Chronique de la quinzaine - 30 juin 1876

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Chronique n° 1061
30 juin 1876


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 juin 1876.

L’Europe a beau désirer la paix, une fatalité ironique semble tromper ses vœux et raviver partout le sentiment de l’incertitude des choses, en montrant aujourd’hui comme au temps d’Oxenstiern le peu de sagesse qui gouverne le monde. Depuis plus d’un an, tous les peuples du continent, au milieu de leurs laborieuses affaires intérieures, sont incessamment attirés et détournés par cette crise orientale, dont ils sentent la gravité croissante, qu’ils voient se dérouler, se compliquer jour par jour de négociations vaines, de révolutions, de scènes sanglantes, pour arriver à quoi ? Peut-être à un de ces conflits inévitables qui échappent à toutes les directions, que les passions nationales et religieuses de races ennemies déchaînent et qui rouvrent la carrière à l’imprévu.

Voilà plus d’une année en effet qu’a éclaté cette insurrection de l’Herzégovine, qui a été comme le réveil de l’éternelle et redoutable question d’Orient. Elle aurait pu sans doute être apaisée à l’origine ; elle ne s’est développée, elle n’a pris des proportions si sérieuses que parce qu’elle s’est trouvée en face d’un pouvoir en décadence qui n’a su ni la réduire par la force ni la désarmer par des concessions opportunes. Le plus grand succès de l’insurrection a été de durer, de laisser ainsi à tous les élémens incandescens des provinces turques le temps de s’enflammer, en provoquant du même coup la diplomatie européenne à s’interposer entre un gouvernement impuissant et les populations poussées au combat. L’insurrection herzégovinienne a certes réussi jusque-là : elle a mis en mouvement tout le monde chrétien et slave de la péninsule des Balkans, elle a trouvé des forces, des facilités de ravitaillement, des sympathies naturelles dans la Serbie et le Monténégro, toujours prêts à faire cause commune avec elle, et l’Europe s’est émue à son tour. Les trois empires du nord ont cherché dans ces complications orientales l’occasion d’une délibération séparée, et l’intervention a commencé par un programme de pacification auquel le comte Andrassy a donné son nom, que les autres puissances de l’Occident ont été invitées à soutenir de leurs conseils au camp des insurgés, aussi bien qu’à Constantinople. Ce que l’alliance des trois empereurs a proposé, les autres cabinets l’ont soutenu, quoique sans illusion ; le gouvernement ottoman l’a accepté, l’insurrection l’a repoussé, et la note Andrassy est restée une démonstration vaine. C’est le premier acte. Ici tout s’est rapidement aggravé, l’imprévu a commencé à se mettre de la partie. Les puissances du nord, déçues dans leur première tentative médiatrice, ont voulu reprendre leur œuvre en accentuant l’intervention européenne ; elles ont préparé, toujours séparément, cet acte qui s’est appelé le « mémorandum de Berlin, » et qui devait, comme la note Andrassy, être soumis à l’acceptation des autres gouvernemens. Les trois chanceliers réunis à Berlin en avaient décidé ainsi, ils avaient fixé ensemble le programme de la nouvelle campagne diplomatique en Orient. On était en plein mois de mai. C’est alors que la situation a brusquement changé de face et s’est étrangement compliquée. D’abord l’Angleterre, qui n’avait point été consultée, refusait assez rudement d’adhérer à l’œuvre de Berlin, et au même instant éclatait à Constantinople une révolution qui, en changeant le souverain, était peut-être le signal de l’avènement d’une politique nouvelle qui dans tous les cas, par une certaine coïncidence avec les résolutions de l’Angleterre, était de nature à neutraliser ou à suspendre momentanément l’action diplomatique de l’Europe. Toutes les conditions se sont trouvées profondément modifiées : c’est le second acte du drame.

