Chronique de la quinzaine - 30 avril 1899

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Chronique n° 1609
30 avril 1899


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 avril.


En dehors du procès des Ligues, il serait difficile de trouver, dans la quinzaine qui vient de s’écouler, un incident digne de retenir l’attention. C’est une singulière idée qu’a eue le gouvernement de poursuivre devant les tribunaux quelques-unes des associations qui se sont formées dans ces derniers temps, et notamment la Ligue de la Patrie française et celle des Droits de l’homme, sous l’accusation de s’être constituées et d’avoir fonctionné contrairement à la loi. Jamais accusation n’a été mieux fondée. Pourtant les organisateurs des Ligues étaient excusables de paraître ignorer la loi, puisque cette ignorance était réciproque, et que la loi ou du moins ceux qui l’appliquent paraissaient ignorer les associations. Il existe aujourd’hui un nombre assez considérable d’associations de plus de vingt personnes qui ne se cachent pas, que tout le monde voit, et que le gouvernement seul feint de ne pas voir. On a parlé surtout de la franc-maçonnerie, parce qu’elle est la principale de ces associations, la plus active et la plus envahissante ; mais il y en a d’autres encore qui mènent une vie plus modeste, quelquefois utile, et qui prospèrent sans que le gouvernement s’occupe d’elles. Il est maître de les dissoudre quand cela lui plaît, mais, généralement, il ne leur veut pas de mal, et il leur rend le grand service de passer à côté d’elles sans les regarder et sans les voir. C’est tout ce qu’elles désirent. Survienne un caprice ministériel : les yeux de la police se fixent subitement sur l’association non autorisée, et c’en est fait d’elle. Ces associations, ne vivant que de tolérance, ne sont jamais assurées du lendemain. Si elles en doutaient, l’aventure qui vient d’arriver aux Ligues des Droits de l’homme et de la Patrie française les rappelleraient à la fragilité de leur sort.

Nous ne ferons pas l’histoire de ces deux ligues : leur origine est trop récente et leur durée a été trop courte pour qu’on puisse en rien dire qui ne soit présent à toutes les mémoires. Le but qu’elles se sont proposé l’une et l’autre est parfaitement légitime, avouable et honorable. La Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen s’est fondée la première : elle s’est donné pour mission de veiller à l’exacte observance des principes propres à assurer en justice les droits de la défense. À tort ou à raison, elle croyait fortement à son opportunité; elle s’imaginait rendre d’inappréciables services, et il n’aurait pas fallu la presser beaucoup pour lui faire avouer qu’elle était le dernier refuge de la justice et de la vérité. Son bureau était composé d’hommes fort distingués : aussi laissait-elle dire avec complaisance que tous les « intellectuels » étaient de son côté. Il n’en était rien. D’autres « intellectuels, » qui n’étaient inférieurs ni en qualité, ni même en nombre, ont fini par se lasser et s’irriter un peu d’entendre répéter cette affirmation inexacte. Ils ont voulu se grouper et parler à leur tour. Des motifs encore plus puissans les y portaient. Ils avaient cru remarquer qu’au milieu des luttes de ces derniers temps, du trouble qui en était résulté pour beaucoup d’esprits, de l’inquiétude qui s’était emparée de certaines consciences, l’idée même de patrie s’était obscurcie dans la fumée de la bataille, ou, comme ils disaient, qu’elle avait fléchi. C’est pour la redresser et la soutenir qu’ils ont fondé leur ligue, et ils l’ont fait au grand jour. Le gouvernement a assisté impassible à la naissance de toutes ces associations. Un jour, sans que rien eût fait prévoir cette mesure, elles ont été assignées à comparaître en police correctionnelle. Du moment qu’elles étaient assignées, elles devaient être condamnées, car elles avaient incontestablement violé l’article 291 du Code pénal. Toute l’éloquence de leurs défenseurs n’y pouvait rien : le juge, qui ne connaît que la loi, était obligé de