Chronique de la quinzaine - 30 avril 1900

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Chronique n° 1633
30 avril 1900


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Depuis quinze jours, l’Exposition universelle est ouverte. Cela ne veut pas dire qu’elle soit tout à fait prête ; elle ne le sera guère avant le milieu de mai. Les étrangers qui veulent la voir dans tout son éclat feront bien de ne pas venir à Paris avant cette date ; mais ils verront alors un spectacle éblouissant. On discutera beaucoup pour savoir si l’Exposition de 1900 est supérieure ou inférieure à ses devancières ; cela dépend des goûts ; tout ce qu’on peut en dire, c’est qu’elle est différente, et c’est peut-être le plus grand mérite de ce genre d’étalages de savoir se renouveler. Au surplus, nous n’avons pas l’intention de décrire ici les merveilles de notre Exposition, et nous nous contentons de signaler le fait de son ouverture comme le plus important de la quinzaine. On pourrait philosopher longtemps, et très ingénieusement, sur la question de savoir à quoi servent les Expositions universelles, et si ce à quoi elles servent est quelque chose de bon. C’est un sujet sur lequel il est difficile de s’entendre, étant donnée la variété des points de vue. Et puis, la politique s’en mêle, comme elle se mêle de tout. Les journaux ministériels confondent aujourd’hui aussi étroitement que possible les intérêts de l’Exposition et ceux du ministère, et il faut voir de quel air indigné ils accusent d’antipatriotisme ceux qui se permettent la moindre critique. Ces scrupules ne seraient pas de nature à nous arrêter. Mais ce serait tomber dans le ridicule que nous reprochons à d’autres que de faire expier à l’Exposition les péchés du gouvernement.

En réalité, elle sera magnifique. Nous regrettons de l’avoir vu ouvrir par M. Millerand, qui ne paraissait pas particulièrement qualifié pour cela ; mais cette histoire d’un jour est déjà de l’histoire ancienne. Qui se souvient aujourd’hui de la cérémonie d’ouverture ? Elle a été belle, pourtant, et presque imposante. La salle des fêtes, construite au milieu de la galerie des Machines, a paru immense comme les arènes antiques. Combien peut-elle contenir de spectateurs ? Est-ce dix mille ? Est-ce vingt mille ? Nous n’en savons rien ; mais la foule qui l’emplissait ressemblait à une mer humaine, mer parfaitement calme, d’ailleurs, et où n’apparaissait aucun danger de tempête. La seule difficulté a été d’entendre les deux orateurs, d’abord M. Millerand, ministre du commerce, puis M. Loubet, président de la République. Leurs discours se perdaient un peu dans une enceinte aussi vaste, et, bien que M. Millerand ait chanté le sien à la manière d’une mélopée, c’est à peine si on percevait de temps en temps les mots de vapeur, d’électricité, — la vapeur qui rapproche les distances et l’électricité qui les supprime, — de mutualité, de solidarité, et surtout de bonté. On a vraiment un peu abusé de ce dernier vocable, au point de donner à croire que nous ne sommes pas seulement bons, mais même débonnaires. Contentons-nous d’être bienveillans et accueillans pour les étrangers que nous avons conviés à nous rendre visite : cela suffit. Il y a, il est vrai, une rhétorique comme une architecture d’Exposition, et il faut la prendre dans son ensemble, sans trop s’arrêter à certains motifs d’ornementation. En somme, tout s’est passé très convenablement, et dans le cadre approprié. Au sortir de la salle des fêtes, le cortège a traversé le palais de l’Électricité, qui promet d’être une des grandes attractions de l’Exposition ; puis le Champ-de-Mars, qui en est le centre. On s’est enfin embarqué sur la Seine, et c’est alors qu’on est entré en pleine féerie. Le panorama qui se déroule sur les deux rives du fleuve est un enchantement pour les yeux. On a cherché longtemps quel serait le clou de l’Exposition : il est là. Et nous le disons d’autant plus volontiers que l’honneur n’en revient pas à nous seuls. Tous ces palais, ces chalets, ces kiosques ont été construits par les diverses nations qui ont répondu à notre appel : chacune y a mis le cachet de son génie, et quelquefois de sa fantaisie. Rien n’est plus original. La Seine devient le fleuve international par excellence : toutes les architectures s’y reflètent, comme dans une chaîne ininterrompue d’évocations monumentales, à la fois puissantes et légères. La vue et l’imagination en sont également charmées. On s’est arrêté au pont Alexandre III, dont l’empereur Nicolas a posé la première pierre, parrainage qui lui a porté bonheur, car c’est un des détails les mieux réussis de l’Exposition. Il lui survivra, ainsi que les deux palais des Champs-Elysées qui en prolongent la perspective, et c’est peut-être la première fois qu’une Exposition universelle laissera à Paris un souvenir qui vaille la peine d’être conservé.


