Chronique de la quinzaine - 30 juin 1855

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Chronique n° 557
30 juin 1855


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 juin 1855.

Quelque complication d’intérêts qu’il y ait dans la grande crise où l’Europe se voit engagée, quelques diversions que créent par instans les négociations et les efforts des cabinets, le regard ne peut se détacher de cette presqu’île de Crimée où la lutte apparaît dans ce qu’elle a de plus simple et de plus énergique. Là, il n’y a en vérité ni diplomatie savante, ni subtilités ingénieuses, ni tactiques évasives : c’est le sang de nos armées qui coule, c’est un héroïsme chaque jour renouvelé. Et depuis huit mois déjà il en est ainsi dans ce coin de terre, où l’on dirait que s’est concentrée toute la force de résistance de la Russie. Après les cruelles fatigues de l’hiver, l’heure des opérations plus actives est arrivée. Au milieu de ces opérations mêmes, l’épidémie vient encore éprouver chefs et soldats : rien ne peut affaiblir la mâle et stoïque intrépidité de ces années durcies par le feu et par les souffrances. Il y a peu de jours, c’était ce combat du 7 juin, qui laissait les soldats alliés en possession du Mamelon-Vert et des redoutes du Carénage après une mêlée sanglante et rapide. Hier encore, le 18, c’est l’attaque de la tour Malakof et du grand redan, tentée par les français et les Anglais. La prise de Malakof eût sans doute précipité les événemens ; cette première attaque n’a malheureusement point réussi, bien que nos soldats eussent pris pied déjà dans l’ouvrage russe. Il n’est resté pour le moment de cette tentative qu’un accident de la guerre à réparer et des pertes douloureuses dont le chiffre indique assez la puissance de l’attaque et la vigueur de la résistance. Ce chiffre s’élève à plus de trois mille hommes mis hors de combat, et plusieurs généraux paraissent avoir été atteints. L’un d’eux même, le général Brumet, qui commandait une des divisions d’attaque, a succombé. C’est là une de ces inévitables et passagères alternatives de l’un des sièges les plus mémorables qui se soient vus assurément. En même temps que ces opérations se poursuivent devant Sébastopol, l’expédition de la mer d’Azof s’est achevée avec un plein succès, Elle a obtenu le seul résultat désirable : elle a amené l’évacuation d’Anapa, elle a fait sentir le poids de nos armes aux ports russes, et après avoir chassé le pavillon moscovite de ces eaux intérieures, elle a pu se retirer en laissant une garnison à Yeni-Kalé. De toutes les opérations entreprises jusqu’ici, l’expédition de la mer d’Azof est celle qui parait avoir produit la plus profonde impression à Saint-Pétersbourg. Ce coup a été ressenti plus que tous les autres, soit qu’il fût imprévu, soit qu’il doive exercer une influence sérieuse sur la situation des armées russes en Crimée.

Quoi qu’il advienne, tout l’indique assez, cette guerre qui est allée choisir son champ de bataille à l’extrémité de l’Europe n’est point certainement une guerre ordinaire. La Russie sait bien qu’elle est réduite à défendre une politique séculaire, toute une tradition de conquêtes et d’envahissemens. Bien plus, la Russie savait qu’elle aurait un jour ou l’autre à livrer ce suprême combat. Sans cela, comment se serait-elle trouvée prête au moment voulu ? Dans quelle pensée aurait-elle élevé ces forteresses formidables, certes fort inutiles pour la défendre contre la Turquie ? Pourquoi s’obstinerait-elle encore dans une guerre où la seule condition de paix qu’on lui veuille imposer, c’est de désarmer son ambition ? De leur côté, les puissances occidentales savent bien qu’il s’agit désormais pour elles de livrer l’indépendance de l’Europe ou de la raffermir. S’il n’en était point ainsi, comment prodigueraient-elles leurs soldats, leurs trésors et leurs vaisseaux dans une lutte dont les difficultés et les proportions dépasseraient le but ? La guerre actuelle a cela de particulier, qu’elle n’est le fruit d’aucune animosité nationale ; c’est le choc violent de deux politiques, dont l’une est une menace incessante pour l’Occident, dont l’autre est l’expression réfléchie des intérêts les plus élevés de la civilisation. Tel est le conflit qui tient en ce moment l’Europe attentive et qui se poursuit dans ces terribles engagemens devant Sébastopol, en attendant qu’il se dénoue par la victoire.

