Aller au contenu

Chronique de la quinzaine - 30 juin 1844

La bibliothèque libre.

Chronique no 293
30 juin 1844
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur



30 juin 1844.


On a dit avec raison que la direction des intérêts moraux aussi bien que celle des intérêts matériels, échappait au cabinet, et que la chambre, qui n’a jamais manqué au ministère dans les questions politiques, n’hésitait pas à s’en séparer lorsqu’elle cessait d’avoir à redouter la conséquence parlementaire de ses votes. Telle est en effet la situation qui, en se prolongeant depuis trois années n’a pas peu contribué à détendre parmi nous tous les ressorts du pouvoir. L’important débat ouvert dans les bureaux sur la loi relative à l’enseignement secondaire, et la discussion des projets de chemins de fer, sont venus, dans un ordre tout différent, apporter une nouvelle preuve de cette constante disposition d’esprit.

Pour le projet de loi sur l’enseignement, les choix ont été faits et les opinions se sont classées en dehors de tous les engagemens habituels. Le ministère a disparu sous la gravité des problèmes, et quels qu’aient été ses efforts pour diriger dans les bureaux l’élection des commissaires, les choix se sont opérés sans aucun égard à ses recommandations et aux exclusions signifiées par lui. Au sein de la commission, MM. Saint-Marc Girardin et Dupin, que le cabinet n’a pas sans doute cessé de considérer comme ministériels, ont fait prévaloir la candidature de M. Thiers. Le nom de M. Barrot, qui s’est trouvé opposé à celui de l’ancien président du conseil du 1er mars, n’était guère de nature à rassurer davantage le cabinet, pour lequel un pareil succès eût été une assez modeste victoire. Quoi qu’il en soit, le choix du rapporteur introduit désormais une complication fort grave dans cette affaire, et associe étroitement la question ministérielle à la question spéciale, quelque effort qu’on puisse faire pour les séparer. M. Thiers a compris la haute importance de cette loi au point de vue des intérêts de l’opinion qu’il représente. Il est animé d’ailleurs, en matière d’enseignement public, d’idées fort anciennes et déjà fort connues du pays ; il parlera donc à la fois comme homme politique et comme ardent défenseur de l’une des grandes institutions de l’empire, et puisque ses convictions s’accordent aussi bien avec ses intérêts parlementaires, comment s’étonner qu’il ait si vivement aspiré à un rôle qui lui crée une position redoutable et toute nouvelle ? Ce débat paraît devoir faire éclater des dissidences de plus en plus profondes au sein des partis les mieux disciplinés jusqu’à ce jour. C’est ainsi que lorsque M. Thiers avait en face de lui dans son bureau M. Combarel, il recevait, dit-on, les voix de MM. Pascalis et Bernard de Rennes, malgré les plus vives supplications du ministère. Il est à croire qu’il en sera de même dans le cours de la discussion. Celle-ci se compliquera probablement d’un conflit entre les deux chambres et d’incidens inattendus ; aussi paraît-il douteux que le cabinet se décide à en affronter les hasards. On suppose que le projet de loi pourrait bien être retiré. S’il en était ainsi, les difficultés seraient loin d’être résolues, car ce grand problème de l’enseignement, avec toutes les questions qui se lient à l’attitude du clergé, se trouve désormais placé au premier plan des débats parlementaires, et la chambre, comme l’opinion publique, en est directement saisie.

On dit que d’assez notables changemens seront introduits dans le projet de loi par les soins de la commission, mais les bruits les plus contradictoires circulent sur la nature des modifications projetées. La seule chose qui paraisse assurée, c’est que M. Thiers sera en mesure de soumettre son travail à ses collègues à la fin de la semaine prochaine.