Les journaux ministériels voudraient bien qu’on ne parlât pas d’autre chose. Ils sont intarissables sur la beauté du spectacle que l’Exposition présente déjà : que sera-ce dans quelques jours ? A les en croire, le ministère seul a pu faire sortir de terre ce prodigieux décor d’opéra : sans lui, nous aurions abouti à un échec complet. C’est une manière de comprendre, ou d’écrire l’histoire : mais il y a beaucoup de gens qui, par mauvais esprit sans doute, y restent insensibles. Ceux qui croyaient que l’Exposition universelle suspendrait pour six mois notre existence nationale, et que chacun de nous, pétrifié dans l’admiration, ne pourrait plus penser à un autre objet, doivent commencer à reconnaître leur illusion. La France tout entière n’est pas convertie, pour six mois, en hôtellerie, ni tous les Français ne sont changés en maîtres d’hôtel. Nous gardons notre vie propre ; elle continue de fonctionner comme auparavant. Aucune distraction ne nous détourne de nos affaires.

C’est le 6 mai, c’est-à-dire dans quelques jours, qu’auront lieu les élections municipales : jamais peut-être la lutte ne s’est annoncée comme devant être aussi disputée. Tous les partis s’organisent. On fait des manifestes, on distribue dei mots d’ordre, on se prépare de part et d’autre avec une ardeur inusitée dans ce genre de combats. Les élections municipales, malgré l’intérêt qu’elles présentent, et qui est parfois très vif dans chaque commune, n’avaient pas l’habitude d’occuper et de passionner le pays comme elles le font cette année. D’où cela vient-il, sinon d’un véritable réveil de la vie politique ? Si c’est là le résultat que poursuivait le ministère, il l’a obtenu : mais nous doutons qu’il l’ait cherché. La vérité est que tout le monde se sent aujourd’hui plus ou moins menacé, et par conséquent obligé de se défendre. Autrefois, les partis modérés avaient une tendance, d’ailleurs fâcheuse, à s’en remettre au gouvernement du soin de veiller sur eux et de les protéger, n’leur semblait même que c’était là son devoir, sa tâche naturelle, sa fonction essentielle. Mais il leur serait difficile, en présence d’un ministère semi-socialiste, de conserver une confiance qui a toujours été un peu ingénue, et qui prendrait en ce moment un caractère plus grave. La nécessité de l’action individuelle apparaît à un très grand nombre d’esprits dés- abusés ; ils reviennent au vieil axiome : Aide-toi, le ciel t’aiderai Et chacun s’apprête à s’aider soi-même. Peut-être aurait-il mieux valu commencer plus tôt. Peut-être aussi l’occasion présente n’est-elle pas celle qu’il aurait été préférable de choisir, car les élections municipales gagneraient à être dégagées des préoccupations politiques. Sans les exclure absolument, nous les reléguerions volontiers au second plan ; elles passent aujourd’hui au premier. C’est qu’on ne choisit pas, et qu’on profite de tout. On se rappelle d’ailleurs à propos que les élections municipales sont destinées à avoir, dans trois ans, un effet direct sur les élections sénatoriales. Les délégués des conseils municipaux sont en effet les électeurs du Sénat, dans la proportion de 90 sur 100. Comment, dès lors, faire complètement abstraction de la politique en élisant les conseils municipaux, puisque les conseils municipaux auront demain une part prépondérante dans l’élection des sénateurs ? On raisonne ainsi tout haut ; mais, au fond, ce n’est pas par raisonnement, c’est par instinct qu’on attache une si grande importance politique aux élections prochaines. A défaut de cette occasion, on en chercherait une autre de faire une manifestation qui paraît nécessaire. L’inconvénient de celle-ci, en dehors du danger qu’il y a