Il n’est point en effet d’autre issue maintenant. C’est à la puissance des armes de réaliser ce que la diplomatie n’a pas pu faire, et si les armes restent le seul arbitre de cette grande question, sur qui donc peut peser la responsabilité de la continuation de la guerre ? Le dénoûment même des conférences de Vienne est là pour le dire. C’est le 4 juin que les négociations ont été définitivement closes et que le dernier protocole a été signé. Par le fait, avant cette dernière formalité, on savait déjà que les négociations étaient désormais sans but, que les propositions de l’Autriche n’avaient pu être acceptées par la France et par l’Angleterre, et qu’ainsi il ne restait plus même un élément de discussion entre les représentans des diverses puissances réunies à Vienne. Or de tout ce travail de la diplomatie que résulte-t-il avec une palpable évidence, si ce n’est que la résistance de la Russie a été le seul, l’invincible obstacle à une pacification ? Rien n’est plus curieux certainement qu’un article publié dans le Journal de Saint-Pétersbourg, en réponse à une circulaire de M. le ministre des affaires étrangères de France. C’est avec une modération calculée et l’art le plus subtil que le nouveau manifeste russe arrive à représenter tous les actes de la conférence de Vienne comme autant de témoignages spontanés de l’esprit de conciliation du cabinet du tsar. Il semble même en vérité que quelques-unes des conditions débattues dans la conférence émaneraient de l’initiative du gouvernement russe, et il n’y aurait plus qu’à se demander après cela comment la guerre a pu éclater. Est-il question de la liberté de la navigation du Danube, la Russie assure que l’Angleterre et la France n’ont pas besoin de verser leur sang pour un résultat désormais acquis. Il n’est pas moins vrai que ce résultat est le prix de la guerre et du sang versé. S’agit-il des principautés, la Russie proclame que sa tâche est accomplie et que tous les vœux de sa politique sont comblés dès que les immunités des provinces danubiennes sont placées sous la garantie collective de l’Europe. Le manifeste du cabinet de Petersbourg s’étend assez complaisamment sur les bienfaits dont le protectorat russe a doté les principautés : bienfaits d’une singulière nature, il faut l’avouer, et redoutés des Moldo-Valaques encore plus que la suzeraineté ottomane ! La Russie oublie qu’il y a deux ans à peine elle envahissait les principautés en pleine paix, sans nul motif, ce qui était étrangement respecter leurs immunités, et qu’il a fallu l’arrivée des armées alliées en Orient, la menace de l’intervention autrichienne, pour la faire reculer derrière le Pruth. La Russie oublie que la mission du prince Menchikof date de deux ans à peine, qu’à cette époque elle ne voulait souffrir aucune intervention dans ses différends avec la Turquie, et que la première note de Vienne elle-même disparaissait sous le coup de ses hautaines interprétations. En un mot, la Russie oublie comment est née la guerre et comment l’Occident a été nécessairement conduit par la force des choses à poser le principe d’une limitation de la puissance moscovite.

Il faut bien l’observer en effet : la guerre est là tout entière aujourd’hui, ou elle est sans objet. Toutes les autres conditions ne sont que des corollaires ou l’application de ce principe de limitation. Puisque la Russie est en si bonne voie de dispositions pacifiques dans ses manifestes, il semblerait naturel qu’elle eût réservé un peu de ces dispositions pour arriver à résoudre la question dans laquelle se résume toute la guerre désormais. Et sur ce point quel a été son système de conduite ? Elle n’a cessé de repousser toute limitation de forces. L’article officiel du Journal de Saint-Pétersbourg fait même connaître que le prince Gortchakof n’avait accepté les quatre garanties qu’en les interprétant à sa manière. L’intention de la Russie de ne rien concéder a éclaté assez clairement dans les négociations de Vienne, et elle est devenue plus palpable encore dans la dernière conférence, dont le protocole est aujourd’hui public. L’Autriche présentait un projet de pacification. Ce projet reposait sur le principe de la limitation, ainsi que l’a fait remarquer M. de Bourqueney. Le représentant du tsar a-t-il admis ce principe ? Il a nettement articulé au contraire un nouveau refus. Dès lors à quoi pouvait-il servir d’en référer à Saint-Pétersbourg, comme l’a offert le prince Gortchakof ? Il n’y avait plus de but pour la discussion ; par le fait même, la conférence se trouvait rompue, et la responsabilité de cette rupture pèse évidemment tout entière sur la Russie. Le cabinet de Petersbourg affirme, dans son dernier manifeste, que ce sont les puissances occidentales qui ont rendu les négociations infructueuses par leur refus d’accéder aux propositions autrichiennes. On voit ce qui en est. La vérité est que l’Angleterre et la France n’ont point trouvé le projet de l’Autriche efficace dans la forme, et que la Russie en a repoussé le principe même. Ce principe, la Russie l’a rejeté avec une extrême netteté, on doit lui rendre cette justice, il faut seulement en conclure que ces négociations étaient frappée dès l’origine d’une virtuelle impuissance par la volonté arrêtée du cabinet de Petersbourg. On pourrait dire que la Russie les avait rompues avant qu’elles fussent ouvertes.

