Chronique de la quinzaine - 30 juin 1872

La bibliothèque libre.

Chronique n° 965
30 juin 1872


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 juin 1872.

On ne peut se faire illusion, la France n’est point au bout de la rude et laborieuse carrière où elle est engagée. Elle ne semble échapper par instans à l’étreinte de ses derniers malheurs et se reprendre à une espérance légitime que pour être ramenée bientôt à la sévère réalité, pour retomber sous le joug des difficultés qui l’assiègent.

Assurément les circonstances sont uniques, même dans cette vieille Europe, qui a déjà vu tant de tragédies. Jamais peut-être un peuple n’a été jeté à l’improviste dans une situation comme celle où est la France, trouvant à chaque pas des problèmes à résoudre, ayant tout à la fois son intégrité nationale à reconquérir ou à raffermir et ses libertés intérieures à sauvegarder ou à fonder. Ce devrait être une raison de plus, à ce qu’il paraîtrait, pour que dans une telle œuvre on dût montrer une certaine tenue, un certain esprit de conduite, un sentiment énergique et précis des devoirs publics. On ne méconnaît point évidemment dans le fond la gravité des choses, mais on l’oublie quelquefois dans la mêlée, et pendant que le pays attend patiemment les effets de cette politique de réorganisation qu’on ne cesse de lui promettre, on trouve encore le temps de se livrer aux combinaisons et aux conflits inutiles, d’assembler des nuages, comme s’il n’y avait rien de mieux à faire. Oui, en vérité, c’est toujours notre point faible, il nous manque ce que nous pourrions appeler l’esprit politique de la situation, un esprit approprié à des circonstances si étrangement et si douloureusement nouvelles. On se laisse aller trop aisément à croire que rien n’est changé dans les conditions de notre vie publique, qu’on peut tout se permettre aujourd’hui comme autrefois, lorsqu’il faudrait au contraire se souvenir sans cesse que tout est changé, que nous devons nous résigner pour longtemps à porter dans nos affaires une réserve extrême, que nous sommes enfin à un de ces momens où l’on doit tout mesurer, actions et paroles, parce que tout peut avoir les conséquences les plus sérieuses et les plus imprévues. On se querelle, on s’agite, on s’égare dans toutes les fantaisies, dans toutes les subtilités dissolvantes de l’esprit de parti, lorsqu’il faudrait se dire simplement et résolument qu’il y a des situations où il n’est plus permis de perdre du temps et de se détourner du but essentiel, où tout le monde est responsable de ce qu’on fait ou de ce qu’on ne fait pas, d’une démarche imprudente, d’une manifestation dangereuse, d’une diversion arbitraire, d’une discussion inutile. Ces jours derniers, le président de l’assemblée nationale, M. Grévy, ayant à conduire le débat le plus confus, disait avec un bon sens un peu grondeur et parfaitement juste : « Nous perdons tout notre temps en incidens, nous n’en finirons jamais… On incidente trop et sans utilité !. « Il y a quelques semaines, M. le président de la république de son côté disait à peu près aux membres de l’assemblée : « Vous avez votre responsabilité, la responsabilité d’un vote, d’une proposition plus ou moins bien conçue ; moi aussi, j’ai ma responsabilité, qui est bien plus grande, la responsabilité d’exécuter les lois que vous faites, de gouverner dans les conditions que vous créez, avec les moyens que vous me donnez. » Et M. Thiers avait raison aussi bien que M. Grévy.

La vérité de notre situation est dans ces deux mots, qui s’appliquent à tous les partis, à l’assemblée, quelquefois à la presse. On incidente trop, on n’a pas toujours un sentiment suffisant de cette responsabilité que M. le président de la république rappelait, et qui appartient à tous aujourd’hui. On multiplie les propositions sans se demander quelles en seront les conséquences, on lance étourdiment des articles de journal dont nos ennemis se servent pour embarrasser un peu plus nos relations avec des puissances qui sont nos alliées ; on se passe la fantaisie de manifestations de parti, d’élections qui peuvent n’être pas sans danger pour notre crédit, on se donne l’émotion de conflits de pouvoirs qui mettraient tout en suspens, s’ils étaient sérieux, et on semble oublier que tout cela ne fait pas nos affaires, que notre vraie force serait dans l’empire que nous saurions garder sur nous-mêmes, dans ce recueillement dont la Russie faisait autrefois une politique, dans la fermeté contenue et patiente de notre langage aussi bien que de notre action.

Il faut bien s’y résigner, il faut savoir entrer dans les nécessités de cette situation cruelle, se faire un esprit politique conforme aux circonstances, et la première condition est évidemment de ne point mettre perpétuellement en doute ce qui existe sous prétexte que tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes, parce qu’il peut s’élever des différends entre des nuances d’opinion, des partis, des pouvoirs associés à une même œuvre. Cette politique a sur toutes les autres cet avantage, qu’elle est encore la seule qu’on puisse suivre sérieusement, et que tout ce qu’on tenterait en dehors des conditions actuelles ne pourrait, que préparer à peu près infailliblement au pays de nouvelles et plus terribles épreuves. Le régime que nous avons aujourd’hui, il n’est pas né d’un caprice, ni même d’un choix prémédité ou calculé ; il est né de la force invincible des choses, à la suite des plus affreux désastres qui puissent accabler une nation. Les événemens nous l’ont fait tel qu’il est, ils nous ont donné cette assemblée, élue d’un mouvement spontané de la France, et ce gouvernement improvisé, dont le chef s’est trouvé tout naturellement être l’homme qui par son expérience, par son dévoûment aussi bien que par sa renommée européenne, offrait au pays les plus éclatantes et les plus sérieuses garanties. On pourrait dire jusqu’à un certain point que la chambre et le pouvoir de M. Thiers sont nés moralement le même jour, presque à la même heure, tant la délégation publique a été instinctive et manifeste. Assemblée et gouvernement, il faut qu’ils vivent ensemble comme ils sont nés ensemble, et qu’ils poursuivent jusqu’au bout la tâche qu’ils ont entreprise. Entre eux, il s’est formé un lien qui a été le premier jour un mariage d’inclination, qui n’a été peut-être depuis qu’un mariage de raison, et qui reste dans tous les cas un mariage de nécessité. M. Thiers est lié au poste qu’il occupe par le patriotisme, et il le sait bien. L’assemblée est liée au gouvernement qu’elle a créé par un pacte qui n’est pas au-dessus de sa souveraineté, mais qu’elle est intéressée elle-même à maintenir. Sans doute, c’est un phénomène d’un ordre assez étrange que ce régime qui se résume dans un homme à la fois chef de l’état et ministre, régnant et gouvernant, ayant des opinions arrêtées sur tout, sur la guerre, sur les finances comme sur la diplomatie, intervenant dans toutes les mêlées avec l’autorité de sa parole et de son expérience, au risque d’exposer quelquefois le pouvoir qu’il représente aux contradictions, aux froissemens, et de se laisser emporter aux vivacités impétueuses d’une nature que la lutte semble rajeunir. Il vaudrait infiniment mieux qu’il n’en fût pas ainsi, que M. le président de la république ne réunît pas tous ces rôles, qu’il restât un peu plus dans la sphère supérieure où les événemens l’ont placé, et surtout qu’il eût recours un peu moins souvent à ces menaces de démission qui échappent à son impatience dans le feu d’une discussion. Oui, cela vaudrait mieux de toute façon, et pour M. le président de la république, et pour l’assemblée, et pour le pays. Que faire cependant ? Est-ce qu’on peut songer sérieusement à changer les conditions politiques actuelles, ces conditions où la France se repose un instant de tant de meurtrières fatigues et où elle commence à reprendre haleine ? Au fond, voilà la vérité. M. le président de la république, dans l’entraînement d’un discours, peut bien parler de donner sa démission, si on lui refuse ce qu’il demande ; il n’a certainement pas la pensée de mettre sa menace à exécution, et ce qu’il en dit, c’est pour accentuer le sentiment qu’il a de sa responsabilité, le prix qu’il attache à ses opinions. L’assemblée, de son côté, peut bien avoir ses préoccupations, ses vivacités d’impressions, elle peut s’inquiéter quelquefois de la direction des affaires ; elle n’a point sûrement l’intention de détruire un pouvoir qu’elle a créé, qu’elle remplacerait difficilement. Voilà la vérité toute simple, et le danger est de faire flotter aux yeux du pays toutes ces apparences d’agitations, de laisser croire à des crises que personne ne veut pousser jusqu’au bout, qu’un patriotisme prévoyant désavouerait dans tous les cas. C’est ce qui est précisément arrivé à l’occasion de cette démarche récemment tentée par la droite et le centre droit auprès de M. Thiers, au lendemain d’une nouvelle menace d’abdication de M. le président de la république et de ces dernières élections où l’on a cru voir une recrudescence du radicalisme. On a fait peut-être plus qu’on ne voulait, on l’a fait dans des conditions qui n’étaient pas des plus opportunes ou des plus heureuses, et le seul résultat de cet incident aura été de prouver une fois de plus qu’en politique ce qu’il y a de mieux encore, c’est de ne tenter que ce qu’on peut, de ne pas soulever les difficultés qu’on n’a pas les moyens de résoudre. C’est un chapitre de plus dans l’histoire des démonstrations inutiles.

Que se proposait-on ? que voulait-on faire ? Même après les explications données avec autant de talent que de loyauté avant et après, on ne voit pas bien encore ce que voulaient les délégués de la droite et du centre droit ; on ne saisit distinctement ni l’inspiration, ni le sens, ni la portée définitive de cette démarche de quelques-uns des plus importans personnages d’une fraction considérable de l’assemblée. A coup sûr, nul ne peut mettre en doute les intentions de ceux qui ont pris l’initiative d’une telle manifestation et qui sont allés en corps à la préfecture de Versailles, auprès de M. Thiers, comme des plénipotentiaires du parti conservateur. Ce sont des esprits distingués, libéraux, qui ont été frappés de certaines anomalies de notre situation, de certaines incohérences de notre politique, des faiblesses de l’action parlementaire, et qui ont cru pouvoir sans danger porter avec quelque solennité leurs doléances au chef du gouvernement. Ils étaient dans leur droit, cala n’est point douteux ; seulement ils n’ont pas vus qu’ils choisissaient mal leur moment, que, sans le vouloir, ils prêtaient à des équivoques dont on ne manquerait pas de s’armer contre eux, et qu’en définitive ils s’exposaient à se retirer comme ils étaient venus, après une de ces entrevues qui ne décident rien parce qu’elles ne peuvent rien décider, qui ne dépassent pas les limites d’une conversation diplomatique courtoise et inutile.

