Chronique de la quinzaine - 30 avril 1909

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Chronique n° 1849
30 avril 1909


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La béatification de Jeanne d’Arc est un événement de nature, en dehors de tout esprit de parti, à intéresser et à toucher la France entière. Quels que soient les dissentimens qui nous divisent, le patriotisme doit nous rapprocher dans un sentiment commun lorsqu’il s’agit de notre héroïne nationale. Jeanne a été l’incarnation la plus éclatante de l’idée de patrie dans notre histoire, la plus noble, la plus désintéressée, et finalement la plus douloureuse, puisqu’elle s’est résolue dans le martyre. Quel miracle plus extraordinaire que sa vie ! L’enthousiasme des foules s’est produit à maintes reprises autour de personnages puissans qui ont su en profiter pour accomplir des prodiges ; mais lorsqu’on songe à ce qu’était Jeanne, à ses origines, à son ignorance, à son sexe, à son âge, on reste confondu de l’audace heureuse avec laquelle ! la pauvre fille s’est jetée dans sa destinée glorieuse et tragique. A une époque comme la nôtre, où le mot de surhomme est devenu à la mode, on se demande s’il n’y a pas là quelque chose de supérieur à l’humanité. Il est certain, en tout cas, que Jeanne a obéi à des inspirations qui présentent rarement un tel degré d’intensité. Que les voix qu’elle a entendues et suivies soient venues de sa conscience ou d’une source encore plus élevée, son esprit en a été illuminé. Ses mots historiques ont sur tant d’autres l’avantage d’avoir été réellement prononcés, et ils étonnent par leur bon sens, leur justesse, leur originalité pittoresque, avec une pointe de gaieté et de malice qui en fait des mots bien français. Mais tout ce qui plaît et séduit en elle ne doit pas nous faire perdre de vue la mission qu’elle a remplie. Elle ne s’en est pas laissé détourner un seul instant. Le contraste est saisissant entre l’œuvre, qui a été si grande, et la faiblesse de l’instrument qui l’a réalisée. Comment oublier enfin, dans notre société démocratique, que Jeanne d’Arc a été une simple paysanne de Lorraine et que, de son cœur d’enfant du peuple, est sorti le cri de patriotisme le plus entraînant qui ait jamais retenti ? Aussi appartient-elle également à tous les Français patriotes, sans qu’aucun groupe particulier, aucun parti, aucune coterie ait le droit de la dire plus particulièrement sienne.

Et certes, rien n’a été plus loin des intentions de l’Eglise catholique que d’accaparer sa gloire en la consacrant à sa manière. On sait que, depuis longtemps déjà, il était question de la béatification de Jeanne, et, si l’on devait s’étonner de quelque chose, ce serait du temps qu’il a fallu pour aboutir au dénouement. L’Église, qui invoque pour elle des promesses d’éternité, ne fait rien à la hâte : elle regarde passer les générations successives, sans être tentée de se mettre au pas d’aucune d’elles. Le procès de béatification de Jeanne ; a donc été très long ; mais, une fois entamé, il ne pouvait pas avoir une autre conclusion que celle qui s’est enfin produite. Jeanne, en effet, a puisé toutes ses inspirations dans la religion de son temps, dont elle était profondément pénétrée. Elle était avant tout une croyante ; elle a toujours écouté des voix lointaines ; elle n’a pas cessé de regarder vers le ciel. Aussi les catholiques français auraient-ils été très contristés si Rome ne lui avait pas rendu justice. Elle a été victime des passions et des troubles d’une époque où tout était confondu. Aujourd’hui, avec la distance des siècles, avec le recul de l’histoire, ces confusions devaient être dissipées et il faut se féliciter qu’elles l’aient été. Les catholiques pourront voir désormais en Jeanne autre chose encore qu’une héroïne : le plus étroit, le plus détestable esprit de parti pourrait seul le trouver mauvais. Chacun est libre d’appliquer à Jeanne le genre de vénération qui lui convient, sans que la part qui est attribuée aux uns diminue celle qui continue d’appartenir aux autres. On dit cependant que notre gouvernement a donné des instructions pour que les fêtes de Jeanne d’Arc, à Orléans, n’aient pas cette année le même éclat que les précédentes. S’il en est ainsi, une pareille résolution ne saurait être trop sévèrement condamnée. On se rappelle, au surplus, que, depuis plusieurs années déjà, les libres penseurs et notamment les francs-maçons d’Orléans avaient émis des prétentions qui devaient contrarier et déranger les manifestations traditionnelles en faveur de la libératrice de leur ville. Nous verrons probablement cette année une nouvelle tentative du même genre ; les précédentes n’avaient réussi qu’à moitié ; qu’adviendra-t-il de celle-ci ?