l’appliquer. Mais il l’a fait dans les conditions les plus bénignes, et a condamné les délinquans à une amende de 16 francs : encore leur a-t-il appliqué la loi Bérenger. Deux choses apparaissent ici tout de suite, et, moralement, se compensent et s’atténuent : d’une part, la brutalité de la poursuite, et de l’autre, la modicité de la peine. Loin de nous la pensée qu’il y ait eu dans le résultat final une surprise pénible pour le gouvernement! Non: le ministère public a parlé avec une extrême modération ; il ne demandait et ne voulait pas plus qu’il n’a obtenu ; c’est seulement pour le principe qu’il combattait, et il y a apporté beaucoup de ménagemens envers les personnes. Néanmoins, les poursuites avaient quelque chose de rude et de brusque, qu’il aurait été plus habile d’éviter. Et rien n’aurait été plus facile. Si le gouvernement, pour un motif quelconque, ne voulait pas tolérer plus longtemps l’existence des Ligues, que n’en a-t-il pas averti leurs bureaux? De deux choses l’une : ou les Ligues auraient cessé de se réunir et le but aurait été atteint, ou elles auraient continué, et alors il aurait été temps de sévir. Le gouvernement n’a pas procédé ainsi : pourquoi? A-t-il voulu seulement prouver que l’article 291 existe encore? On le savait de reste, et il n’y a là rien de bien glorieux pour la République. Sans doute, cet article existe ; mais il aurait mieux valu ne pas le proclamer si haut, puisqu’on l’applique aux uns et pas aux autres, puisqu’on l’applique un jour et non plus le lendemain, puisqu’on l’endort et qu’on le réveille à volonté comme dans l’hypnotisme, puisqu’il ne vit enfin que d’une vie intermittente et capricieuse qui fait de lui un instrument dangereux, non seulement pour les associations contre lesquelles on le tourne, mais pour le gouvernement qui s’en sert.

L’incident le plus curieux du procès de la Ligue de la Patrie française est celui qui a amené M. Brunetière à raconter, comme témoin, une conversation qu’il avait eue avec M. le Préfet de police. Il faut qu’une ligue se sente bien sûre de son innocence et de la bonté de ses intentions pour établir elle-même des relations confiantes avec ce fonctionnaire. Une réunion devait avoir lieu, une conférence avait été annoncée, et, en l’état des esprits, on pouvait craindre dans la rue quelques manifestations peu bienveillantes. La Ligue avait cru devoir en prévenir M. le Préfet de police.

Rien n’a été plus piquant que l’entretien de M. Brunetière avec M. Charles Blanc. M. le Préfet de police a donné les assurances les plus rassurantes au sujet des mesures qu’il avait prises pour le maintien de l’ordre : il voulait bien veiller à la sécurité de la Ligue et il se flattait, avec raison d’ailleurs, de l’avoir assurée. Mais, aux yeux de M. Brunetière, c’était assez pour le présent, non pas pour l’avenir. Il crut devoir faire part à M. le Préfet de police de l’intention où il était, ainsi que ses collègues, de remplir les formalités nécessaires en vue d’obtenir du gouvernement l’autorisation d’exister, et de demander alors cette autorisation. « M. le Préfet de police, raconte M. Brunetière, me répondit en substance qu’il ne me le conseillait pas. Toutes ces Ligues, ajouta-t-il, n’ont pas à proprement parler d’existence légale. L’article 291 du Code pénal est formel : elles n’existent pas. L’usage s’est établi de les tolérer, ou, plus exactement, de les ignorer. Cette autorisation dont vous parlez, vous ferez mieux de ne pas la demander. D’abord, vous ne l’obtiendriez peut-être pas; vous embarrasseriez le gouvernement; il serait obligé d’examiner les titres de votre Ligue et de toutes les autres; il lui faudrait s’expliquer sur la désuétude de l’article 291 ; vous le mettriez enfin dans un embarras d’autant plus grand qu’il ne voit peut-être pas la Ligue de la Patrie française d’un œil défavorable. » Il était impossible de mieux parler, d’exposer la situation vraie avec des traits plus justes, et de faire comprendre plus adroitement que le plus sûr moyen, pour une association, de continuer de vivre, était encore