Chronique de la quinzaine - 30 avril 1916

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Chronique n° 2017
30 avril 1916


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La dernière quinzaine de mars avait été la quinzaine des Alliés : celle-ci, du 10 au 25 avril, pourrait s’appeler la quinzaine des Neutres. La position des Puissances de l’Entente a été, d’un commun accord entre elles, fixée par la Conférence de Paris ; et voici le moment arrivé, pour quelques-unes au moins des Puissances neutres, de prendre, chacune en ce qui la concerne, une résolution et une position. Les incidens qui se sont récemment produits, les événemens qui se préparent, en font une obligation plus particulièrement pressante pour trois ou quatre de ces États. Ce sont leurs raisons de se déterminer, les considérations d’intérêt ou de sentiment auxquelles ils peuvent obéir, que nous allons sommairement exposer ici.

Prenons la carte et faisons d’un coup d’œil rapide le tour de l’Europe. Les Puissances européennes demeurées neutres aujourd’hui encore, au vingt et unième mois de guerre, sont la Suède, la Norvège, le Danemark, les Pays-Bas, l’Espagne, la Grèce, la Roumanie, la Suisse. Par une coïncidence curieuse, elles se trouvent être, elles aussi, au nombre de huit : faut-il risquer le mot ? ce sont, en face et en regard des huit Puissances de l’Entente, les huit Puissances de l’Attente. Leurs forces sont d’ailleurs inégales, et leur situation géographique ou politique, les circonstances naturelles ou historiques de leur existence, susceptibles d’avoir une influence sur leur conduite, ne sont pas les mêmes pour toutes. Presque toutes pourtant, sept sur huit, sont des Puissances plus ou moins maritimes. Quatre le sont pleinement : les quatre États du Nord, qui, en temps ordinaire, sillonnent et exploitent la mer comme agens de transport, d’exportation et d’importation, pour leur plus grand profit, et à la satisfaction d’autres États moins bien placés, moins favorisés, maintenant engagés dans l’immense conflit ; ces quatre voituriers de la mer sont la Suède, la Norvège, le Danemark, la Hollande. Les trois États du Sud, Espagne, Roumanie, Grèce, tirent peut-être de la mer, à des degrés divers et avec des étendues de côtes, avec des ressources très différentes, plus de vie qu’ils ne lui en rendent ; la Grèce ne peut vivre que d’elle : hors du milieu marin, elle dépérit et s’éteint en quelques jours. Au centre des terres, la Suisse est, pour son approvisionnement, dépendante de ses voisines ; elle a besoin d’une issue ou plutôt d’une entrée, d’un accès et d’une route, vers l’un ou l’autre des marchés du monde.

Mais cette conflagration de l’univers, où a été jetée plus de la moitié du genre humain, ne touche pas seulement l’Europe, ni seulement les possessions ou les colonies extra-européennes des États européens. Déjà le Japon, en Extrême-Orient, s’y est volontairement mêlé. Dans l’hémisphère occidental, il ne s’est pas, depuis deux ans bientôt, passé un mois, sans que les États-Unis se soient vus contraints ou se soient crus obligés d’élever quelque protestation, de faire entendre quelque avertissement. Et ce ne serait pas assez de dire « l’Amérique : » on doit dire « les Amériques, » celle du Sud comme celle du Nord ; car pas une des vingt et une républiques de l’énorme continent n’est restée et ne saurait rester absolument indifférente ; certaines, même, de ces républiques latines, l’A. B. C, l’Argentine, le Brésil, le Chili, ont ressenti profondément, comme toujours, en leur population hétérogène, traversée de courans opposés, les secousses du tremblement de terre.