Quelle influence réelle pouvait avoir cette révolution de Constantinople sur l’ensemble des affaires de l’Orient et sur les relations, sur les déterminations nouvelles des puissances surprises par cette soudaine péripétie ? Devait-elle précipiter la crise définitive, cette crise qui semble toujours près d’éclater, ou offrir des facilités de négociation et de pacification ? C’était là désormais le point grave. Jusqu’ici sans doute on ne peut pas dire que la révolution turque se présente sous un jour bien rassurant et qu’elle ait servi beaucoup à simplifier la situation. Elle ne s’est manifestée encore que par des scènes sanglantes, des meurtres, des agitations, et tous les symptômes menaçans d’une certaine anarchie des esprits ou d’une violente lutte d’influences au sein même du gouvernement. Après la déposition du dernier sultan est venue sa mort mystérieuse, aussi tragique que mystérieuse. Après la lugubre disparition d’Abdul-Azis est venu cet attentat furieux accompli par un officier circassien qui a pu pénétrer jusque dans le conseil des ministres, s’acharner sur le séraskier Hussein-Avni-Pacha, tuer le ministre des affaires étrangères, Rachid-Pacha, blesser le ministre de la marine, semer la mort autour de lui ; Que le Circassien Hassan, auteur de tous ces crimes, n’ait obéi qu’à un sentiment de vengeance personnelle contre le séraskier, ou qu’il ait été poussé par une surexcitation politique, ce déchaînement de fanatisme meurtrier n’est pas moins le signe d’une situation où tout est possible. Le nouveau sultan, Mourad V, si bien intentionné qu’il puisse être, arrive certainement au trône dans des circonstances terribles dont il paraît lui-même sentir le poids. A travers tout cependant, ce règne, qui date à peine d’un mois, ressemble à un allégement pour la Turquie, à une sorte de trêve. Avant la dernière révolution, avec Abdul-Azis, l’empire ottoman allait à une ruine infaillible et prochaine. Aujourd’hui, quelles que soient les difficultés du moment, il y a au moins l’intention, l’apparence d’une politique nouvelle, et un des premiers actes du gouvernement de Mourad a été de promulguer une amnistie, de prendre l’initiative d’un armistice dans les provinces insurgées, de témoigner, dans toutes ses communications avec l’Europe, la volonté de réaliser les réformes nécessaires. Sous ce rapport, malgré toutes les complications intimes et des inquiétudes visibles, la révolution qui s’est accomplie au dernier jour de mai n’a point été évidemment une aggravation, elle a eu plutôt l’avantage d’offrir une possibilité d’amélioration, d’apaisement. L’Europe, de son côté, a semblé tout d’abord le comprendre ainsi ; sa première impression a été que ce qu’elle avait de mieux à faire était d’attendre le gouvernement ottoman à l’œuvre, de lui laisser le temps de dévoiler et de préciser la direction de sa politique, de donner spontanément des gages de ses intentions. Les événemens de Constantinople ont paru être, pour elle comme pour la Turquie, une sorte de point d’arrêt, de halte qui lui a permis de se reconnaître, de se dégager de l’impasse où l’avait placée le mémorandum de Berlin. Ce mois qui vient de s’écouler a été employé justement à la réflexion, et peut-être par suite à un effort de rapprochement entre des politiques qui ont failli se heurter il y a quelques semaines.

Au fond, à regarder les choses de près, il n’est point douteux qu’un singulier travail s’est accompli ou tend à s’accomplir dans quelques-unes des principales chancelleries de l’Europe. Au premier moment, au. lendemain du mémorandum de Berlin et du refus cassant que le cabinet anglais opposait à cet acte diplomatique, il y a eu visiblement entre l’Angleterre et la Russie un certain choc ou tout au moins un froissement assez vif. À Londres, quoiqu’on n’ait jamais voulu l’avouer, il y avait le ressentiment d’une exclusion blessante, du procédé des puissances du nord demandant à la Grande-Bretagne de sanctionner et d’appuyer un acte sur lequel elle n’avait point été appelée à délibérer. À Ems et à Saint-Pétersbourg, l’opposition anglaise était considérée presque comme une offense pour la Russie, et elle avait laissé une amertume dont les journaux russes du reste n’ont pas gardé le secret. L’antagonisme semblait se raviver dans son âpreté entre les deux pays ou entre les deux gouvernemens, l’un déclinait toute solidarité dans les engagemens de Berlin, envoyant bruyamment sa flotte dans les mers d’Orient et se montrant disposé à soutenir la Turquie, — l’autre avouant plus que jamais ses sympathies ardentes et actives pour les populations slaves en armes, Il y a eu des escarmouches assez vives ; la mauvaise humeur n’a été que passagère, et depuis on est revenu peut-être des deux côtés à des dispositions infiniment plus conciliantes et plus pacifiques. L’Angleterre et la Russie se sont dit sans doute quelles étaient plus intéressées à se rapprocher qu’à se quereller indéfiniment eux le mémorandum de Berlin, qui a disparu. Or c’est pendant que ce rapprochement tend à s’accomplir, s’il n’est déjà accompli, que les événemens ont pris tout à coup une allure plus précipitée et plus redoutable. C’est au moment où les ombrages de dissentimens récens ont l’air de s’atténuer entre la Russie et l’Angleterre, que la Serbie court aux armes et se montre impatiente d’engager la lutte avec les Turcs au nom des Slaves des Balkans.