Chose curieuse à remarquer, des deux prétextes ostensibles de cette démonstration, l’un était au moins assez singulier et ne pouvait guère être un grief pour la droite. Il s’agissait de la loi militaire, du vote sur la durée du service actif, et de la menace de démission à laquelle M. Thiers s’est laissé entraîner. Or à qui s’adressait cette menace ? Nullement à la droite, qui était visiblement décidée d’avance à voter les cinq années de service réclamées par M. le président de la république ; elle s’adressait à la gauche, qui combattait pied à pied les propositions du gouvernement, et la meilleure preuve en est qu’au moment du vote une partie de la gauche, se sentant piquée au vif, mais ne voulant pas faire un acte trop direct d’hostilité contre M. Thiers, s’est réfugiée dans l’abstention. Ce n’était donc pas là un grief sérieux pour la droite, qui n’avait qu’à laisser M. le président de la république en tête-à-tête avec la gauche. Entre cet incident et la démonstration qu’on s’est occupé d’organiser dès ce moment, il n’y a eu, si l’on veut, qu’une coïncidence ; la vraie raison de la démarche tentée auprès de M. Thiers a été le caractère radical des élections qui ont eu lieu dans le Nord, dans la Somme, dans l’Yonne, et dont les esprits prompts à s’alarmer ont attribué le résultat aux complaisances du gouvernement pour la démocratie avancée, aux faiblesses des ministres, aux connivences de certains fonctionnaires, derniers demeurans du 4 septembre. Eh bien ! soit, ces élections, sans avoir peut-être la signification extrême qu’on leur donne, ne sont point d’une couleur absolument rassurante ; elles ont un dangereux caractère, surtout parce qu’elles révèlent un progrès d’incohérence morale dans les populations, parce qu’elles peuvent être exploitées contre la France, contre le gouvernement lui-même dans les négociations diplomatiques que nous avons à suivre, dans les opérations de crédit que nous aurons bientôt à entreprendre. Qu’est-ce à dire cependant ? Est-ce que cela suffit pour aller en procession à la préfecture de Versailles réclamer au plus vite des mesures préservatrices ? Est-ce que le gouvernement est seul responsable de ces mobilités d’opinion dont une élection partielle peut être le reflet ? On s’est ému avec quelque raison, nous le voulons bien, de ce symptôme qui se dégage d’une série d’élections républicaines depuis quelque temps. Il ne faut pourtant rien exagérer, il ne faut ni se faire illusion, ni surtout déplacer les responsabilités. On ne peut guère s’en prendre cette fois aux fonctionnaires administratifs, puisque particulièrement dans la Somme et dans le Nord il y a des préfets qui offrent toute garantie aux opinions conservatrices. Que peut le gouvernement ? Il respecte la liberté électorale. Lui demander plus, lui faire un crime de son impassibilité en face des compétitions radicales et bonapartistes qui se font jour, c’est ne rien dire ou c’est réclamer de lui une intervention plus énergique qui conduit tout droit au rétablissement de la candidature officielle. Choisir cette circonstance, prendre prétexte d’un incident électoral, c’était donc se placer sur le terrain le plus délicat et le plus dangereux en se donnant toutes les fausses apparences, en ayant l’air de récriminer ou de protester contre un verdict d’opinion qui après tout n’a qu’une signification restreinte et locale.

Oui sans doute, on le reconnaît, ce n’est qu’un fait local et restreint ; mais ce fait est une inquiétante révélation. C’est le symptôme d’un courant d’opinion qui tend à se déplacer au profit de la république, même de la république radicale, et ce mouvement tout d’apparence, tout factice, n’est possible que parce que le gouvernement n’est pas avec la majorité de l’assemblée, parce qu’il ne marche pas avec le parti conservateur, parce qu’il réserve ses coquetteries et ses faveurs pour la gauche, pour les radicaux, parce qu’enfin, avec sa politique équivoque, il laisse le pays flotter à tous les vents, s’en aller à la dérive. Voilà le vrai et sérieux grief ! Le gouvernement, par une sorte de violation permanente de toutes les conditions du régime parlementaire, le gouvernement s’est placé en dehors de la majorité, en dehors du parti conservateur qui l’a élu, qui l’a fait ce qu’il est. — Malheureusement c’est là toujours la question. Où est-elle cette majorité dont on parle sans cesse, qu’on croit sincèrement représenter, et qui est véritablement assez insaisissable ? Si elle existait aussi réellement qu’on le dit, elle n’aurait pas besoin d’aller faire reconnaître ses droits, au risque de s’exposer aux interrogations ironiques de M. Thiers. Qu’on étudie les scrutins qui se succèdent dans l’assemblée, il est visible que cette majorité se déplace ou se modifie incessamment, selon les occasions, selon les questions qui s’agitent. Qu’on observe comment les partis se mêlent et se groupent, il est évident qu’il y a des fractions d’opinion considérables qui ont entre elles des affinités ou des antipathies communes, qui se retrouvent sur le même terrain dans les circonstances décisives, mais qui n’ont pas ce caractère de cohésion morale, d’organisation permanente, de force collective, qui fait les majorités puissantes et irrésistibles. Une majorité, c’est là justement ce qu’on cherche. Depuis un an, on se livre à toutes les combinaisons, aux efforts les plus laborieux et les plus consciencieux pour arriver à la former sans pouvoir y réussir. Les délégués de la droite et du centre droit y arriveront peut-être ; ils ont les meilleures intentions, nous n’en doutons pas. Jusqu’à ce qu’ils aient réussi, ils n’ont pu porter à M. Thiers que leur considération, leur esprit et leur bonne volonté, qui sont également incontestables, qui sont très certainement une garantie, mais qui enfin ne suffisent pas pour faire ce qu’on appelle une majorité.

Et cette politique conservatrice au nom de laquelle on somme le gouvernement de se décider, de prendre un parti, où est-elle ? quelle est-elle ? Nous ne demandons pas mieux, pour notre part, que de la voir, nous l’invoquons depuis longtemps. La difficulté est toujours de la préciser, de dire ce qu’on veut, de fixer les termes de ce programme qui pourrait devenir un symbole de conciliation, une garantie pour toutes les opinions comme pour tous les intérêts. Qu’on reproche au gouvernement de montrer certaines complaisances, certaines faiblesses pour des hommes d’une origine révolutionnaire qui ne lui donnent pas une force bien réelle, soit. Aller au-delà, franchement c’est un peu dur, et c’est assez injuste. Lorsqu’il y a près de dix-huit mois M. Thiers, prenant la direction des affaires, se trouvait en présence d’une invasion qu’il avait à faire reculer et de la plus formidable insurrection qu’il avait à dompter, était-il révolutionnaire ou conservateur ? L’ordre, relatif si l’on veut, mais enfin assez réel, qui s’est rétabli par degrés en France, qui a permis au travail de renaître, aux intérêts de se relever, cet ordre ne peut-il pas être mis au compte d’une politique conservatrice ? Quand M. le président de la république, avec une passion qu’on lui a reprochée, revendiquait, il y a quelques jours, les moyens d’avoir une armée solide et forte, ne se montrait-il pas conservateur ? Lorsque s’est présentée assez récemment la question du conseil d’état, qui a été le plus conservateur, du ministère défendant les prérogatives naturelles du pouvoir exécutif, ou de ceux qui, par une préoccupation de parti, ont voulu mettre un conseil administratif à l’élection ? On fait un crime au gouvernement de garder des fonctionnaires du 4 septembre ; mais nous connaissons des contrées de la France où on lui reproche de maintenir et de replacer des fonctionnaires de l’empire. C’est du moins la marque d’une certaine impartialité.

Allons droit au fait. La vraie question n’est point là, elle est dans ce qu’on ne dit pas. Ce qu’on appelle la politique conservatrice, c’est une politique qui laisse tout juste à la république la possibilité de vivre jusqu’au moment où elle pourra être remplacée, et ce qu’on reproche dans le fond au gouvernement, c’est de ne pas favoriser cette transition, à laquelle on croit le salut de la France attaché. La question est là, ou elle n’est nulle part. Que les délégués de la droite et du centre droit désavouent une préoccupation de ce genre, qu’ils déclinent toute intention d’hostilité systématique contre ce qui existe aujourd’hui, nous le savons bien ; ils ont trop de patriotisme pour ne pas respecter ce moment de repos même provisoire où la France attend sa libération, et ils ont trop d’esprit pour ne pas comprendre qu’aller plus loin ce serait tout compromettre. Ce n’est pas moins l’arrière-pensée de toutes ces tentatives qui se sont renouvelées plus d’une fois et sous plus d’une forme depuis un an, par lesquelles on n’arrive qu’à rendre la république plus laborieuse et plus incertaine sans rendre la monarchie plus facile, puisqu’il s’agirait toujours de savoir quelle monarchie on propose. Le dernier mot de cette politique est une certaine impuissance inquiète et agitée, un certain travail de fronde et de mauvaise humeur se traduisant de temps à autre en manifestations comme celle qu’on vient de voir, manifestations qui ne peuvent conduire à rien faute de précision et de netteté. Qu’on nous permette de le dire, on s’est jeté dans cette petite aventure un peu comme l’empire s’est jeté et a jeté la France dans sa grande et terrible aventure de la guerre, sans une armée suffisante, sans munitions ; sans approvisionnemens et sans un plan de campagne suffisamment mûri. On a échoué, on devait échouer, et ce qu’il y aurait de mieux à faire encore, ce serait de reconnaître qu’on s’est trompé, de reprendre enfin ce travail de la formation d’une majorité dans les seules conditions où l’on puisse réussir, sur le seul terrain où l’alliance de toutes les forces conservatrices et libérales soit possible, le terrain de la situation actuelle franchement et résolument acceptée.

Comment n’a-t-on pas vu qu’en allant ainsi en députation, avec cet apparat et cette solennité, auprès de M. Thiers, on se plaçait soi-même entre un acte d’impuissance, si on échouait, et une déclaration de guerre, — qu’on plaçait d’un autre côté le gouvernement entre une sorte de reddition à merci et l’apparence toujours fâcheuse d’une résistance à une fraction considérable de l’opinion conservatrice ? L’alternative a été plus ou moins éludée, nous en convenons ; le danger n’était pas moins dans cette démarche, dont on n’avait point évidemment calculé la portée, qui pouvait avoir les conséquences les plus graves, les plus immédiates et les plus imprévues, car enfin que serait-il arrivé, si la manifestation avait obtenu tout ce qu’elle demandait en paraissant demander bien peu, si M. le président de la république s’était rendu, même en faisant une capitulation honorable ? Il faut appeler les choses par leur nom : le gouvernement disparaissait, il n’était plus ce qu’il est, une représentation de la France placée jusqu’à un certain point au-dessus des fluctuations des partis ; il était en quelque sorte l’otage et l’instrument de ceux qui venaient lui porter des conditions, qui recevaient sa capitulation ; quoi qu’on en pense, il perdait nécessairement une partie de son crédit et de son autorité aux yeux du pays, aux yeux de l’Europe elle-même. Et dans quel moment recevait-il cette atteinte ? Au moment même où il négocie pour la libération du territoire, où il vient de signer un traité qui affranchit deux département de plus, lorsqu’il va être obligé de s’engager dans une des plus vastes opérations de crédit, un emprunt de 3 milliards, lors qu’enfin il a besoin de tout son sang-froid, de toute son autorité, de toute sa liberté pour suivre jusqu’au bout ce travail diplomatique, financier, qui doit rendre définitivement la France à elle-même.