Ainsi que leur situation géographique et politique, la situation juridique de toutes ces Puissances neutres, européennes ou non, n’est pas, dans la forme, entièrement la même. Le Recueil des Documens intéressant le droit international (guerre de 1914) ne contient aucune déclaration spéciale de neutralité pour les États scandinaves, ni pour la Grèce, ni pour la Roumanie. Au contraire, les Pays-Bas ont proclamé, dès le 5 août 1914, leur neutralité dans la guerre entre la Belgique et l’Allemagne, entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne ; l’Espagne, le 7 août, a proclamé la sienne dans les guerres entre l’Allemagne, la Russie, la France et la Grande-Bretagne, entre l’Autriche-Hongrie et la Belgique ; elle en a fait autant, chaque fois qu’un nouvel État est venu se joindre aux belligérans. Avant la Hollande et l’Espagne, au premier jour, le 4, la Suisse s’était déclarée neutre, avec une solennité qui prouve combien elle savait sa position délicate. De ce premier jour aussi, 4 août, est la « proclamation de neutralité rendue par le Président des États-Unis d’Amérique à l’occasion des guerres entre l’Autriche-Hongrie et la Serbie, l’Allemagne et la Russie, l’Allemagne et la France, » complétée ensuite, du 5 août au 1er septembre, à mesure que le conflit se développait. Sans doute, les différences de forme n’emportent pas nécessairement d’irréductibles différences de fond, entre États qui ont déclaré et États qui n’ont pas déclaré officiellement leur neutralité ; et sans doute il serait téméraire d’en déduire une différence probable d’attitude et d’action. C’est pur hasard (mais le hasard est parfois plein d’apparente logique) si la neutralité de fait, dont se couvrent certaines Puissances qui appartiennent au second groupe, a paru, à plus d’une reprise, avoir quelque chose d’hésitant, ou même de précaire, et comme de suspensif.

Les procédés de l’Allemagne ont mis à une rude épreuve les neutralités même les plus mûrement délibérées et les plus solidement assises, déjà soucieuses, pourquoi le nier ? des difficultés inhérentes à une pareille guerre, et qu’aucune attention n’était capable de leur épargner tout à fait. Quand la moitié de l’humanité s’entretue, il est impossible que l’autre moitié n’en souffre pas et s’en tire sans une écorchure. On aura beau dire que ce serait son droit : il suffit de répondre que c’est impossible. Mais cela n’est vrai que d’une part de contrainte et de gêne inévitable, d’un minimum de mal, d’un mal que, précisément, les neutres ont le droit de voir réduire et que les belligérans ont le devoir de réduire au minimum, qu’en tout cas il est à la fois absurde et criminel d’aggraver. Or, du blocus à la torpille, il y a toute la distance de ce minimum inévitable au paroxysme qui pourrait et qui devrait être évité. Peser au même poids et mesurer à la même mesure ceux qui recourent au blocus régulier et ceux qui usent de la torpille contre des passagers inoffensifs, est une idée qui ne serait venue à personne, voilà seulement deux ou trois ans, lorsqu’il y avait encore un droit international. Il est vrai que les Allemands soutiennent qu’il y en a toujours un, mais que, comme il n’a pas déterminé les conditions de la guerre sous-marine, cette guerre étant restée hors de ses prescriptions, rien de ce qu’on s’y permet ne peut être contraire au droit, et tout, par conséquent, peut lui être conforme. Ce sont de beaux raisonnemens, et on les reconnaît bien là ! Mais une heureuse rencontre veut que trois des chefs d’État ou de gouvernement des Puissances neutres, M. Woodrow Wilson, Président de la République américaine, M. Hammarskjöld, président du Conseil des ministres de Suède, et M. Cort van der Linden, premier ministre néerlandais, soient justement des spécialistes réputés, des maîtres du droit international : il sera malaisé de leur faire accepter cette théorie, où, par une manière de conciliation paradoxale, les juristes et les diplomates d’outre-Rhin se flattent d’établir l’identité du droit et de la violation du droit.

