Chronique de la quinzaine - 30 avril 1923

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René Pinon
Chronique de la quinzaine - 30 avril 1923
Revue des Deux Mondes7e période, tome 15 (p. 229-240).

Chronique 30 avril 1923

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

La bataille de la Ruhr continue, et rien ne fait prévoir qu’elle se termine à brève échéance. Il semble cependant que nous soyons entrés dans la période préparatoire aux négociations. Dans tous les pays, les chefs de gouvernement, les ministres des Affaires étrangères, les chefs de partis ont, cette quinzaine, prononcé des discours, défini leur position, fortifié leur front. Le fait d’avoir pris l’initiative et de poursuivre leur action assure à la France et à la Belgique l’avantage d’une situation dominante ; elles attendront, aussi longtemps qu’il le faudra, que l’Allemagne parle : le vaincu sera celui qui, le premier, demandera à négocier. La victoire sera d’abord un succès d’opinion. Ne soyons donc pas tentés de nous plaindre de cette surabondance d’éloquence officielle. La politique d’aujourd’hui se fait sur la place publique, à grand renfort de grosse caisse et de mise en scène ; la politique européenne s’américanise. Plus de secret : ce sont les peuples qui jugent ; les discours sont des actes par la répercussion qu’ils ont sur l’opinion, par les réactions qu’ils provoquent. L’Allemagne s’entend, l’ayant appris pendant la guerre, à manier la tapageuse réclame étayée sur des mensonges indéfiniment répétés : c’est ce qui, dans le conflit actuel, rend redoutable son escrime.

On n’échappe pas aux journalistes : M. Loucheur, lors de son voyage en Angleterre, en a fait l’expérience. Son excursion n’était, après tout, qu’un incident d’importance secondaire ; ses visites à Londres n’étaient pas des négociations, à peine des opérations de sondage ou de reconnaissance. Mais, tandis que la France, associée à la Belgique, l’Allemagne, l’Angleterre, se regardent comme chiens de faïence, le déplacement d’un homme politique prend les proportions d’un événement. Ses entretiens soulevèrent en Belgique une vive émotion : la presse et l’opinion se demandèrent si la France n’aurait pas amorcé des négociations avec l’Angleterre sans en avoir au préalable avisé sa voisine et alliée : il fallut remettre les choses au point et réduire les intéressantes, mais inoffensives conversations de M. Loucheur à leur juste valeur. L’incident a montré une fois de plus que les événements politiques se déroulent, comme les scènes d’une pièce de théâtre, sous les yeux du public, qu’il y a, pour les regarder, une optique spéciale et qu’il existe un art de les présenter.

M. Theunis, président du Conseil, et M. Jaspar, ministre des Affaires étrangères de Belgique, sont venus à Paris le 13 et le 14 ; ils ont conféré avec M. Poincaré et les ministres français compétents. S’il subsistait peut-être quelques appréhensions dans leur esprit à la suite du voyage de M. Loucheur, M. Poincaré n’a pas eu de peine à les dissiper complètement. La presse belge, toujours très attentive à tout ce qui vient de France et prompte à prendre ombrage des moindres apparences, avait reflété « l’impression pénible » que lui avait produite ce qu’elle appelait « le plan Loucheur ; » elle avait cru y voir un aveu d’impuissance, un commencement de recul de la politique française. Elle s’est rassérénée. Le voyage de M. Jaspar à Milan n’a pas soulevé en France les mêmes inquiétudes : nous avons confiance en nos alliés et amis. Quoi qu’il en soit, après » la séance du conseil d’administration de la Ruhr tenue à Paris, » — selon l’expression très juste de M. Theunis, — jamais la solidarité franco-belge n’est apparue plus étroite et plus solide. Les ministres des deux pays se sont déclarés résolus à poursuivre leur action « jusqu’à ce que l’Allemagne se décide à faire directement des propositions pour le paiement des réparations. » La résolution de Bruxelles a été confirmée : l’évacuation de la Ruhr ne se fera pas sur de simples promesses de l’Allemagne, mais elle s’effectuera « au fur et à mesure de l’exécution par l’Allemagne de ses obligations de réparations. » Ils ont aussi décidé d’appliquer des moyens nouveaux ou renforcés pour parvenir à briser la volonté allemande. La France et la Belgique s’installeront dans la Ruhr comme si elles devaient y rester toujours ; elles n’ont jamais eu, — quoi qu’en disent les Allemands, — l’intention de prendre en main l’exploitation de toute l’activité minière, industrielle et commerciale du bassin, niais il est certain que, plus elles y séjournent et s’y organisent, plus elles se trouvent en mesure de mettre au point une exploitation partielle. Prenons nos dispositions pour rester longtemps, si nous voulons que les Allemands fassent l’effort nécessaire pour abréger l’occupation.