Chose à remarquer en effet, naguère encore, malgré l’exaltation d’un sentiment national surexcité au contact des insurrections voisines, la Serbie restait docile aux conseils pacifiques de la diplomatie, qui s’efforçait de la retenir, de la détourner d’une lutte aussi dangereuse que peu justifiée, il y a quinze jours à peine, une communication échangée entre le prince Milan et le grand-vizir de Constantinople ne faisait pas présager une rupture, elle ressemblait plutôt à une garantie de paix, et elle était interprétée ainsi. Aujourd’hui la Serbie entière est en feu, toute la population virile est appelée au combat et va grossir, au nombre de 100,000 hommes de tout âge, le petit noyau d’armée régulière, qui ne compte guère plus de 13,000 soldats. Toutes ces forces sont déjà aux frontières, organisées et distribuées en divisions sous les ordres de chefs dont l’un le général Tchernaïef, est Russe. Le prince Milan lui-même est parti pour le camp ; il ne manque plus qu’un signal pour ouvrir les hostilités. Que s’est-il donc passé depuis quinze jours ? y a-t-il eu quelque incident nouveau, quelque acte menaçant et agressif de la part des Turcs ? C’est au contraire le moment où la Porte se montre prête à négocier la paix avec les provinces insurgées et à donner des gages de ses intentions réparatrices. Comment expliquer dès lors cette précipitation de la Serbie à prendre les armes aujourd’hui, quand elle ne l’a pas fait il y a quinze jours, il y a deux mois ? Il serait étrange que l’entente qui a l’air de s’être opérée entre la Russie et l’Angleterre eût un rôle dans cette péripétie nouvelle, qu’elle fût devenue un encouragement à la guerre en laissant toute liberté à la Serbie, en la déliant des considérations qu’elle avait gardées jusqu’ici vis-à-vis de l’Europe. Il faut bien qu’il y ait une raison déterminante ! Les explications que lord Derby a données ces jours derniers dans la chambre des pairs auraient pu éclaircir à demi ce mystère. En réalité, elles ont été assez peu explicites sur certains points essentiels, et ce que le chef du foreign office a dit suffit néanmoins pour mettre sur la voie de la vérité. Ce qui en résulte de plus clair, c’est que la Serbie peut certainement engager la guerre à ses risques et périls si cela lui convient, qu’entre Turcs et Serbes, Herzégoviniens, Monténégrins ou Bulgares, c’est une affaire simplement intérieure, au moins pour le moment. Lord Derby l’a dit : « Nous serions heureux de réconcilier, si nous le pouvions, la Porte et les provinces insurgées ; mais à mon avis nous n’avons aucun droit de prendre parti pour les uns ou pour les autres dans une querelle purement intérieure… » En d’autres termes, le système que le cabinet anglais paraît se flatter d’avoir fait triompher, auquel la Russie elle-même se serait ralliée avec les principales puissances du continent, c’est une neutralité de l’Europe assistant en spectatrice plus ou moins désintéressée, ne fût-ce que pendant quelques mois, à la mêlée sanglante des populations de l’empire ottoman.