Pour commencer par les États-Unis, parce qu’un geste énergique fait par eux en ce moment porte assurément très loin, qu’on pense ce qu’on veut de M. Wilson, de ses notes, de ses atténuations, de ses ménagemens et de leurs motifs, on ne lui reprochera pas d’avoir manqué de patience. D’origine écossaise encore toute récente, anglophile affiché, comme ses ouvrages en témoignent, et notamment son livre sur l’État, qui n’est guère qu’un hymne à la grandeur britannique, seule comparable à la grandeur romaine, le professeur de l’Université de Princeton n’a désavoué ni ses parentés de race, ni ses affinités de culture, ni ses préférences d’esprit ; mais le Président des États-Unis s’est fortement persuadé qu’il avait à se méfier de ces penchans mêmes et à faire un effort sur soi pour se garder impartial et juste. Sa conscience puritaine lui a représenté qu’il n’aurait pas atteint la justice totale, s’il ne l’avait pas réalisée un peu contre ses inclinations ; les réprimer ne serait que redresser la balance. Par-dessus tout, il eût voulu la paix. La paix perdue pour les trois quarts de l’Europe, il a continué à la vouloir pour l’Amérique. Et il en a donné publiquement ses raisons, qui sont les unes particulières, les autres générales ; les unes d’ordre américain, si l’on peut ainsi dire, et les autres d’ordre humain : « Nous nous sommes tenus en dehors de la querelle, a écrit M. Woodrow Wilson dans son message du 6 décembre 1915. C’était manifestement notre devoir. Non seulement nous n’avions ni part ni intérêt dans les politiques qui semblent avoir amené le conflit, mais il était nécessaire, pour éviter une catastrophe universelle, qu’une limite fût mise à l’extension de cette guerre destructive et qu’une partie de la grande famille des nations maintînt l’état de paix, ne fût-ce que pour prévenir une ruine économique collective et l’effondrement dans le monde entier des industries qui nourrissent et font vivre ses populations. » Sociologue jusqu’en ses habitudes de langage, M. Wilson se montrait préoccupé de maintenir, en un coin du globe, « la structure de la paix, » ce type même d’État ou de société combiné pour la vie des hommes dans la paix, et menacé de disparaître, de s’effacer de leur mémoire même si « la catastrophe » devenait universelle ; Américain, il était naturellement désireux que le coin sauvé du déluge fût l’Amérique, et en fût sauvé par ses soins. En mai 1915, presque immédiatement après l’affaire de la Lusitania, il osait prononcer ces mots, qui lui valurent tant d’invectives, aux États-Unis et à l’extérieur, et qui certainement prêtaient au moins à cette critique de n’être pas dits en leur temps : « L’exemple de l’Amérique doit être un exemple spécial de paix non seulement parce qu’elle ne veut pas se battre, mais parce que la paix est l’influence salutaire qui anime le monde, et que la guerre ne l’est pas. Il y a tel cas où un homme est trop fier pour se battre, tel cas où une nation est tellement dans son droit qu’elle n’a pas besoin de convaincre les autres par la force qu’elle est dans son droit. »

Hélas !... Cependant le ciel américain lui-même s’assombrissait ; l’Océan s’emplissait de cadavres ; les pertes, les deuils s’accumulaient et les cœurs se chargeaient de colères, qu’entretenaient et excitaient d’impudentes provocations commises sous le couvert de l’hospitalité. Quel que fût son amour de la paix par la vertu du droit, quelle que fût sa foi dans l’accomplissement de la justice par la stricte observation d’une neutralité impartiale, M. Woodrow Wilson ne pouvait fermer ses yeux et ses oreilles, au point de ne pas voir et de ne pas entendre. Bientôt, il allait être amené à reconnaître qu’il est, à la fin du compte, des choses pour lesquelles une nation doit se battre, et des cas dans lesquels une nation, quoiqu’elle soit manifestement dans son droit, « a besoin de convaincre les autres par la force qu’elle est dans son droit. » — « Il y a, confessait-il, quelque chose que les Américains aiment mieux que la paix : ils aiment mieux les principes qui sont le fondement de leur vie politique. » Le premier de ces principes, évidemment, qu’il est inutile d’écrire, car il est comme « l’essence de la vie pour l’âme nationale, » c’est l’indépendance, la dignité, la souveraineté des États-Unis. Mais, comment M. Wilson ne s’en serait-il pas bien vite aperçu, si, par leurs interventions indiscrètes, des essaims d’ « indésirables » n’ont cessé de se rappeler et de vouloir s’imposer à lui ? — il y a, dans tous les États de l’Union, jusque dans l’Est, surtout dans l’Ouest moyen et l’Extrême-Ouest, « des Américains égarés par des sentimens erronés d’allégeance aux gouvernemens sous lesquels ils sont nés. » Des Américains, oui, sur les registres, pour les statistiques ; mais, comme ce sont des échappés d’une nation qui souffre qu’on la renie sans abandonner sa nationalité, qui fait plus et désire être reniée pour être plus efficacement servie, ils sont tout à la fois Américains et ne le sont pas devenus, ne sont plus Allemands et le sont restés : ainsi que, dans l’ancien droit français, le gentilhomme qui avait dérogé par le fait de marchandise ou de labourage chez autrui était « toujours sur ses pieds pour remonter à noblesse, » ils sont toujours debout, dans leur nouvelle patrie, pour retourner à l’ancienne, et coulent des jours prospères entre deux défections. Au temps de la dernière insurrection de Cuba contre l’Espagne, Canovas del Castillo me dit plaisamment un jour : « Mes nègres ne sont pas, comme ceux des États-Unis, des nègres blancs. » L’Allemand des États-Unis, plus opiniâtre que le nègre, ne blanchit pas, autrement dit ne « s’américanise » que par exception. Ce sont ces néo-Américains, vieux et persévérans Allemands, cachant, sous un masque adouci de progermains, leur germanisme de plein exercice, qui depuis vingt mois ont assailli le Président de leurs plaintes et de leurs récriminations. Cris, parce que des compagnies américaines fournissaient aux Puissances de l’Entente des armes, des munitions, du blé, des vivres ; injures et cris, parce que la flotte anglo-française, maîtresse de la mer, affamait le paisible peuple d’Allemagne, privait de pain ses vieilles femmes et de lait ses petits enfans ; injures, cris et menaces, parce que M. Woodrow Wilson ne se décidait pas à conseiller aux citoyens des États-Unis de ne pas voyager sur des navires même neutres, s’ils étaient armés, ne fût-ce que pour leur défense, et mettait ainsi une entrave à la liberté d’action de l’ingénieuse, audacieuse et victorieuse Allemagne. Encore s’ils n’avaient fait que de se plaindre et de récriminer ! S’ils n’avaient tendu que des pièges et allumé que des pétards parlementaires ! Mais des bombes étaient furtivement déposées dans la cale des bateaux, qui soudain brûlaient le long des quais ; les gares et les ports s’embouteillaient ; des ponts sautaient ou étaient minés ; des usines flambaient : une immense main noire s’était abattue sur les États-Unis, chiffonnait le drapeau, et jouait insolemment avec les quarante-huit étoiles. Une foule d’officieux, d’agens et d’espions s’agitait, tissait ses trames, ergotait, complotait, corrompait, sans plus de souci de se couvrir de honte que de couvrir les autorités de ridicule.