N’a-t-on pas vu qu’on faisait dans un autre sens ce qu’on a justement reproché aux dernières élections d’avoir fait, qu’on s’exposait à réveiller la crainte de crises nouvelles, à diminuer le gouvernement à l’heure où il a besoin d’apparaître dans toute son intégrité, dans toute sa force ? Qu’on ne se méprenne pas : il ne s’agit nullement de prétendre que M. Thiers est tout, que rien n’est possible sans lui, que la France est perdue, si elle n’a pas M. le président de la république. La France assurément se sauvera toujours, elle n’est pas à la merci du pouvoir d’un homme ; mais enfin les circonstances sont ce qu’elles sont. Le gouvernement tel qu’il est représente le pays dans une des phases les plus critiques de son existence. Ce n’est pas le moment de lui faire des querelles, de paraître le mettre en suspicion, et s’il faut tout dire, en résistant aux sommations ou aux séductions des partis, c’est lui qui fait encore œuvre de patriotisme, qui se montre le conservateur le plus prévoyant. Les délégués de la droite et du centre droit ont un sentiment trop élevé des choses pour n’être point frappés de tout ce qu’impose de prudence et de réserve la situation de la France, pour ne point reconnaître que, s’ils se sont engagés avec les intentions les plus sincères dans une démarche un peu hasardée, ils se doivent à eux-mêmes d’accepter ce qu’ils ne peuvent pas empêcher, de ne rien faire qui puisse créer de nouveaux embarras, et ils le doivent dans l’intérêt du pays aussi bien que dans l’intérêt des opinions qu’ils représentent.

Qu’on y réfléchisse bien en effet, ce n’est pas seulement une question de patriotisme, c’est une question de conduite et de prévoyance pour les partis conservateurs. Sans doute il est toujours dur de se résigner à un échec quand on a cru faire acte d’autorité et d’influence. Après tout, ce n’est qu’un mécompte d’un moment, qui laisse à toutes les fractions conservatrices de l’assemblée leurs droits, leur puissance, et le temps de conduire jusqu’au bout l’œuvre de réorganisation publique qu’elles doivent accomplir. Tout ce qui peut leur arriver de plus désobligeant et de plus cruel, c’est d’être forcées de tenir compte des circonstances, de rester dans des conditions où elles se rencontreront bientôt de nouveau avec le gouvernement. Et quand il en serait ainsi, en quoi les opinions conservatrices se trouveraient-elles diminuées et auraient-elles un rôle moins utile ? Qu’arriverait-il au contraire, si, sous l’influence d’une déception trop vivement ressentie, on se laissait aller à une hostilité non pas systématique, mais assez arrêtée pour devenir une habitude, presque une règle de conduite, si on cédait à la périlleuse tentation de former un camp à part ? Ici la question change et ne laisse point de devenir grave. Les fractions conservatrices, même réduites à leurs propres forces, sont peut-être la majorité dans l’assemblée, elles le croient, elles n’en sont pas bien sûres ; elles resteraient dans tous les camps une minorité puissante. Supposez donc qu’il s’élève une question où l’existence du gouvernement soit en jeu et où les fractions conservatrices, marchant ensemble, acceptent résolument la lutte : eh bien ! il se peut que l’assemblée soit subitement scindée en deux fractions presque égales, et ce jour-là qu’arrive-t-il ? Il ne reste plus que la dissolution, on ne peut plus évidemment marcher avec une assemblée coupée en deux. Ce qui est possible et régulier dans d’autres temps ne l’est plus aujourd’hui. Il ne suffit pas de quelques voix pour trancher les questions les plus essentielles qui touchent à la constitution, à la réorganisation du pays. La dissolution ! mais c’est la plus grave extrémité à laquelle on puisse se laisser entraîner au moment où nous sommes. C’est l’agitation se répandant de toutes parts pendant quelques mois ; c’est l’incertitude dans nos affaires, c’est le doute pesant sur les intérêts, sur le gouvernement, sur l’avenir, et pendant ce temps l’étranger est là, campé sur notre sol ; il nous regarde, il s’apprête à profiter de nos divisions, il attend de savoir avec qui il doit traiter, comment des gens si bien occupés à se déchirer rempliront leurs engagemens.

Que le radicalisme ne tienne compte de rien et prenne pour mot d’ordre la dissolution, c’est dans sa nature de parti révolutionnaire. Que des conservateurs bravent ces chances au risque de compromettre l’intégrité du pays et l’avenir des institutions parlementaires, qu’ils prétendent défendre, c’est là ce qui serait nouveau et assez triste ; ce serait le triomphe le plus éclatant et le plus meurtrier de l’esprit de parti sur tous les intérêts publics. Nous n’en sommes pas là évidemment. C’est un péril qu’un peu de prévoyance peut écarter. Au lieu de se jeter dans les aventures de partis, qu’on s’occupe du pays. Au lieu de chercher une majorité dans des combinaisons assez factices malgré tout, qu’on la cherche dans l’alliance de toutes les forces de conservation, de libéralisme intelligent et de défense sociale. Au lieu de soulever sans cesse des questions qu’on ne peut pas résoudre, qu’on s’attache à celles qui s’imposent directement, impérieusement. Hier, c’était la loi militaire qui a été votée après une discussion qui aurait pu être abrégée ; aujourd’hui, c’est cet ensemble des lois de finances créant des impôts nouveaux, assurant à l’état les moyens de faire face à ses immenses charges. Que la lutte soit vive entre M. Thiers défendant toujours sa taxe sur les matières premières et la commission proposant des taxes d’un autre genre, notamment l’impôt sur les revenus, ce n’est pas un grand malheur. L’essentiel est d’occuper cette vie parlementaire, de la maintenir dans son intégrité, dans son efficacité ; et après cela que ce régime s’appelle la république ou la monarchie, c’est toujours la France disposant d’elle-même, maîtresse de ses destinées, assez forte et assez calme pour ne se livrer ni à l’inconnu, ni au hasard des aventures, ni au despotisme des factions.

L’Angleterre vient d’en finir avec cette éternelle question de l’Alabama, ou plutôt c’est le tribunal de Genève qui en a fini pour elle, et malgré tout, jusqu’au dernier moment, cette malheureuse querelle est restée assez obscure, assez embrouillée, pour qu’on ne sût vraiment plus dans quels termes elle se présentait. L’Angleterre demandait au tribunal de Genève un ajournement de quelques mois ; les États-Unis, sans s’associer à cette demande d’ajournement, maintenaient leur réclamation de dommages indirects vis-à-vis de l’Angleterre. Les arbitres ont tranché dans le vif avec la plus prudente décision ; ils ont refusé au cabinet de Londres l’ajournement qu’il demandait, et ils ont refusé de reconnaître le principe des dommages indirects maintenu par les États-Unis, de sorte que voilà l’Angleterre jugée malgré elle et délivrée de cette épine par un jugement qu’elle aurait voulu ajourner. Le reste n’offre plus les mêmes difficultés. C’est assurément un sérieux embarras de moins pour le cabinet de Londres. Il reste à savoir si l’assez triste façon dont toute cette affaire a été conduite ne va pas maintenant jouer un rôle décisif dans les luttes qui se préparent entre l’opposition conservatrice, à la tête de laquelle marchent des hommes comme lord Derby, M. Disraeli, et le ministère de M. Gladstone.

De quelque manière que se déroule le combat des partis anglais, il se dénouera toujours régulièrement ; ce n’est point là l’histoire de l’Espagne, qui en est toujours à se débattre avec l’insurrection carliste et qui va de plus avoir au premier jour une crise électorale nouvelle, puisque le ministère radical appelé au pouvoir par le roi Amédée vient de dissoudre les cartes, pourtant élues tout récemment. Certes, si quelque chose peut donner une idée de ce qu’il y a d’étrange dans la situation de l’Espagne, c’est ce simple fait que l’homme élevé aujourd’hui au poste de premier ministre, M. Ruiz Zorrilla, est le même qui se retirait des chambres avec éclat il y a quelques semaines, et qui écrivait au roi Victor-Emmanuel une lettre où il déplorait l’aveuglement de son fils, le roi Amédée, en annonçant sa prochaine déchéance. M. Zorrilla est aujourd’hui premier ministre. Il s’est empressé de faire les déclarations les plus libérales et les plus constitutionnelles. Malheureusement son premier acte a été de dissoudre les cortès en dehors de toute condition de légalité constitutionnelle, et il va bien être obligé maintenant de prendre toute sorte de mesures financières qui n’auront pas été votées par les chambres. Des protestations se sont déjà élevées contre de si singuliers procédés. Tout compte fait, le roi Amédée a pour le moment auprès de lui M. Ruiz Zorrilla et le parti radical, c’est vrai ; il a en revanche contre lui les carlistes, qui sont en armes dans le nord, les républicains, qui attendent le moment d’entrer en lice, les alphonsistes, qui viennent de lever décidément leur drapeau, les unionistes, dynastiques jusqu’ici et maintenant irrités du rappel des radicaux au pouvoir. Tous ces partis, toutes ces factions s’agitent, se démènent, se menacent, et à coup sûr ils ne projettent ni une grande sécurité au trône du roi Amédée, ni le repos à l’Espagne.

CH. DE MAZADE.

LES THÉÂTRES.

La scène paraît enfin se raviser ; elle reprend des allures honnêtes, et nous espérons bien que sa résolution d’être sage n’est pas une fantaisie d’un moment, une mode pour la saison d’été, pour le temps où il faut plaire aux familles correctes de la province. Il s’agit maintenant de mettre de bonnes pièces au service des bonnes mœurs, et de ne pas compter sur la vertu toute seule pour emporter le succès. Nous avons toujours cru pour notre part que ce pays et cette génération étaient calomniés par le théâtre, calomniés par la critique, lorsque celle-ci flattait les inventions malsaines des auteurs. On courait aux comédies immorales, moitié par ennui, moitié par cette curiosité que les plus honnêtes personnes ont de connaître le mal qu’elles ne pratiquent pas ; aujourd’hui, grâce aux événemens, nous n’avons pas l’avantage de pouvoir nous ennuyer, et nous sommes guéris de la curiosité. Cependant le public reste le même : il aime encore l’esprit ; les écrivains se feraient illusion, s’ils croyaient le retenir par des qualités négatives. Nous y insistons parce que nous voyons poindre le genre de feu Bouilly, qui tâche de revenir.