toujours à introduire la politique dans nos assemblées communales, est qu’il sera bien difficile, le 6 mai au soir, de désigner avec certitude le vainqueur et le vaincu. On ne livrera pas, ce jour-là, une bataille, mais trente-six mille, autant qu’il y a de communes, et le résultat de trente-six mille batailles n’apparaît pas au premier coup d’œil. Il y a inévitablement de la confusion. Dans les élections législatives, il n’en est pas de même. D’abord les circonscriptions électorales sont ramenées à moins de six cents ; ensuite tous les élus se rencontrent finalement dans une même assemblée, et on ne tarde pas à établir la balance entre la majorité et la minorité. Encore est-elle quelquefois d’un équilibre instable. Dans les élections municipales, au contraire, les élus de trente-six mille circonscriptions restent dispersés dans trente-six mille assemblées, et on comprend sans peine combien l’embarras est grand pour les cataloguer. On a vu plus d’une fois deux armées chanter à la fois un Te Deum le lendemain d’une bataille : il n’y aura pas lieu d’être surpris, s’il en est ainsi le lendemain du 6 mai. Nous ne connaîtrons d’une manière à peu près certaine que le résultat des grandes villes ; les élections des campagnes échapperont au classement. Il est vrai que, dans les communes rurales, la situation personnelle des divers candidats reste toujours le principal facteur électoral, tandis que, dans les villes, on s’attache davantage à leur opinion. Aussi est-ce surtout dans les grands centres urbains que les élections du 6 mai auront une importance politique dont tous les partis commencent à se préoccuper.

Le premier coup de clairon a été donné par l’Alliance des républicains progressistes, groupe composé de députés et de sénateurs qui se réunit fréquemment, en dehors du parlement, sous la présidence de M. Méline. Il s’est formé après les élections de 1898, avec le programme qu’il avait défendu jusqu’alors et qu’il entendait bien ne pas abandonner. Malgré quelques défections, ce groupe est resté nombreux et compact : au milieu des défaillances de l’heure présente, c’est celui de tous qui montre le plus de fermeté dans son attitude et qui sait le mieux ce qu’il veut. En tout cas, c’est celui qui le dit avec le plus de franchise et de netteté. Il a donc adressé aux électeurs municipaux un manifeste, dans lequel il les invite à se prononcer sur les questions qui sont aujourd’hui posées, et qui l’ont été le plus souvent par le fait du ministère actuel. N’est-ce pas grâce à sa faiblesse qu’on a vu un jour, et un jour de fête, le drapeau rouge flotter en liberté dans un quartier de Paris, qui retentissait en même temps de chants révolutionnaires et de cris de guerre sociale ? Ce souvenir est difficile à oublier, et les républicains progressistes croient devoir le rappeler aujourd’hui. Il faut, disent-ils, que les candidats aux élections prochaines se prononcent pour ou contre le drapeau rouge. Mais, évidemment, ce n’est pas assez. Il faut qu’ils se prononcent aussi pour ou contre la liberté du travail, compromise par tant de grèves successives, ou plutôt par les procédés d’intimidation qu’on y emploie contre les ouvriers qui voudraient travailler ; — pour ou contre la liberté d’association, supprimée par les projets de loi que le gouvernement a déposés sous prétexte de l’organiser ; — pour ou contre la propriété individuelle, menacée par la propagande du parti socialiste, propagande qui devient chaque jour plus audacieuse. Ce sont là, en effet, des intérêts qui ne sont pas spéciaux à telle ou telle partie de la société : ils sont ceux de la société tout entière, et nul de nous ne peut y rester indifférent.