Seulement, sur deux de ces points, la vente des armes et des munitions, la faculté de voyager sur des navires armés pour leur défense, M. Woodrow Wilson s’était souvenu que les Américains ont des principes auxquels ils sont fortement attachés, et, comme il s’agissait de droit positif, il avait, de bonne heure, pris soin de les écrire. En effet, pour ce qui est des armes, dans l’acte même portant « proclamation de neutralité, » acte d’une gravité, d’une majesté religieuse, où le Président parle personnellement : « Moi, Woodrow Wilson, Président des États-Unis d’Amérique, » et daté, en style de diplôme : « Fait dans la ville de Washington, le quatrième jour du mois d’août de l’année de Notre Seigneur 1914, et de la cent trente-neuvième année de l’indépendance des États-Unis d’Amérique, » — ce qui révèle un des cas dans lesquels, suivant une juste remarque, la République américaine ressemble plus à la monarchie anglaise du temps des Georges qu’à une démocratie moderne ; vers la fin de cette proclamation, M. Wilson avait dit : « Et, par la présente, je préviens tous les citoyens des États-Unis, de même que toutes personnes habitant ou se trouvant sur leur territoire ou sous leur juridiction... que, si toutes personnes peuvent légalement, et sans restriction vu l’état de guerre, fabriquer et vendre, à l’intérieur des États-Unis, des armes et des munitions de guerre, ainsi que d’autres articles appelés communément « contrebande de guerre, » cependant toutes personnes ne peuvent transporter de tels objets à travers les mers pour l’usage ou pour le service d’un belligérant, pas plus qu’elles ne peuvent transporter des soldats et des officiers d’un belligérant, ou essayer de forcer un blocus légalement établi et maintenu pendant la guerre, sans encourir le risque d’une capture par l’ennemi et les pénalités énoncées par le droit des gens à cet égard. »