de ne pas en solliciter l’autorisation. Le gouvernement, en effet, peut ignorer une association qui ne lui demande rien, mais, le jour où elle lui demande quelque chose, cela lui devient plus difficile. Sur un point seulement, il y a eu quelque chose à reprendre dans l’excellente consultation de M. Blanc : lorsqu’il a parlé de l’embarras que pourrait éprouver le gouvernement entre des Ligues diverses, s’il était tenté de laisser vivre les unes et de dissoudre les autres, M. le Préfet s’est fait évidemment quelques illusions. M. Dupuy ne s’embarrasse pas pour si peu de chose. Il a poursuivi, à la vérité, toutes les Ligues qui, nées de l’affaire Dreyfus, sont d’origine récente ; mais on lui a crié le nom de certaines autres, et il a paru ne pas l’entendre ; il a fait à leur égard la sourde oreille ; il a continué de les ignorer. Cette différence de traitement n’a paru le gêner en aucune manière, et rien ne prouve mieux l’exactitude de ce que nous avons dit, à savoir que les associations sont livrées aujourd’hui au bon plaisir du ministère, clément pour les unes et rigoureux pour les autres, suivant qu’elles plaisent ou qu’elle ne plaisent pas, ou encore qu’elles ne plaisent plus. Il résulte des explications de M. le Préfet de police que la Ligue de la Patrie française ne déplaisait pas à l’origine. On la regardait avec sympathie. On croyait qu’elle pouvait faire œuvre utile. Cette impression, qu’a eue M. Brunetière, a été confirmée par M. François Coppée dans des termes que nous aurions désirés encore plus explicites. M. Coppée n’a fait au tribunal qu’une demi-confidence, mais combien instructive ! Remontant par le souvenir le court chemin qui sépare la Boche tarpéienne du Capitole, il rappelait la complaisance que la Ligue avait d’abord rencontrée dans le monde officiel. Les adhésions venaient alors de tous les côtés. « On a répondu à notre appel, disait-il; on y a répondu avec enthousiasme. L’auteur de la loi de dessaisissement lui-même, — j’ai quelque raison de le croire, — nous regardait d’un œil favorable; et aujourd’hui nous mesurons l’ampleur de son ingratitude. » Il y a encore quelque tendresse rétrospective dans cette 5 plainte de M. Coppée : mais de pareils traits éclairent la situation.

Quelques personnes la trouvent excellente : effrayées et découragées par avance des difficultés que présente la rédaction d’une loi sur la liberté d’association, elles estiment plus sage de s’en tenir au régime actuel. On ne peut pas empêcher indistinctement toutes les associations de se former : s’il en était ainsi, la protestation serait bientôt unanime, et la nécessité d’une réforme inéluctable. Le gouvernement laisse donc les associations se former. Il les prend en quelque sorte à l’essai. Aussi longtemps qu’elles ne l’embarrassent pas, il les tolère, et il y en a beaucoup qui sont dans ce cas : dès lors, le besoin de s’associer, qui existe toujours parmi les hommes, reçoit une satisfaction de fait tout juste suffisante pour que la révolte universelle dont nous parlions plus haut n’éclate pas. Le gouvernement supprime, quand il le juge à propos, les autres associations. Celles-ci protestent, assurément, mais leur protestation ne devient pas générale, et on peut la négliger : un moment arrive d’ailleurs où la lassitude l’épuisé et l’éteint. Au surplus, les Chambres sont là, dit-on, pour demander au gouvernement des explications sur sa conduite, et pour la blâmer s’il y a lieu. Nous l’avouons : qui ne voit pourtant que ce contrôle des Chambres n’est pas ici une garantie réelle ? Sans doute un ministère qui tient à durer ne se permettra rien qui puisse sciemment le mettre en conflit avec la majorité parlementaire : mais cette majorité est une force politique, par conséquent passionnée, quelquefois aveugle, et la plus impropre de toutes à rendre équitablement la justice. La loi seule et les tribunaux qui l’appliquent peuvent assurer une sauvegarde véritable aux citoyens, à la condition que la loi soit la même pour tous, la même tous les jours, et que les tribunaux soient indépendans.