Bien que les semaines qui viennent de s’écouler n’aient pas produit d’œuvre hors ligne, il s’en faut que les cinq ou six comédies dont nous allons parler atteignent à un niveau de mérite à peu près égal. Elles diffèrent beaucoup aussi par le ton des conceptions et du langage : on en pourrait juger, comme il arrive souvent, par la composition même de la salle au jour où elles se sont produites pour la première fois. C’est ainsi que la Part du roi, un acte en vers, a été jouée devant un public d’artistes et d’hommes de lettres de la jeune école ; on eût dit que le Parnasse lui-même, descendu de ses hauteurs où il se plaît à ciseler des sonnets non sans défaut, envahissait le Théâtre-Français. Était-ce la troupe harmonieuse des poètes qui daignait se montrer parmi nous, ou bien était-ce nous-mêmes que l’on transportait dans les sacrés vallons ? Nous avons entendu force vers, et quelques-uns fort jolis, mais nous avons cherché la comédie. Une jeune comtesse, veuve, s’imaginant, on ne sait pourquoi, être aimée du roi, reçoit dans son château un soudard, un aventurier, qu’elle prend pour le jeune monarque. Elle lui accorde ses bonnes grâces ; on ne saurait acheter à moins l’honneur d’être reine. S’apercevant de sa méprise, elle le renvoie ; mais ici le personnage étale des sentimens et débite une poésie auxquels il est impossible de résister. Quand le véritable roi vient frapper à la porte de dame Ildegarde, elle fait congédier le souverain et garde le soudard. Il y a là sans doute l’étoffe d’un fabliau bien naïf, bien invraisemblable, non d’une comédie. Il y a aussi un prétexte pour un joli décor et d’agréables costumes ; il n’y en a pas pour des tirades infinies, pour un monologue dithyrambique, pour des hémistiches coupés à la dernière mode et qui sont quelquefois des chefs-d’œuvre de facture. Nous n’avons pu juger des vers qu’à l’audition : ils méritent peut-être qu’en leur faveur le public soit clément envers la pièce. C’est le cas d’appliquer le mot de Diderot : M. Catulle Mendès s’amuse à faire des broderies d’or sur des pelures d’oignon.

Nous possédons une pléiade de poètes qui ont une foi si robuste dans les vers, surtout dans les leurs, qu’ils croient pouvoir se passer d’un véritable sujet : fâcheux symptôme que cet amour exclusif, cette préoccupation unique du détail ! Que n’apprennent-ils d’abord cet art si difficile de faire un drame ou une comédie, cet art si français qui menace de se perdre, si nous avons d’une part des écrivains qui ne savent pas bâtir un plan, et de l’autre des faiseurs de plans qui ne savent pas écrire. Il avait bien raison, ce critique de l’autre siècle, qui regrettait qu’on ne pût obliger les poètes à faire un noviciat dans le métier de construire une pièce avant d’obtenir la permission d’un versifier une.

S’il y a une part de dignité de plus dans la versification dramatique, les autres compositions offertes nouvellement au public n’ont pas cet avantage. Pourtant elles ont aussi leur hiérarchie, et ne peuvent être mises au même rang. Celles qui se recommandent par la distinction dans les mœurs et dans le style se placent au-dessus des autres. Tels sont le petit drame de Marcel et les deux comédies des Tyrannies du colonel et de l’Invalide.

Il serait superflu, après tant d’autres qui ont pris ce soin, d’indiquer les inconvéniens de la collaboration dans les pièces de théâtre. L’œuvre fût-elle bien composée, bien écrite, pleine d’intérêt, comme le Marcel de MM. Jules Sandeau et de Courcelle, elle présente toujours ce défaut de manquer d’une physionomie précise. Elle ressemble à ces médailles où sont superposées deux figures. Il est impossible d’abord que celles-ci soient gravées autrement qu’en profil ; ensuite on ne sait quel nom porte celle qui couvre l’autre, et l’œil distingue avec peine les traits respectifs des deux têtes. Comment ne pas regretter que cette double silhouette empêche de retrouver les linéamens d’un talent aussi délicat, aussi fin que celui de M. Jules Sandeau ? C’est un plaisir de moins ; nous ne voulons pas pourtant méconnaître le mérite sérieux de ce petit drame.

Les auteurs se sont proposé, non de représenter, mais de guérir, séance tenante et devant le public, la folie d’un malheureux père qui a tué son enfant par accident, tandis qu’il s’amusait à tirer les martinets rasant le sol, comme il arrive les jours d’orage. Ce n’est pas la première fois qu’un tel sujet est mis au théâtre. Tout le monde se souvient de Nina ou la Folle par amour, qui a fait les délices de nos aïeux sous toutes les formes, en drame, en opéra, en ballet-pantomime. Nina est guérie par l’objet même qui avait causé sa démence : elle revoit son amant, qu’on lui avait enlevé, qu’elle croyait mort ; l’amour, qui lui avait fait perdre la raison, est chargé de la lui rendre. Il y a quelque chose de semblable dans la nouvelle pièce. Gaston, qui a perdu par son imprudence son cher petit enfant, retrouve un autre Marcel dans un second fils que sa femme portait dans son sein quand il a éprouvé cet horrible malheur. Quatre ans se sont écoulés depuis que le premier est tombé mort devant lui, foudroyé par lui, quatre ans qu’il a cessé d’être père (il le croit du moins). Voilà quatre ans qu’il est fou et qu’il est confié aux soins d’un médecin dans une maison de santé. Ce second fils qu’il attendait, mais qu’il a oublié, ce second Marcel que le ciel lui a donné, a juste l’âge de son premier quand il l’a perdu. Les auteurs ont bien raison, comme le médecin, de penser que ce petit être, que cette espérance, qui est un avenir et qui semble le prolongement du passé, est seule capable de rallumer en lui la raison obscurcie. On le voit, les moyens employés dans Nina et dans Marcel se ressemblent ; il y a pourtant une différence considérable.

Ce sujet de Nina, usé par son extrême popularité, usé surtout parce qu’il ne tomba point entre des mains capables de lui communiquer une longue vie, ce sujet a bien plus de charmes pour un auditoire de théâtre. Que de nuances de sentiment, dont aucune n’est perdue ! Quelle grâce dans cette folie que l’amour produit, et qu’il dissipe peu à peu comme un soleil de printemps chassant les nuages ! Cette maladie mentale est à la fois tragique et riante : elle finit dans un baiser. La folie d’un père qui a tué son enfant est plus poignante et plus profonde, je le reconnais ; mais qu’elle est triste ! La démence à la scène est chose lugubre : on ne saurait la supporter que durant une scène. Les auteurs de Marcel ont réussi, à force de tact, de simplicité, de naturel, à vaincre cette grande difficulté. Ils tiennent le public attentif ; ils le font assister, curieux, ému, versant des larmes, à ces péripéties d’une guérison morale que tout semble assurer d’abord, que tout vient contrarier peu à peu. la situation semble toujours la même, et pourtant elle se développe, elle se déroule comme une crise dans une maladie. A chaque moment, on sent qu’avec une direction moins habile la pièce pouvait languir ; mais Gaston a dans les auteurs d’adroits médecins, et le public désire vivement le succès de l’expérience.

Toute la maison joue de son mieux la comédie avec cet homme souffrant qu’il faut tromper pour son bien ; tout est arrangé pour lui faire croire qu’il n’a eu qu’une méningite, et que sa fièvre ne date que de quelques jours. Cependant les artifices. employés, tout bien concertés qu’ils sont, font le péril de la tentative essayée. Gaston a le souvenir ineffaçable de la catastrophe. Plus on s’efforce de lui persuader qu’il ne s’est rien passé, plus le remords fatal résiste et s’attache à sa proie. Il défend en quelque sorte son mal contre ceux qui l’en veulent guérir : il veut sa perte. Son ami Maxime, qui est resté à ses côtés durant quatre ans, commence l’épreuve de la pieuse supercherie, mais il se hâte de le quitter, et il n’est que temps : sa présence allait rappeler de longs et tristes souvenirs. La vieille Germaine possède parfaitement son rôle ; toutefois elle le joue trop bien, et comment en serait-il autrement ? elle aime tant son maître ! Croyant bien faire, elle parle plus qu’il ne faudrait. Elle se complaît dans le détail de cette méningite fabuleuse ; moitié pleurant, moitié riant, elle lui raconte comment, durant sa maladie, il avait peur de sa femme, il faisait entendre de singulières paroles, il parlait d’un poids qu’il avait sur la conscience et comme d’un meurtre,… lui, le meilleur des hommes ! ce que c’est que la maladie ! La pauvre servante se retire convaincue qu’elle a fait merveille : elle a renouvelé dans Gaston les douleurs cuisantes du passé. D’ailleurs il fallait bien répondre à ce malheureux qui, sans trêve et sans repos, interroge tout, les hommes et les choses, pour ressaisir la cruelle vérité où sa raison a fait naufrage. Puis c’est le tour de la femme, de la mère. Que peut-elle répondre quand il lui demande pardon d’avoir eu peur d’elle, d’avoir supposé qu’elle le haïssait ? Le cœur l’emporte : il s’ouvre pour laisser échapper la moitié du secret. « Et quand ce malheur eût été vrai, quand il eût réellement tué son fils, pouvait-elle l’accuser d’un épouvantable accident ? » Cette simple supposition est pour Gaston une lumière sinistre. Il est bien près de deviner le piège tendu par la tendresse ; le démon du remords et de la folie va reprendre sur lui son empire.

Ainsi tous les efforts tentés pour endormir le mal physique et moral dans cette âme semblent aboutir à le réveiller. Ce fils qu’il a vu tout à l’heure, qu’il a embrassé, il se reprend à croire qu’il l’a tué : il faut que sa femme le lui montre de nouveau paisiblement endormi sur son petit lit. Et pourtant que signifie cette funeste vision d’un enfant du même âge, avec les mêmes traits, recevant de son père le coup de la mort ? Il n’y a qu’un objet dans la mémoire des fous, et il est tenace, indestructible. On avait pensé à tout, même à ne laisser sur la table que les journaux d’il y a quatre ans. Un incident imprévu, le seul auquel on n’avait pas songé, fait écrouler tout l’échafaudage des précautions savantes : un facteur rural dépose les papiers du matin sur le rebord de la fenêtre, et Gaston apprend par la date du journal qu’il est malade, non d’hier, non de la semaine dernière, mais d’il y a quatre ans. La vision disait vrai. Son enfant avait quatre ans quand il est mort. Quel est donc celui-ci, qui après quatre années a le même âge, la même figure ? « Je suis mon petit frère, » répond l’autre Marcel. Ce mot charmant, qui est tout son rôle et toute la pièce, rappelle à ce pauvre père une seconde idée, celle de l’espérance qui commençait à poindre quand la fatalité s’appesantit sur lui, et qu’il avait oubliée. L’idée fatale, unique, n’obsédera plus son esprit : il est sauvé.