C’est donc ici pour les affaires de l’Europe le point de départ d’une phase nouvelle qui peut être féconde en incidens et en péripéties. La première et la plus grave question qui s’y rattache aujourd’hui sans aucun doute est celle de la politique autrichienne. Intéressée dans tout ce qui s’agite en Orient, mêlée au premier rang comme grande puissance dans la crise actuelle, liée à la France et à l’Angleterre par le traité du 2 décembre, l’Autriche est arrivée à un moment d’épreuve décisive pour son influence et sa considération. Il s’agit de savoir quelle idée elle se fait de son propre rôle, quel sens elle attache aux engagemens qu’elle a contractés. Malheureusement il est difficile de nourrir de grandes illusions sur la politique de l’Autriche. La dernière circulaire de M. de Buol, relative aux communications que le cabinet de Vienne avait reçues de la France à l’occasion de ce qu’on a nommé les propositions autrichiennes, un discours récent de lord Clarandon dans le parlement anglais, laissent peu de doutes sur l’attitude de notre alliée du 2 décembre. C’est l’attitude d’une puissance qui veut et qui ne veut pas, qui avait peut-être conçu plus d’espérances qu’il ne fallait de son intervention en faveur de la paix, et qui, émue de son insuccès même, se réfugie dans l’abstention justement à l’heure où la force des choses semblait la mettre en demeure d’agir. Un des traits les plus frappans de toute cette politique, c’est la contradiction permanente entre les paroles et les actes. Par les paroles, l’Autriche a été une grande puissance ; il lui resterait à montrer qu’elle l’est également par les actes. L’Autriche ne saurait s’y tromper : l’altitude qu’elle semble prendre, qui se dessine chaque jour davantage, n’est point une attitude de pure expectative ; c’est une situation parfaitement rétrograde, qui peut dégénérer en une véritable retraite. Il y a peu de temps, le gouvernement de l’empereur François-Joseph avait sur pied une armée puissante ; il sollicitait de l’Allemagne la levée des contingens fédéraux : aujourd’hui il réduit lui-même son effectif. À l’ouverture des conférences, M. de Buol disait que l’empereur acceptait les conséquences de son alliance, avec l’Occident, quelque graves qu’elles pussent être ; maintenant il déclare que l’Autriche attendra « de pied ferme la marche des événemens et le moment propice pour renouer des négociations de paix. » Chose étrange, dans cette même circulaire, le ministre de l’empereur François-Joseph affirme qu’il est d’accord avec la France sur la nécessité de réduire la puissance politique de la Russie en général ! Mais s’il en est ainsi, l’Autriche pense-t-elle que cette réduction de la puissance russe s’opérera toute seule ? Ou bien est-elle persuadée que les forces de la France et de l’Angleterre suffisent pour atteindre le but, sauf à se féliciter quand le résultat sera acquis ? Le cabinet de Vienne n’a point semblé dédaigner jusqu’ici ce rôle commode, qui consiste à attendre le bénéfice des événemens. C’est là cependant une route périlleuse par où l’Autriche pourrait arriver à un isolement complet. Le gouvernement autrichien est dans cette situation particulière, que son isolement même ne peut pas être une neutralité. Une déclaration de neutralité entraînerait nécessairement la retraite de l’armée autrichienne des principautés, et on dit que l’Autriche, dans les momens où elle ressent le plus l’embarras de sa situation, parle de quitter en effet les provinces danubiennes ; mais la retraite des principautés serait la violation d’un engagement formel contracté avec l’un des belligérans. Dès lors ne serait-il pas plus simple pour l’Autriche de se rattacher nettement à l’esprit de l’alliance de l’Occident et d’en accepter les conséquences avec la fermeté d’une grande puissance ? Peut-être même l’effet de cette résolution ne se ferait-il pas attendre, si, comme on l’assure, quelque lassitude se fait sentir à Saint-Pétersbourg, et s’il est vrai que des agens russes aient fait depuis peu des insinuations pacifiques. Ce qu’il y a de singulier, c’est que les tergiversations du gouvernement autrichien paraissent avoir remis un moment la Prusse en humeur d’intervention. Il faut bien s’entendre : la Prusse n’est nullement disposée à prendre un rôle actif ; mais elle a cherché, dit-on, à se rapprocher des cabinets de l’Occident, et il n’est point impossible qu’elle n’ait vu dans les faiblesses de l’Autriche un moyen de regagner son ascendant en Allemagne. L’alliance du 2 décembre n’a point répondu jusqu’ici à toutes les espérances qu’on avait conçues, cela est certain. Dans tous les cas, les puissances occidentales n’ont point à s’en accuser, et elles n’ont nullement à regretter leurs déférences envers l’Autriche. Leur but était bien clair. — Une alliance active avec la première puissance allemande, C’était une guerre moins longue, moins compliquée, une pacification plus prompte et plus facile. — Si l’Autriche manque à ce grand rôle, que tout lui assignait, la conséquence est malheureusement facile à prévoir. La guerre peut se prolonger et s’étendre. C’est une grande question où l’Autriche peut n’avoir plus de rôle, et où, par une singularité assez frappante, elle peut voir sa place prise par le Piémont, qui aura certainement un négociateur dans les conférences d’où sortira la paix. Le Piémont aujourd’hui gagne son rang d’état de premier ordre ; par le fait, n’est-il pas en ce moment la quatrième puissance ? n’a-t-il pas montré une décision qui semble manquer à l’Autriche ? Ainsi donc se dessine aujourd’hui la situation de l’Europe au lendemain de ces conférences de Vienne, qui ont eu du moins pour résultat de marquer le point où est arrivée la question d’Orient.

C’est à la France et à l’Angleterre maintenant de poursuivre seules ce grand but d’une pacification durable qu’elles auraient voulu poursuivie de concert avec l’Autriche. Même sans ce secours elles sont en mesure de l’atteindre, et, quels que soient les efforts qui restent à accomplir, elles obtiendront le prix de la lutte maintenant engagée. L’Angleterre multiplie les moyens pour avoir des soldats, et on dit aujourd’hui que lord Raglan va quitter le commandement de l’armée anglaise de Crimée, ce qui pourrait bien donner une nouvelle activité aux opérations militaires dans la péninsule. D’un autre côté, des mesures financières vont être sans doute décrétées en France. Le corps législatif et le sénat viennent d’être convoqués extraordinairement. Ils auront probablement à voter un emprunt, peut-être une nouvelle levée d’hommes. La rapidité avec laquelle a été couvert l’emprunt récent de la ville de Paris indique assez que les ressources de la France ne sont point au-dessous des besoins de la guerre. C’est dans les opérations financières et dans les travaux du corps législatif que va se renfermer pendant quelques jours la vie intérieure, vie tranquille et monotone où vient se mêler heursusement parfois quelque incident littéraire, une de ces séances de l’Académie qui rassemblent un instant un monde choisi et lettré.