Le drapeau rouge n’est qu’un emblème, mais on sait ce qu’il représente. Il représente la révolution mise à la place du progrès de chaque jour, méthodique et prudent, qui n’a pas besoin de ruines pour accomplir son œuvre, et qui, s’il avance d’un pas mesuré, trop lent au gré de certaines impatiences, du moins ne recule jamais. Les républicains progressistes sont partisans du progrès, comme leur nom l’indique, et ennemis de la révolution. Après avoir qualifié l’œuvre de leurs adversaires : « En face, disent-ils, de cette politique de désorganisation nationale, affirmons nettement la nôtre, qui est celle de tous les républicains patriotes qui font passer avant tout l’intérêt du pays et la grandeur de la France. C’est une politique d’apaisement, de tolérance et de concorde, cherchant à réunir tous les bons Français sur le terrain de la République, en même temps qu’une politique de liberté assurant à tous les citoyens l’exercice de leurs droits. Son but, c’est l’amélioration incessante du sort des travailleurs par de bonnes lois qui les mettent à l’abri des risques auxquels ils sont exposés, accidens, maladie, chômage, vieillesse, par le développement de la mutualité sous toutes ses formes, et non pas par la lutte des classes et les conflits systématiques entre le capital et le travail. » On trouvera peut-être que certaines de ces expressions auraient besoin d’être précisées. Qu’est-ce, par exemple, que de « bonnes lois, » propres à mettre les travailleurs à l’abri des maux qui les menacent, soit accidentellement, soit naturellement ? Il faudrait s’expliquer pour être sûr de bien s’entendre. Mais les tendances générales du manifeste sont excellentes : et lorsqu’on arrive à cette conclusion qu’il convient de substituer la mutualité sous toutes ses formes à la lutte de classes que préconisent les socialistes, c’est-à-dire attendre tout de l’harmonie des intérêts et non pas de leur opposition ou de leur choc violent, l’approbation doit être complète. Ce sont deux politiques différentes, mises en présence l’une de l’autre et caractérisées par leurs traits principaux : aux électeurs de choisir. « Qu’ils parlent haut et ferme, dit le manifeste, et il faudra bien qu’on entende leur voix. » Il y a dans le ton des progressistes quelque chose de résolu et de vaillant qui, au milieu du silence général, ne saurait manquer d’être entendu. On est agréablement frappé de voir qu’en dépit du relâchement des esprits et de l’abandon des volontés, un certain nombre d’hommes n’ont rien perdu de leur énergie première, et qu’on les retrouve toujours prêts à soutenir le même combat.

Mais les journaux ministériels en sont, eux, frappés très désagréablement. Les imprécations qu’ils ont poussées à la lecture du manifeste des progressistes sont une preuve de leur irritation et de leur déception. Ils s’attendaient sincèrement à ce que l’Exposition universelle opérât sur le pays à la manière d’un calmant, et même d’un assoupissant. A force de le répéter, ils avaient fini par le croire. L’Exposition est ouverte : trêve à la politique ! C’était là le mot d’ordre qu’ils avaient donné, et que tout le monde devait suivre docilement. Ils avaient promis au pays six mois d’un repos absolu, six mois qui devaient être consacrés à des distractions agréables et à des émotions douces. Pendant ce temps-là, le ministère continuerait de travailler sans faire de bruit ; et on sait comment ils travaille. L’illusion se dissipe. Ces maudits progressistes, des enragés, presque des malfaiteurs, refusent de se tenir tranquilles. Il faut voir avec quelle véhémence de colère on les a traités ! Rarement nous avons assisté à une pareille explosion d’anathèmes. Il semblait que les progressistes allaient faire manquer l’Exposition, pour laquelle le ministère a tant fait, et à laquelle il se dévoue jusqu’à se promettre à lui-même de ne pas s’en aller avant qu’elle soit terminée.