Mais, comme une conséquence de l’attitude que l’Allemagne a délibérément adoptée dès le premier jour de l’occupation, le problème de la Ruhr s’est élargi et amplifié. C’est une question financière et économique, — les livraisons de charbon et la mauvaise volonté générale et constante de l’Allemagne à s’acquitter des charges résultant de la guerre et du traité, — qui a conduit les Français et les Belges à Essen, mais, par la faute de l’Allemagne, une question politique s’y est greffée. L’exécution du Traité, les moyens qu’il offre aux intéressés pour obtenir que ses clauses ne restent pas lettre morte, voilà ce qui se trouve en cause. Les faits ont révélé, dans le texte même du Traité, des lacunes, des obscurités : le public français ne comprendrait pas que l’arrangement franco-allemand, qui sera l’inéluctable aboutissement de la crise actuelle, ne nous conduisît pas sinon à la révision du Traité, qui aurait des inconvénients de toute nature, du moins à la conclusion d’une sorte d’avenant dont l’objet serait de faire disparaître certaines incertitudes et certaines difficultés qui entravent le rétablissement de relations correctes entre l’Allemagne et les Alliés et l’avènement de la paix dans la sécurité. Partout, en Angleterre, aux États-Unis, en Allemagne même, l’opinion publique, dans sa majorité, admet qu’avec la question des réparations, celle de la sécurité doit être résolue.

Ainsi se trouve posé, par la force des choses, le problème rhénan. La présence à Paris du Dr Dorten, l’un des initiateurs, en 1919, du mouvement anti-prussien en Rhénanie, a ravivé le débat ; il représente, — avec M. Smeets, bien que dans une nuance plus modérée, — la tradition des Allemands de l’Ouest qui rejettent la domination oppressive des Prussiens de l’Est ; il est de la lignée de ces grands patriotes libéraux de 1848 qui voulurent fonder la liberté en même temps que l’unité et que Bismarck écrasa, par la force de l’armée prussienne, au profit des Hohenzollern. Si peut-être l’intense pression des cadres politiques prussiens a réussi à détourner les populations d’un mouvement qu’on leur dépeint comme suscité ou encouragé par les étrangers, la tendance générale n’en subsiste pas moins et est toute prête à s’affirmer si les circonstances s’y prêtaient, si, notamment, il paraissait démontré que la France n’a aucunement le désir, directement ou indirectement, de séparer les pays rhénans du Reich allemand. Les dirigeants de l’Allemagne savent fort bien, lorsqu’ils affectent de croire que la France prépare des annexions plus ou moins déguisées, qu’ils ne disent pas la vérité ; ils veulent pouvoir se vanter d’un succès lorsqu’il deviendra évident qu’en effet la France n’a aucune intention de ce genre ; ils s’acharnent à assurer, sur la population rhénane, la domination du germanisme prussianisé de l’Est. Mais il est certain qu’à l’heure actuelle beaucoup d’Allemands sont arrivés à se persuader que la politique française nourrit des projets séparatistes : l’enquête des socialistes belges dans la Ruhr, ou celle des députés travaillistes anglais, apportent à ce point de vue des indications utiles. Il faut travailler à dissiper une erreur savamment entretenue en Allemagne, en Angleterre et ailleurs.