Peut-être le gouvernement, dont on connaît l’élévation d’esprit et de caractère, cherche-t-il, par cette mesure à prendre sa revanche des paroles sévères que le Pape a prononcées sur lui. C’était, à coup sûr, le droit de Pie X de parler comme il l’a fait. Il n’est plus lié par aucun traité, par aucun concordat ; il peut s’exprimer en toute liberté dans les limites que, seule, la prudence humaine indique et recommande. De même, en France, le clergé catholique n’a plus, envers le gouvernement, d’autres devoirs que ceux des autres citoyens. Le Saint-Père avait beaucoup à dire, et assurément il n’a pas dit tout, mais il n’a pas non plus tout retenu. Naturellement, il n’a nommé personne ; on a pu, toutefois, deviner à qui il pensait lorsqu’il s’est écrié : « Non, il ne peut prétendre à l’amour, cet État, ce gouvernement, quel que soit le nom qu’on lui donne, qui, en faisant la guerre à la vérité, outrage ce qu’il y a dans l’homme de plus sacré. Il pourra se soutenir par la force matérielle, on le craindra sous la menace du glaive, on l’applaudira par hypocrisie, intérêt ou servilisme ; on lui obéira parce que la religion prêche et ennoblit la-soumission aux pouvoirs humains, pourvu qu’ils n’exigent pas ce qui est opposé à la sainte loi de Dieu. Mais si l’accomplissement de ce devoir envers les pouvoirs humains, en ce qui est compatible avec les devoirs envers Dieu, rend l’obéissance plus méritoire, elle n’en sera ni plus tendre, ni plus joyeuse, ni plus spontanée : jamais elle ne méritera le nom de vénération et d’amour. » Ces paroles ont été prononcées en français, et c’est la première fois que Pie X s’exprimait publiquement dans notre langue. Quelque vive qu’ait été l’impression faite par son discours, un simple geste de lui en a bientôt produit une autre encore plus profonde : geste expressif, éloquent, par lequel il a tenu à distinguer la France permanente de son gouvernement passager, et à témoigner à celle-là d’autres sentimens qu’à celui-ci. Au moment où il traversait l’immense enceinte, porté sur la sedia gestatoria qui l’élevait au-dessus de la foule, un drapeau français s’est incliné devant lui : le Pape aussitôt l’a pris dans ses mains, l’a porté à ses lèvres et l’a embrassé longuement. L’effet de cette manifestation imprévue est difficile à décrire ; une clameur formidable est sortie de 50 000 poitrines ; l’enthousiasme a dépassé tout ce qu’on peut imaginer : impression toute naturelle et dont il est difficile, même à longue distance, même à la lecture refroidissante des journaux, de ne pas sentir quelque contre-coup, car il y avait là un hommage rendu à la France par le représentant de la plus haute puissance morale qui, malgré tout, reste encore dans le monde.