La neutralité, soit, c’est une politique qui a ses avantages, nous n’en disconvenons pas, qui est aussi correcte que prévoyante en présence d’événemens qu’on croit ne pas pouvoir empêcher. Il est certain que les actes diplomatiques qui règlent les relations des puissances européennes avec l’empire ottoman, que le traité du 30 mars 1856, et ce traité du 15 avril entre l’Angleterre, la France et l’Autriche, que lord Derby a rappelé, n’impliquent nullement un droit d’intervention dans les affaires purement intérieures de la Turquie ; mais enfin c’est une réserve un peu tardive après des interventions si souvent répétées, tantôt à propos de la Moldo-Valachie ou de la Serbie elle-même, tantôt à propos de la Syrie ou de la Crète, — et de plus il s’agirait de savoir si on n’aurait pas pu, si on ne pourrait pas encore empêcher ces événemens, qui semblent près d’éclater, si par une abstention du moment on ne se prépare pas des difficultés redoutables. Que la guerre s’engage décidément entre la Serbie, appuyée par le Monténégro, ralliant à son drapeau toutes les insurrections bosniaques ou bulgares, et l’armée turque, il faudra bien qu’il y ait un vainqueur et un vaincu. Si c’est l’armée ottomane qui est victorieuse, pense-t-on que la Russie, peut-être favorable aujourd’hui à un système qui laisse à la Serbie la liberté de tenter la fortune, consente à voir la Turquie exercer les droits de la victoire, qu’elle abandonne les vaincus ? Elle le voudrait qu’elle ne le pourrait pas ; elle sacrifierait tout plutôt que de laisser les Slaves sans protection, et elle ne ferait qu’obéir à l’opinion russe, à cette opinion qui, selon le mot du chef du foreign office lui-même, est une force avec laquelle il faut compter dans les pays qui n’ont pas de parlement, comme dans les pays constitutionnels. Si c’est la Serbie qui est victorieuse, l’Angleterre, l’Autriche, ont-elles d’avance pris leur parti des transformations qui peuvent en être la conséquence, des démembremens inévitables de l’empire turc ? Nous attendrons de le voir pour y croire. Le moment viendra, observe-t-on, et lord Derby lui-même le laisse pressentir, où une médiation pourra être efficace, où il sera utile d’arrêter les événemens, de séparer les combattans, et alors on avisera, on se mettra d’accord pour agir. Fort bien : cela veut dire que la neutralité paraît aujourd’hui un moyen commode de se tirer d’embarras, parce qu’on ne peut pas s’entendre, parce que la question est trop compliquée, mais qu’on se réserve de s’entendre et d’intervenir quand la question sera un peu plus compliquée encore.

A-t-on oublié que, lorsqu’une guerre éclate, on sait comment et quand elle s’engage, on ne sait jamais quels développemens elle pourra prendre, comment elle se dénouera, quelles passions, quels élémens de toute sorte elle finira par mettre en mouvement ? Le cabinet anglais n’a point reculé récemment devant la résolution hardie de refuser son concours à des combinaisons qui lui paraissaient démesurées ou peu praticables, et si cet acte a profondément retenti partout, ce n’est pas parce que l’Angleterre proclamait la non-intervention, c’est au contraire parce qu’elle agissait à propos, avec un juste et vigoureux sentiment de la situation du monde ; elle redressait une politique qui risquait de s’égarer. Elle ne serait point certes intéressée à s’abstenir de toute action prudemment combinée qui aurait pour objet, selon l’expression de lord Derby, de prévenir « une convulsion générale dépassant les limites de l’Europe et amenant de nombreuses complications qu’il serait difficile de prévoir. » La France, pour sa part, est une des puissances qui peuvent parler le plus librement et avec le plus de désintéressement de toutes ces affaires, et il est au moins étrange que la commission du budget, par une coupable indiscrétion, ait cru pouvoir divulguer les explications de M. le ministre des affaires étrangères, interpréter à sa façon le rôle de notre diplomatie, au risque de la mettre en suspicion auprès de certaines puissances. La France n’a sûrement aucune préméditation agitatrice, elle n’a et ne peut avoir que la pensée de joindre sa bonne volonté aux efforts de ceux qui travaillent pour la paix du monde. Il nous sera seulement permis de dire qu’il y a interventions et interventions, et que, si on doit un jour ou l’autre en revenir à tenter une grande et décisive médiation européenne, mieux vaudrait encore ne point attendre que l’Orient ait été mis en feu et dévasté par toutes les passions de la guerre. Chose singulière, les hommes d’état des plus grands pays ont le sentiment des nécessités et des devoirs de cette situation critique, ils ne diffèrent pas d’opinion sur les points les plus essentiels ; ils comprennent tous que la paix de l’Europe est le premier des biens à sauvegarder, que ces populations orientales qui s’agitent ont droit à des garanties pour leur foi, pour leur nationalité comme pour leur bien-être, que l’empire turc ne pourrait pas être mis aux enchères de la force et des ambitions rivales sans d’effroyables déchiremens, et au lieu de se mettre à l’œuvre d’un commun accord, on ne s’entend que pour laisser Serbes et Turcs courir sur la Drina, pour laisser donner le signal d’une lutte qui peut compromettre tout ce qu’on veut défendre ! Voilà où en est l’Europe à ce moment décisif où la guerre est peut-être déjà déclarée !