Plusieurs solutions du problème des pays rhénans ont été imaginées en ces derniers temps. Celle du général anglais Spears, membre de la Chambre des Communes, mérite de retenir l’attention ; celle de M. Marcel Schwob, le directeur bien connu du Phare de la Loire, est intéressante. Il se pourrait que nous nous trouvions un beau matin, si nous ne faisons pas connaître dès maintenant le minimum de nos exigences, en présence d’un projet allemand appuyé par certains éléments anglais, qui consisterait à organiser un territoire rhénan jouissant d’une certaine autonomie administrative ; on s’arrangerait pour que les influences de Berlin et de Londres y restassent prépondérantes et que les mesures de sécurité pussent paraître dirigées contre la France aussi bien que contre l’Allemagne. Ce jour-là, avant d’accepter une solution truquée, la France et la Belgique auraient leur mot à dire et leurs conditions à poser.

Le 15 avril, M. Poincaré a prononcé à Dunkerque, à l’occasion de l’inauguration d’un monument aux morts de la guerre, un vigoureux discours où il est permis de trouver un reflet des conférences franco-belges des jours précédents. L’esprit du Président du Conseil était évidemment préoccupé du problème des sécurités, car l’histoire de la ville de Dunkerque lui a fourni l’occasion d’évoquer à propos des précédents historiques. Au traité d’Utrecht, l’Angleterre imposa à la France des conditions extrêmement dures : « les fortifications de Dunkerque devaient être rasées, les écluses détruites, les jetées abaissées au niveau de l’estran, le bassin du Roi comblé, le port fermé par un batardeau ; » on détruisait non seulement la place forte, mais le port de commerce ; de 1711 à 1783, des commissaires anglais furent maintenus dans la ville pour veiller à la stricte exécution de ces clauses barbares. Nous n’avons pas, à l’égard de l’Allemagne, d aussi noirs desseins, mais nous avons le droit, après quatre invasions en un siècle, d’assurer notre sécurité. « Lorsque l’Angleterre voyait ou croyait voir, à proximité de ses frontières, un péril militaire et maritime, elle n’hésitait pas à prendre, dans la plénitude de sa liberté, les mesures qu’elle jugeait pour longtemps nécessaires à la sauvegarde de sa sécurité nationale. Après une guerre que nous avons soutenue côte à côte pour la défense de nos droits respectifs et qui a créé entre nous une indissoluble communauté d’intérêts, l’Angleterre peut-elle s’étonner que nous entendions à notre tour protéger nos frontières contre de nouvelles violations et empêcher une nation, dont l’impérialisme paraît incurable, de recommencer hypocritement, dans l’ombre, des préparatifs d’invasion ? La paix ne nous a donné, à cet égard, que des garanties incomplètes, précaires et provisoires ; elle nous en avait promis d’autres qui nous ont été ensuite refusées ; comment n’admettrait-on pas que nous eussions le droit de chercher, d’accord avec nos alliés, à nous prémunir contre des risques autrement graves et autrement vraisemblables que ceux dont l’Angleterre se croyait jadis menacée. » La question se trouve posée, et bien posée. La France a pris des gages ; elle attendra pour s’en dessaisir qu’elle ait reçu satisfaction ; elle n’a « d’autre ambition que d’être payée et de se mettre à l’abri d’un désastre financier. » M. Poincaré rejette avec mépris les accusations d’impérialisme qui nous prêtent des projets insensés d’annexions ou de conquêtes ; il décoche quelques traits acérés « à ces pessimistes d’occasion qui se laissent aller à encourager, par des propos inconsidérés, la résistance du Reich ; » et il termine par l’éloquente affirmation que « la France tiendra bon, comme elle l’a fait jusqu’ici, sans violences et sans provocations ; elle ira jusqu’au bout ; et, en couronnant enfin par une paix durable et réparatrice, l’œuvre de nos morts, elle leur rendra le meilleur hommage qu’ils puissent recevoir des survivants. »