Il y avait donc, ces jours derniers à l’institut une séance solennelle pour la réception de M. de Sacy. Par une coïncidence singulière, M. de Salvandy, qui avait eu déjà à recevoir M. Dupanloup et M. Berryer, se trouvait encore chargé de recevoir M. de Sacy. Après la chaire sacrée et la tribune politique, la presse avait son tour. Autre coïncidence : l’académicien auquel succédait M. de Sacy avait été lui-même un journaliste renommé autrefois, et depuis, hélas ! oublié : c’était M. Jay, le fondateur de deux journaux fameux, le polémiste classique toujours prêt à guerroyer contre les tentatives littéraires nouvelles. Il avait écrit un livre auquel il avait donné le nom de Conversion d’un Romantique. Un classique était naturellement l’auteur de cette conversion. « Pure vanterie ! a dit spirituellement M. de Sacy ; personne n’a converti les romantiques. En gens d’esprit, ils se sont convertis tout seuls, » et ils sont à l’Académie. M. Jay, à ce qu’il parait, employait d’habitude mieux son temps qu’à convertir les romantiques. Il était heureux et vivait retiré dans le calme de la vie de famille, dans cette obscurité des hommes qui n’ont plus d’histoire. À vrai dire, la vie de M. Jay n’a été qu’un épisode dans les discours des deux orateurs. L’intérêt réel de cette séance était dans cette sorte de bienvenue donnée à la presse au sein de l’Académie. Bien loin de décliner le caractère de journaliste dans son ingénieux et remarquable discours, M. de Sacy l’a revendiqué au contraire ; il a tenu à constater qu’il était reçu pour des articles de journaux, et le journal, par le fait, n’est-il pas devenu dans notre temps une forme littéraire, une tribune politique quand il y avait des tribunes politiques, — une puissance véritable parfois ? Il s’est assoupli à tout et a fini par être un peu la littérature d’un siècle qui se hâte de vivre ; c’est une œuvre permanente, une improvisation de tous les instans, un livre qui recommence toujours, comme on l’a dit ; mais de cette œuvre rapide, de cette flamme de tous les jours, que reste-t-il bientôt ? Chose étrange, c’est à une époque où il semblait que la presse dût avoir le plus de puissance, qu’elle a reçu le plus rude coup. C’est sous la république, quand l’obligation de la signature a été imposée, ce jour-là, le caractère collectif de la presse s’est effacé. Un des mérites de M. de Sacy, c’est qu’en honorant sa profession il l’aime, et il ne l’a point caché. Il a mis ainsi une sorte de coquetterie à faire entrer la presse avec lui dans l’enceinte académique. Un autre héros de cette fête, c’est l’Académie elle-même, dont les deux orateurs ont exalté la grandeur en lui décernant le gouvernement des intelligences. Peut-être même sous ce rapport M. de Sacy et M. de Salvandy ont-ils vu ce qui devrait être plus encore que ce qui est. Si l’Académie, en effet, est quelquefois exposée à essuyer des critiques, n’est-ce point parce qu’elle manque de cette initiative, de cette puissance, de direction qui assure l’influence des grands corps littéraires ? Les discours de M. de Salvandy et de M. de Sacy ont été du reste un éloquent enchaînement d’aperçus, de jugemens littéraires et même politiques, où les deux orateurs se sont rencontrés souvent, où ils ont différé quelquefois. Il y a eu un instant comme un éclair de polémique au sujet de Richelieu. M. de Sacy avait émis quelques doutes sur l’utilité réelle de l’œuvre du grand cardinal. Il s’était demandé si, en frappant à coups redoublés l’aristocratie, Richelieu n’avait pas détruit un intermédiaire utile, sans lequel un pays risque de flotter sans cesse entre l’anarchie et le despotisme. M. de Salvandy a défendu Richelieu, et il n’a point admis que la noblesse eût disparu à ce point de la France depuis le passage du cardinal ; il l’a montrée partout au contraire. La vérité est-elle dans le jugement de M. de Salvandy ou dans celui de M. de Sacy ? Elle est peut-être dans l’un et dans l’autre. Oui, sans doute la noblesse a continué d’exister — individuellement, si l’on peut ainsi parler ; elle s’est illustrée, mais elle n’a point été un corps politique, comme en Angleterre. Et n’est-ce pas là une des causes des perturbations qui ont rempli l’histoire de notre pays ?