La règle étant ainsi pleinement et sûrement posée, une circulaire du département d’État ou ministère des Affaires étrangères, du 15 octobre suivant, en donnait ce commentaire que nous résumons : « La vente à un belligérant faite par le gouvernement des États-Unis lui-même constitue un acte contraire à la neutralité ; mais la vente à un belligérant de quelque produit des États-Unis, faite par un simple particulier, n’est ni illicite, ni contraire à la neutralité, et l’Exécutif n’a pas, à l’intérieur du territoire, le pouvoir d’empêcher ou de contrôler un pareil acte... L’obligation d’empêcher ces articles de parvenir à leur destination incombe à l’ennemi, et non pas à la nation dont font partie les citoyens vendeurs. Si l’ennemi de la nation qui a acheté les articles de contrebande est incapable de s’opposer à l’arrivée à destination de ces articles, cela est pour lui un des malheurs de la guerre ; cette incapacité n’impose, en aucune manière, au gouvernement neutre, l’obligation d’empêcher la vente. » Aussi, lorsque, le 8 janvier 1915, le sénateur Stone, président du Comité des Affaires étrangères, eut transmis au secrétaire d’État, alors M. William Jennings Bryan, la liste des vingt griefs qu’avaient articulés auprès de lui « beaucoup de personnes sympathiques à l’Allemagne et à l’Autriche, » M. Bryan ne se donna que douze jours de répit, et répliqua, article par article, le 20 janvier : 9° Sur ce que les États-Unis n’ont pas empêché la vente à la Grande-Bretagne et à ses Alliés des armes, munitions de guerre, chevaux, uniformes et autres munitions de guerre, quoique de telles ventes prolongent le conflit : « Il n’est pas dans le pouvoir de l’Exécutif d’empêcher la vente des munitions de guerre aux belligérans. » En somme, le gouvernement impérial allemand lui-même avait acquiescé à cette doctrine. Son mémorandum du 15 décembre précédent ne disait-il pas que « d’après les principes généraux du droit international, on ne peut blâmer les États neutres de laisser le matériel de guerre aller aux ennemis de l’Allemagne du territoire neutre ou à travers ce territoire, » et que les adversaires de l’Allemagne dans la présente guerre étaient, dans l’opinion du gouvernement impérial, autorisés à » tirer des États-Unis de la contrebande de guerre et spécialement des armes pour une valeur de billions de marks. » Et plus loin, sur le vingtième chef, Attitude inamicale générale du gouvernement envers l’Allemagne et l’Autriche, le secrétaire d’État proposait cette explication qui n’a pas dû plaire à tout le monde : « Si quelques citoyens américains, partisans de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, estiment que l’administration a agi d’une manière injuste pour la cause de ces pays, ce sentiment vient de ce fait que sur la haute mer le pouvoir naval de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie a été jusqu’ici inférieur à celui de la Grande-Bretagne. » Nous n’ajouterons rien, qu’une simple remarque : la date de ces documens (janvier 1915) n’indiquerait-elle pas que l’Allemagne, en son machiavélisme grossier, préparait dès lors « moralement » sa campagne de sous-marins, qui devait s’ouvrir en février ?

De même, pour la question des navires armés. Elle a été réglée par une autre circulaire du département d’État (19 septembre 1914), aux termes de laquelle, selon le gouvernement des États-Unis : 1° un vaisseau marchand de nationalité belligérante peut avoir un armement et des munitions de guerre dans le seul dessein de se défendre, sans acquérir le caractère de navire de guerre : 2° la présence d’un armement et de munitions de guerre à bord d’un vaisseau marchand crée bien une présomption que l’armement est pour des buts inoffensifs ; mais les propriétaires ou agens peuvent détruire cette présomption par un témoignage démontrant que le vaisseau portait un armement seulement pour sa défense. Ce sont autant de « symptômes » du caractère défensif de l’armement, et par suite de la persistance du caractère de navire marchand, que les canons soient de petit calibre, qu’ils soient en petit nombre, qu’il n’y en ait pas à l’avant, qu’il y ait peu de munitions, que le bâtiment soit monté par son équipage habituel, qu’il suive sa route habituelle, que sa vitesse soit faible, qu’il n’ait embarqué que le charbon et les provisions strictement nécessaires, qu’il ne transporte que des marchandises non suspectes, qu’il ait reçu des passagers, si ces passagers « sont entièrement incapables d’accomplir un service militaire ou naval du belligérant dont le vaisseau porte le pavillon, ou d’un de ses alliés, en particulier si la liste des passagers comprend des femmes et des enfans. » Notez que ces dispositions ne visent que des navires de commerce battant pavillon d’une puissance belligérante : ainsi que certains codes s’étaient refusés à prévoir le parricide comme trop horrible, on n’avait pas pensé qu’on dût stipuler pour les neutres.