Le lendemain du discours de Dunkerque, M. Theunis faisait écho à M. Poincaré en termes particulièrement heureux : il montrait que l’occupation de la Ruhr devait tendre à briser la volonté de l’Allemagne. « L’occupation est un moyen, non pas une fin. Nous voulons que l’Allemagne, reconnaissant enfin qu’elle a perdu le jeu formidable, le jeu de la faillite financière et monétaire qu’elle a joué depuis quatre ans, se décide à réparer et nous fasse des offres. » La réponse « sans aucun esprit de ressentiment, et pourtant combien justifié apparaît-il !... s’inspirera des besoins essentiels, impérieux, de la France et de la Belgique saignées par la guerre... Mais encore faut-il que ces propositions soient faites avec cette volonté de réparer qui, je ne me lasserai pas de le dire, a toujours manqué à l’Allemagne. « Lorsque le Reich aura fait ce premier pas nécessaire, ses offres seront confrontées avec le projet général que les deux Gouvernements de France et de Belgique travaillent en ce moment à mettre au point et qui dérive de l’état des paiements du 5 mai 1921.

L’une des conséquences immédiates des entretiens de Paris a été la suppression de la fonction du Commissaire d’Empire auprès de la Haute-Commission interalliée de Coblentz. Le Commissaire d’Empire devait être, dans l’esprit des Alliés, lorsqu’ils en approuvèrent la création, un intermédiaire entre la Haute-Commission et les populations ; il préviendrait les difficultés, dans l’intérêt de tous, apaiserait les conflits, ferait œuvre de pacification et de concorde. Le Reich imposa au premier commissaire von Starck et à son successeur le prince de Hatzfeld un rôle tout opposé : il était temps, dans l’intérêt des populations comme dans celui des autorités d’occupation, que cet agent du prussianisme disparût : il n’aurait jamais dû exister !

Le Gouvernement de Berlin persiste dans son attitude et fortifie la « résistance passive. » Le discours que le chancelier Cuno prononçait, le 10 avril à la cérémonie en l’honneur des morts d’Essen, ne différait pas de celui qu’il avait prononcé le 6 mars ; à peine, au dernier moment, crut-il devoir y glisser une phrase qui laisse la porte ouverte à « des négociations libres de toute contrainte et où nous jouirions de droits égaux. » Le ton général est celui d’un vainqueur. De fait, beaucoup d’Allemands sont persuadés que la méthode de résistance inaugurée dans la Ruhr est un succès et doit aboutir à la libération non seulement de la rive droite du Rhin, mais de la rive gauche et de la Sarre ; contre une nouvelle « agression » française, on demandera des garanties ; on réclamera des réparations pour le tort que les Franco-Belges ont fait à l’industrie allemande ; on ne consentira « à aucun règlement qui toucherait à la constitution des territoires de la Ruhr et du Rhin. »