Si le ministère s’agite, Dieu mène les affaires, et la question des chemins de fer est assurément l’une de celles qui a le plus manifestement marché par elle-même, en dehors de toutes les directions qu’on aspirait à lui imprimer. Nous avons signalé plus d’une fois les progrès que faisait dans la chambre l’opinion favorable au mode d’exécution par l’état, en laissant pressentir un résultat qui frappe aujourd’hui tous les regards. Ce qu’il y a de spécieux dans cette opinion favorisée par toutes les traditions administratives de ce pays et par les instincts même de la démocratie moderne ne pouvait être combattu que par une volonté énergique du pouvoir. À une idée simple et populaire, il aurait fallu opposer des avantages évidens, des plans bien arrêtés, et la résolution de les faire triompher, même au prix de son existence ministérielle. Le cabinet n’a point agi ainsi ; il a admis sans résistance des dérogations successives et nombreuses à la loi de 1842, et s’est donné le tort impardonnable de présenter à une année de distance des cahiers des charges complètement opposés. L’opinion publique, qui a reconnu tout ce qu’il y avait d’abusif dans les conditions souscrites en 1843 avec la compagnie du Nord, a cru que de nouvelles résistances aux compagnies concessionnaires détermineraient des conditions de plus en plus favorables, et cette conviction a amené leur discrédit au sein de la chambre. Le contrat usuraire passé par l’ancien ministre des travaux publics a paralysé les bonnes intentions et les honorables efforts de son successeur ; le traité inqualifiable de l’année dernière est devenu l’acte d’accusation de toutes les compagnies financières. Du jour de la signature de cet acte regrettable une énergique réaction a commencé, et le pays est revenu à ses traditions administratives et centralistes, traditions corroborées d’ailleurs par les jalousies parfois brutales qu’inspirent les possesseurs des grands capitaux. L’exécution par l’état est aussi populaire en 1844 qu’elle l’était peu en 1838, lorsque la coalition faisait sur cette question le premier essai de ses forces et de ses succès. Il y avait dans les plans du ministre trop de décousu et dans son attitude trop d’indécision pour arrêter cet universel mouvement de l’esprit public excité par la presse. Les tarifs élevés de l’Angleterre et de la plus grande partie de l’Allemagne, mis en regard des tarifs réduits de la Belgique, le besoin de compenser notre infériorité industrielle par l’abaissement du prix des transports, le danger de livrer à la coalition d’intérêts égoïstes, pendant près d’un demi-siècle, des voies de circulation contre lesquelles toute concurrence sera visiblement impossible, c’étaient là des motifs politiques du premier ordre qu’il aurait fallu combattre par des avantages financiers considérables et manifestes. En ce moment, l’opinion de la chambre est arrêtée, et pour tout esprit clairvoyant, la question de principe est tranchée, quoiqu’elle paraisse réservée pour la session prochaine. Le système des compagnies n’a triomphé qu’à une faible majorité sur la ligne de Bordeaux, et l’on sait, par l’adoption de l’amendement Crémieux, à quel prix ce triomphe a été acheté. Peu de jours après, la chambre autorisait l’état à poser les rails sur le chemin de Lyon ; et si, sur la vive insistance du ministère qui en faisait tardivement une sorte de question de cabinet, la chambre consentait à ajourner à l’an prochain le vote financier nécessaire à cette dépense, c’était sous la condition tacite que le ministère n’essaierait pas de faire prévaloir sur la ligne de Belgique le système des compagnies qui avait servi de base à tant de projets de loi. Une transaction intervenue, en effet, entre le gouvernement et la majorité de la commission du Nord, a été sanctionnée par la chambre. Il en résulte que l’état est provisoirement autorisé à parfaire ce chemin, à poser les rails dans toute la longueur, et à en exploiter lui-même les divers tronçons qui pourraient être livrés au public avant la session prochaine. On peut dire que d’après l’esprit et les termes de cet arrangement, la question a, pour ainsi dire, cessé d’être réservée ; elle est résolue par le fait, elle est résolue dans le sens de l’exécution intégrale et même de l’exécution par l’état. Qu’on ne s’y trompe pas : les compagnies fermières n’ont été qu’une machine de guerre et un moyen de transition. Les seules idées sérieuses en présence, depuis l’ouverture de ce débat, ont été l’exécution par les compagnies dans le sens de la loi de 1842, et l’exploitation par l’état selon le mode usité en Belgique. L’opinion atteindra promptement ce dernier terme de la question : la logique des idées et celle des faits ne s’arrêteront point qu’elles ne l’aient conduite jusque-là. Bientôt les compagnies fermières se verront écrasées à leur tour par les argumens qu’elles emploient avec tant de succès et de confiance. Il est à croire qu’un vote d’ajournement réservera la question pour Strasbourg comme pour Lyon. Si le système des compagnie a rencontré une faveur générale pour la ligne heureusement improvisée de Boulogne, c’est qu’il exonère complètement l’état : de telle sorte que cette exception même est une dérogation de plus à cette malencontreuse loi de 1842, que la chambre vient de trouver le moyen de frapper de tous les côtés à la fois.