Il faut désirer qu’il sorte de tout cela une pensée d’union, mais il serait téméraire de l’espérer. La campagne qui a été entamée chez nous contre le catholicisme l’a été sous prétexte de réunir tous les Français autour d’un même principe. Il y avait, disait-on, deux Frances : on voulait supprimer outre elles tout ce qui les empêchait de se rapprocher. On y a aussi mal réussi que possible : le fossé entre les deux Frances est plus profond, l’écartement entre elles est plus large que jamais. Nos sectaires continuent d’espérer que leur vœu sera enfin accompli lorsqu’ils auront définitivement détruit le catholicisme ; mais le concours de Français qui s’est produit à Rome pour assister à la béatification de Jeanne ne montre pas ce résultat comme sur le point d’être atteint. On dit même que certains Italiens ont éprouvé quelque ombrage d’une aussi imposante, d’une aussi grandiose manifestation faite autour du Saint-Père. Ils peuvent se rassurer : personne chez nous ne songe à ébranler les bases, d’ailleurs inébranlables, sur lesquelles repose l’Italie contemporaine. Il y a en histoire des solutions définitives ; mais certaines choses ne méritent pas un moindre respect, et l’amour que tous les hommes doivent porter à leur patrie respective en est une. Ces sentimens s’accordent fort bien d’un pays à un autre : ils doivent opérer entre eux un rapprochement fait d’estime mutuelle et de sympathie.


La quinzaine qui vient de s’écouler comptera dans l’histoire déjà si tourmentée de l’Empire ottoman : elle a dépassé en imprévu tout ce qui s’était produit jusqu’à ce jour. Nous ne voulons pas dire par-là qu’il était impossible, ni même bien difficile, de prévoir que les élémens réactionnaires déconcertés pas la révolution de juillet dernier, mais restés nombreux, agissans et puissans, chercheraient à reconquérir le terrain perdu. La résignation soudaine avec laquelle le Sultan, après plus de trente ans de gouvernement absolu, avait accepté sa déchéance morale et politique, ne devait tromper que ceux qui voulaient être trompés. Il pouvait y avoir intérêt pour les Jeunes-Turcs à avoir l’air crédule et confiant, comme il pouvait y avoir intérêt pour le Sultan à avoir l’air satisfait de son sort ; mais, sous cette surface artificielle, les cœurs, puisqu’ils continuaient de battre, devaient être inquiets d’une part, et profondément ulcérés de l’autre.

Le Sultan, qu’il le voulut ou non, était un principe d’opposition dans l’édifice nouveau, trop nouveau en vérité pour être bien solide et dont les fondemens reposaient sur le sol sans qu’on eût eu le temps de le creuser pour les y incruster. Dans quelle mesure Abdul-Hamid a-t-il conspiré contre la Jeune-Turquie, on ne le sait pas encore et peut-être ne le saura-t-on jamais avec certitude, il est trop habile pour n’avoir pas caché soigneusement son jeu ; mais comment n’aurait-il pas éprouvé des regrets, conçu des espérances, encouragé enfin des entreprises qui devaient lui restituer, sinon la totalité, au moins la plus grande partie de son pouvoir perdu ? Au surplus, il suffisait que le Sultan vécût et qu’il continuât d’habiter Yldiz-Kiosk pour que tous ceux qui, après avoir profité des abus de l’ancien régime, avaient été brusquement sevrés de ses avantages et profits, tournassent vers lui leurs pensées. Et de quel côté il tournait lui-même les siennes, on peut le deviner. Comment les Jeunes-Turcs n’ont-ils pas prévu cet avenir inévitable au moment de leur triomphe du mois de juillet dernier ? Comment n’ont-ils pas pris des dispositions efficaces pour en conjurer la menace ? Tout leur était facile. L’enthousiasme qu’ils avaient provoqué était général et sans mesure. Ils pouvaient tout faire alors, moins encore peut-être à cause des espérances qu’ils avaient suscitées que de la délivrance qu’ils venaient d’opérer comme par enchantement. Depuis trente ans tout le monde, dans l’Empire, vivait sous la terreur, et la terreur à la fois la plus basse et la plus lourde, celle de la police secrète ; on craignait de se montrer, de parler, de respirer trop haut ; littéralement on étouffait. Le Sultan, d’ailleurs, ne tremblait pas moins que les autres : il éprouvait la terreur qu’il inspirait. Aussi lorsque, au milieu du silence général, un officier a eu l’audace de crier le mot de liberté et lorsqu’on a vu qu’il n’était pas supprimé sur-le-champ, l’explosion a été formidable. Contre qui était-elle dirigée ? On ne le savait pas ; on n’y avait pas pensé ; le ressort trop comprimé s’était violemment détendu, beaucoup plus, semblait-il, en vertu d’une loi mécanique que d’une loi morale. Mais si le parti jeune-turc l’avait alors désigné au ressentiment du peuple, l’auteur de tant de maux aurait disparu sous la véhémence du flot, sans que personne eût eu le temps matériel de le secourir ; et ce résultat une fois acquis aurait eu tant d’excuses qu’il aurait été définitif. Les choses se sont passées autrement. Les Jeunes-Turcs, soit par générosité, soit par un calcul que l’événement a déjoué, ont entouré le Sultan de respect ; ils lui ont procuré des ovations à travers Constantinople ; ils l’ont presque élevé sur le pavois, comme pour montrer à tout le monde qu’ils n’y avaient pas touché, — et cela a fait faire des réflexions à quelques Vieux-Turcs.