La manœuvre allemande apparaît dans toute son ampleur. Manœuvre d’opinion d’abord. Il s’agit de substituer la France à l’Allemagne dans la réprobation des peuples ; l’agression de 1914 est effacée par celle de 1923 ; le souvenir des barbaries réelles des Allemands en Belgique et en France s’éclipse derrière les barbaries imaginaires des Français et des Belges en Rhénanie et dans la Ruhr. Toute la presse, jusqu’aux journaux de médecine, répète en chœur des histoires inventées de toutes pièces ou prodigieusement exagérées. La contagion est telle qu’elle gagne même des hommes aussi respectables que le cardinal-archevêque de Cologne et les évêques allemands ; ils finissent par croire ce que tout le monde répète, tant est formidable la puissance de la calomnie et du mensonge. Il faut, pour remettre les choses au point et rendre justice à nos soldats, les enquêtes sérieuses et peu suspectes de partialité envers la France des socialistes belges et des travaillistes anglais. — Manœuvre économique et financière par la stabilisation du mark et la chute du franc, que la banque Mendelsohn et quelques autres préparaient avec l’alliance de certaines maisons de Londres et de New-York. L’activité de Hambourg renaît rapidement par une entente entre les compagnies allemandes et les compagnies américaines ; l’Allemagne a refait 60 pour 100 de son tonnage commercial. La crise de la Ruhr a été l’occasion d’un resserrement de la concentration industrielle. « Le temps des cartels et des syndicats a eu son développement maximum en 1914 ; il est passé aujourd’hui : c’est l’époque des trusts qui commence. » La Gazette du Rhin et de Westphalie, qui s’exprime ainsi (1er avril), n’ajoute pas « pour la guerre nouvelle, » mais elle le pense. Les socialistes voient dans cette concentration un acheminement à la réalisation de leurs idées. Les pangermanistes y saluent un moyen d’englober l’Autriche et de reprendre la politique d’hégémonie allemande. L’industrie, après trois mois d’occupation de la Ruhr, se flatte de trouver tout le charbon dont elle a besoin ; elle a réussi à réduire le prix de la houille et du lignite et cherche à faire baisser le coût de la vie pour arriver à diminuer les salaires. Pendant ce temps-là, sous les apparences d’une police organisée (Schutzpolizei), c’est une armée encadrée et exercée que l’on reconstitue. Ainsi, les Allemands ont fait sortir de l’affaire de la Ruhr un plan général de révision des résultats de la guerre, une revanche diplomatique et économique, en attendant l’autre.

Mais pour que ce plan réussît, il aurait fallu ou que l’Angleterre intervînt ou que la France cédât. Les choses ne s’arrangent pas toujours au gré du Chancelier. La manœuvre contre le franc a échoué. Le mark, soutenu par la Banque d’Empire, s’est stabilisé durant trois mois aux environs de 20 000 marks pour un dollar. Mais la baisse du mark est indispensable pour maintenir les bénéfices des industriels et la possibilité même de l’exportation. M. Stinnes, qui a toujours été un adversaire de la stabilisation, est intervenu ; la Reichsbank a transféré à la Banque d’Angleterre une portion considérable, — 300 millions, dit-on, — de ses réserves en or. Dans la séance du 18, la débâcle du mark se déclencha tout à coup ; la Banque d’Empire ayant cessé d’intervenir, les cours atteignirent 32 000 marks pour un dollar. « Cette déroute, écrit mélancoliquement le Daily Telegrah, a détruit d’un seul coup le travail patient et coûteux de ces trois derniers mois. » Sans doute, la Reichsbank n’est pas au bout de ses ressources et peut encore soutenir les cours qui sont revenus aux environs de 28 000 marks au dollar. Mais combien de temps cette lutte pourra-t-elle se prolonger ? Aussi, tandis que M. Cuno ou M. de Rosenberg font des discours de bravade, cherchent-ils anxieusement le biais qui leur permettrait d’entamer des pourparlers. C’est cette étrange méthode qu’un social-démocrate, M. Erich Kuttner, qualifie de « politique du ni oui ni non. »