En présence de deux auteurs, la critique peut être parfois embarrassée : mais le dénoûment de Marcel nous a semblé caractéristique ; cet enfant qui délie le nœud de la pièce en rappelle un autre qui remplit le même objet dans le roman de Penarvan. M. Jules Sandeau aime à tirer ses effets principaux de la vie intime, ajoutons, de celle des honnêtes gens. Le voile de tristesse uniforme que la folie répand toujours sur la scène, quand il ne s’agit pas d’amour, nous paraît s’éloigner de ses conceptions ordinaires, plus variées en général ; pourtant il y a encore une qualité excellente de son esprit qu’on peut entrevoir ici, la sobriété. Nous l’en féliciterions, s’il n’en abusait pas quelque peu, et si cette sobriété ne tendait pas à devenir du silence. Parmi les professions diverses qui sont en possession d’égayer la comédie française, il en est une, celle des armes, qui a presque toujours été traitée avec faveur. Ce n’est pas seulement M. Scribe qui a réservé aux officiers les rôles chevaleresques, ainsi que le succès en amour et la grosse dot. Au XVIIIe siècle, ils sont comblés de bonnes fortunes. La fausse Agnès de Destouches et la duchesse de Sedaine s’humanisent pour de beaux militaires. Chérubin, qui trompe Almaviva, est un colonel en herbe. Le théâtre avait pour l’épaulette la partialité d’une bonne ville de garnison : il en est de même encore ; seulement la comédie et le roman de nos jours se plaisent à revêtir les hommes d’épée de sérieuses vertus. Le comte de Bourchambault des Tyrannies du colonel est un de ces personnages sincères et brusques, solides et fidèles, comme le fer qu’ils portent à leur côté. Il adore sa femme Louise, mais il rejoint son régiment sans broncher. Il passe en Afrique six mois, et ne songe pas qu’il laisse derrière lui le vide et le désœuvrement. Au bivouac, il pense à elle, et ne le lui dit pas : c’est si naturel dans un homme qui obéit à son devoir de mari comme à la consigne, et ne s’en vante point. Il lui écrit et lui parle des Arabes auxquels il donne la chasse, et des Kabyles qu’il met à la raison ; son amour seul est laconique. Heureusement il revient d’Afrique et n’en rapporte pas seulement de la gloire : Bourchambault n’est pas de ceux à qui l’on pourrait dire, comme dans une comédie de Boursault :

Monsieur le colonel, qui n’êtes pas soldat…


il est soldat jusqu’au bout des ongles : il a reçu ce qui s’appelle en langage du métier une bonne blessure, une de celles dont on réchappe, une blessure heureuse, puisqu’elle lui donne le loisir de rester chez lui, de se guérir, et de guérir aussi l’esprit malade de Louise. Une femme désœuvrée trouve toujours, quand elle le veut, et presque sans le vouloir, un homme qui n’est pas moins inoccupé. Je me trompe : rien de plus rempli que les journées de son attentif, M. Maurice. Suivre cette femme comme s’il était son ombre, épier ses mouvemens, ses langueurs, ses ennuis, voilà sa vie. Il décore cela du nom d’idéal ; c’est le sacrifice de sa jeunesse, de sa carrière, à un amour. Voilà qui paraît beau tant qu’on n’entend pas d’autre langage ; mais que ce mari brave et loyal paraisse, son idéal à lui est le dévoûment à son pays, son sacrifice, celui du sang. Voilà qui est sérieux, réel, et qui s’accorde avec toutes les affections vraies et légitimes. Le brusque officier fait pâlir le doucereux soupirant. On s’aperçoit bientôt que les prétendues tyrannies de ce soldat ne sont que des contrariétés d’humeur, des malentendus, que la vraie tyrannie est du côté de ce mielleux, de ce rampant, qui abuse de quelques avantages obtenus, et impose ses exigences parce qu’on a écouté ses prières.

Dans le conflit du mari et de l’amant, il y a un ami, un médecin, l’honnête Gérard, qui n’est pas inutile à la bonne cause. C’est encore là un rôle où la comédie actuelle s’éloigne absolument de l’ancienne : singulier retour de la fortune et des mœurs ! A côté d’une femme faible et capricieuse, on trouve nécessairement un docteur, et il est rare qu’il ne soit pas du parti de la vertu. Nous ne pouvons en dire autant de la mère, la baronne : dès qu’il y a un gendre, dans la comédie bien entendu, il y a une belle-mère déraisonnable. Ce genre de personnages n’a rien gagné dans l’estime des auteurs de comédies depuis Mme de Sotenville : on sait de quel air celle-ci fait la paix avec le mari de sa fille. La baronne reçoit en frémissant l’accolade du colonel. Heureusement tout ne se passe pas dans les Tyrannies du colonel comme dans George Dandin. Le soupirant a le sort des Arabes et des Kabyles. M. Amédée Achard, esprit inventif, excelle en plusieurs sortes de sujets, mais surtout dans les peintures de mœurs, telles que les comporte la vie privée de ce temps. Il a un mérite plus grand, celui de ne pas dénigrer notre société en y cherchant des exceptions scandaleuses, il faut plus d’esprit pour être vrai tout ensemble et intéressant que pour amuser aux dépens de la décence.

Du théâtre de Cluny, où nous avons vu les Tyrannies du colonel, passons au théâtre du Gymnase, qui a donné une autre comédie du même auteur, l’Invalide. Un des caractères essentiels de l’amour est le doute : point de protestation qui le rassure ; à peine les preuves les plus fortes le mettent-elles en repos, et encore n’est-ce pas pour longtemps ; c’est toujours à recommencer. Il ne faut donc pas s’étonner si un homme bien épris qui a passé deux ans en Cochinchine veut tenter une épreuve sur une jeune veuve parisienne qui avant son départ lui avait promis constance et fidélité. Il feint d’avoir reçu des Annamites un coup de flèche dans l’épaule qui le prive du mouvement de son bras, un autre dans l’œil, qui le rendra peut-être borgne pour le reste de sa vie, un coup de hache dans la tête dont il s’est remis, ayant perdu, il est vrai, tous ses cheveux. Mme de Circourt attendait donc M. de Sauvières, mais tout entier, avec deux bras, deux yeux et sa belle chevelure soyeuse. Le moyen de tenir parole lorsqu’il se présente en cet état ? L’auteur a fort ingénieusement supposé que la belle veuve n’est pas elle-même demeurée intacte. Ses grâces parfaites sont entamées par une légère claudication ; une entorse au genou a gâté sa démarche de reine. Aussi son inquiétude est-elle grande. Que dira le beau Sauvières en la voyant accourir à sa rencontre d’un pas inégal ? Il ne l’aimera plus. Voilà les hommes ; leur flamme la plus pure et la plus ardente ne tient point contre une petite disgrâce de la nature, ce sexe n’a de regards que pour la beauté physique ; ils sont enfoncés dans la matière et dans « les bassesses humaines. » Combien les femmes sont différentes ! Peu leur importent les agrémens extérieurs dans l’homme qu’elles ont choisi. Fût-il blessé, mutilé, défiguré, pourvu qu’il fût brave, généreux, dévoué, tendre, il pourrait compter sur elles. C’est l’âme qu’elles aiment, et non le corps.

………. Sur leurs sens
Les droits de la raison sont toujours tout-puissans.


Elle tremble donc sur l’effet que va produire son entorse, et s’inquiète de la fragilité de Sauvières, non de la sienne. Elle se défiait du courage de son amant, et c’est elle qui est mise en déroute par la nouvelle des ravages que les affreux Annamites ont produits dans la personne de celui dont elle redoutait l’arrivée pour de tout autres motifs. cette petite péripétie est piquante par le contraste des situations : la pièce échappe ainsi au lieu-commun des épreuves de ce genre dont le théâtre est plein depuis qu’il y a des comédies de l’amour ; c’est aussi ce qu’il y a de mieux dans la composition.

M. de Sauvières, à son tour, a lieu de moraliser sur la faiblesse des femmes. C’était bien la peine de nourrir son beau feu deux ans durant, et en Cochinchine ! Elles sont toutes comme Mme de Circourt, cosi fan tutte. Il en est une pourtant qui fait exception, c’est Mme de Meulan, l’amie de la jeune veuve, jouissant également de la liberté du veuvage, et chargée par elle de recevoir le premier choc de la colère et de l’amour désappointé. Où celle-là n’avait vu qu’une occasion de refroidissement et de dégoût, celle-ci trouve des motifs d’intérêt et de douce pitié. Elle aussi, elle avait des raisons pour se plaindre de l’autre sexe ; un fat avait abusé de son indulgence et lui faisait sentir l’insulte d’une petite tyrannie anticipée. Ce borgne, ce manchot la réconcilie avec l’espèce masculine. L’éloquence passionnée dont elle doit être la simple messagère la touche pour son propre compte. Voilà un homme qui sait aimer ! Elle envie à cette amie. au cœur léger son prétendu disgracié, son invalide. Le public est du parti de l’amour et de la tendresse, même avec des infirmités notables, comme Mme de Meulan, comme M. Amédée Achard, même plus que celui-ci, car l’auteur n’a pas assez de confiance en son paradoxe pour s’en tenir aux séductions d’un cœur aimant servi par un corps endommagé. Son brave estropié oblige, à la pointe de l’épée, le fat éconduit à rendre deux lettres que la jeune femme avait eu l’imprudence de lui écrire. Cette agréable histoire d’entorse, de blessures et de calvitie se termine par une guérison universelle. Mme de Circourt, voyant son genou remis en un tour de main, vient d’un pas triomphant étaler ses grâces, rendues à leur première splendeur. M. de Sauvières retrouve plus vite encore sa beauté au grand complet, sans beaucoup surprendre le public ; calotte, emplâtre, écharpe, il rejette tout ; les femmes, qui aiment le dévoûment, sont bien aises, et avec raison, qu’il soit récompensé sans être poussé trop loin. Le cas échéant, elles imiteraient plutôt la prudence de Mme de Circourt que l’héroïsme de Mme de Meulan, et l’on ne saurait leur en faire un crime. Sur ce canevas sans prétention, la facilité ordinaire de M. Amédée Achard a brodé un acte dont l’unique défaut est de tourner un peu court vers la fin.

Que manque-t-il à la comédie du Cousin Jacques de M. Louis Leroy ? Un peu plus de distinction. Avec la verve qui paraît être le caractère de son talent, le succès ne saurait lui manquer ; quelques tous plus délicats, un choix plus sévère dans les mots plaisans, ne mettront pas en fuite la gaité sur laquelle il compte à juste titre pour réussir. Dans les sujets les plus populaires et-même dans les paysanneries, on peut respecter la langue française. Ce langage mêlé de termes convenus et de saillies quelquefois bizarres ne date au théâtre que d’une trentaine d’années. Les étrangers en sont dupes ; ils ne manquent guère de le relever pour en faire quelquefois l’ornement de leur conversation en français. Leur méprise devrait servir d’avertissement aux écrivains qui ont du mérite comme M. Louis Leroy et plusieurs autres que nous pourrions citer ici. Gardons-nous de négliger aucun des moyens propres à maintenir la supériorité du théâtre national.