Il est arrivé depuis une chose inévitable : le gouvernement nouveau a fait naître des déceptions, a provoqué des mécontentemens. Ce qu’il y avait eu de merveilleux dans la révolution de juillet avait fortement frappé les esprits, surtout les esprits simples et naïfs qui sont si nombreux dans la foule. Que ne pouvait-on pas attendre d’hommes qui, dans l’espace de quelques heures, sans efforts appareils, par un simple geste, avaient renversé un gouvernement qu’on jugeait formidable, qui l’avait été en effet pendant plusieurs siècles et qui, dans ces dernières années, avait encore paru très imposant ? De ce qu’on attendait d’eux, en sus du bienfait que la révolution avait procuré tout de suite, il faut bien reconnaître que les Jeunes-Turcs n’ont pas réalisé grand’chose. Sans doute on leur restait reconnaissant d’avoir renversé le régime de délation d’Abdul-Hamid, mais on se demandait s’ils étaient vraiment aptes à donner au pays un gouvernement, à la place de celui qui ne fonctionnait plus depuis que la pièce principale en avait été cassée. À cette question l’événement n’avait encore donné aucune réponse après dix mois d’attente, et on commençait à trouver le temps long.

De plus, par une fatalité inéluctable aussi, mais à coup sûr regrettable, le parti vainqueur s’est divisé dès le lendemain de sa victoire, sans même attendre qu’elle fût consolidée. Le Comité Union et Progrès, qui avait fait la révolution, n’a pas tardé à voir se former en dehors de lui, bientôt contre lui, un nouveau Comité qui a pris le nom d’Union libérale, et une lutte d’influence a commencé entre eux. Elle a été très active au moment des élections, et a tourné, complètement à l’avantage du Comité Union et Progrès. Il a fait élire à peu près la Chambre qu’il a voulu et a combattu, à Constantinople même, la candidature du grand vizir Kiamil pacha. Kiamil n’a eu qu’un nombre de voix dérisoire, ce qui n’a pas empêché le Sultan de le maintenir au pouvoir, sans doute pour faire contrepoids au pouvoir des Jeunes-Turcs. Mais la situation de Kiamil était naturellement très faible, malgré la considération que sa vieille expérience lui avait acquise au dedans et encore plus au dehors : à la première occasion, les Jeunes-Turcs se sont débarrassés de lui au moyen d’une simple injonction qu’ils ont adressée au Sultan. Kiamil venait de modifier la composition de son ministère par une sorte de petit coup d’État dont il a fourni des explications embrouillées. On pouvait apercevoir l’action d’une volonté indépendante. Si les Jeunes-Turcs n’ont pas su gouverner, ils n’ont pas toléré qu’on gouvernât sans eux : le crime de Kiamil est d’avoir voulu le taire. Il a été remplacé par le candidat de la Jeune-Turquie, Hussein Hilmi pacha, ancien inspecteur général des réformes en Macédoine, où il avait donné l’impression d’un habile administrateur, d’un esprit éclairé, d’un homme distingué. Ce choix qui, à distance, nous avait paru bon, a soulevé surplace beaucoup de critiques ; on a commencé à trouver que les prétentions du Comité Union et Progrès devenaient excessives ; on a dit que ce Comité, après avoir fait la révolution, de juillet, aurait dû laisser au gouvernement du lendemain des allures plus libres ; en lin de compte, Hilmi pacha s’est trouvé dans une situation très contestée, et l’opposition contre la Jeune-Turquie a pris dans une partie de l’opinion un véritable caractère de violence. Un incident particulier a produit, par surcroit, une impression profonde : le rédacteur en chef du journal « libéral » Servesti, Hassan Phemi bey, a été tué à coups de revolver sur le pont de Galata. Le meurtrier, qui portait, dit-on, l’uniforme d’officier, s’est enfui et n’a pas été retrouvé. Rien n’autorisait à rendre le Comité Union et Progrès responsable de ce meurtre, mais l’opinion publique se détermine par de premières impressions, souvent plus passionnées que justes. L’assassinat du malheureux journaliste a augmenté encore le malaise général, et si une pensée vigilante surveillait les événemens dans un lieu sombre, elle a pu croire que la situation arrivait à ce point de maturité où il suffirait d’une surprise comme celle du mois de juillet dernier, mais en sens contraire, pour mettre en cause les résultats de la révolution, ou plutôt pour les supprimer.