Le voyage de M. Loucheur a réveillé les inquiétudes de l’Allemagne. La France n’allait-elle pas s’entendre avec l’Angleterre ? Quelle catastrophe pour la politique de résistance ! La diplomatie anglaise, en même temps, conseillait au Gouvernement de M. Cuno de prendre l’initiative de faire des propositions. Les journaux de gauche donnaient l’alarme, tandis que les journaux d’extrême droite se réjouissaient. La Gazette de la Croix en profitait pour annoncer que l’Allemagne exigerait des réparations ! M. Theodor Wolff lui-même écrivait que si la France voyait un moyen de briser la résistance de la Ruhr, M. Loucheur ne serait pas allé à Londres. La Gazette de Francfort (14 avril), sous le coup de ces préoccupations, faisait entendre une note pessimiste. « Ce que le monde attend de nous, disait-elle, c’est que nous établissions nettement que nos intentions sont claires et honnêtes, que nous voulons payer ce que nous pouvons, que tous les milieux influents de la nation se tiennent sans réticences derrière le Gouvernement quand il fait des offres, que nous sommes prêts à offrir les garanties suffisantes pour nos obligations de paiement, et que nous voulons vraiment assurer la France contre les attaques allemandes. En dehors de cette proclamation de nos intentions honnêtes, le monde attend de nous que nous apportions des contributions positives à des questions pendantes... La politique allemande, depuis le début de l’opération, n’a pas eu beaucoup de succès et ne s’est pas montrée prévoyante. Car malheureusement, depuis que les troupes franco-belges ont pénétré dans la Ruhr, notre situation dans le monde a empiré. » On ne saurait mieux dire, mais c’est précisément l’inverse qu’a dit, dans son discours du 16 au Reichstag, le ministre des Affaires étrangères, M. de Rosenberg.

Dans les grandes séances du Reichstag, le scénario est réglé d’avance ; les rôles sont distribués, préparés et gradués. Il faut tenir compte de l’effet d’ensemble. Le ministre est provocant et agressif. Il évoque la politique de Bismarck après 1870 dont il compare la « modération » à la brutalité de M. Poincaré, ce qui, vraiment, est un comble. Comme M. Cuno le 10, il pose des « conditions ; » il rejette toute modification au statut des pays rhénans ; il faudra que les fonctionnaires expulsés rentrent chez eux et soient indemnisés. Le ministre veut, on le comprend, encourager la résistance, galvaniser les énergies. Il reste des allusions, vagues et réticentes, à un programme de réparations. L’essentiel est de se camper dans l’attitude de celui qui pose des conditions, car celui qui pose des conditions est le vainqueur. — Le discours de M. Stresemann était attendu avec curiosité, car le chef du parti populiste (Volkspartei) pourrait être prochainement le successeur de M. Cuno. Il a, dit la Gazette de Voss, « limé les aspérités du discours prononcé par le ministre des Affaires étrangères sans faire de mal au ministre ; » discours habile dont l’intransigeance foncière se voile sous des dehors accommodants et qui cherche à plaire à la droite sans choquer la gauche. L’ensemble dénote plutôt une tendance à la conciliation et à la paix. « L’Allemagne souhaite un accord, écrit le Berliner Tageblatt du 18 ; cela a été souligné hier à plusieurs reprises, et précisément par le représentant de ces milieux qui sont les premiers en cause, puisque ce sont les producteurs disposant de puissants moyens de paiement. » M. Stresemann s’était montré plus accommodant que M. de Rosenberg ; M. Breitscheid, chef du parti social-démocrate, devait faire un pas de plus que M. Stresemann. II a demandé, avec beaucoup de netteté, l’ouverture de négociations par des offres formelles, le recours à un emprunt dont la majeure partie serait affectée aux réparations, l’entente avec la France par la démilitarisation du Rhin et de la Westphalie. Quand on lit les discours de MM. Stresemann, Hermann Muller et Breitscheid, on a le sentiment très net que le jour approche où il faudra choisir entre la politique de résistance, c’est-à-dire la course à l’abîme, et la négociation pour un accord, seul moyen d’éviter une catastrophe. « On a l’impression écrit le Vorwaerts, que le Gouvernement aurait derrière lui tout le Reichstag, à l’exception des nationalistes et des communistes, s’il se décidait à présenter des propositions claires pour la solution du problème des réparations. » Mais ces propositions, M. Cuno et M. de Rosenberg sont-ils qualifiés pour les apporter ? M. Stresemann et M. Breitscheid paraîtraient moins gauches dans ce rôle ingrat.