Le manifeste des progressistes n’était pas signé, ou plutôt il ne l’était pas dans la communication qui en a été faite aux journaux, car il l’était fort bien dans la distribution qui en a été faite à un grand nombre d’électeurs. Mais, signé ou non, il était facile de deviner que la main de M. Méline avait été pour quelque chose dans sa rédaction : aussi est-ce contre M. Méline que se sont tournées les fureurs ministérielles. On l’a même accusé de se cacher pour faire de mauvais coups. Rien n’est moins dans ses habitudes ; il peut avoir d’autres défauts, mais il n’a pas celui-là. M. Méline continue de montrer dans l’opposition les qualités qu’il a déployées, pendant deux ans, au pouvoir : il ne connaît ni le découragement, ni la lassitude, et sa ténacité défie toutes les attaques. Enfin, — et c’est surtout en cela qu’il nous plaît, — il ne craint pas les responsabilités personnelles. Lorsque d’autres attendent, se réservent et se taisent, il va de l’avant, se découvre, parle et se prodigue. On a beau lui répéter qu’il se compromet, il répond en se compromettant davantage, et, à force de se compromettre, il semble être en chemin d’attirer et d’accaparer pour lui seul toute l’attention du pays. Peut-être n’a-t-il pas, pour le moment, grand’chose à faire à la Chambre. On assure qu’il n’y a pas là de majorité pour lui. Il est vrai qu’il n’y en a pas non plus pour d’autres. Mais la Chambre, malgré son importance, n’est qu’un coin de la France, et il reste de la place en dehors du Palais-Bourbon. C’est au pays qu’il faut parler aujourd’hui. La Chambre est déjà arrivée au milieu de sa carrière ; elle a été élue le 8 mai 1898 ; elle sera remplacée dans deux ans, et, si elle ne fait pas dans ces deux ans plus de besogne qu’elle n’en a fait dans les deux qui viennent de s’écouler, elle aura des comptes assez difficiles à rendre à ses électeurs. Dès maintenant, la campagne électorale commence à s’ouvrir. Dès maintenant, les responsabilités de chacun doivent être établies. C’est à quoi travaille M. Méline. Il a répliqué aux attaques dont il était l’objet par un discours qui a encore augmenté les fureurs de la presse ministérielle, parce qu’il est vraiment un acte. Cette fois, on n’a pas pu lui reprocher de combattre à visage couvert. Le discours de Remiremont est tout un programme. Nous ne l’analyserons pas, car il faudrait pour cela répéter beaucoup de choses que nous avons dites nous-mêmes bien des fois et qui sont familières à nos lecteurs. Mais, si nous laissons de côté la partie en quelque sorte didactique de cette courageuse harangue, quelle est, au point de vue politique, la position que l’orateur a prise ? M. Méline a fort bien vu que le mécontentement augmente chaque jour dans le pays. Pendant que les comités radicaux envoient des adresses de félicitations au ministère, l’opinion, qui s’est trop longtemps laissé mener ou dominer par eux, commence à secouer un joug devenu trop pesant. Elle reprend sa liberté et sa spontanéité. Il y a là un mouvement d’émancipation qui ne peut pas s’accomplir tout entier en un jour, mais qui se développe et s’accentue non sans rapidité. On sent, pour ainsi dire, que quelque chose est en voie de muer. C’est là un phénomène si évident qu’il faudrait être aveugle pour le nier, et si grave qu’il faudrait être bien léger pour ne pas s’en préoccuper.