C’est alors qu’a éclaté l’émeute du 13 avril : les journaux l’ont racontée avec des détails très abondans dont il est encore difficile de contrôler la parfaite exactitude. Le seul fait certain est que Constantinople a été livrée pendant quarante-huit heures à la soldatesque. La révolution de juillet avait été le fait des officiers, la révolution d’avril a été celui des soldats. Non seulement les soldats n’étaient pas conduits par leurs officiers, mais on a raconté depuis l’événement que ceux-ci avaient été enfermés dans les casernes et que plusieurs d’entre eux avaient été lâchement assassinés : on a même parlé de plusieurs centaines de victimes. Les soldats, sans commandement apparent, se sont portés du côté du Parlement, dont ils ont criblé les murs de balles. Ils n’ont guère trouvé de résistance qu’au ministère de la Guerre, ou Séraskiérat, qui a été protégé par la cavalerie. Les mutins, il faut cependant le dire, auraient pu faire beaucoup plus de dégâts qu’ils n’en ont fait : ils ont tiré un grand nombre de coups de fusil, ils ont tué quelques passans, et après avoir fait parvenir au Sultan un certain nombre de réclamations que celui-ci était sans doute préparé à recevoir, ils sont rentrés dans leurs casernes, où une amnistie les a couverts aussitôt. Naturellement le ministère a été renversé. Hilmi pacha a été remplacé par Tewtik pacha.

La principale revendication des soldats a porté sur la loi religieuse, qui, d’après eux, n’avait pas été dans ces derniers mois assez strictement respectée. Nous ne rechercherons pas s’il n’y a pas là une part de vérité. Peut-être les Jeunes-Turcs qui, exilés pendant de longues années, ont séjourné dans les grandes villes de l’Europe et y ont fréquenté des sociétés très libres d’esprit, étaient-ils devenus des Musulmans peu orthodoxes. En tout cas, il était facile de les en accuser. C’est de ce prétexte qu’on a usé pour exciter contre eux le fanatisme des troupes. On ne peut pas demander aux soldats turcs d’être des philosophes ; ils croient qu’Allah est Dieu et que Mahomet est son prophète, et leurs idées ne vont pas plus loin. Il a suffi de leur rendre leurs officiers suspects d’indifférence en matière de religion pour qu’ils en égorgeassent quelques-uns et enfermassent les autres. Au premier moment la sécurité des députés a été gravement menacée. Leur président, Ahmed Riza, a dû chercher son salut dans la fuite, et beaucoup d’autres ont suivi son exemple. Un ministre avait été tué, un autre blessé. La défense était impossible. Il y a des momens où les balles pleuvent et où la mort vagabonde au hasard à travers la ville. Chacun alors songe à soi. A Constantinople, instinctivement, tous ceux qui se sont sentis en péril ont regardé et, aussitôt qu’ils l’ont pu, ont fui du côté de Salonique. N’est-ce pas de là qu’étaient partis le signal et le premier ébranlement de la révolution de juillet ? Salonique est une ville intelligente et libérale. L’atteindre était sans doute le salut. Enfin, si une résistance devait se produire contre l’émeute militaire de Constantinople, c’était à Salonique qu’elle devait se former. Il y avait là un corps d’année, il y en avait un autre à Andrinople dont l’esprit était resté fidèle à la Jeune-Turquie. On se demandait ce qu’allaient faire les champions du régime constitutionnel. L’émeute du 13 avril était évidemment dirigée contre eux ; elle était la contre-partie, un peu caricaturale, de celle qu’ils avaient eux-mêmes fomentée en juillet, et qui avait alors si brillamment réussi. Accepteraient-ils leur défaite ? Se résigneraient-ils à ne laisser dans l’histoire d’autre souvenir que celui d’une apparition fugitive, d’un météore qui, après avoir brillé un instant, s’était perdu dans la nuit ?