Deux courants d’opinion se sont dessinés en Allemagne dès l’occupation de la Ruhr. Les uns veulent -pousser jusqu’à ses dernières limites la « résistance passive, » au besoin jusqu’à obliger les troupes d’occupation à quelque effusion de sang, jusqu’à laisser l’eau envahir les puits de mine et les industries s’arrêter ; ils espèrent nuire à notre industrie, lasser les nerfs des Français, et ils se .flattent de prolonger la lutte jusqu’aux élections. qui amèneront, espèrent-ils, le triomphe des partis d’extrême-gauche dont les journaux, chaque jour, encouragent leurs illusions par l’opposition aveugle et brouillonne qu’ils font à la politique de M. Poincaré. De ce côté se rangent tous les nationalistes (ancien parti conservateur prussien), une partie des populistes, quelques hommes du Centre. Mais chaque jour l’expérience montre l’impossibilité de leurs rêves, faits d’orgueil déçu et de haines inassouvies, et c’est l’opinion adverse, celle qui préconise la négociation à bref délai et l’accord, qui l’emporte : elle entraîne une grande partie des populistes et du Centre, les démocrates, les socialistes. Les communistes gagnent en influence et se déclarent pacifistes avant tout. Le nouveau Gouvernement qui vient de s’établir en Saxe, l’ancien « royaume rouge, » est dirigé par le Dr Zeigner, communiste, et ses manifestations alarment les partis de droite et même les socialistes : il approuve bien la résistance dans la Ruhr, mais réclame des propositions immédiates ; il demande aux classes possédantes de faire de grands sacrifices et il veut qu’avant toute négociation, le Gouvernement prenne l’avis des organisations patronales et aussi des syndicats ouvriers et des cabinets des États fédérés. Cette évocation d’une Allemagne fédérale n’a pas été goûtée à Berlin ! On se demande si M. Zeigner n’est pas en train d’établir en Saxe une sorte de gouvernement soviétique. Le Dr Zeigner, écrit un journal nationaliste, a poignardé dans le dos la résistance allemande. Dans la Ruhr, le chômage commence à provoquer des troubles ; la bagarre de Mülheim (20 avril), où la police allemande a chargé brutalement les sans-travail et fait au moins cinq morts et cinquante blessés, est significative ; les troupes d’occupation se sont contentées de soigner les blessés. En Bavière, le conflit est de plus en plus aigu entre le gouvernement catholique et le parti démagogique national-socialiste de Hitler. Partout se révèlent les signes les moins équivoques d’inquiétude et de nervosité. Négocier, négocier tout de suite pour éviter d’être acculé è la capitulation ou à la ruine, c’est l’opinion qui, depuis quelques jours, gagne du terrain. « Le front unique » est brisé. Attendons-nous à des offres prochaines avec l’encouragement du Gouvernement britannique.