Une phrase, pourtant, de la proclamation de neutralité du 4 août a pu offrir un prétexte aux machinations du gouvernement impérial allemand et de ses correspondans d’Amérique, celle où le Président disait : « Je notifie que tous les citoyens des États-Unis et toutes autres personnes pouvant réclamer la protection de ce gouvernement, qui se conduiraient mal, le feront à leur propre péril, et qu’ils ne pourront, en aucun cas, obtenir la protection du gouvernement des États-Unis contre les conséquences de leur mauvaise conduite. » On sait le sens très particulier qu’ont, dans la langue juridique et politique de la Confédération, les expressions : « se bien conduire, se mal conduire. » Il n’y avait plus qu’à faire convenir M. Wilson que ce serait s’être mal conduit, comme citoyen américain, que d’avoir pris passage sur un navire marchand armé, que c’était donc avoir perdu la protection des États-Unis et s’être volontairement, à son propre péril, exposé aux torpilles allemandes, transformées en régulateurs innocens de la bonne et de la mauvaise conduite. On sait aussi que M. Woodrow Wilson, si endurant qu’il soit et animé d’un si fort parti pris pour la neutralité et pour la paix, n’a pas eu la souplesse d’échine qu’il eût fallu pour s’incliner. Quand les manœuvres des Allemands d’Amérique ont réussi à en faire appeler du Président au Congrès, dans l’affaire des navires armés, M. Wilson, par une riposte habile, à son tour en a appelé au Congrès des prétentions progermaniques, et il a rangé derrière lui, à d’écrasantes majorités, et le Sénat et la Chambre des représentans. Il y a à peine deux mois de cela. Depuis ces séances mémorables, et qui n’ont pas été de vaines cérémonies, le différend, non encore tranché, de la Lusitania, s’est envenimé de l’affaire du Sussex, ces jours ci encore des cas de l’Inverlyon et du Mangam-Abbey. Mais tout ici-bas a une fin. La « dernière » note de M. Woodrow Wilson, qui était sa neuvième, est partie : c’est plus qu’une note, un mémorandum ; et c’est plus qu’un mémorandum, un pré-ultimatum ou un quasi-ultimatum. Le seul trait qui la distingue de l’ultimatum formel et catégorique est qu’aucun délai n’a été fixé pour la réponse. Mais, comme on s’est servi du télégraphe pour l’envoyer, il semble que le temps accordé en pensée ne saurait être très long. Et il n’est pas nécessaire qu’il le soit, puisqu’il n’est pas très long de dire oui ou non. La conclusion de la note est un dilemme : ou renoncer à ces méthodes abominables de guerre sous-marine, ou voir rompre les relations diplomatiques avec la République américaine. L’Allemagne a le choix, mais plus de faux-fuyans, de promesses éludées, d’hypocrisie, de casuistique, de pharisaïsme dilatoire. M. Woodrow Wilson en a assez, il est à bout. Le Président a tenu au courant le Comité des Affaires étrangères, et, d’abord par ce comité, puis directement par un message, il s’est adressé au Congrès lui-même. C’est toujours une chose sérieuse que l’indignation du juste, et c’est une chose redoutable que le courroux du pacifique.