À cette question, les Jeunes-Turcs n’ont pas tardé à donner une réponse catégorique : ils n’ont pas consenti à laisser confisquer la révolution qu’ils avaient faite. Convaincus d’ailleurs qu’ils avaient joué leurs têtes dans leur première entreprise, et qu’ils ne pouvaient les sauver qu’à la condition de rester les plus forts, ils ont pris la direction des corps d’armée de Salonique et d’Andrinople, ont fait appel aux volontaires qui voudraient se joindre à eux, en ont reçu effectivement un assez grand nombre, et ont marché sur Constantinople. La concentration autour de la ville a été rapide et bien faite. Alors le Sultan, diplomate habile, mais trop confiant dans son habileté, a envoyé aux troupes des parlementaires pour essayer de la conciliation : en tout cela, il n’y avait qu’un malentendu qu’il serait facile de dissiper, car, au fond, les troupes de Salonique et celles de Constantinople voulaient la même chose. Mais les envoyés du Sultan ont été éconduits ; les officiers ont refusé de les entendre et encore plus, on peut le croire, de les laisser s’entretenir avec les soldats. C’est seulement à Constantinople qu’on s’expliquerait : les Jeunes-Turcs ne disaient pas comment. Le savaient-ils bien eux-mêmes ? Leur silence venait-il d’un parti pris déjà formé ou de l’irrésolution où ils étaient encore ? Il était assez difficile de le dire au milieu des manifestations en sens contraires qu’ils laissaient se produire autour d’eux et auxquelles, vraisemblablement, ils donnaient un encouragement égal.