Ce qui vient de se passer montre avec une clarté nouvelle combien il est urgent de faire une loi sur la liberté d’association. Est-ce là ce que le gouvernement a voulu ? Alors, il a atteint son but. Lorsqu’il s’est formé, le ministère Dupuy a annoncé cette loi comme prochaine : c’est une des promesses de son programme. Voilà déjà six mois qu’il existe, et nous n’avons encore vu rien venir. Il a soumis la rédaction du projet au Conseil d’État ; c’est une précaution louable, à la condition toutefois que le Conseil d’État, sur lequel le gouvernement a quelque influence, ne retarde pas indéfiniment le dépôt de la loi. La situation actuelle est intolérable. Nous ne plaidons ici aucune cause particulière, pas plus celle de la Ligue de la Patrie française que celle de la Ligue des Droits de l’Homme, pas plus celle de la Ligue plébiscitaire que celle de la Ligue antisémitique. Mais pourquoi les citoyens ne pourraient-ils pas s’associer en vue d’un objet licite ? S’il y a des précautions à prendre, et il y en a, contre les extensions ou déviations que l’exercice d’un pareil droit peut amener dans la pratique, qu’on les prenne. Nous ne demandons pas qu’on sacrifie la sécurité de l’État à la liberté des associations ; mais est-il impossible de les concilier, et le problème qui a été résolu dans d’autres pays ne le pourrait-il pas être chez nous ? Il y a longtemps qu’on en parle : il y a longtemps aussi que les Chambres n’ont pas été saisies d’un projet sérieusement préparé et présenté de bonne foi. Nous souhaitons qu’elles le soient sans plus de retard. Les poursuites que le gouvernement vient d’exercer contre certaines Ligues, à l’exclusion de certaines autres, sont la meilleure préface qu’il pouvait donner à la loi.


Depuis le commencement de l’année, les regards de l’Europe ont dû se tourner du côté de Samoa. Ces petites îles de l’Archipel polynésien font assez rarement parler d’elles : cependant il en a été déjà question, il y a dix ou onze ans, à l’occasion d’un conflit armé qui s’était élevé entre deux prétendans au trône, et qui, après s’être dénoué sur place par le succès d’un des rivaux, a eu pour contre-coup une convention signée à Berlin, le 14 juin 1889, entre l’Allemagne, l’Angleterre et les États-Unis. C’est dire que, derrière les deux chefs de bande qui se disputaient cette modeste couronne, s’agitaient d’autres intérêts que les leurs. Les États-Unis, à cette époque, n’avaient pas encore une politique aussi active que celle qu’ils ont adoptée depuis quelque temps ; leur attitude était plutôt empreinte de réserve ; mais il n’en était de même ni de celle de l’Angleterre, ni de celle de l’Allemagne. Dès ce moment, ces deux très grandes puissances se disputaient la prééminence dans ce très petit pays. À dire vrai, leurs intérêts n’y étaient pas bien considérables, et ils ne le sont pas encore aujourd’hui. M. de Bulow exposait, l’autre jour, au Reichstag que le commerce total des îles Samoa s’élevait environ à 3 millions de marks. La plus grande partie de ce commerce est faite par les Allemands, le reste par les Anglais et par les Américains. Les intérêts matériels des trois puissances sont donc médiocres; leurs intérêts politiques n’ont pas une importance beaucoup plus considérable ; et pourtant, il s’en est fallu de peu que les iles Samoa ne devinssent entre elles une pomme de discorde, propre à faire naître d’assez graves conflits. Les journaux ont même parlé de guerre. La guerre pour les îles Samoa! L’histoire aurait eu peine à comprendre qu’une cause aussi minuscule eût pu produire un aussi grand effet. L’humanité en aurait été révoltée. Aussi ne croyons-nous pas qu’un pareil danger ait jamais existé : on était sans doute résolu, de part et d’autre, à ne pas pousser les choses jusque-là. Mais ce serait une erreur de penser qu’on ne fait la guerre que lorsqu’on le veut bien. Les circonstances sont quelquefois plus fortes que les volontés, surtout lorsqu’on ne veille pas sur les événemens dès leur origine, et que la raison politique n’intervient pas avec fermeté pour les modérer et les diriger. Il faut d’ailleurs reconnaître qu’il est difficile de modérer et de diriger des événemens qui se passent presque aux antipodes. Les agens locaux restent longtemps livrés à eux-mêmes. M. de Bismarck a autrefois décrit, ou du moins baptisé la maladie particulière à laquelle ils sont en proie : il l’appelait morbus ou même furor consularis. Les consuls, comme on va le voir, ne sont pas les seuls à en être atteints. Sa violence est généralement en raison directe de l’éloignement de la mère patrie : c’est dire à quel degré elle s’élève aux îles Samoa. Mais si l’éloignement présente un inconvénient, il a, en revanche, un avantage : les choses qui se passent très loin font moins d’effet. Si celles que nous allons raconter brièvement s’étaient passées à portée de la vue européenne, Dieu sait ce qui en serait résulté!