Ainsi, même à l’Académie, surtout à l’Académie, pourrait-on dire aujourd’hui, se retrouve cette invincible préoccupation des destinées publiques, comme si, à tout prendre, il était difficile de parler de Richelieu, de Bossuet, de Montesquieu, sans revenir à tout ce qui nous émeut et nous intéresse, à tous les problèmes qui s’agitent encore. C’est le privilège et c’est aussi le péril des lettres contemporaines, de n’être plus seulement le luxe d’une société ordonnée, et polie ; elles touchent à tout, à la vie politique pour en exprimer les vicissitudes, à la vie morale pour en préciser les règles, aux événemens pour en dégager le sens, à l’histoire pour en résumer les lumières. C’est le côté par où les lettres sont une puissance. De cette sévère et forte inspiration est née l’Histoire de Jean Sobieski et du royaume de Pologne, que M. de Salvandy publiait il y a trente ans, et qu’il réédite aujourd’hui en y ajoutant des développemens nouveaux. Ce n’est plus ici la France de Richelieu ou de notre temps dont M. de Salvandy parlait l’autre jour à l’Académie ; c’est une France du nord, abandonnée et à demi éclipsée, que mille liens rattachent encore à la France du midi. Depuis le passage de Henri III sur le trône de Pologne, il semble que ce pays n’ait plus été un étranger pour nous, tant les rapports de goûts, d’affections et d’alliances se sont multipliés, et le malheur n’a fait que redoubler cet intérêt. Il y a trente ans, le livre de M. de Salvandy était une étude historique élevée et substantielle ; dans les circonstances présentes, il a presque le mérite de l’à-propos, car il remet à nu ces deux choses éternellement instructives : l’anarchie épuisant toutes les forces d’un peuple et une iniquité qui a laissé l’Europe sans défense sur un de ses points les plus vulnérables. La Pologne a péri par sa propre faille, cela n’est point douteux : l’héroïsme même n’a été qu’un piège pour elle, un moyen de se dissoudre avec toutes les apparences chevaleresques. C’était à coup sûr une gigantesque anarchie que cette république sans bases populaires, cette monarchie sans garantie de permanence et de durée, ces confédérations de seigneurs rebelles, ce liberum veto, qui, sous prétexte de sauvegarder la liberté individuelle, faisait de la volonté d’un seul l’arbitre des destinées du pays, en exigeant l’unanimité des suffrages dans le vote des lois. La décomposition d’un peuple par le vice de ses mœurs et de ses institutions est là tout entière palpitante et douloureuse. C’est le côté intérieur de l’histoire de la Pologne ; le côté européen, c’est le démembrement qui est la conséquence de cette anarchie, c’est ce rapt concerté et exécuté par trois gouvernemens, comme si le malheur ou la faiblesse d’un pays autorisait à se partager ses dépouilles.

Il est resté de curieux témoignages des sentimens dans lesquels les auteurs du partage de 1772 accomplirent cet acte. Catherine de Russie marchait dès longtemps à son but, intervenant par tous les moyens, revendiquant une sorte de protectorat, pratiquant en un mot la même politique que ses successeurs ont pratiquée depuis à l’égard de la Turquie. S’il ne suggéra pas le premier la pensée du partage, le roi de Prusse, le grand Frédéric, saisit du moins l’occasion aux cheveux, comme il le dit. Marie-Thérèse d’Autriche est la seule qui ressent quelque trouble de ces combinaisons ténébreuses. On dirait que le souvenir de Vienne sauvée par Sobieski lui revient comme un remords. Elle signe ce partage, « puisque tant de grands et savans personnages veulent qu’il en soit ainsi ; mais longtemps après ma mort, dit-elle, on verra ce qui résulte d’avoir foulé aux pieds tout ce que jusqu’à présent on a tenu pour juste et pour sacré. » Il y a près d’un siècle déjà que ce premier partage s’est accompli « très paisiblement, » comme le disait Frédéric, et toutes les fois que l’Europe s’agite, elle souffle de cette vieille blessure, qui se rouvre aussitôt. Ce spectre de la Pologne se relève et vient embarrasser ceux qui se sont distribué ses dépouilles. Jamais peut-être il n’y eut plus terrible exemple de ce qu’il en coûte pour tuer un peuple qui ne veut pas mourir. Et qu’on remarque bien ici comment le droit se confond avec l’intérêt le plus évident, le plus positif. Il y avait au nord une barrière entre la Russie et l’Europe ; cette barrière a été supprimée. Ce jour-là, l’équilibre de l’Europe a été rompu, et il n’est point rétabli encore. L’Autriche et la Prusse ont cru agrandir leurs domaines ; elles n’ont fait que travailler au profit de la Russie en la rapprochant de l’Allemagne. C’est depuis ce moment que la Russie a étendu son influence sur les états germaniques, captant les uns, neutralisant les autres. En cet instant même, si l’Autriche se sont faible en Gallicie, à quoi cela tient-il, si ce n’est à la proximité de la Russie ? À quoi tiennent les tergiversations de la Prusse, si ce n’est à la crainte secrète de se voir envahir par les provinces polonaises ? Pour l’Autriche et la Prusse, cette spoliation a été une faiblesse ; pour la Russie seule, elle a été un agrandissement. On voit que tout n’est point vérité dans ce mot de Frédéric au sujet du partage : « Tout dépend des occasions et du moment où les choses se font ! »