La petite ville de San Stéfano, célèbre par un traité qui n’a pas duré, a pris de nouveau, au milieu des événemens actuels, une importance passagère. Sous la protection des baïonnettes constitutionnelles, les députés qui s’étaient sauvés de Constantinople s’y sont réunis en assez grand nombre pour donner l’impression d’un parlement. Ils y ont tenu des séances pour savoir ce qu’il convenait de faire du Sultan : fallait-il le laisser sur le trône ou l’en arracher ? Il semble que la réponse devait être subordonnée à la question de savoir quel rôle le Sultan avait joué dans l’émeute du 13 avril. Si les présomptions contre Abdul-Hamid abondent., il n’y a aucune preuve certaine. Aussi Chevket pacha, général en chef des troupes jeunes-turques, a-t-il déclaré jusqu’au bout que c’était une calomnie d’attribuer à l’armée la résolution de déposer le souverain. Mais, en même temps, la Chambre des députés émettait un vote en sens contraire : à ses yeux, le Sultan était coupable, et son abdication ou sa chute était nécessaire. Bien hardi qui aurait pu dire dès ce moment de quel côté pencherait finalement la balance ! Il est probable que, dans la pensée de tous, l’événement seul devait en décider : tout dépendrait de l’attitude d’Abdul-Hamid au moment décisif. Les Jeunes-Turcs ont certainement désiré entrer à Constantinople sans coup férir. Une apparence de guerre civile, une collision militaire était à leurs yeux un fait déplorable, qu’il fallait s’efforcer d’éviter, et c’est pour cela sans doute qu’après avoir concentré leurs troupes sous les murs de la capitale, ils se sont arrêtés avant de les franchir, il y a eu tentative d’entente entre les deux généraux en chef, Chevket pacha du côté des Jeunes-Turcs, et Nazim pacha du côté de la garnison de Constantinople ; on a cru ou semblé croire qu’on s’était mis d’accord : mais il est douteux que Nazim pacha ait été maître de ses soldats. Chevket a adressé un télégramme au Sultan pour lui dire que « par suite de corruptions récentes dans la Garde impériale, le pouvoir du gouvernement avait été complètement annihilé, » et qu’il venait le rétablir : son respect était absolu pour la personne du Sultan. Abdul-Hamid s’est empressé de répondre qu’il s’agissait moins de sa personne dans les circonstances actuelles que des moyens de guérir les maux dont souffrait le pays : il ajoutait que l’accusation dirigée contre les soldats d’avoir été achetés était très grave, et qu’il était urgent de faire sur ce point une enquête sérieuse. « Si les soldats, ajoutait-il, touchaient de l’argent pour prendre parti dans des controverses politiques, on ne peut pas savoir combien de mal cela engendrera. » C’est par ces passes d’armes savantes, mais vaines, qu’Abdul-Hamid préludait aux derniers événemens qui allaient s’accomplir. Il est probable que son parti était pris de résister : en tout cas, la garnison de Constantinople y était décidée. Le vendredi 23 avril, lorsque le Sultan s’est rendu au sélamlik, — qui pouvait dire si ce n’était pas pour la dernière fois de sa vie ? — les journaux ont constaté sur sa figure un air de résolution qui ne lui était pas habituel. On l’a acclamé comme d’habitude, comme on acclame tout le monde à Constantinople, comme on a acclamé vingt-quatre heures plus tard l’armée de la Constitution victorieuse. Le samedi, en effet, les troupes d’investissement ont pénétré dans la ville. Elles y ont rencontré une vive résistance ; autour de plusieurs casernes, le combat a été meurtrier, et, lorsque la journée s’est terminée, les batteries jeunes-turques dominaient et menaçaient Yldiz-Kiosk. Le bombardement semblait imminent ; on disait que le Sultan s’était enfui, mais personne n’en savait rien : et la nuit a couvert de ses ombres tragiques le mystère de ce que ; devait être le lendemain.

Le lendemain, toute résistance étant d’ailleurs impossible, les troupes qui défendaient Yldiz-Kiosk se sont rendues. On a dit d’abord que le Sultan leur en avait donné l’ordre, puis qu’il avait laissé la lutte se poursuivre jusqu’au bout. La première version semble la plus vraisemblable, car Abdul-Hamid savait bien que sa vie était en jeu et que, s’il brûlait imprudemment sa dernière cartouche, il en resterait encore à l’armée assiégeante pour se venger. Quoi qu’il en soit, le bombardement d’Yldiz-Kiosk n’a pas eu lieu ; l’armée assiégeante n’en a pas eu besoin pour s’emparer de la place ; le Palais et le Sultan sont tombés entre ses mains ; les Jeunes-Turcs ont été bientôt maîtres de tout, et on s’est demandé avec une anxiété croissante ce qu’ils allaient faire de leur victoire. Tout Constantinople, où l’ordre commençait à se rétablir, a regardé du côté d’Yldiz avec la curiosité qu’on accorde à un mur derrière lequel il se passe quelque chose ; mais que s’y passait-il ? Nul ne le savait, et nous ne le savons pas encore au moment actuel. On ne peut pas croire à des nouvelles qui se contredisent d’heure en heure : il faut attendre. A parler franchement, le monde a été surpris le lundi matin, 26 avril, en apprenant qu’Abdul-Hamid vivait encore, qu’on ne l’avait pas tué, ou suicidé comme on a dit et fait autrefois. Puisqu’il vit encore, la probabilité est que son existence sera respectée ; mais pour ce qui est de son pouvoir, il a certainement perdu les dernières parcelles qu’il en avait encore le 12 avril, et il est vrai que c’était peu de chose : à la dictature politique qu’il a exercée pendant plus de trente ans a succédé une dictature militaire qui s’exercera tout d’abord contre lui, très impérieusement. Sous quelle forme ? Les Jeunes-Turcs renverseront-ils Abdul-Hamid ? Le conserveront-ils sur le trône comme un prisonnier et un otage ? Après lui avoir fait sentir la supériorité de leurs forces, compteront-ils assez sur sa soumission pour n’avoir pas besoin de sa démission ? Estimeront-ils enfin que sa personne peut encore leur être utile, à la manière d’un vieux drapeau dont ils tiennent solidement la hampe ? Tout est possible. Abdul-Hamid, à défaut de popularité, jouit d’un prestige personnel qu’il doit à la longueur de son règne, à la souplesse de son intelligence, à la fertilité de ses ressources, enfin aux ménagemens habiles qu’il a eus pour les puissances étrangères. Si certaines de ces puissances ont eu plus particulièrement à se louer de lui, surtout dans ces derniers temps, aucune n’a eu jamais à s’en plaindre gravement. Il a maintenu entre elles un certain équilibre dans lequel chacune, y compris la France, a trouvé son compte. Son despotisme soupçonneux a pesé lourdement, parfois cruellement sur ses sujets, mais sa politique a été favorable à l’Europe : — et c’est ce qu’on ne saurait oublier dans un moment où l’avenir apparaît pour le moins très incertain.