M. Méline s’en préoccupe. Il voit grandir, non sans inquiétude, ce qu’on appelle, d’un très beau mot, le nationalisme ; mais ce mot couvre des choses très diverses, et qui, assurément, ne peuvent pas être acceptées en bloc par un homme politique, du moins s’il est républicain. A travers le nationalisme, M. Méline aperçoit et dénonce un péril, le césarisme ; le césarisme qui, dans notre pays, a toujours été le produit du jacobinisme, et qui a trouvé d’autant plus de facilité à s’y établir que le jacobinisme lui avait préparé et, en quelque sorte, adapté le terrain par la suppression des libertés publiques et par l’habitude donnée aux esprits de se jouer de la loi. Il y a donc actuellement un double danger, celui d’aujourd’hui et celui de demain ; et le premier doit presque inévitablement enfanter le second, si on ne se hâte d’y pourvoir. Il faut, pour cela, commencer par se rendre compte de ce que contient de légitime le mécontentement d’une grande partie de l’opinion. Il n’y a là rien de légitime, disent les ministériels, absolument rien ! tout est au mieux sous le meilleur des ministères possibles ! Cette manière de raisonnera déjà enfanté chez nous plus d’une révolution. L’art de la politique consiste à reconnaître ce qu’il y a de juste et de fondé dans les réclamations du pays et à y satisfaire. Le mouvement qui commence à se dessiner, et même avec quelque impétuosité, sera néfaste, s’il tourne au nationalisme césarien : il peut être heureux, au contraire, rénovateur au lieu de devenir destructeur, si un parti politique se montre assez intelligent pour le comprendre, en démêler les élémens complexes, et assez ferme pour l’empêcher de s’égarer. M. Méline essaye de le faire. Il ne nie pas le mal, il le constate, il le définit, et c’est en cela que ses adversaires de mauvaise foi l’accusent de faire cause commune avec les nationalistes ; mais il cherche le remède dans le retour aux saines pratiques du gouvernement parlementaire, dont nous nous sommes déplorablement écartés. Le salut, à ses yeux, est dans la république libérale et parlementaire, tandis que la république jacobine, préface habituelle d’un gouvernement césarien, quel que soit d’ailleurs le nom dont il s’affuble, conduit à l’aggravation du mal dans le présent, et, pour changer, à un mal d’une autre nature dans l’avenir.

Nous ne savons si M. Méline réussira dans l’œuvre qu’il a entreprise, n’rencontrera certainement beaucoup de difficultés, qui, peut-être, ne viendront pas toutes de ses adversaires. Mais il mérite d’être encouragé et aidé. Il le mérite d’autant plus qu’il est, comme nous l’avons dit, le seul, parmi nos hommes politiques en dehors du pouvoir, à donner l’impression de la vie. Pendant que les autres attendent de quelque hasard parlementaire une occasion qui ne vient pas, — et qui, si elle venait, changerait quelques hommes de place, mais laisserait les choses abandonnées à l’anarchie et à l’intrigue, — il regarde, lui, plus loin que les couloirs du Palais-Bourbon. Il ne fait pas d’ailleurs de la politique pour demain. Sachant bien qu’il ne sera pas ministre avec la Chambre actuelle, ce n’est pas à cela qu’il vise, et il en devient plus libre d’esprit et plus indépendant d’allures. Enfin, on ne voit aujourd’hui que deux partis en pleine activité : les socialistes de M. Millerand, — ils ont fait aussi un manifeste en vue des élections municipales, — et les progressistes de M. Méline. Entre ces deux extrêmes, rien ne bouge. On n’y voit que des gens embarrassés, auxquels l’Exposition pourra donner une contenance : ils auront l’air d’être hypnotisés par elle. Le malheur est qu’ils ne remuaient pas plus avant qu’elle fût ouverte, ce qui permet de craindre qu’ils ne le fassent pas davantage lorsqu’elle sera fermée.


On aurait tort, sans doute, d’attacher trop d’importance aux polémiques dont certains journaux Italiens ont été remplis depuis quelques jours, et qui témoignaient d’une certaine mauvaise humeur contre l’Allemagne et l’Autriche ; il ne faut pas. non plus les laisser passer inaperçues. Elles ont eu en Europe quelque retentissement. La seule conclusion à en tirer est que la Triple Alliance n’a plus en Italie le même prestige, et qu’aux espérances du début ont succédé d’assez rudes déceptions. Cela tient à des causes nombreuses, et nous ne les énumérerons pas toutes ; ce serait toute une étude à faire. Mais la circonstance ou le prétexte qui a conduit l’opinion italienne à manifester quelque peu d’impatience est le suivant.