Entre la France et l’Allemagne, le Cabinet de Londres cherche à prendre position. L’initiative franco-belge dans la Ruhr a fait passer le premier rôle à Paris ; ce n’est plus le Gouvernement britannique qui mène le jeu ; l’opinion publique le sent et s’impatiente ; les membres du Parlement, avec une insistance parfois indiscrète, pressent les ministres d’intervenir ; mais ceux-ci comprennent qu’une intervention serait délicate et que les conseilleurs, selon le proverbe, doivent être les payeurs. La presse recommence à expliquer que l’on ne trouvera pas de solution au problème des réparations tant qu’on n’aura pas résolu celui des dettes interalliées. La visite de M. Loucheur a été l’occasion d’articles très sympathiques à la France, sans que le point de vue du Gouvernement s’en trouvât modifié. Le Times du 19 constate que si l’Allemagne avait apporté à payer l’énergie qu’elle met à résister, la question des réparations serait résolue. Le discours de lord Curzon, le 20 avril, à la Chambre des Lords, a pour objet de préparer la rentrée en scène, au premier plan, de l’Angleterre. Il conseille à l’Allemagne par l’entremise de son ambassadeur, lord d’Abernon, de faire une offre sérieuse ; ce premier pas fait, « l’assistance du Gouvernement britannique serait fournie aux deux parties, » « son influence et son autorité seraient employées à la réconciliation des principales parties intéressées. » Lord Curzon met ainsi la France et la Belgique sur le même pied que l’Allemagne ; il persiste dans sa tactique de « neutralité, » et il ne semble pas se rendre compte de ce qu’un pareil mot, même flanqué de l’adjectif « amicale, » prononcé par un Anglais pour définir l’attitude de son pays entre ses alliés et ses ennemis d’hier, a de choquant et, pour tout dire, de monstrueux. Sans doute, la neutralité se fait courtoise et bienveillante à l’égard de Paris et de Bruxelles, mais elle reste la neutralité. L’opinion publique française estime que, quand l’Angleterre a inscrit au traité de paix un « pacte d’assistance » qui ne devait pas jouer, elle a pris vis à vis de la France un engagement d’honneur et qu’elle nous doit une compensation. Lord Curzon continue à désapprouver l’initiative franco-belge : c’est donc qu’il approuve la résistance allemande. Il concède du moins, cette fois, que la France est convaincue « légitimement » qu’elle a été dupée par l’Allemagne ; mais il paraît croire, lui aussi, que la France cherche un « démembrement » de l’Allemagne et il ajoute cette phrase : « s’il faut que des garanties soient données, elles doivent être réciproques » : ainsi le Secrétaire d’État aux Affaires étrangères demandera à la Belgique et à la France, victimes de l’agression de 1914, de « donner des garanties » à l’Allemagne. Ce serait un beau spectacle !

La vérité est que le Gouvernement britannique s’inquiète ; il appréhende qu’un accord à deux, France et Belgique d’un côté, Allemagne de l’autre, n’intervienne, auquel l’Angleterre ne serait pas partie, et il grandit son rôle : c’est lui qui pousse l’Allemagne à faire des offres. Et d’ailleurs « le problème est à la fois un problème mondial et un problème de paix générale. » La question des réparations, en effet, intéresse tous les Alliés ; la solution définitive ne sera pas acquise sans que l’Angleterre, l’Italie et tous les Alliés soient appelés à en délibérer ; mais l’entrée des troupes franco-belges dans la Ruhr a créé un état de fait nouveau, qui, par la faute de l’Allemagne, est devenu très voisin d’un état de guerre. À cette lutte nouvelle l’Angleterre s’est abstenue de participer ; elle a gardé une « neutralité » qui, de sa part, est un encouragement à la résistance allemande ; elle s’est donc exclue elle-même de l’accord qui, naturellement, mettra fin à cet état de quasi-guerre ; car, en politique, il faut savoir opter, et nul ne saurait réclamer les avantages afférents à la qualité de belligérant s’il a préféré se réserver ceux de la neutralité. Nous croyons plus que jamais à la nécessité d’une bonne harmonie franco-britannique, mais nous la voulons dans la justice pour la paix.

Tel est, dans ses grands traits, l’émouvant drame politique qui se joue en ce moment sous les yeux des peuples et que nous allons bientôt voir se précipiter. M. Poincaré vient encore d’affirmer et de préciser sa volonté dans son discours du 22 à Void ; il y rétorque, avec quelle force et quelle terrible précision ! les bravades et les mensonges de M. de Rosenberg ; en une phrase bien simple, il résume la question pendante : « Les conditions essentielles d’un rapprochement tiennent en deux mots, toujours les mêmes : réparations et sécurité. » M. Poincaré et M. Theunis, en occupant la Ruhr, ont repris l’initiative et redressé la direction ; ils se sont établis sur une position dominante où M. Mussolini les a, non sans quelque hésitation, épaulés. Ils sauront garder l’avantage diplomatique qu’ils ont acquis ; ils peuvent attendre, sans qu’il y ait place pour l’intervention d’un tiers, que l’Allemagne fasse, vers l’accord nécessaire, le premier pas, le pas décisif.


RENE PINON.


Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.