Dans la vie réelle, il arrive souvent qu’un mauvais sujet qui aime encore sa famille imagine, en un jour de crise domestique, d’en être l’ange tutélaire et la providence. Parce qu’il connaît mieux certains côtés de la vie, il se persuade aisément qu’il a plus d’expérience ; parce qu’il excelle à briser les vitres, il ne doute pas qu’il trouvera plus promptement qu’un autre la solution des difficultés qui intéressent toute la maison. Malheur aux parens qui attendent le salut de ce côté ! Il est rare que le vaurien ou le fou, avec les meilleures intentions du monde, ne précipite pas l’orage au lieu de le conjurer. Il n’en va pas ainsi dans les comédies, et cela est naturel. Sagesse et prud’homie ne sont pas intéressantes au théâtre : les contrastes y font la fortune des rôles comme des personnages ; ils ajoutent le plaisir de la surprise à celui des dénoûmens heureux. Un cousin mauvaise tête, autrefois la terreur de la famille de Valdent et de tout le pays, un garçon mal élevé, qui était de tous les charivaris et de tous les méchans tours joués aux citoyens paisibles, Jacques, revient des pays lointains au grand désarroi des parens, qui espéraient porter son deuil. Accueilli comme il s’y devait attendre, mais, prenant bravement son parti de son peu de succès, il aperçoit au premier coup d’œil les dangers qui menacent le bonheur des siens ; il voit, ce dont personne ne se doute, qu’il y a bien du mal caché dans le Danemark, suivant l’expression de Shakspeare. Les efforts qu’il fait pour y porter remède sont fort mal pris ; sa détestable réputation nuit à ses intentions excellentes : on l’accuse à peine arrivé d’avoir mis le trouble dans la paix intérieure. Il a découvert que Mme de Valdent se laisse courtiser par un M. de Chambry, qui abuse de l’hospitalité, un beau séducteur de femmes mariées, l’éternel ami intime de nos comédies actuelles : s’il fait mine de s’y opposer, Jacques est un mentor indiscret, un jaloux. Il a reconnu dans le mari qu’on destine à la petite Blanche un coquin qu’il a vu pendre du côté de Montevideo et qu’il a tiré de ce pas difficile, car il a pour vocation de sauver tout le monde, et il l’a dérobé au supplice que ce misérable avait mérité en volant dans son tripot l’argent des Américains. S’il tente de dévoiler le fripon, nul ne veut l’écouter, on l’interrompt ; Jacques est une méchante langue, un homme noir, qui déchire les amis de la maison.

Cependant il ne se décourage pas pour si peu : cet enfant prodigue est de belle humeur, et c’est ce qui fait le succès de la pièce ; ce cousin revient aux sentimens de famille sans tourner un instant à la sensiblerie. Il a commencé par conjurer un orage qui menaçait la fortune et peut-être la vie de M. de Valdent, par dompter une émeute des ouvriers de ce dernier, car celui-ci est manufacturier, et il a besoin d’aide pour mettre l’ordre dans son usine comme dans son ménage. Jacques a braconné autrefois avec celui-ci, fait du tapage avec celui-là ; il sait donc le langage qu’il leur faut tenir. Il se tire avec honneur de cette mission qu’il se donne, et l’auteur a mis dans cette scène certains mots d’ouvrier récalcitrant qui semblent pris sur le fait. La fabrique une fois mise en sûreté, c’est le tour de Mme de Valdent. On devine que celle-ci n’aurait pas besoin d’être sauvée, s’il ne lui plaisait pas de s’exposer à se perdre. Elle est coquette, et les artifices qu’elle emploie pour maintenir en haleine les tentatives du galant sans se compromettre prouvent que M. Louis Leroy possède le secret du dialogue. Jacques trouve ici plus de difficultés que dans la répression de l’émeute ; il a moins de finesse pour écarter le péril que de sagacité pour le découvrir. En effet, s’il faut suivre à la piste les desseins de M. de Chambry, il suffit de clairvoyance et de bon sens ; mais la rondeur franche du joyeux cousin n’est pas de force à lutter contre les discours doucereux du séducteur ni contre les susceptibilités dédaigneuses de la femme coquette.

Aussi la comédie ne tarde pas à tomber dans les gros moyens. Jacques surprend un rendez-vous en entrant par une fenêtre au premier étage, ce qui suppose un espionnage peu dissimulé, sans compter l’échelle nécessaire pour atteindre à cette hauteur. Il pouvait se contenter de se montrer sur le haut de son échelle ; mais il entre, et l’on s’imagine quelle figure il peut faire entre M. de Chambry et Mme de Valdent, n’étant pas le moins gêné des trois. La pièce tourne ici au drame ; par une complication assez naturelle, surtout après l’escalade dont nous venons de parler, l’amant laisse retomber les mauvaises apparences sur Jacques : ce dernier passe pour le coupable aux yeux de l’époux. Sa généreuse franchise l’empêche de dénoncer le véritable ennemi de l’honneur du mari ; c’est encore une manière de protéger l’honneur de la femme, et cette partie de la composition y gagne en intérêt. Pourtant l’auteur n’en abuse-t-il pas quand M. de Valdent après coup, après qu’il a eu le temps de réfléchir et d’interroger sa femme, dirige son revolver contre la poitrine de son cousin qu’il soupçonne ? Ce revolver est comme une fausse note dans la comédie : nous savons bien qu’il est intéressant de voir le vaillant cousin en danger de mort, parce qu’il est la perle des cousins et des honnêtes gens, mais nous savons aussi que M. de Valdent ne tirera pas, que cela est impossible, et nous ne voyons là que l’auteur poussant à bout son effet. Le pistolet retombe sans que le brave Jacques ait parlé. La vérité parle d’elle-même, juste ce qu’il faut pour mettre en fuite à jamais le séducteur de la femme et l’indigne prétendu de la jeune fille. Le cousin a sauvé tout son monde, y compris la tante Céleste, qui n’était pas la moins revêche ni la moins plaisante de la famille. Il a tiré des griffes du fripon mal à propos dépendu par lui les soixante mille francs qu’elle lui avait confiés. Avec M. Louis Leroy, le public a lieu de dire comme l’oncle de la comédie : « J’ai ri, me voilà désarmé. » Le succès de la comédie n’a pas été un moment contesté ; mais nous croyons avoir donné un bon conseil à l’auteur en lui recommandant d’ajouter la distinction à ses autres qualités d’esprit.

Il ne peut être question de rien de semblable dans les Cloches du soir, dont les auteurs se sont proposé uniquement de faire rire à tout prix, même aux dépens du goût. Ils ont atteint leur but, au moins jusqu’à la moitié de leur imbroglio, où l’on ne peut plus rire qu’en haussant les épaules. Ils avaient pourtant une idée plaisante. Une romance inédite, dont le titre est celui de la pièce, est composée par la jeune amoureuse, qui l’apprend à son père, qui l’apprend à une modiste du passage du Saumon, qui l’apprend à deux autres amans, le premier un artiste de fort bas degré et d’âge mûr, le second un jeune pharmacien qui a demandé la main de la demoiselle à la romance. Ces ricochets d’un air inédit que tout le monde connaît, et qui dévoile les iniquités de tout le monde, étaient déjà une comédie, et rajeunissaient un fond peu nouveau avec une teinte de vulgarité trop accusée ; mais on veut être excessivement drôle, et l’on est trivial. Ce petit acte est bouffon ; la bouffonnerie pourtant a ses règles. Nous ne doutons pas que la pièce n’amuse un certain public, surtout les Anglais qui lisent Paul de Kock et se persuadent ensuite qu’ils ont une idée de l’esprit français. Les auteurs ont de la gaîté ; mais n’ont-ils pas fait erreur en frappant à la porte du Gymnase ? et l’administration ne s’est-elle pas trompée en la leur ouvrant ?


LOUIS ETIENNE.



ESSAIS ET NOTICES.
Souvenirs de la maréchale de Beauvau et Mémoires du maréchal, recueillis et mis en ordre par Mme Standish-Noailles. — Techener 1872.


Tout livre de nature à nous instruire sur la seconde moitié du XVIIIe siècle français doit être le bienvenu, surtout lorsqu’il est, comme celui-ci, de première source et d’un intérêt moral. Par plus d’un côté, la veille et l’avant-veille de 89 nous sont mal connues. L’ancien régime a pu être et a été, pendant un long temps, détestable ; par quelles vertus publiques et privées la France a-t-elle pourtant trouvé moyen de faire dans ces périodes mêmes de grandes choses ? Les fleuves ne remontent pas vers leurs sources, et il n’y a donc nul danger, il ne peut y avoir qu’un profit sérieux, outre le grave intérêt, à bien connaître les obstacles franchis et le chemin parcouru. Le règne de Louis XV a été marqué par de grandes fautes et par un remarquable essor en des voies diverses. Le règne de Louis XVI a été une période de rare bonne volonté et de généreux efforts ; est-ce uniquement la faute de cette vieille France, si tant de zèle a finalement abouti à une série de révolutions qui, après quatre-vingts ans, dure encore ?

Voici un volume qui serait une pièce intéressante de ce grand procès et désormais indispensable à qui voudra juger de l’état moral de l’ancienne société française. On a suffisamment parlé des vices d’alors, des mœurs légères, des scandales et des corruptions : voici des vertus ; voici un nouveau roman de l’amour dans le devoir, dans le mariage, roman réel, c’est-à dire emprunté à l’histoire, épisode authentique des mœurs du XVIIIe siècle. Cette publication est elle-même un hommage de famille. Les Souvenirs de la maréchale de Beauvau et les Mémoires du maréchal étaient restés inédits ; Mme Standish-Noailles, arrière petite-fille du maréchal, les a recueillis et mis en ordre ; ils paraissent aujourd’hui précédés d’une introduction qui a son prix. Mme Standish était femme de vive intelligence, de savoir et d’esprit. Il est intéressant de l’entendre parler avec une sympathie sincère, et dans un style singulièrement large et libre, de « ces doctrines de droit politique et social qui germaient dans l’esprit des peuples, » de « ces idées généreuses et sages alors, mais dont l’application précipitée faussa jusqu’à la perversion les véritables origines de la révolution française, et compromit la plus belle cause des temps modernes. » — Une main pieuse pouvait d’ailleurs prendre plaisir à produire au grand jour ces papiers de famille, car « Mme de Beauvau avait appartenu à ce groupe de femmes de haut esprit et de haut parage qui ont donné à la France un genre de supériorité incontesté en Europe, » et son union avec le maréchal, par la longue continuité d’une affection ardente et passionnée, avait donné un exemple rare dans tous les temps, particulièrement digne d’étonnement et de respect au temps dans lequel ils avaient vécu. « On demandait à la jeune princesse de Poix, fille du maréchal, mariée à dix-sept ans, spirituelle et jolie, de ne point lire de roman. — Défendez-moi donc, répondit-elle, de voir mon père et ma mère. » Ils lui étaient un roman vivant.