Les deux prétendans qui se disputaient le trône en 1888 s’appelaient Malietoa et Mataafa. L’un était soutenu par les Anglais et l’autre par les Allemands. Après des combats multipliés et acharnés, Malietoa l’emporta. Il fut reconnu roi par les trois puissances, et, aussi longtemps qu’il vécut, la paix intérieure se maintint aux îles Samoa. Cela ne veut pas dire que Malietoa ait joui d’une grande autorité. La convention de 1889 donne le pouvoir effectif à un condominium composé de l’Angleterre, des États-Unis et de l’Allemagne; le roi est un roi fainéant et purement décoratif; son action personnelle se réduit à peu de chose, ou même à rien. On sait combien un condominium est difficile à faire vivre et fonctionner longtemps : à deux, c’est presque impossible, et à trois, tout à fait. Tous les condominium sont des nids à conflits, et la seule chose qui surprenne est que celui de l’Angleterre, de l’Allemagne et des États-Unis ait pu durer dix ans sans trop grands dommages. Les autorités effectives aux îles Samoa sont le juge suprême, ou chief justice, et le président de la municipalité d’Apia : l’un exerce le pouvoir judiciaire, l’autre le pouvoir exécutif. Ils sont nommés par les trois puissances : dans le cas où celles-ci ne parviendraient pas à se mettre d’accord, elles devraient en appeler au roi de Suède pour la désignation du juge suprême, ou, pour l’élection du président de la municipalité d’Apia, au chef d’un des États suivans : Suède, Hollande, Suisse et Brésil. Quant au roi, il est élu par les chefs des districts et proclamé par le juge suprême. Tel est le singulier régime auquel on s’est arrêté en 1889, à la suite d’une conférence tenue l’année précédente à Washington. Les choses, comme nous l’avons dit, ont marché tant mal que bien pendant dix années. Les jalousies des puissances les unes contre les autres allaient toujours en s’aggravant, mais il fallait une occasion pour amener un éclat : la mort de Malietoa a servi de prétexte. Aussitôt, l’ancien prétendant, Mataafa, est entré en campagne avec la protection de M. Rose, consul d’Allemagne : il n’en fallait pas plus pour déterminer l’Angleterre et les États-Unis, ou du moins leurs consuls, à prendre fait et cause pour Tanou, fils de Malietoa. Les États-Unis, cette fois, sont sortis de la réserve qu’ils avaient observée en 1888 et en 1889, et se sont rangés du côté de l’Angleterre : on a voulu voir là une manifestation de cette Union anglo-saxonne qu’a tant prônée M. Chamberlain, et qui commencerait à se réaliser. Le juge suprême actuel, M. Chambers, s’est trouvé être un Américain : il a proclamé Tanou roi, et la guerre civile a commencé immédiatement. La fortune des armes, qui avait été contraire à Mataafa, il y a dix ans, lui a été favorable aujourd’hui. Il s’est emparé du pouvoir de haute lutte, il a chassé Tanou, et celui-ci, avec ses principaux partisans, y compris M. Chambers, s’est réfugié à bord du Porpoise, croiseur anglais qui mouillait dans la rade d’Apia. M. Chambers ayant quitté la ville, le président de la municipalité, M. Raffel, qui se trouvait être un Allemand, ferma d’autorité la cour suprême. La lutte devait s’engager entre M. Chambers et M. Raffel ; ce résultat de la convention de 1889 était presque inévitable. M. Chambers n’abandonna pas la partie. Il persuada au capitaine du Porpoise de débarquer un détachement de ses hommes, avec lequel il reprit possession de la cour suprême, la rouvrit, lança du haut de son siège des quantités de jugemens ou d’arrêts, et, pendant plusieurs jours, il y eut entre les deux autorités de Samoa, M. Raffel d’un côté et M. Chambers de l’autre, une série d’intrigues, de procès, de coups de force dont les télégrammes n’ont permis jusqu’ici de reconnaître que le merveilleux enchevêtrement.