Certes, s’il est un tableau éloquent et fait pour parler à l’imagination, c’est celui de tous ces peuples qui sont les acteurs du drame de la civilisation et qui remplissent la scène de leur gloire, ou de leurs malheurs. Tout change et se renouvelle en eux ; une seule chose reste immuable, c’est le ciel qui éclaire tous ces contrastes ou ces évolutions d’une même destinée, et qui semble faire partie aussi de l’histoire de certains pays. M. Antoine de Latour a visité l’Espagne avec le sentiment délicat et fin de tous ces contrastes de la vie d’un peuple. Il ne ressemble pas à beaucoup de voyageurs, il s’occupe à peine du présent, ou du moins il ne le cherche pas dans ce tourbillon d’événemens et de crises qui s’élève de temps à autre à la surface. L’auteur des Études sur l’Espagne n’est point un statisticien, un économiste faisant un inventaire des pauvretés et des élémens de fortune de la Péninsule. C’est un voyageur de l’esprit pour ainsi dire, qui étudie les monumens, la littérature et les mœurs, non pour en reproduire simplement l’aspect extérieur, mais pour en ressaisir le sens, l’idéal en quelque sorte. Entre tous ces royaumes qui ont fini par se fondre dans un royaume unique, au milieu de l’Espagne même, M. de Latour a choisi cette Espagne plus accentuée et plus originale qu’on nomme l’Andalousie et Séville. C’est qu’en effet l’Andalousie est un monde à part et entièrement distinct par le ciel, par les mœurs, par tous les souvenirs. On n’y peut faire un pas sans rencontrer l’image de toutes les civilisations différentes qui ont régné tour à tour. Des rues de Séville portent encore des noms qui rappellent l’histoire de don Pèdre le Justicier, plus loin vous trouverez les souvenirs de la conquête de saint Ferdinand, et à côté, arrêtez-vous au pied de la tour de la Giralda : elle ressemble à une captive mauresque laissée en pays chrétien, et jetant mélancoliquement les heures depuis quatre siècles aux générations qui passent. C’est de là aussi que partaient au XVIe siècle tous ces hardis navigateurs qui allaient conquérir un monde. La bibliothèque colombine est restée comme le dépôt de ces traditions avec les archives des Indes, qui gardent encore les pages inconnues de ce grand poème de la découverte de l’Amérique écrit par Colomb, par Fernand Cortez, par Pizarre lui-même, bien qu’il demeure incertain si Pizarre savait écrire. Séville a eu enfin son école littéraire, ses poètes, tels que Herrera le divin, Rioja, Jauregui, Cespedes, et elle a eu surtout son école de peinture, qu’on ne peut bien connaître que là. C’est à Séville que Murillo a laissé quelques-unes de ses plus belles œuvres, et au premier rang la Vision de saint Antoine de Padoue. L’auteur des Études sur l’Espagne n’avait qu’à regarder autour de lui pour voir se relever tout ce monde familier à l’imagination populaire. Il va sur une place de Séville, sur la place de Doña Elvire, et là il trouve au berceau la comédie espagnole avec le batteur d’or Lope de Rueda ; il frappe à une maison, et il est dans la demeure de doña Estrella de Tavora, cette autre Chimène d’un autre Cid, que Lope de Vega a immortalisée sous le nom de l’Étoile de Séville. Ainsi la réalité ramène sans cesse au passé, dont elle se sépare à peine. C’est qu’en effet le passé vit partout en Espagne. Le présent tend chaque jour sans doute à l’envahir ; le présent fait parfois des usines avec des cloîtres, ou il supprime ces cloîtres pour ouvrir des rues et des places : il en reste encore assez cependant pour saisir l’imagination et la retenir captive au spectacle de la lutte du passé et du présent. Nulle part peut-être n’apparaît mieux cette lutte émouvante que dans une excursion du voyageur à quelques lieues de Séville. D’un côté sont les ruines d’Italica, les souvenirs romains de l’Espagne : c’est là que naquit Trajan ; — à peu de distance est le monastère de Saint-Isidore, qui résume tout un épisode de l’histoire chrétienne de l’Andalousie ; — tout près est une humble maison où mourut Fernand Cortez : — n’est-ce point là l’assemblage de tous les souvenirs ? Entrez au monastère de Saint-Isidore : c’est aujourd’hui une prison de femmes depuis la suppression des couvens. De la réunion de tous ces contrastes naît l’attrait profond et saisissant de la vie espagnole, et cet attrait passe dans le livre de M. de Latour sous le voile d’une délicate et ingénieuse observation. N’échappe-t-on pas ainsi au spectacle des perturbations vulgaires de l’Espagne actuelle ?

La vie politique n’est point heureusement partout agitée des mêmes troubles. Rien ne ressemble moins aux débats intérieurs de l’Espagne que les laborieuses discussions qui remplissent depuis quelque temps la session des chambres hollandaises. La Hollande, est tout entière à des questions pratiques et utiles. Au premier rang est la mesure présentée par le gouvernement pour l’abolition des droits d’accise sur la mouture. Plusieurs propositions avaient été faites déjà par des députés. Le projet du gouvernement se distinguait de ces propositions en ce qu’il allait plus loin et abolissait les droits d’une façon plus complète. Le projet n’a point laissé de rencontrer une certaine opposition parmi quelques amis du cabinet qui, malgré l’amélioration réelle des finances, s’effrayaient d’une abolition d’impôts aussi étendue. Il s’agissait en effet d’une suppression de quatre ou cinq millions. D’autres accusaient le cabinet d’une certaine inconsistance dans cette question. Le ministre des finances, M. Vrolik, et le ministre des affaires étrangères, M. van Hall, ont vivement défendu cette réforme ; ils se fondaient sur ce qu’une abolition partielle des droits de mouture n’atteindrait nullement le but qu’on se proposait, celui de faire baisser le prix des substances alimentaires de première nécessité. Ils faisaient remarquer d’ailleurs que les bonis coloniaux étaient devenus assez réguliers pour combler le déficit créé par cette abolition d’impôts. C’est certainement la première fois qu’un gouvernement a eu à lutter pour réduire des taxes contre une chambre disposée à les maintenir. La réforme n’en a pas moins été adoptée par la seconde chambre. Un autre projet avait trait à la reconstitution de la marine. Depuis longtemps, la marine Hollandaise était dans un sensible déclin, et les chambres comme le gouvernement se préoccupent de la rétablir sur un pied respectable. Au commencement de cette année, le budget de la marine avait été repoussé, parce qu’il ne présentait pas de moyens suffisans et définis pour arriver à cette reconstitution. Ce vote amena la retraite du ministre de la marine, M. Ensly, qui fut remplacé par M. Smit van den Broecke. Le nouveau ministre a préparé tout un plan de réformes tendant à faire dominer dans la marine hollandaise la vapeur et l’hélice, et qui s’exécuterait dans un laps de temps de douze années. Une augmentation de un à deux millions de florins au budget était nécessaire pour l’exécution de ce plan. Le projet du gouvernement n’a rencontré qu’une faillie opposition, plus encore sur la forme que sur le fond, et une majorité considérable l’a sanctionné.