La question est cette fois posée dans son ensemble ; non plus celle de la Lusitania, ni du Sussex, ni de l’Arabic, ni de l’Inverlyon, ni du Mangam-Abbey, mais toute la question de la guerre sous-marine à l’allemande et des droits de l’humanité. Qu’en adviendra-t-il ? Il paraît incroyable que l’Empire allemand cède. Il est invraisemblable que la Confédération recule. Alors le comte Bernstorff recevrait ses passeports et serait invité à rejoindre, dans une patrie qui ne leur a point été ingrate, les von Papen et les Boy-Ed. Il pourra, pour se consoler, rédiger ses mémoires en collaboration avec son collègue autrichien Dumba ; qu’il dise tout, ils ne manqueront pas de romanesque. Le travail de l’un n’a pas été plus méritoire ou seulement plus correct que le travail de l’autre, ou des autres. Et si la rupture des relations diplomatiques est elle-même dépassée, si les choses se gâtent jusqu’au pire, l’Allemagne pourra se vanter de l’avoir bien voulu. Dans quel intérêt ? On a dit que, se sentant dès à présent battue, elle veut l’être par tout l’univers contre elle conjuré, ce qui, pour la dynastie du moins, relèverait, justifierait et presque glorifierait sa défaite. Mais n’est-ce pas un peu subtil, raffiné, compliqué ? Il vaudrait mieux, et elle aimerait mieux ne pas perdre une chance de vaincre. On dit maintenant que l’intention secrète de l’Allemagne serait de forcer les Etats-Unis à dépenser ou à emmagasiner pour leur compte les armes et les munitions qu’ils fournissaient jusqu’ici aux Puissances de l’Entente, et qui lui feraient moins de mal, juge-t-elle, entre les mains américaines qu’elles ne lui en font entre les nôtres. Ce serait déjà dans le même dessein, de leur faire gaspiller leur poudre, qu’elle aurait suscité au Mexique le mouvement du général Villa ; bien moins pour les occuper ailleurs et les détourner d’elle que pour les séparer et les écarter de nous. Mais qu’est-ce que l’Allemagne veut au juste ? Veut-elle la rupture avec la République des États-Unis, ou ne la veut-elle pas ? Nous ne tarderons pas à le savoir ; et la résolution qu’elle adoptera marquera en un certain sens son degré de chaleur vitale, le degré d’usure de ses forces.

Il y a pour elle de quoi réfléchir. Les plus belles unités de sa flotte marchande sont emprisonnées dans les ports américains : de nombreux navires, dont un seul aurait coûté cinquante millions ; la confiscation en serait ruineuse aujourd’hui, désastreuse pour demain, quand, après la guerre, la vie devra reprendre, d’autant plus rapide et d’autant plus intense qu’on aura plus perdu. Pour moins que cela, M. de Tirpitz est tombé peut-être sous les coups de M. Ballin. Mais, d’autre part, s’humilier en cédant, avouer, sur les mers, la maîtrise de l’Angleterre, « que Dieu punisse ! » L’Allemagne est, au carrefour, partagée entre sa fortune et son orgueil. Cependant, le ministre de la Guerre des États-Unis, M. Newton Baker, que le Président était allé chercher parmi ses anciens élèves pour être sûr de l’avoir pacifiste à son gré, dirige des préparatifs dans les arsenaux et dans les usines. Le Sénat vote d’urgence une loi militaire. Il faudrait, le cas échéant, estimer à tout son pouvoir le concours de l’armée et de la marine américaines. Mais le terrain et le moment sont tels que, même sans son armée et sans sa marine, les bras croisés, par les seules richesses de ses banques, de ses mines, par l’activité de son sol et de son industrie, la Confédération pourrait apporter à l’Entente une aide triomphante et porter à l’Allemagne le coup définitif. Tout l’exposé de M. Wilson au Congrès s’appuie sur cet axiome fondamental que, si fervent ami de la paix que l’on ait été et que l’on demeure, il est néanmoins des principes pour le maintien desquels on ne peut pas ne pas se battre, que les États-Unis doivent préférer à tout, parce qu’ils sont l’aliment de leur vie, l’essence de leur âme elle-même, et dont les circonstances leur ont en quelque sorte remis la garde : « Nous ne pouvons pas oublier que nous sommes un peu, et par la force des circonstances, les porte-parole responsables des droits de l’humanité, et que nous ne devons pas rester silencieux, alors que ces droits semblent être lancés dans le « maëlstrom » de cette terrible guerre. » Voilà le point qui résume tous les points du débat et qui les domine ; ils se réduisent tous à cette espèce de dénominateur commun : « Une pareille façon de faire la guerre, si l’on peut appeler cela faire la guerre, ne peut pas être continuée sans violation évidente des préceptes et des droits de l’humanité. » M. Woodrow Wilson l’annonce donc au Congrès : « Conformément à la conception admise des droits de l’humanité, nous avons le devoir de prendre position, maintenant, avec la plus grande solennité et avec la plus grande fermeté. J’ai pris position et je l’ai fait avec la certitude que vous m’approuverez et que vous me soutiendrez. »

Auprès de ce grand événement, peut-être de ce grand commencement d’événemens, tout le reste pâlit. Nous n’avons plus aujourd’hui assez de place pour étudier, comme nous l’aurions voulu, les conditions particulières de la neutralité de chacune des autres Puissances. L’occasion se présentera de les examiner dans le détail. Mais, en gros, ou en somme, leur situation, principalement celle des États du Nord, de la Scandinavie et des Pays-Bas, est, du grand au petit, très analogue ; et, le fond étant identique, il n’y aurait qu’à faire, par rapport à ce total, la différence de leurs « équations personnelles. »