Pendant ce temps, Mataafa régnait, les Anglo-Américains n’ayant pas encore de forces suffisantes pour se débarrasser de lui. De guerre lasse, les consuls des trois puissances le reconnurent à titre provisoire, c’est-à-dire jusqu’au moment où leurs gouvernemens auraient pu se prononcer. C’était là une sorte de trêve : il aurait été désirable qu’elle fût respectée. Malheureusement elle ne l’a pas été. Au milieu de mars, un navire américain est arrivé dans les eaux d’Apia. Il était commandé par l’amiral Kautz, qui s’empressa d’appeler les consuls à son bord pour leur déclarer que Mataafa était déchu et Tanou rétabli. En même temps, il envoya à Mataafa une sommation d’avoir à se soumettre et à se rendre. Cette solution, comme on peut le croire, plut extrêmement aux consuls anglais et américains, mais elle provoqua les protestations véhémentes du consul allemand, M. Rose. Il ne s’agissait pas, disait celui-ci, de savoir dans quelles conditions Mataafa avait été mis sur le trône ; le fait était accompli et avait été consacré par les trois consuls, à titre provisoire sans doute, mais enfin jusqu’au jour où le gouvernemens auraient décidé de son sort. En attendant, il était roi légitime. M. Rose annonça l’intention de le défendre, et n’hésita pas à lancer une contre-proclamation destinée à combattre ou à détruire l’effet de celle de l’amiral Kautz. Il semble bien qu’en droit strict, M. Rose avait raison ; mais, en fait, il prenait une grave responsabilité, celle de recommencer la guerre civile, sans pouvoir d’ailleurs assurer à son candidat les moyens de la soutenir contre les forces de Tanou, ouvertement aidé, cette fois, par les Anglo-Américains. Sa contre-proclamation mit aussitôt le feu aux poudres. Devant la résistance de Mataafa, les Anglo-Américains allèrent tout de suite aux dernières extrémités : leurs navires embossés dans la rade d’Apia bombardèrent la ville. Il y eut beaucoup de sang versé, surtout parmi les indigènes : on doit croire, en effet, d’après le bruit qu’on a fait en Amérique et en Angleterre de trois soldats américains et d’un soldat anglais qui ont été tués à la porte de leurs consulats, qu’il n’y a pas eu d’autres victimes européennes. Ces événemens, qui se passaient le 15 mars, se sont prolongés les jours suivans. Il y a eu des scènes de barbarie qui ont soulevé des protestations unanimes, les Samoans ayant la sauvage habitude de couper les têtes de leurs ennemis et de les porter en triomphe.