Le prince héritier allemand, le fils aîné de l’empereur Guillaume, est sur le point d’atteindre sa majorité. Né le 6 mai 1882, il aura dix-huit ans le 6 mai prochain. On donnera, à ce sujet, des fêtes à Berlin, et l’empereur François-Joseph a été invité à y assister. Il a accepté. Après avoir reçu plusieurs visites de Guillaume II, il profite de l’occasion actuelle pour les lui rendre. Rien n’est plus naturel. Cependant, il ne semble pas que son voyage doive avoir un caractère exclusivement personnel, car le comte Goluchowski accompagne l’empereur. Mais pourquoi s’en inquiéter ? Cette fois encore, nous répéterons que rien n’est plus simple : on peut, tout en prenant part à une fête de famille, causer de quelques affaires, et mêler ainsi l’utile à l’agréable. Dans le reste de l’Europe, la nouvelle de cette visite, même dans les conditions où elle aura lieu, a laissé l’opinion indifférente ; on n’a pas jugé qu’il fallût y attacher une importance particulière. A Rome, au contraire, on s’en est ému assez vivement. D’abord, on y a trouvé surprenant que l’empereur d’Autriche eût été l’objet d’une invitation qui n’avait pas été adressée en même temps à la famille royale d’Italie. Est-ce que l’Italie n’est pas une aussi fidèle alliée de l’Allemagne que l’Autriche ? Est-ce que le roi Humbert n’est pas un ami aussi intime que l’empereur François-Joseph ? Pourquoi l’un et l’autre n’ont-ils pas été traités de la même manière ? Il est difficile de croire à un oubli ; il faut donc bien admettre une intention, qui a paru peu obligeante à Rome, et dont l’opinion s’est montrée, à tort ou à raison, froissée. Depuis, on a tâché de réparer l’omission première. Un prince de la maison de Savoie a été invité à son tour à se rendre à Berlin. La Triple Alliance figurera donc tout entière aux fêtes de la majorité du kronprinz. Malgré tout, la susceptibilité italienne a été mise en éveil, et il semble bien que ce ne soit pas tout à fait sans motif : mais c’est là un point qui n’a pas grand intérêt pour nous, et que nous n’éprouvons aucune curiosité à éclaircir davantage. Quoi qu’il en soit, la presse italienne, dans l’irritation du premier moment, s’est livrée à toutes sortes de suppositions, dont quelques-unes au moins ne paraissent pas très fondées. Elle est allée jusqu’à se demander si l’Autriche n’aurait pas, par hasard, des vues sur l’Albanie, et si ces vues ne seraient pas encouragées à Berlin. On a peine à croire que l’Autriche soit hantée, en ce moment, de l’esprit de conquête et d’annexion, et qu’elle s’expose, pour le satisfaire, à apporter dans la péninsule balkanique un ébranlement dont il serait difficile de calculer toutes les répercussions. Sa politique donne l’impression d’être plus conservatrice et plus calme. A cet égard, les Italiens peuvent vraisemblablement se rassurer. Reste le procédé dont nous avons parlé, et dont nous n’avons pas à nous faire juges : c’est à eux seuls, à l’apprécier.

La question de savoir ce qu’on pense à Rome de la Triple Alliance a, au contraire, de l’intérêt pour nous. Or, on en pense moins de bien qu’autrefois. On se demande, avec un esprit critique de plus en plus éveillé et exigeant, ce que la Triple Alliance, qui a pu être très utile à l’Allemagne et même à l’Autriche, a rapporté à l’Italie, soit au point de vue économique, soit au point de vue politique, et la réponse qu’il a fallu se faire n’a pas été très satisfaisante. Aussi la presse allemande a-t-elle essayé d’y ajouter quelque chose, en disant que, grâce à ses alliances, l’Italie avait pu développer considérablement sa politique dans la Méditerranée ; mais cela même est contestable, et il s’en faut de beaucoup, en tout cas, que l’Italie ait rencontré des satisfactions en rapport avec ses désirs. La Triple Alliance existe, elle sera certainement respectée aussi longtemps que le terme n’en sera pas échu ; mais sera-t-elle renouvelée, et, si elle l’est, dans quelles conditions le serait-elle ? C’est la question qu’agitent nos voisins.