Il est impossible de ne pas détacher de l’ensemble des intérêts relatifs aux chemins de fer la grave question soulevée par l’article additionnel de M. Crémieux, sur lequel la chambre des pairs est appelée à se prononcer sous peu de jours. C’est ici un débat politique du premier ordre, c’est le principe des incompatibilités trois fois repoussé par la chambre élective en ce qui se rapporte à ses propres membres, qui, sous une forme beaucoup plus générale encore, ne saurait se glisser dans notre législation par une voie indirecte et détournée. Si la chambre des députés, en interdisant à ses membres toute participation à la concession et à l’administration des chemins de fer, a entendu prendre une mesure disciplinaire, elle a excédé les bornes de tous ses droits, comme de toutes les convenances, en l’imposant aux pairs de France. Si l’amendement Crémieux est un acte politique, s’il faut y voir la déclaration d’un principe tout nouveau dans notre organisation constitutionnelle, cette déclaration devait se produire dans la forme accoutumée des projets de loi, avec les longues et solennelles épreuves qui les préparent. Demander à l’entraînement irréfléchi d’une assemblée la sanction d’un principe qu’elle a repoussé jusqu’alors, trancher implicitement la question des fonctionnaires publics par celle des administrateurs de chemins de fer, c’est là un acte qu’il est difficile de ne pas qualifier sévèrement, et sur lequel il n’est pas douteux que la chambre ne revienne. Au surplus, le but qu’on paraissait s’être proposé est atteint : les hommes politiques considérables qui avaient consenti à prêter l’autorité de leur nom à des entreprises estimées avec raison d’utilité publique, sont résolus à refuser désormais un concours auquel les jalousies démocratiques donnent une si étrange interprétation. Il ne saurait leur convenir d’être traduits à la barre de l’opinion, fût-ce même par des rivalités financières cachées sous des dehors de puritanisme ; et du moment où leurs intentions peuvent être méconnues, leur premier devoir et leur premier soin seront d’arracher aux passions l’arme déloyale dont elles se sont saisies. Le rejet de l’amendement Crémieux au Luxembourg et la confirmation de ce vote au Palais-Bourbon seront le dernier acte sérieux des deux chambres.

Ainsi s’avance enfin vers son terme cette longue session, à laquelle la lutte des intérêts locaux a fini par imprimer une animation que n’avaient pu lui communiquer les plus graves problèmes de politique internationale. L’étranger qui pénètre aujourd’hui dans les tribunes de la chambre élective doit s’étonner assurément de ces cris confus, de ces interpellations passionnées qui se croisent dans le tumulte ; il doit se demander avec anxiété qui peut inspirer ces clameurs, ces cris d’enthousiasme et de désespoir qui signalent chaque épreuve parlementaire. Si la physionomie brillante et sereine de notre capitale ne le rassurait complètement sur nos destinées politique, il éprouverait à coup sûr des alarmes bien naturelles dans cette enceinte si agitée. Il ne s’agit pourtant ni du droit de visite, ni de Taïti, ni du Maroc, ni de l’Orient, ni de l’Espagne, ni de l’Angleterre ; il ne s’agit pas même de savoir qui sera ministre, de M. Guizot ou de M. Thiers, ce qui expliquerait au moins la chaleureuse émotion des partis : il s’agit d’Ostricourt ou de Douai, de Boulogne ou de Dunkerque, et les représentans de la France tout entière ont fini par contracter, sans doute par le contact, la fièvre dont sont dévorées les bandes de délégués qui s’abattent chez eux du matin au soir. Le délégué est un type nouveau, un être à part dont il faudrait écrire la physiologie. C’est le surveillant du député, quelquefois son rival évincé ou son remplaçant futur. Vêtu de son habit noir et orné de sa cravate blanche, vous le voyez, la liste nominative de la chambre à la main, courir du matin au soir, redouté de tous les cochers de cabriolets et consigné d’avance chez tous les portiers qui ont quelque peu l’esprit de leur état. Le délégué est une menace vivante pour le député qu’il stimule ; sa seule présence contraint ce dernier à aborder la tribune, pour y placer le nom de son clocher, quelque médusé qu’il puisse être par cette épreuve solennelle. L’influence de cet agent nouveau est, dans la vie parlementaire, beaucoup plus sérieuse qu’on ne le pense.