Ce n’est pas sans doute que M. de Beauvau ait été, tout jeune, un Caton, muni d’une sainte peur des belles aventures, et le roman paraît n’avoir commencé, au moins de sa part, qu’après un brillant apprentissage de la vie, dans tous les bons lieux et en maintes situations éclatantes. De grande famille lorraine, il assiste en jeune prince de seize ans aux fêtes du mariage de l’impératrice d’Autriche Marie-Thérèse avec le duc François. Il était fort bien instruit, nous dit-on, dans les langues latine et allemande, ce qui lui permettait de beaucoup apprendre soit des Autrichiens, soit des Hongrois fidèles. De là il se rend à Florence, où le prince de Craon, père du futur maréchal, présidait un conseil en l’absence du duc François, retenu à Vienne. Une biographie par Saint-Lambert, publiée ici, a, sans le savoir et presque sans le mériter, d’assez jolis traits à cette occasion : « On pouvait craindre, écrit-il, que les mœurs de ce pays n’altérassent celles d’un jeune homme à qui son caractère et son éducation en avaient inspiré de différentes. Le prince de Beauvau eut du goût pour quelques femmes aimables qui ne donnaient pas au goût qu’elles avaient inspiré le temps de devenir des passions ; mais il porta dans ses plaisirs une délicatesse, une distinction, un esprit de chevalerie que les femmes de ce pays n’exigeaient pas. »

Lieutenant au régiment de la reine, puis colonel d’un régiment de Lorrains, M. de Beauvau se signale de bonne heure non-seulement par une grande bravoure, mais par de sérieuses qualités d’administrateur et de chef militaire ; Saint-Lambert dit de lui, remarquons-le, qu’ayant vu les armées allemandes, il voulait transporter chez nous quelque chose de leur discipline et leur science pratique. Après avoir fait diverses campagnes dans la guerre de 1741, il contracta en 1745, à vingt-quatre ans, un mariage de convenance avec Mlle d’Auvergne, puis il continua de parcourir l’Europe, revenant parfois soit à Lunéville, où ses propres sœurs, Mme de Bouliers et Mme de Mirepoix, ornaient la cour de Stanislas, et y attiraient Voltaire et Montesquieu, soit à Paris, où il voyait une société encore plus brillante et qui lui devint bientôt plus particulièrement chère, car c’est là et, je pense, dans la société de Mme de La Marck qu’il connut Mme de Clermont, femme de M. de Clermont d’Amboise. A quel moment eut lieu cette rencontre, et pendant combien de temps les deux futurs époux durent-ils subir, chacun de son côté, le poids de leurs chaînes contraires, ni la biographie écrite par Saint-Lambert, ni le récit rédigé par Mme de Beauvau sur la fin de sa vie, ne le disent. Mme de Beauvau ne nous transmet pas d’autres informations que celles-ci : « Depuis que j’étais devenue son heureuse femme, ses sentimens pour moi, les miens pour lui, n’avaient fait que s’accroître… Son premier mariage avait été heureux : il avait pour sa femme les sentimens qu’elle méritait… » De ce premier mariage, il avait une fille, la future princesse de Poix, pour qui Mme de Beauvau devint plus tard une seconde mère, tendre et dévouée. Ajoutez à ces circonstances le concert d’éloges des contemporains, l’absence de toute accusation dans un temps si fécond en médisances, et vous reconnaîtrez qu’il y a toute vraisemblance au renom de vertueuse conduite dès lors pratiquée, par les deux amans, M. de Clermont d’Amboise, de trente ans plus âgé que sa femme, mourut en 1761 ; peu. de temps après mourut aussi la première Mme de Beauvau, de sorte qu’en 1764, le 14 mars, fut contractée cette union qui allait durer trente ans, « afin de prouver, dit l’auteur de l’introduction, qu’à aucune époque la Providence n’a refusé aux hommes la possibilité de la vertu ni les grands caractères placés au sommet de la société pour indiquer la ligne droite sur le chemin de la vie. »

Le maréchal et la maréchale de Beauvau faisaient partie du même groupe hautement libéral qui se serrait autour de Choiseul, qui lutta pour les parlemens, et refusa de s’incliner devant la Dubarry. La maréchale, enthousiaste, passionnée pour la gloire, comptait pour rien, la disgrâce et l’exil en comparaison de l’honneur de lutter, comme on disait dès lors, pour la liberté contre le pouvoir arbitraire. Mme Du Deffand l’appelait « la mère des Maccabées » ou « Mme Maccabée, » ou bien « la dominante des dominations. » A son avis, si Mme de Beauvau était née du temps des martyrs, elle aurait renversé, elle aussi, les temples et les idoles. De concert avec les comtesses de Boufflers et de La Marck, elle correspondait avec Gustave III et lui interdisait la royauté absolue. Ces grandes dames pensaient comme leur amie la comtesse d’Egmont, la fille du maréchal de Richelieu, qui pleurait de dépit et de honte à la nouvelle du démembrement de la Pologne. Lui, de son côté, d’un air doux et noble, d’une politesse pleine de naturel et de goût, offrait le parfait modèle du grand seigneur français.

« Je cachais une partie de mon bonheur, écrivait plus tard Mme de Beauvau, par une espèce de pudeur et de ménagement pour les autres. » C’est dire que ce bonheur fut silencieux et ne saurait avoir une longue histoire. Les deux époux vieillirent à côté l’un de l’autre, en veillant sur leur chère fille, la princesse de Poix, et aussi sur cette malheureuse Ourika, que Mme de Souza a rendue célèbre en mêlant la fiction à la réalité, et que plusieurs lettres de ce volume rappellent avec d’intéressans détails. « Sa mort a été douce comme sa vie, dit plus tard Mme de Beauvau, et sa pureté ne pouvait se comparer qu’à celle des anges. »

Ils avaient, l’un soixante-dix ans et l’autre soixante environ, quand ils plantèrent, dans leur propriété du Val, près de Saint-Germain, deux arbres qu’ils nommèrent Philémon et Baucis ; au fond de la tranchée qui les recevait, on déposa deux plaques de cuivrer chacune portant l’un de ces deux vers :

Ni le temps ni l’hymen n’éteignirent leur flamme.
L’amitié modéra leurs feux sans les détruire.

M. de Beauvau mourut au mois d’août 1793, à 73 ans, et c’est alors que sa veuve, dans une suite de lettres et de notes personnelles aujourd’hui publiées, exhalant sa passion persistante, nous instruit de ce que cette passion avait été pendant un si long temps. « Pour expliquer, dit-elle, comment deux personnes se sont aimées durant quarante années non comme amis, non comme époux, non plus même comme amans, mais comme s’ils n’avaient été créés que pour jouir l’un de l’autre, pour confondre leurs goûts, leurs intérêts, pour trouver de continuels motifs de se préférer à tout, pour ne se quitter jamais sans peine, et ne se retrouver jamais qu’avec un plaisir mêlé d’émotion, — pour expliquer, dis-je, la nature de cette intime union, il faudrait un nom qui ne convînt qu’à elle. » Et ailleurs : « Je suis seule presque tout le jour, si l’on se peut dire seule quand un souvenir toujours présent, toujours agissant ne vous quitte jamais. Le plaisir de la conversation, un de ceux auxquels j’étais le plus sensible, ne se sépare plus d’un sentiment vraiment douloureux pour moi : celui qui en était l’âme est toujours et pour toujours absent. Je crois le voir entrer, écouter, parler, et cette idée me déchire… Ceux qui m’aiment me disent que l’action nécessaire du temps diminuera l’impression de la perte que j’ai faite. Je ne dispute point, mais quelle est donc leur mesure pour juger celle de ma douleur ? . Cent autres ont éprouvé les effets ordinaires du chagrin ; mais ce qui n’a pu être senti par personne comme par moi, c’est cette comparaison continuelle du plus grand des bonheurs avec l’abîme du malheur, de cet intérêt de tous les instans répandu sur les plus petits détails de la vie comme sur les circonstances les plus importantes, auquel succède un vide absolu ; ce sont ces souvenirs sans cesse réveillés par tous les objets matériels dont je suis environnée ; la vue, le bruit de ces portes que je n’ai jamais vues s’ouvrir sans plaisir ni se fermer sans une sorte de peine… »

Nous touchons ici à la vraie originalité de ce livre. Dans un temps où la fidélité conjugale était réputée chose presque ridicule, le maréchal et la maréchale de Beauvau, mariés tous deux en secondes noces, à 43 et 33 ans, se sont adorés, et de plus, quand la maréchale devient, à 63 ans, veuve d’un mari qui en avait 73, c’est pour sentir s’accroître, ce semble, une passion qui remplira désormais toute son existence. Ses lettres se succèdent sans interruption pendant les derniers mois de 93, qui commencent son veuvage, et la seule pensée de son deuil les occupe, à ce point qu’on n’y rencontre nulle mention des événemens du dehors, qui pouvaient cependant lui inspirer de graves et pressantes inquiétudes. M. de Beauvau avait pu déjà se croire menacé par la révolution, et il avait dit à sa femme : « Je vous aurais appelée, afin de mourir ensemble. »

Et cette passion, notons-le, n’empruntait nul secours aux espérances religieuses. Si Mme de Beauvau consent à vivre, si elle a repoussé la pensée du suicide, qui lui est venue, c’est que, grâce à l’intensité de son regret, elle fait revivre son cher époux ; même, dit-elle en raffinant un calcul très sincère, il vit plus qu’elle désormais, car elle ne vit que par lui ; tous deux revivront encore, elle y compte, dans le tendre souvenir de leur fille ; mais c’est là tout ce qu’elle croit pouvoir conquérir au-delà du tombeau. « M. et Mme de Beauvau succombèrent au mal de leur époque, dit leur arrière-petite-fille. Nés pour la vertu, et toujours fidèles à ses préceptes, ils en ignorèrent les sources divines, et l’espoir de leur bonheur éternel fit défaut à leur bonheur terrestre : voilà ce qui ressort de certaines expressions amères de la douleur de Mme de Beauvau après la mort de son époux ; mais devons-nous les accepter sans conteste ? Tant de gens ici-bas se croient religieux sans l’être qu’il est peut-être permis d’espérer que d’autres le sont sans le savoir. »

Mme de Beauvau survécut à son mari pendant plus de treize années. Jamais deuil ne fut plus constant. Chaque anniversaire la voyait se rendre au tombeau qu’elle avait fait construire dans sa propriété du Val ; elle ôtait du doigt son anneau, le déposait sur la pierre funéraire, et le reprenait après avoir évoqué son cher époux, comme à la suite d’une fiançaille nouvelle. Quand le Val lui fut retiré, de 93 à 97, elle habita tout auprès, à Saint-Germain ; elle passait les hivers à Paris, à l’hôtel Beauvau. Le volume de Mme Standish nous donne ses lettres et ses notes pendant toute la fin de sa vie, jusqu’aux derniers jours. Le souvenir du maréchal y domine exclusivement ; mais elle ne s’y croit pas infidèle, bien loin de là, quand elle continue d’accueillir tous ceux qui l’ont connu jadis et aimé. Mme de Beauvau se revoit donc, aussitôt après les cruelles années de la terreur, entourée de nouveau par tout un groupe d’élite que les événemens avaient, dispersé dans les exils temporaires ou dans les diverses voies de l’opinion, mais qui se reforme auprès d’elle dans une commune pensée de souvenir amical et respectueux. Dans ce salon de Mme de Beauvau figurent Lafayette, Boissy d’Anglas, devenu comte et sénateur, le cardinal Maury, M. Suard, l’abbé Morellet, Marmontel, Necker, et l’inévitable Mme de Staël, — je le dis dans le bon et l’heureux sens, — Mme de Staël, qui, avec son ardeur à toutes voiles, se mêla à tout ce monde pâlissant de la fin du XVIIIe siècle comme une aurore annonçant le retour de la lumière.