Plus cette situation extérieure prend un caractère de gravité, plus il semblerait que nos chambres, nos partis, nos politiques dussent mettre de mesure dans leur conduite, dans leurs luttes de tous les jours, et cependant la France n’en est point encore là dans sa laborieuse vie intérieure. La France est un peu comme l’Europe, elle aurait besoin de paix, de sécurité, et on trouve le moyen de l’occuper, de la fatiguer, non point heureusement de crises violentes, mais de petits conflits, de petites agitations, d’intrigues de partis, de toute sorte de questions oiseuses ou irritantes. Quand on en a fini avec l’amnistie, on en vient à des propositions tendant à remettre en doute, à bouleverser une organisation militaire qui est à peine depuis trois ans à l’épreuve. Quand il ne s’agit pas des préfets et des maires à révoquer, on invalide, — oui, on invalide encore des députés, et même on poursuit avec apparat, avec solennité, l’écharpe en sautoir, des enquêtes parlementaires sur ce qu’ont dit quelques recteurs de Bretagne ou sur ce qu’ont fait les habitans de Cavaillon ! Quand ce n’est pas la gauche qui commet fautes ou maladresses, c’est la droite qui entre en scène, qui déploie sa plus savante tactique et livre bataille pour élever M. Buffet au rang des sénateurs inamovibles. Pendant toute une semaine, il y a la question Buffet ! Elle est donc accomplie, cette élection dont on a fait tant de bruit et qui est déjà oubliée. L’ancien vice-président du conseil a été introduit dans le sénat par une modeste majorité, qui l’a relevé tout juste de ses défaites assez nombreuses dans les dernières élections. Assurément M. Buffet est un de ces hommes qui ont leur place naturelle dans les assemblées délibérantes, et que les partis, dont ils sont les adversaires, n’ont même aucun intérêt à éloigner systématiquement. Par son caractère comme par son talent, l’ancien ministre de l’intérieur est de l’élite parlementaire, et un jour ou l’autre il devait être rappelé à la vie publique. Dans d’autres circonstances, à un autre moment, son élection eût été toute simple, elle n’aurait dû soulever ni contradictions passionnées, ni difficultés sérieuses. Dans les conditions où elle s’est faite, il est certain que cette élection n’a eu rien de particulièrement satisfaisant. Elle a été une médiocre victoire pour le nouveau sénateur en même temps qu’elle a paru prendre un peu trop le caractère d’une manifestation politique peu opportune.

Était-ce donc si pressé de faire de M. Buffet un sénateur ? Mieux aurait valu certes pour lui personnellement attendre des circonstances plus favorables, où les derniers incidens auxquels il a été mêlé auraient été un peu oubliés, où l’on ne se serait plus souvenu que de son mérite, de l’habileté qu’il a plus d’une fois déployée comme président de l’assemblée nationale. De quelque façon qu’on voie les choses, M. Buffet a été assurément un des hommes qui ont le plus éprouvé les rigueurs du scrutin sous toutes les formes. Il n’a pas seulement échoué dans les élections sénatoriales dont la dernière assemblée s’était réservé le droit, il s’est vu refuser un poste au sénat dans son propre département. Vaincu comme sénateur, il l’a été encore plus dans les quatre ou cinq arrondissemens où il était candidat pour la chambre des députés. Partout la mauvaise fortune électorale l’a suivi, et c’est lui-même qui, avec un peu d’amertume peut-être, avouait un jour du dernier hiver qu’il portait malheur aux circonscriptions qui avaient la dangereuse fantaisie de lui offrir une candidature. Quoique ministre alors, il n’a pu réussir ni au nord ni au midi, ni pour la première chambre ni pour la seconde chambre. Franchement, pour un homme de sa valeur, est-ce une victoire enviable de se voir introduit dans le sénat par trois voix de majorité ! Et encore, comme si on voulait atténuer ce triomphe pourtant si modeste, voilà les légitimistes prenant leurs précautions pour qu’on ne tire pas parti de leur vote, expliquant qu’ils ont sans doute commis une faute impardonnable en se ralliant à la candidature de M. Buffet, mais qu’enfin, à défaut de M. Chesnelong, qu’on eût bien préféré, c’est toujours une voix de plus pour arrêter au passage la loi sur la collation des grades. L’ancien vice-président du conseil doit être en vérité bien satisfait d’avoir obtenu dans ces conditions et à ce prix le suffrage de l’honorable et intraitable marquis de Franclieu. Quant à la signification qu’on a voulu donner à cette élection pour la recommander, il serait certainement préférable de n’en point parler, par cette raison bien simple que M. Buffet ne représente que le souvenir d’un ministère qui a conduit la politique réputée conservatrice à la plus éclatante déroute. L’ancien vice-président du conseil est malheureusement en effet un de ces hommes qui ont leur manière d’entendre l’intérêt conservateur, et qui, avec toute leur habileté, n’ont su rien faire ni rien empêcher pendant leur passage au pouvoir. Ministre pendant toute une année, disposant de toutes les forces de gouvernement, il a réussi à préparer les dernières élections, — et ce n’est pas probablement pour sanctionner cette triomphante manière de gouverner ou pour aider l’ancien ministre à recommencer dans l’occasion qu’on l’a nommé sénateur.