Cette session aura doté la France de lois d’une véritable importance. La police de la chasse, le système nouveau des patentes et des brevets d’invention, sont des mesures utiles dont le pays saura gré à ses représentans. Six grandes lignes de chemins de fer, mises en cours d’exécution avec plus d’empressement que de prudence, attestent d’une manière beaucoup plus significative encore le dévouement de la chambre aux intérêts matériels. Les intérêts moraux ont eu les honneurs de deux discussions fort brillantes, mais stériles dans leurs résultats définitifs : l’une sur le système pénitentiaire, l’autre sur la liberté de l’enseignement. Quant aux intérêts de l’ordre politique proprement dit, ils n’ont tenu que peu de place dans cette session de sept mois, et l’indifférence dont semble atteint le pays lui-même explique au moins, si elle ne la justifie complètement, l’attitude de la chambre. Une assemblée parlementaire n’aborde les intérêts politiques qu’autant qu’elle y est excitée ou par le sentiment du pays, ou par le pouvoir, ou par l’opposition elle-même. La première incitation n’exista jamais moins qu’en ce moment ; celle du pouvoir s’exerce dans un sens tout contraire, et l’opposition a mis trop peu de fermeté dans ses attaques pour avoir droit de se plaindre de l’indifférence qu’elle rencontre si elle avait compris autrement sa mission et ses devoirs, si, au lieu de quelques discours solennels sur des questions qui passionnent peu le pays, elle avait suivi pied à pied les affaires, relevant les contradictions et les incertitudes du pouvoir, constatant combien il est dominé lui-même par les intérêts égoïstes auxquels il fait appel ; si elle s’était montrée, depuis trois années, parti de gouvernement et d’administration, il y a long-temps qu’elle serait aux affaires et que le cabinet du 29 octobre aurait disparu. La vie d’une opposition ne se compose pas d’indolence et de boutades, de solennels discours suivis d’un long silence : ce n’est pas ainsi que lord John Russell et lord Palmerston agissent en ce moment ; ce n’est pas par une semblable conduite qu’ils affaiblissent chaque jour davantage le ministère naguère si puissant de sir Robert Peel. Ils ne dédaignent aucune question, et ne croient pas au-dessous d’eux de se mêler aux affaires du pays. Aussi est-ce à propos d’un droit différentiel de quelques shellings imposé sur le sucre étranger, que la question de cabinet s’est trouvée soudainement posée chez nos voisins. Là, chacun est dans la vérité, et, pour tout dire, dans la dignité de son rôle : l’opposition, qui élève doctrine contre doctrine, intérêts contre intérêts ; le cabinet, qui signifie hardiment à ses amis que la première condition d’un grand gouvernement est la confiance du parti qui l’appuie. En Angleterre, le pouvoir restera efficace et fort jusqu’au jour où il passera dans d’autres mains ; en France, il ira s’affaiblissant toujours, alors même qu’il ne changerait pas d’instrumens, parce que la majorité, qui ne veut pas renverser le ministère mais à la condition d’administrer sous son nom, sait fort bien, suivant le mot heureux de M. Dupin, que si elle n’est pas avec le cabinet, celui-ci sera avec elle.