Si, à ce moment, le gouvernement allemand avait manqué de sang-froid, les pires conséquences auraient pu en résulter. Il avait, ce semble, des griefs sérieux à faire valoir. La manière dont Mataafa avait été renversé était sans doute irrégulière; mais, d’autre part, l’attitude de M. Rose avait été bien imprudente, et on assure que le ton de sa proclamation rendait cette imprudence plus coupable. C’est sur lui que les Anglais et les Allemands ont fait retomber tout le sang versé, en assurant que, sans ses encouragemens, Mataafa se serait soumis et que tout se serait terminé sans violences. Cela est possible, et même vraisemblable; mais les choses se seraient passées plus pacifiquement encore, si les trois consuls, fidèles à l’engagement qu’ils avaient pris, avaient attendu les instructions de leurs gouvernemens, et si les Anglo-Américains n’avaient pas eu, les premiers, recours à la force brutale. Au reste, nous racontons, nous ne jugeons pas. Le gouvernement allemand ne fit aucune difficulté à dire que, si M. Rose avait commis des fautes graves, il serait rappelé : quant à M. Raffel, le président allemand de la municipalité d’Apia, il avait déjà quitté son poste. Le cabinet de Berlin prenait en même temps l’initiative d’une proposition qu’il jugeait appropriée aux difficultés pendantes, et qui l’était en effet puisqu’elle a été finalement adoptée : elle consistait à envoyer sur place une commission mixte avec mandat d’étudier l’état des choses, d’y pourvoir provisoirement, et de rechercher les solutions à y appliquer. On assure que, dans la pensée du gouvernement allemand, la meilleure de ces solutions consisterait à sortir de l’indivision qui a été si funeste et à partager l’archipel entre les trois puissances : lord Salisbury pencherait à l’accepter, tandis que M. Chamberlain s’y opposerait. Cette solution paraît assez sensée; peut-être n’a-t-elle pas été définitivement écartée ; les trois puissances n’avaient d’ailleurs à s’arrêter pour le moment à aucune, puisque les commissaires doivent avoir pleine liberté dans leurs travaux. Quoi qu’il en soit, la proposition allemande a été acceptée en principe par les États-Unis d’abord, et par l’Angleterre ensuite. Mais alors une difficulté nouvelle s’est présentée. L’Allemagne, conformément à la convention de 1889 qui interdisait à une des puissances de rien faire sans l’assentiment des deux autres, l’Allemagne demandait, elle exigeait même que la commission mixte ne pût prendre de résolution qu’à l’unanimité de ses membres. Cette condition était à ses yeux indispensable, et elle l’était effectivement, à la défense de ses intérêts : étant donné le rapprochement intime qui s’est produit entre l’Angleterre et les États-Unis aux îles Samoa, l’Allemagne aurait les plus grandes chances d’être toujours en minorité, ou plutôt isolée dans la commission, si la majorité suffisait à prendre des décisions valables. On comprend donc qu’elle ait exigé l’unanimité, qui est d’ailleurs de droit dans les réunions diplomatiques. Mais l’accord s’est établi très difficilement. L’Angleterre avait déjà nommé son commissaire, M. Charles Eliot, les États-Unis avaient nommé le leur, M. Bartlett Tripp, et l’Allemagne refusait obstinément de désigner le sien jusqu’à ce qu’elle eût obtenu satisfaction sur un point qui lui tenait si justement à cœur. Aussi, lorsqu’elle a choisi comme commissaire le baron de Sternberg, son premier secrétaire d’ambassade à Washington, on a compris que les deux autres puissances avaient cédé. L’Amérique l’a encore fait la première ; l’Angleterre a résisté plus longtemps, et on a pu craindre pendant quelques jours que le désaccord ne devînt presque irréductible.