Je disais tout à l’heure que pas un accent religieux ne se mêlait aux mémoires et papiers publiés dans ce volume ; il faut en excepter la dernière page, où se lisent ces mots dans une lettre de Mme de Staël : « Un jour, un jour, nous serons tous réunis, il est impossible que cela ne soit pas ! » Voilà, par ces paroles, le pont jeté entre des temps bien divers, entre Mme de Beauvau d’une part, et Mme de Lafayette, Mme de Montagu, tant d’autres encore de cette même grande famille.

Un volume que rappelle celui-ci, la Vie de la princesse de Poix, par la vicomtesse de Noailles (1855), achève de nous peindre les dernières années de la maréchale. Il faut en citer un passage, parce que le portrait y est vivant ; et parce que ce volume n’est pas dans le domaine public : « J’ai encore vu dans, mon enfance le salon de Mme la maréchale de Beauvau : il me frappait malgré mon âge. Elle avait dans une chétive maison du faubourg Saint-Honoré un petit appartement, meublé des restes élégans de son ancien mobilier (elle avait dû quitter l’hôtel de famille en mars 98). Du moment qu’on quittait l’escalier commun à tous les habitans, on se sentait transporté dans un monde à part. Tout était noble et soigné dans ces petites chambres. Le peu de domestiques qu’on y voyait étaient vieux et quelque peu impotens ; mais on sentait confusément qu’ils avaient vu si bonne compagnie que leur jugement était quelque chose… Le salon de Mme de Beauvau était ouvert tous les soirs ; elle n’avait rompu avec personne de ses anciens amis. Les philosophes aimaient à lui rappeler l’appui qu’elle avait prêté à leurs doctrines. Certains d’entre eux, devenus des personnages sous l’empire, croyaient se donner un air d’ancien régime en venant chez elle. Le faubourg Saint-Germain pensait paraître éclairé en s’y faisant voir… Mes parens m’y conduisaient de temps en temps. Le recueillement me saisissait dès l’antichambre ; on entrait derrière un paravent, et, de là, j’avisais timidement l’effrayant petit espace à parcourir pour aller baiser la main de mon arrière-belle-grand’mère. Elle était enfoncée dans un grand fauteuil à oreilles, mais ce grand fauteuil était joli, comme tout le reste de son mobilier. Elle était mise à peindre, et établie comme une femme de son âge doit tâcher de l’être : un bonnet en gaze blanche unie, à la mode de sa jeunesse, la robe fort ample et en façon de peignoir, toujours de quelque belle étoffe unie de couleur foncée. Devant elle une boîte à effiloquer, posée sur une petite table qui ne lui laissait que la faculté de se soulever pour les visites ; les pieds dans un sac de velours garni de fourrures. Tout cet établissement touchait d’un côté à une cheminée couverte de précieuses vieilleries, tandis que, de l’autre, une ligne de fauteuils rangés en demi-cercle en face de la cheminée rejoignait le paravent. D’ordinaire un ou deux hommes, debout à la cheminée, entretenaient la maîtresse de la maison. Les dames, assises, attendaient le plus souvent qu’on les interrogeât. On parlait bas, personne ne voulant obliger Mme de Beauvau à élever la voix, qu’elle avait très faible. A une certaine heure, on lui apportait le café dans une petite cafetière d’or. Tous ces débris magnifiques lui donnaient grand air. — Cette imposante personne finit sans douleur, sans agonie. Elle s’éteignit, comme elle avait vécu, en adorant son mari et en honorant Voltaire. »

Ce dernier mot résume fort justement l’impression qu’éveille, ainsi placé désormais en vive lumière, le souvenir de Mme de Beauvau. On la savait personne du haut monde dans son temps, l’une des premières parmi ce groupe de grandes dames qui ont alors si bien servi la cause de l’esprit français. On ne connaissait pas cette passion qui l’anima jusqu’à devenir, par sa conformité avec la loi d’un vertueux devoir, exceptionnelle relativement à son temps, de manière toutefois à marquer d’autant mieux, avec tout le reste de son caractère, de quelle ardeur féconde, multiple et intempérante ce siècle, qui revit en elle, était lui-même inspiré.


A. GEFFROY.



M. de Silhouette, Bouret, et les derniers fermiers-généraux, études sur les financiers du dix-huitième siècle, par Pierre Clément. — Didier, 1872.


La lecture de ce volume a ravivé en nous les plus vifs, les plus sincères regrets, en nous faisant mieux sentir encore la perte de l’auteur. Nous n’avons pas à faire ici l’éloge de l’historien de Jacques Cœur, d’Enguerrand de Marigny, de Mme de Montespan, de l’abbesse de Fontevrault, du savant auquel on doit enfin la publication de la correspondance de Colbert. M. Pierre Clément était un écrivain érudit, soigneux et correct ; c’était un ami sûr et dévoué, ce que constatent avec reconnaissance les travailleurs qui recherchaient ses conseils et enviaient ses encouragemens. Il s’était créé une intéressante spécialité en publiant une série d’études sur les principaux personnages financiers du siècle passé, et il avait su donner à ses travaux un cachet savant et anecdotique qui en rendait la lecture profitable et agréable à tous.

Le volume que nous signalons, et qui a paru bien des mois après la mort de M. Clément, fournit la preuve de ces qualités : M. Pierre Clément y raconte à grands traits l’histoire financière du XVIIIe siècle presque tout entier mêlée aux biographies de Silhouette et de Bouret, et la destinée de ces opulens fermiers-généraux qui expièrent courageusement sur l’échafaud révolutionnaire le crime d’avoir été trop riches, tout en faisant fructifier, par leur habileté et par leur crédit, les finances de la France. Le 2Yme siècle servira longtemps encore de champ d’études, car, parmi bien des défaillances, comme le dit M. Clément, on y trouve toute sorte de sujets de curiosité et d’utiles renseignemens. L’intérêt qu’il excite s’accroîtra encore à mesure que, le tableau étant vu de plus loin, les faits réellement importans se détacheront mieux de l’ensemble.

Silhouette et Bouret sont certainement deux des figures les plus originales et les plus saillantes de cette période. L’un, appelé au gouvernement des. finances de son pays, y opéra quelques utiles réformes, mais vint se heurter à l’esprit de routine quand il voulut les étendre, et il n’a eu en définitive, « après tant d’espérances suivies de si promptes et si éclatantes déceptions, que le triste honneur de fournir à la langue un mot qui a immortalisé son nom, mais tout autrement qu’il ne l’avait rêvé ; » l’autre, hardi spéculateur, épicurien aimable, qui mourut misérablement ruiné après avoir, au compte de Voltaire, mangé plus de 42 millions de livres. Ces deux études font réellement honneur à leur auteur en montrant à quel point il savait rendre attrayans les travaux les plus sérieux. La biographie de M. de Silhouette constitue un chapitre important pour l’histoire du XVIIIe siècle, et M. Clément y a joint des documens d’une grande valeur. Qu’il nous soit permis de reproduire ici à notre tour une lettre inédite du duc d’Aiguillon concernant M. de Silhouette ; le hasard des ventes nous l’a fait rencontrer dernièrement chez M. Etienne Charavey, et elle est d’autant plus intéressante qu’elle fait allusion à un incident qui n’a pas été connu de M. Pierre Clément : le dissentiment de M. de Silhouette avec le procureur-général La Chalotais. On sait qu’en arrivant au ministère M. de Silhouette trouva, entre autres ressources pour le trésor, une somme assez considérable dans l’aliénation d’une partie des domaines de l’état situés en Bretagne ; il est probable que cette mesure déplut à La Chalotais, qui y gagna, paraît-il, d’être remis vivement à sa place par le contrôleur-général.

« La réponse de M. de Silhouette à M. de La Chalotais, écrit de Lannion, à la date du 20 juin 1759, le duc d’Aiguillon, m’a fait d’autant plus de plaisir que la lettre de ce dernier m’avoit causé d’indignation. Si les ministres du roy vouloient bien prendre le même ton et le maintenir, les procureurs-généraux, les parlemens et les états changeraient bientost celuy qu’ils ont pris depuis quelque temps. Je crois vous avoir dit plus d’une fois que M. de La Chalotais étoit le plus petit et le plus mauvais esprit que je connusse : il n’a aucune espèce de crédit dans sa compagnie, ny dans la province, mais il veut avoir l’air d’en avoir, et pour cela se jette à corps perdu dans toutes les cabales, rassemble tous les frondeurs chez luy, et tient les propos les plus absurdes et les plus indécens. Mais il n’est brave que jusqu’au dégainer, et le plus aisé à embarrasser et à déconcerter que j’aye encore vu. La fermeté avec laquelle M. de Silhouette luy a répondu luy fera certainement la plus grande impression, et il n’osera plus se montrer maintenant. Les remontrances, des commissaires des états sont de forme, et le parlement me paroît disposé à garder le silence : avec un peu de patience et de fermeté, tout rentrera dans l’ordre accoutumé. Je n’ay point écrit depuis quelque temps à M. le contrôleur-général parce que M. Le Bret luy a rendu compte exactement de tout ce qui s’est passé au palais et à la commission, et que je n’aurois pu luy mander que les mesmes choses. Je seray cependant exact à l’informer de tout ce qui pourra mériter son attention, et je vous prie de l’en assurer de ma part. »


É. DE BARTHÉLÉMY.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.