La chambre a remis au budget de la marine la discussion des crédits extraordinaires réclamés par ce département. Ce débat sera l’occasion naturelle d’explications impatiemment attendues sur les affaires du Maroc. Le pays ignore complètement jusqu’aujourd’hui et les causes véritables de cette rupture et les projets du gouvernement. La querelle est-elle le résultat de mesures prises par l’ordre même de Muley-Abderraman, ou n’est-elle que l’œuvre d’un fanatisme brutal et indiscipliné ? Avons-nous affaire à l’empereur marocain, ou bien aux bandes armées qui font si souvent trembler le sultan lui-même dans les murs de Fez et de Méquinez ? C’est ce qu’il est impossible de décider d’après les documens publiés et les explications échangées avec plus d’empressement que de convenance au sein du parlement britannique.

Personne n’ignore l’état intérieur de cet empire, où l’ignorance la plus complète entretient un fanatisme sans exemple aujourd’hui dans les autres contrées soumises à l’islamisme. Chacun sait que ce n’est pas sans péril et sans peine que le prince régnant maintient son autorité sur les deux royaumes, divisés de mœurs et de traditions, qui forment son empire. L’état régulier et l’action gouvernementale n’existent qu’aux lieux même où réside l’habile et prudent Abderraman. Il suffit qu’il franchisse la chaîne de l’Atlas pour que la révolte éclate sur le versant opposé. Il n’est aucune communication régulière du centre de l’empire aux extrémités, et les tribus s’y combattent souvent avec autant d’audace que d’impunité. Ne pouvant disposer que de quelques troupes noires à moitié disciplinées pour maintenir son autorité sur le vaste territoire qui s’étend de Tafilet à Salé, de Tetouan à Mogador, le sultan n’exerce guère sur ces populations nomades et guerrières qu’une sorte de suprématie religieuse, souvent contestée par le fanatisme et l’esprit de faction.

Imitateur du pacha d’Égypte, Muley-Abderraman a étendu le joug de son monopole commercial sur les ports et les provinces limitrophes de la Méditerranée, les seuls points de son empire où son autorité soit toujours respectée. L’influence de Fez, la ville sainte et la vieille capitale du royaume de ce nom, se fait constamment sentir au détriment de l’autorité centrale, et l’empereur n’est parvenu jusqu’ici à contenir ce mouvement dangereux qu’en confiant à son fils aîné l’administration de la partie de ses domaines où il ne peut résider. C’est dans cette portion du Maroc qu’Abd-el-Kader a noué des relations dont la portée, signalée depuis long-temps dans cette Revue même, se découvre aujourd’hui à tous les yeux. L’ambitieux émir, héros et martyr de l’islam, est devenu pour le sultan du Maroc un rival plus dangereux que tous ceux qui depuis vingt ans lui ont disputé le trône. Le royaume de Fez, depuis le pied de l’Atlas jusqu’à la frontière française, est le centre de cette action moins politique que religieuse, et en s’armant pour la guerre sainte, les tribus se constituent en face de Muley-Abderraman dans un état voisin de l’insurrection. C’est de ce point de vue qu’il faut envisager les évènemens qui se passent dans l’ouest de la régence d’Alger. Il ne s’agit donc pas pour la France d’avoir raison du gouvernement marocain, plus inquiet qu’elle ne peut l’être elle-même des trames et des projets d’Abd-el-Kader ; il s’agit pour elle de triompher d’une ligue pieuse, et de prêter aux décisions de l’empereur une force dont elles sont malheureusement dépourvues. Rien de plus facile que de menacer Tanger et Tetouan, de détruire sur les chantiers de Larache et de Rabat les débris vermoulus de la marine marocaine ; mais en quoi de pareils actes avanceront-ils nos affaires dans les provinces de Fez et de Tafilet ? Comment affaibliront-ils Abd-el-Kader et mettront-ils l’empereur en mesure d’exercer dans ses domaines une action plus efficace ? Là gît tout le problème, et c’est aux évènemens seuls qu’il appartient malheureusement de le résoudre. Nous commençons une entreprise dont le caractère n’est pas plus facile à déterminer que la portée ; nous nous engageons dans une guerre bien moins contre l’empereur que contre son peuple et contre son rival, et nous devrons traiter avec un pouvoir évidemment incapable de faire respecter les transactions qu’il aura passées avec nous. C’est là ce qui affaiblit sensiblement la portée de cette médiation anglaise qu’on s’est si fort empressé de nous offrir. L’intervention de la Grande-Bretagne ne s’est signalée jusqu’à ce moment que par un acte très préjudiciable à nos intérêts, l’arrangement amiable du démêlé avec l’Espagne. Le concours de celle-ci dans une guerre contre le Maroc serait en effet de la plus haute importance, et ceci est trop évident pour qu’il soit besoin de le démontrer.