Pendant que ces négociations se poursuivaient en Europe, la guerre civile continuait aux îles Samoa, sans qu’aucune autorité fût assez forte pour y mettre fin. Mataafa, avec les siens, tenait toujours la campagne. On restait à la merci de tous les incidens. Le 1er avril, il s’en est produit un qui a causé en Amérique, en Angleterre et aussi en Allemagne une émotion très vive, et qui a failli compromettre le succès des pourparlers engagés. Une troupe composée de 210 Anglais et Américains environ et d’un plus grand nombre d’indigènes est tombée dans une embuscade à Vaslele, propriété d’un Allemand nommé Hufnagel. On a accusé celui-ci d’avoir été le complice des rebelles, qui étaient au nombre de 800; on a dit qu’il les excitait lui-même de la voix et du geste ; mais ces faits ne sont pas prouvés. La lutte a été soutenue de part et d’autre avec une énergie extraordinaire, et, de celle des rebelles, avec férocité. Plusieurs officiers anglais, appartenant à un navire de la rade, ont été tués. Des deux côtés il y a eu beaucoup de morts, sans qu’on puisse en savoir le nombre chez les rebelles, qui, restés maîtres du champ de bataille, ont fait disparaître les leurs : il y aurait eu une cinquantaine d’Européens tués, et encore plus de blessés. Le lendemain, jour de Pâques, les malheureux officiers qui avaient succombé ont été enterrés, et, détail douloureux qui donne la physionomie de cette guerre atroce, il a fallu plus tard rouvrir leurs tombes pour y placer leurs têtes, rapportées, dit-on, par des missionnaires français. À la nouvelle de ce combat, l’exaspération a été violente en Amérique et en Angleterre, et n’a pas été moindre en Allemagne. Les polémiques de presse ont pris un caractère de plus en plus passionné. On ne s’est ménagé ni les reproches, ni les injures. Et puis on a commencé à se calmer, car tout finit et tombe, même la colère, lorsque l’accès en a duré assez longtemps. Une circonstance a ramené un peu de calme en Allemagne. Hufnagel, qui avait été arrêté et conduit sur un navire anglais, a été remis entre les mains du commandant du croiseur allemand le Falke : on a reconnu qu’il relevait de la juridiction de son consul, et qu’il serait dangereux de porter atteinte à ce principe. Il semble qu’après avoir épuisé les sentimens violens, on ait compris partout la nécessité de s’entendre. Les trois commissaires se sont embarqués à San-Francisco, et doivent être sur le point d’arriver à Apia. Puissent-ils y faire de bonne besogne ! Ils ont d’ailleurs été investis des plus grands pouvoirs, et sont chargés de gouverner les îles Samoa jusqu’à nouvel ordre; ils maintiendront ou ils remplaceront les fonctionnaires en exercice, suivant qu’ils le jugeront convenable; enfin, toutes les autorités militaires ou civiles devront leur obéir. C’est une véritable dictature qui leur est attribuée; mais trois dictateurs, qui se surveillent et se gênent mutuellement, sont moins qu’un seul.

La plupart de ces derniers renseignemens ont été donnés au Reichstag par M. de Bulow. Le discours qu’il a prononcé, en réponse aux interpellations qui lui avaient été adressées, est plein de tact, de mesure et d’habileté. Il raconte les événemens au point de vue allemand, mais sans trop appuyer et sans récriminer. Il constate qu’il a obtenu satisfaction sur l’unanimité obligatoire des trois commissaires dans les décisions à prendre à l’avenir; il n’insiste pas sur le fait qu’il fallait également cette unanimité dans le passé, et que, si elle s’était produite pour maintenir la royauté à Mataafa, on s’en est fort bien dispensé pour la lui enlever. L’Allemagne a compris la nécessité des concessions : elle n’est pas la plus forte sur mer, et sa flotte ferait médiocre figure, seule, à côté de celles de l’Angleterre et des États-Unis. Elle a eu aussi pour cela des raisons d’un ordre plus élevé. « Une partie de la presse étrangère, a dit M. de Bulow, a fait remarquer que la valeur des Samoa n’est pas en rapport avec l’importance que cet archipel a prise au point de vue des relations internationales. C’est aussi notre avis qu’il serait souverainement odieux de déchainer la guerre entre trois puissances chrétiennes et civilisées pour un groupe d’îles de l’Océan Pacifique habitées par 30 000 sauvages, au milieu desquels vivent à peine 500 Européens… Mais il ne faut pas oublier deux choses : la première que nous avons le devoir de protéger la vie, les biens et l’industrie de nos compatriotes aux Samoa ; la seconde, que nous y possédons des droits conférés par traités, dont le maintien est considéré par le peuple allemand comme une question d’honneur. Nous ne demandons que le maintien de ces droits ; mais nous ne les laisserons pas diminuer. » Cette attitude est digne, assurément, et on ne peut que féliciter l’Allemagne de l’avoir adoptée. Nous avons montré nous-mêmes que nous savions proportionner l’effort à l’importance de l’intérêt à garantir : mais il faut avouer que l’Angleterre, et cette fois aussi l’Amérique, s’embarrassent infiniment peu de rendre aux autres la sagesse plus facile, et que le mérite en revient tout entier à ceux qui gardent assez d’empire sur eux-mêmes pour savoir quand même s’y conformer.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.