Ce qu’il y a dans tout cela, ce n’est ni une victoire politique ni une victoire personnelle, c’est tout bonnement une élection ramenant dans une assemblée un homme de mérite qui aurait pu attendre une circonstance plus favorable. Que M. Buffet soit sénateur, rien en vérité n’est changé, et ce qu’il y a de plus étrange, c’est le déchaînement d’exagérations, le bruit assourdissant qui s’est fait autour d’une aventure si simple. Entre partisans et adversaires de la candidature de M. Buffet, on aurait dit réellement qu’il s’agissait de tout perdre ou de tout gagner. Voilà ce qu’il y a de plus sérieux, parce que c’est l’indice d’une situation où au moindre incident tout est remis on question, où les institutions elles-mêmes sont rendues responsables de ces alternatives de défaites et de victoires, auxquelles les partis doivent s’accoutumer, qui sont le phénomène naturel et régulier d’un régime pratique de liberté parlementaire. — Quoi donc ! la chambre des députés est-elle un peu incohérente, un peu inexpérimentée, un peu ardente d’opinions ou d’instincts ? Aussitôt on ne voit que menaces révolutionnaires, il faut se hâter de détourner l’orage et se préparer à saisir l’occasion de dissoudre cette dangereuse chambre ! Le sénat nomme-t-il M. Buffet ou a-t-il l’air de vouloir s’opposer à quelque loi, vite, d’un autre côté, on met le sénat en suspicion, on lui déclare qu’il n’est qu’un rouage inutile, qu’on ne souffrira pas qu’il se prenne au sérieux, et on le menace de la mort périodique des sénats à la prochaine occasion, c’est-à-dire à la prochaine révolution. Qu’il y ait quelque difficulté dans les rapports du gouvernement avec les chambres, avec les partis qui s’agitent dans les chambres, aussitôt c’est la constitution qui est mise en cause, c’est le pouvoir exécutif qui est attaqué dans ses prérogatives, qui est bien et dûment averti qu’il n’est institué que pour être l’humble serviteur de toutes les prétentions, si ce n’est de toutes les outrecuidances. Et on ne voit pas qu’avec ces procédés, avec cette façon de faire de la politique, on propage incessamment l’incertitude dans les esprits, on crée l’insécurité permanente, on accrédite cette idée que rien ne s’affermit, que rien n’est stable, que nous sommes au régime d’expériences qui dureront ce qu’elles pourront. Les partis qui n’ont aucun désir de voir les institutions nouvelles s’enraciner et se régulariser peuvent y trouver leur compte ; au besoin, si l’on veut, ils encourageront les propositions agitatrices, ils exagéreront les revendications radicales, et même les bonapartistes se feront les promoteurs empressés de toute sorte de réformes populaires, de suppressions d’impôts, — ils se feront en gens experts les défenseurs de toutes les libertés ! C’est une tactique toute simple pour ne pas laisser au régime qu’ils combattent le temps de s’établir par l’expérience, par les garanties qu’il peut offrir, si on sait le pratiquer ; mais que peuvent gagner les républicains à entrer dans ce jeu, à défier le sénat pour une élection importune, à discréditer les institutions par des conflits inutiles, à laisser croire que tout est perdu si on ne destitue pas quelques préfets ou quelques sous-préfets de plus et même quelques ambassadeurs ? Oui, que peuvent gagner les républicains ? Il n’en résulte qu’une chose, c’est que les difficultés s’accroissent dans la mesure des prétentions des partis, et qu’il y a sinon dans le pays, du moins dans le monde politique, un certain malaise, des menaces, des défis irritans, un penchant singulier à faire de toutes les questions des prétextes de crises, où l’on semble jouer le tout pour le tout.