Si l’Espagne avait conservé quelque chose de son génie primitif, si l’anarchie qui la dévore n’avait arrêté chez elle ce mouvement d’expansion qui fit sa gloire en d’autres temps, elle aurait à remplir au Maroc une œuvre analogue à celle que nous exécutons si laborieusement en Algérie. Dans cette dissolution universelle du monde musulman, qui frappe aujourd’hui tous les yeux, sa part et sa mission sont indiquées, et la force des choses l’amènera à s’y dévouer, lorsqu’elle sera rentrée au nombre des nations régulièrement constituées, et dès qu’elle aura repris possession de son avenir. Quant à la France, le Maroc ne peut l’intéresser que par rapport à la sécurité de ses possessions d’Algérie : il lui importe d’obtenir des gages politiques beaucoup plus que de faire des conquêtes ; c’est ici où la difficulté se montre tout entière, puisqu’il est à peu près impossible d’obtenir des gages vraiment sérieux d’un gouvernement menacé lui-même dans sa propre existence. Les pouvoirs affaiblis sont toujours ceux avec lesquels il est le plus difficile de traiter.

Le pays a applaudi à la nomination du jeune amiral chargé du commandement de la flotte qui en ce moment même menace les ports du Maroc. Nous nous croyons en mesure d’affirmer que ce n’est pas au cabinet que reviennent l’initiative et l’honneur de cette nomination, peu approuvée au-delà de la Manche. Le ministère songeait à confier cette mission au contre-amiral Parseval-Deschênes, et ce ne fut pas sans quelque étonnement qu’on apprit qu’une autre désignation avait été faite. On se résigna à en féliciter le jeune prince, qui est parti fort au courant des faits, et dégagé de toute reconnaissance envers le pouvoir responsable. Le jeune amiral n’a du reste que des attributions purement militaires ; il devra agir sous la direction du consul-général de France à Tanger, et l’on comprend que M. Denion ait pu recevoir du département des affaires étrangères des instructions qu’il n’eût peut-être pas été aussi facile de donner directement à M. le prince de Joinville. Ces instructions paraissent, d’après la déclaration de sir Robert Peel, avoir été communiquées textuellement à lord Cowley. Ceci est un procédé tout nouveau qui contraste avec le refus énergique que fit en mai 1830 M. de Polignac lui-même d’exposer au gouvernement anglais les vues ultérieures de la France sur l’Algérie. Insultée par le dey Hussein, elle déclarait vouloir user du droit réservé à toute nation indépendante de venger son injure et de prendre ses mesures pour l’avenir, selon qu’elle le jugerait à propos. Nous ne connaissons aucun traité qui place les états du Maroc sous la garantie de l’Angleterre, et qui autorise Muley-Abderraman à invoquer, pour se dérober aux suites naturelles de la guerre, une sorte de casus fœderis.