Il se présentait devant les chambres de La Haye deux questions d’une autre nature. La première était la convention signée avec la France pour la garantie de la propriété littéraire et la suppression de la contrefaçon. Le principe n’a point été contesté, et il ne pouvait pas l’être. Des objections ont été seulement élevées au sujet de l’égalisation des droits d’entrée et de sortie sur les livres. C’est, si l’on s’en souvient, la seconde convention de ce genre négociée dans ces dernières années ; la première, conclue en 1852, avait été repoussée par les chambres hollandaises. Le gouvernement a fait assez clairement une question de cabinet de la convention actuelle, qui est le résultat de laborieuses négociations, et qui consacre un principe juste en lui-même, outre qu’elle contient certaines concessions faites par la France à la Hollande. Ici encore le vole de la chambre a été approbatif ; mais un autre traité a été moins heureux : c’est celui qui avait été négocié avec le Portugal pour une délimitation meilleure des possessions hollandaises et portugaises dans l’île de Timor. Le principal motif du rejet de ce traité est l’absence d’une disposition qui consacre la liberté religieuse en faveur des Hollandais qui passent sous la domination portugaise par l’échange des territoires, tandis que cette liberté, existe en faveur des catholiques qui passent sous le pouvoir hollandais. La question de délimitation reste donc incertaine, et la Hollande se trouve privée, d’un territoire qui contient justement des mines de cuivre Enfin le gouvernement hollandais vient de conclure des traités avec la France, la Belgique et les États-Unis pour l’admission d’agens consulaires aux Indes orientales : acte intelligent qui ne peut avoir pour résultat que d’étendre ou de consolider les rapports du commerce, et qui a été favorablement accueilli en Hollande. Dans quelques jours, la session des chambres de La Haye va se clore, et elle n’aura point été inutile aux intérêts du pays.

Au-delà de l’Atlantique, les know nothing[1] ont le privilège d’absorber l’attention du public américain. Grâce à eux, la question de Cuba a pu sommeiller paisiblement pendant toute cette année, et les expéditions toujours projetées contre le Mexique ou tel autre pays du nouveau continent ont pu être étouffées en germe. C’est ce qui est arrivé notamment au colonel Kinney, chef d’une expédition pour la colonisation du Nicaragua, qui s’est vu arrêter au moment où il allait s’embarquer. Le colonel Walker a été plus heureux : il est parvenu à s’échapper de San-Francisco avec soixante-cinq hommes, et il est parti pour la conquête ou la colonisation du Nicaragua. Espérons que sa nouvelle entreprise obtiendra aussi peu de succès que sa dernière tentative contre la Basse-Californie.

Ce sont donc les know nothing qui attirent en ce moment l’attention de l’Amérique. Au mois de mai, ils ont tenu une réunion à New-York, et ce mois-ci, dans une convention tenue à Philadelphie, ils ont formulé leur programme définitif. Un grand avenir semble réservé à ce parti nouveau, dont on connaît maintenant tous les principes et toutes les tendances. Le parti des know nothing est une réaction à la fois contre l’élément européen amené en Amérique par l’émigration et contre l’égoïsme des anciens partis, qui, en se fractionnant à l’infini, étaient devenus des coteries où des intérêts de localité, de camaraderie ou même de famille avaient fini par l’emporter sur les intérêts du pays. En outre ce parti se donne comme plus national que les whigs et les démocrates ; il ne représente ni le nord ni le sud, il représente l’Union tout entière ; enfin il replace la république des États-Unis sur sa base première, le protestantisme. L’Amérique accuse, si l’on peut ainsi parler, de plus en plus son individualité comme nation. Avec le parti des know nothing, elle cherche à mettre un peu d’ordre dans le chaos qu’ont produit soixante ans de liberté illimitée, et que les anciens partis semblaient vouloir éterniser. Ce mouvement commence à peine, et il faut s’attendre à le voir amener des conséquences incalculables. Les émigrans ne recevront plus à l’avenir un accueil aussi facile ; les lois de naturalisation seront révisées : il ne sera plus permis à des Irlandais ou à des Allemands débarqués de la veille de bouleverser le résultat des élections. L’élément européen, en un mot, ne vouera plus le même rôle dans les affaires américaines. Peu à peu par conséquent le flot de l’émigration se détournera des États-Unis, qui développeront leurs forces normales et nationales sans avoir à compter avec des étrangers habitués à des idées et à des mœurs contraires aux leurs. La propagande catholique, en dépit de l’article de la constitution qui assure à tous les cultes la tolérance la plus complète, ne pourra plus s’exercer avec la même liberté. Déjà des couvens ont été visités, et ces visites ont donné lieu à quelques scènes scandaleuses ou ridicules, mais qui sont un indice de ce qui se prépare. Un des articles du programme des know nothing est d’ailleurs formulé ainsi : « hostilité aux prétentions du pape, dont les prêtres et les prélats de l’église catholique romaine sont ici, dans cette république arrosée et fécondée par le sang protestant, les intermédiaires. » Un autre article recommande la liberté d’éducation pour toutes les sectes, mais avec la Bible parole de Dieu pour base universelle. Ainsi les deux élémens européens principaux, l’émigration et le catholicisme, vont se trouver d’ici à peu de temps ouvertement attaqués et restreints. Sur la question de l’esclavage, les know nothing s’en tiennent aux principes du compromis, qu’aucun des deux partis américains n’est plus en état de défendre, et qui est cependant la sauvegarde de l’Union. Les whigs en effet, généralement abolitionistes, après avoir perdu leurs chefs modérés, Daniel Webster et Henri Clay, dont ce compromis était en partie l’œuvre, ont échoué à la dernière élection présidentielle, parce que leur candidat le plus éminent était accusé de tendances abolitionistes et se présentait sous le patronage de M. Seward, et les démocrates, qui ont triomphé en s’appuyant sur ces principes, ont été infidèles à leurs promesses. M. Pierce et son cabinet ont montré une tendance free soiliste très prononcée. Ni les whigs, ni les démocrates modérés ne sont en état de former une majorité suffisante pour assurer le choix d’un président favorable au compromis, et la prochaine élection présidentielle sera probablement l’œuvre des know nothing.