Les traités de commerce conclus par l’Italie doivent prendre fin à peu près en même temps que la Triple Alliance, de sorte que des considérations économiques viennent se joindre aux considérations politiques pour rendre plus complexe le problème que la diplomatie italienne aura à résoudre. Certains journaux ont parlé à ce sujet de l’ « alliance latine » comme d’une hypothèse à envisager favorablement. n est certain que la reprise des relations commerciales de la France et de l’Italie a créé, depuis deux ans, entre elles, des intérêts communs, qui peuvent encore être développés et resserrés. Il est certain aussi que la communauté des intérêts économiques exerce une influence salutaire sur l’ensemble des rapports de deux pays. Mais il serait pour le moins prématuré de vouloir répondre dès aujourd’hui à des questions qui commencent à peine à être posées, et c’est tout au plus si on peut en préparer de loin la solution : encore faut-il y apporter beaucoup de ménagemens et de réserve. Il est bien évident que l’Italie, le moment venu, ne s’inspirera que de ses intérêts ; en quoi elle aura pleinement raison ; et c’est ce que nous ferons de notre côté. Les affinités de race et, d’une manière plus générale, les considérations de sentiment n’entrent que pour une quantité infinitésimale, ou plutôt n’entrent pour rien, dans une discussion d’affaires ; et c’est d’une affaire qu’il s’agit ici. L’Italie, nous en sommes sûrs, ne le comprend pas autrement : c’est, au surplus, la meilleure manière de s’entendre, pour deux nations qui traitent sur le pied de parfaite égalité, amicalement, mais librement, de leurs intérêts respectifs. Nous avons toujours pensé que ces intérêts, en ce qui concerne l’Italie et la France, pouvaient aisément se concilier, et que les malentendus passés étaient le résultat artificiel d’une politique détestable, que personne sans doute n’a envie de renouveler aujourd’hui. Quant aux avantages que l’Italie a retirés de la Triple Alliance, qu’elle les pèse et qu’elle les juge elle-même ! Ce n’est pas dans un moment d’irritation passagère qu’elle peut le faire utilement : une telle étude demande beaucoup de sang-froid, afin de conduire à des conclusions durables.

Notre conviction déjà ancienne est que l’Italie s’est trompée sur ses véritables intérêts, en s’engageant à fond, comme elle l’a fait, dans la Triple Alliance, et en assumant de ce chef des charges qui devaient rester sans compensation suffisante ; mais, dans le cas où elle croirait le contraire, nous laissons à un supplément d’expérience le soin de lui montrer si elle a eu tort ou raison. En attendant, les réflexions, parfois un peu amères, que ses journaux ont faites publiquement ne pouvaient manquer de nous frapper, d’abord parce qu’elles sont en partie nouvelles, au moins pour nous et sous cette forme, ensuite parce qu’elles dénotent un jugement devenu plus indépendant. Quant à l’incident qui a donné lieu à cette espèce d’examen de conscience, il est à nos yeux sans importance. Le prince héritier d’Italie assistera aux fêtes de la majorité du prince héritier allemand. Cela ne changera rien à la situation actuelle de l’Italie et de l’Europe, ni probablement à ce que pourra comporter leur situation future. Cela n’empêcherait même pas l’Autriche de faire un arrangement particulier avec l’Allemagne, si l’une et l’autre le jugeaient à propos. La fête sera seulement plus complète ; il y aura plus de gens heureux de s’y voir. Comme cette satisfaction ne fait de mal à personne, nous sommes enchantés nous-mêmes qu’elle ait été donnée à l’Italie.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.