Qu’on ne s’y trompe pas, en effet, l’Empire ottoman d’aujourd’hui tend naturellement à la dislocation, à la dissolution : le sultan Abdul-Hamid, avec ses qualités et malgré ses défauts, était le lien qui en maintenait encore réunies les parties divergentes. Nous espérons que les Jeunes-Turcs suffiront à la même tâche ; mais ils ont encore à faire leurs preuves à ce sujet. Ils sont animés d’un ardent patriotisme, auquel ils ont même donné quelquefois la forme d’un nationalisme intransigeant ; mais quels seront leur moyens d’action ? Le Sultan avait le très grand tort de massacrer de temps en temps ses sujets ; mais beaucoup de ces sujets, livrés à eux-mêmes, ont une tendance à massacrer les étrangers et les chrétiens. Le sang coule sur plusieurs points de l’Asie Mineure ; les Puissances ont été obligées d’envoyer des vaisseaux pour surveiller les événemens, ou pour y pourvoir. Tout le monde arabe est en effervescence. Des craquemens sinistres se font entendre. Les questions les plus redoutables se posent sur tous les points à la fois, sans qu’on aperçoive distinctement l’autorité morale, ou, à son défaut, la force matérielle propre à les résoudre. Les meilleurs amis de la Turquie, dont nous sommes, ceux qui la regardent comme nécessaire à l’équilibre et par conséquent à la paix du monde, ne sont pas sans appréhensions pour elle ; ils lui doivent des avertissemens sérieux. Un vieux proverbe dit qu’on ne supprime définitivement que ce qu’on remplace. Quelque odieux qu’ait été à l’intérieur le régime hamidien, il faudrait le remplacer par autre chose que celui des pronunciamientos. La révolution de juillet dernier a été belle comme une féerie, comme un songe enchanté que le réveil dissipe ; les secousses brutales du mois qui s’achève ont été sombres et sanglantes ; c’est à elles qu’ont conduit les enivrantes, mais peut-être naïves espérances d’il y a dix mois ? Les Jeunes-Turcs sont trop intelligens pour que ces réflexions ne se présentent pas à leur esprit comme au nôtre. Ils ont pris une immense responsabilité envers leur pays, envers l’Europe, envers l’histoire. Ils l’ont fait généreusement en juillet 1908, courageusement en avril 1909. Les voilà définitivement les maîtres, et nous les en félicitons. Mais, pour emprunter un mot à l’éloquent tribun dont les fêtes de Nice viennent une fois de plus défaire retentir le nom sonore, si l’ère des périls est passée pour eux, celle des difficultés commence : nous leur souhaitons d’être à la hauteur de ces difficultés.


P. -S. — Au dernier moment, les nouvelles de Constantinople annoncent la déposition d’Abdul-Hamid et la proclamation de son frère, Rechad Effendi, sous le nom de Mohamet V. Cette solution n’étonnera pas les lecteurs de notre chronique, dans laquelle ; nous n’aurions, si le temps nous permettait de le faire, que peu de chose à modifier.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.