internationale de la vallée du Nil. Elle y a aussi les engagemens pris directement envers elle par l’Angleterre. Si celle-ci a pu croire que l’indifférence de l’Europe à l’égard de l’Égypte s’étendait à la Porte et à la France, elle s’est trompée. Le question n’est pas close. Il y a des puissances qui ont intérêt à ne pas laisser prescrire les droits du Khédive, et qui, instruites par l’expérience, ne renouvelleraient certainement pas les fautes du passé.

FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.