Cette analogie, cette identité, c’est ce qui permet à M. Woodrow Wilson de dire : « Nous devons agir, nous le devons au respect de nos propres droits, et à notre sens du devoir comme représentans des neutres du monde entier. » A interpréter largement les mots, elle serait ainsi virtuellement, pratiquement faite, cette Ligue des neutres dont on a plusieurs fois parlé, dont il y eut dans le passé des exemples, et dont l’idée serait venue, ou aurait été suggérée, tour à tour, en Suède, en Roumanie, dans l’Amérique du Sud. Mais elle ne se fait pas pour insinuer, s’il est désormais acquis qu’elle ne saurait être imposée, « la paix allemande, » laquelle d’ailleurs ne parviendrait pas plus à s’insinuer qu’à s’imposer. Le fond identique de la situation des Puissances neutres dans le monde entier, c’est que toutes ont été atteintes « par la violation évidente des préceptes et des droits de l’humanité ; » que toutes ont eu des navires coulés corps et biens, contre tout droit et toute humanité ; que toutes comptent et pleurent des victimes parmi les milliers de neutres ou de non-combattans qui dorment, non vengés, dans les profondeurs de l’abîme ; que toutes sont travaillées intérieurement par l’or allemand, la presse allemande, l’espionnage allemand ; que, chez toutes, quelque Allemand ou quelque suppôt de l’Allemagne prétend mettre l’Allemagne au-dessus de tout, et que par conséquent pas une d’elles n’est plus maîtresse chez elle.

Le jour devait venir, et, s’il n’est encore venu, il est proche, où personne, dans le monde civilisé, ne pourrait rester neutre, et ne point cesser d’être libre, ni cesser d’être humain. Enfin, « le monde entier, » pour reprendre une phrase célèbre, crie contre « une cruauté si grande, qui, faite sans nécessité et demeurant sans excuse, soulève le ciel et la terre. « Il convenait aux États-Unis, comme les plus forts, et à cause de la figure historique qu’ils tiennent à conserver entre les peuples, il leur appartenait de donner le signal, d’évoquer ces principes éternels et universels, pour la sauvegarde desquels, au delà d’une certaine limite, le plus pacifique, le plus patient, le plus doux et le plus humble de cœur est bien contraint d’envisager l’hypothèse de devoir se battre. Seulement, ces principes-là, les droits de l’humanité, il y a vingt mois passés que, nous et nos alliés, nous nous battons pour eux ; c’est-à-dire qu’il y a déjà plus de vingt mois que, nous battant pour nous-mêmes, nous nous battons aussi pour les neutres. Qu’ils sortent de leur neutralité ou qu’ils s’y enferment, c’est leur affaire. Nous ne les retenons pas, nous ne les poussons pas. Moralement, par l’adhésion même qu’ils ne peuvent nous refuser ; matériellement, par la résistance de Verdun qui commande leur admiration, par la chute de Trébizonde et la désagrégation de l’Empire ottoman, par l’irrésistible vigueur de la pression russe, par le développement gigantesque de l’effort anglais, par l’extension progressive du concours italien, par la ténacité héroïque et sainte de la Belgique, par la résurrection de l’armée serbe, par la pointe que met Salonique au flanc de la coalition, par la disparition des colonies allemandes et l’anéantissement ou la paralysie de la marine allemande, nous nous sentons dans une posture à ne point appeler au secours. Nous payons chèrement, de notre sang, mais nous ne trouverons jamais que c’est trop cher, ce qui fait le prix de la vie. Aux neutres de savoir si, pour vivre sans sacrifice, ils consentent à perdre les suprêmes raisons de vivre. A la vérité, tous les argumens classiques contre une neutralité prolongée intempestivement se retrouvent, dans la conjoncture présente, multipliés, fortifiés, et combien grandis ! Nous ne voulons, quant à nous, penser qu’aux plus nobles. Mais, pour de plus intéressés, il ne serait pas hors de saison de songer que, s’il y eut des places dans la maison du maître pour les ouvriers de la onzième heure, l’Évangile lui-même n’ajoute pas qu’il en resta pour ceux de la onzième heure et demie.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant,

RENÉ DOUMIC