Cette affaire du Maroc est venue révéler une fois de plus l’urgence d’une association intime d’intérêts et de vues avec l’Espagne. De grands évènemens semblent se préparer dans ce pays, et le départ pour Barcelone de MM. Mon, Pidal et Armero a dû préoccuper vivement l’attention publique. Il est évident que le gouvernement espagnol est sur le point de prendre une résolution décisive en ce qui se rapporte à la convocation des cortès. Les personnes les mieux informées affirment que cette résolution sera conforme aux principes du gouvernement représentatif, dont les principaux ministres de la reine sont les partisans sincères et chaleureux. Narvaez seul aspire à faire à la constitution de 1837 des modifications par ordonnance, moins d’après des vues théoriques, et en raison de la valeur de ces modifications mêmes, que pour faire prédominer avec éclat l’élément militaire sur la puissance civile au sein du gouvernement. On croit que l’action de M. de Viluma sera décisive dans le conseil de Marie-Christine, et que le ministre des affaires étrangères, inspiré par lord Aberdeen, pour lequel il professe une confiance illimitée, inclinera vers une prochaine convocation des cortès, dont l’élection s’opérerait à coup sûr dans les conditions les plus rassurantes pour tous les amis de l’ordre et de la monarchie. Avec une chambre nommée sous l’influence qui domine en ce moment l’Espagne, rien ne sera plus facile que d’apporter légalement à la constitution qui régit ce pays des modifications peut-être désirables, particulièrement en ce qui concerne la formation du sénat. Nous espérons que tel sera le seul résultat des conférences de Barcelone. La question du mariage reste ajournée ; quelles que soient les préférences personnelles de la reine Marie-Christine, rien n’indique l’intention d’imposer en ce moment à l’Espagne le jeune comte de Trapani, dont la candidature matrimoniale n’est agréable à aucun parti, et qui continue au collége des nobles une éducation exclusivement cléricale. L’attitude de l’Angleterre, dans cette question, devient de plus en plus singulière. Il est difficile de ne pas voir dans la réserve calculée de son gouvernement une sorte d’encouragement à l’union d’Isabelle II avec le fils aîné de don Carlos. Or, si une telle chose devenait jamais possible, ce dont on peut assurément douter, ce ne serait qu’avec le concours et par l’initiative même de la France. Dans d’autres conditions, et sous une autre influence, ce mariage serait à la fois une menace pour ses intérêts politiques et une insulte directe à sa dynastie. La cordiale entente suffira, du moins nous l’espérons, pour nous épargner une telle extrémité. Le jeune duc de Cadix est en ce moment de tous les aspirans à la main de la reine celui dont les chances semblent les plus favorables. Si ce mariage ne présente aucun avantage notable, il n’offre non plus aucun grand inconvénient ; or, c’est presque toujours par le côté négatif que se résolvent les affaires humaines.


— Une perte cruelle vient de frapper tout récemment l’auteur des Lettres sur l’Histoire de France. Mme Augustin Thierry, qui avait acquis à un double titre les sympathies de tous les amis des lettres, est morte après une courte et terrible maladie. Aux qualités brillantes de l’esprit qui font le charme de la vie du monde, elle joignait les qualités du cœur qui donnent dans la famille un bonheur de tous les instans. Des soins affectueux, le culte des lettres, se sont partagé cette vie consacrée à soulager une illustre souffrance. Nos lecteurs n’ont pas oublié sans doute les fragmens que Mme Thierry a donnés dans cette Revue, et qui ont été réimprimés plus tard sous le titre de : Scènes de mœurs au dix-huitième et au dix-neuvième siècle. On remarque dans ces récits un sentiment profond de la vie réelle, une grande finesse d’observation, des qualités de style bien rares à notre époque. Les écrits de Mme Thierry furent accueillis comme ils devaient l’être par tous ceux qui sont restés fidèles aux saines traditions littéraires. La mort de cette femme distinguée laisse M. Augustin Thierry isolé désormais au milieu de ses souffrances et de ses travaux, qu’il a repris avec une courageuse résignation. On parle même d’un nouvel ouvrage qui serait près d’être terminé. Nous aimons à voir l’éloquent historien chercher ainsi dans l’étude un noble refuge contre la douleur.