C’est peut-être un peu la faute du gouvernement et surtout de la majorité parlementaire, qui n’est point certainement arrivée jusqu’ici à se constituer, à s’organiser dans des conditions suffisantes d’action régulière et efficace. Le ministère a sans doute à compter avec bien des embarras et bien des difficultés : il est obligé de faire face à toutes les nécessités d’une situation très complexe qui lui impose parfois des concessions ou des atermoiemens, mais enfin, après trois mois d’existence, il a donné désormais assez de gages à cette république constitutionnelle qui est le régime légal de la France, dont il est l’expression vivante au gouvernement, pour avoir le droit de préciser son action, de faire sentir son autorité, d’accentuer son initiative. Il le peut et il le doit, d’autant plus que c’est le seul moyen d’arriver à coordonner cette majorité de la chambre des députés qui sent visiblement le besoin de soutenir le ministère, mais qui est composée d’élémens trop multiples et est agitée d’instincts trop divers pour être encore une vraie force de gouvernement. Les différens groupes républicains qui forment la majorité de la chambre sont véritablement trop occupés jusqu’ici à parler, à délibérer, à négocier entre eux. Le centre gauche négocie avec la gauche, qui à son tour négocie avec l’union républicaine, et tous ensemble, présidens ou anciens présidons de tous les groupes, ils s’en vont négocier avec M. le garde des sceaux, avec M. le ministre de l’intérieur, pour savoir si on doit faire ou ne pas faire la loi municipale, si cette loi doit être fragmentaire ou provisoire, comment on pourrait bien arrivera une transaction sur la nomination des maires. Tout cela, il faut en convenir, est assez puéril ou assez prétentieux, et ne sert qu’à rendre plus sensible l’incohérence d’une situation parlementaire encore mal définie. La vérité est qu’une majorité sérieuse et décidée n’existe pas, et que, si elle veut se former, il faut qu’elle se résigne à laisser de côté bien des déclamations ou bien des propositions chimériques, pour aborder pratiquement la situation, pour se placer dans les seules conditions où elle puisse concourir à une action commune avec le gouvernement. Il faut qu’elle accepte toutes les nécessités de modération et de réserve que les circonstances imposent plus que jamais. Le ministère qui existe aujourd’hui a en définitive le mérite d’être l’expression la plus approximative de la seule politique possible au moment présent, d’offrir toute garantie aux républicains qui poursuivent l’affermissement de la république, et aux conservateurs qui cherchent le bien du pays dans le cadre des institutions où la fortune les a placés ; mais pour qu’il puisse remplir sa tâche laborieuse, à la fois libérale et conservatrice, il faut évidemment qu’il puisse s’appuyer sur une force réelle, qu’il soit soutenu dans l’ensemble de sa politique, qu’il ne soit point exposé à être abandonné alternativement par les uns ou par les autres, par le sénat ou par la chambre des députés. Tout dépend aujourd’hui de deux ou trois questions que les assemblées, si elles ont le sentiment de l’intérêt public, ont nécessairement à régler avant de prendre des vacances dont on a en vérité parlé un peu trop prématurément depuis quelques jours.

Et d’abord il y a cette loi sur la collation des grades qui a été, il est vrai, votée par la chambre des députés, mais qui est en ce moment au sénat, où elle rencontre quelques difficultés, où elle sera dans tous les cas sérieusement combattue. Que le sénat voie une anomalie dans le fait d’une modification introduite dans une loi qui a été votée il y a moins d’un an, qui n’a point subi encore l’épreuve d’une application complète, soit ; mais ce n’est là qu’un point préjudiciel, un détail de forme et de circonstance. La vraie question est indépendante de cette petite difficulté ; elle se résume dans cette alternative précise : rendra-t-on ou refusera-t-on à l’état le droit d’être le seul distributeur des grades qui ouvrent certaines carrières libérales ou professionnelles ? Évidemment la loi sera soutenue avec énergie par le ministre de l’instruction publique, M. Waddington, qui par ses communications récentes à la commission du budget vient de témoigner l’esprit de résolution et de suite avec lequel il est décidé à entreprendre les plus larges réformes universitaires.