Les Américains gouverneront l’Amérique, ici est le premier article du programme know nothing. Plus d’élémens étrangers ni d’influence étrangère, et quant à la fédération, plus de nord ni de sud, d’est ni d’ouest : il n’y aura qu’une république, une, indivisible et américaine. Ainsi l’Amérique, riche d’élémens de prospérité épars et sans lien, cherche à les unir ; elle cherche un frein contre l’anarchie et l’éparpillement des forces morales et matérielles. Le programme des know nothing est son premier pas vers la concentration des forces, la cohésion, l’homogénéité et l’unité.

CH. DE MAZADE.


SOUVENIRS MILITAIRES DE LA RÉPUBLIQUE ET DE L’EMPIRE, par le baron Berthezène[2]. — Les documens historiques sur les guerres du consulat et de l’empire abondent en ce moment. L’Histoire de la Campagne de 1800, par le duc de Valmy, les extraits d’une Histoire des Guerres de l’empire, par le duc de Bellune, les Mémoires de Masséna, du maréchal Soult, la Campagne de 1812, par le lieutenant-général Fezensac, les Sowenirs militaires du baron Berthezène, tiennent le premier rang parmi ces travaux. Ce dernier ouvrage, qui est aussi le plus récent, est peut-être également le plus utile à consulter, pour le côté stratégique qui s’y trouve amplement développé et pour la franchise dont l’auteur fait preuve en toutes circonstances. Ces Souvenirs militaires comprennent les campagnes d’Italie 1797-1800, de Prusse 1806-1808, d’Autriche 1809, de Russie 1812, d’Allemagne 1813, de Belgique 1815. Le général Berthezène a été acteur dans toutes ces campagnes, acteur important dans quelques-unes, et il fait défiler devant nos yeux tous les menus détails, le côté intime et vulgaire, stratégiquement parlant, de ces grandes guerres que nous voyons dans le lointain comme une masse confuse, et qui sont déjà devenues pour nous l’histoire, cette sorte d’histoire généralisée par une vague tradition. Le général expose avec concision, avec netteté, les grands mouvemens de guerre, les manœuvres qui amènent les armées en présence, et les combinaisons qui décident la victoire sur le champ de bataille. Ses narrations de la campagne de Russie et de la bataille de Waterloo peuvent être, sous ce rapport, rangées au nombre de nos meilleures pages d’histoire militaire. Dans un tel cadre, on comprend que la personnalité de l’auteur apparaisse rarement. Pourtant quelques considérations politiques et sociales sur les pays où il a fait la guerre, sur l’état de la France pendant l’empire, des observations sur les rivalités des généraux, sur l’arbitraire, l’incurie et les rapines de l’administration, quelques discussions des plans ou de la politique de Napoléon, nous ont permis d’apprécier la sincérité du narrateur. Ses jugemens sont généralement sévères et formulés en peu de mots ; ses réflexions indiquent un esprit sérieux et observateur. Nous sommes loin néanmoins d’adopter toutes ses idées. Dans ce livre, c’est presque toujours le soldat qui parle ; de là proviennent les qualités et les défauts. — l’utilité, l’autorité pour tout ce qui touche à la stratégie, à l’art, à l’histoire purement militaire, — la bonne foi, mais la partialité incontestable pour ce qui est la philosophie de l’histoire. Le général Berthezène jette sur la France de l’empire le regard de l’officier supérieur heureux et victorieux ; on comprend qu’il y a place pour d’autres points de vue qui ne mènent ni aux mêmes éloges, ni à la même satisfaction. Après l’empire, c’est encore le même regard qu’il jette autour de lui, le regard de l’officier supérieur, mais passionné, exaspéré par les défaites, se préoccupant uniquement d’une partie glorieuse de la France, l’armée. Nul ne peut l’en blâmer ; mais nos pères, si vivement attaqués, ont pu penser que la gloire achetée au prix de tant de sang et de misères n’est pas tout pour une nation. La possibilité de la vie physique et morale, la paix après une telle dépense de vies humaines, la liberté après une telle contrainte, le large développement de l’intelligence, de la littérature et de l’art, entrent pour quelque chose aussi, ce nous semble, dans l’existence, le bonheur et la dignité d’un peuple.


C.-D. D’HERICAULT.


V. DE MARS.


  1. Know nothing, c’est-à-dire ceux qui ne savent et ne veulent rien savoir de ce qui n’est pas américain et commun à la république tout entière.
  2. 2 vol. in-8o. Dumaine, 1855.