Qu’on le remarque bien, cette mesure que M. Waddington va défendre devant le sénat, qu’il a déjà soutenue devant la chambre des députés avec la plus sérieuse et la plus impartiale élévation de talent, cette mesure laisse intacte la loi qui a consacré la liberté de l’enseignement supérieur ; elle ne touche qu’à un seul point, la collation des grades. Or, sur ce point, est-ce que la proposition ministérielle n’a pas pour elle toutes les raisons de prévoyance politique et d’indépendance civile ? Que ceux qui ne jugent ces questions qu’au point de vue de l’église contestent à l’état un droit traditionnel qui tient à l’essence même de la souveraineté sociale, c’est sans doute l’effet d’une situation particulière ; mais comment d’anciens libéraux, des constitutionnels, même des conservateurs qui attachent encore quelque prix à l’indépendance du pouvoir civil, pourraient-ils voir l’ombre d’une mesure révolutionnaire dans la restitution d’un droit qui a si longtemps appartenu à l’état, qui, à vrai dire, n’aurait dû être jamais abandonné ? Il n’est point douteux que le sénat, voulût-il donner des gages de son esprit conservateur, peut voter cette collation des grades que personne sous les régimes précédens, même sous les régimes les plus libéraux, n’avait songé à enlever à l’état. D’un autre côté, une question bien différente est aujourd’hui assez vivement agitée pour être presque une occasion de conflit ; c’est celle qui touche à la loi municipale, ou plutôt à la nomination des maires. Le gouvernement veut maintenir l’état en possession du droit de nommer les maires dans les chefs-lieux de département, d’arrondissement et dans les chefs-lieux de canton ; une fraction de la majorité républicaine au contraire tient à l’élection des maires par les conseils municipaux, au moins dans les cantons. Comment sortir de là ? Aura-t-on recours à un expédient plus ou moins provisoire dénué d’autorité ? Poussera-t-on jusqu’au bout le conflit ? C’est ici justement une de ces circonstances où la majorité républicaine est intéressée à montrer qu’elle sait se rendre à la nécessité des choses en acceptant une garantie du gouvernement. Le ministère trouverait évidemment dans le double vote de la collation des grades par le sénat, de la loi municipale par la chambre des députés, une force qui lui permettrait de poursuivre sans embarras sa politique de gouvernement libéral et conservateur.

Il y a des scènes qui délassent de la politique, tout en y ramenant sans cesse, et de ce nombre est assurément cette récente séance de l’Académie française où M. Jules Simon était reçu comme le successeur de M. Charles de Rémusat. La fête a été complète. M. Thiers était là pour rendre le dernier hommage à un ami de plus d’un demi-siècle, qui comme ministre des affaires étrangères a été le compagnon de ses travaux dans la libération du territoire. Le héros de la journée était cet esprit élevé et charmant, si vrai, si indépendant, si amoureux de toutes les libertés, qu’il honorait par l’usage qu’il savait en faire, et le meilleur éloge qu’on puisse donner à M. Jules Simon, c’est de dire qu’il a parlé de M. de Rémusat comme il devait en parler, avec esprit, avec bonne grâce, avec justesse, dans des termes dignes de celui à qui il succède, et qui reste comme l’un des types les plus éminens de l’esprit français dans notre siècle.

CH. DE MAZADE.


REVUE MUSICALE.

Scribe prétendait qu’une pièce était toujours mal conçue quand elle avait besoin du dialogue pour être comprise et ne pouvait se raconter au public par simples gestes. Selon sa théorie, le dialogue et le style étaient choses absolument secondaires, sinon indifférentes, dans une comédie ou dans un drame. Il est vrai qu’en songeant à la langue que parlait au théâtre l’auteur de la Camaraderie et à Une Chaîne, peut-être aurait-on été en droit de lui répondre : « Vous êtes orfèvre, monsieur Josse. » J’ai vu ainsi Duprez, sur la fin de sa carrière dramatique, alors que son gosier n’émettait plus un seul son appréciable, soutenir que, pour bien chanter, la voix était un obstacle. Quoi qu’il en soit, le mot de Scribe a du bon, et vous pourrez en vérifier la justesse en regardant un soir le spectacle de derrière le carreau d’une loge. Quant à moi, l’essai m’a toujours réussi, et je ne doute pas que Tartufe et Hamlet, étudiés de ce poste d’observation, ne vous apparaissent comme deux admirables pantomimes. Cet art du geste, dont l’homme qui peut-être a jamais le mieux connu le mécanisme de la scène voulait qu’on se servit en quelque sorte comme d’un étalon, cet art-là est bel et bien une forme dramatique sui generis et qui, appliquée aux sujets de la mythologie antique et moderne, peut donner des résultats charmans.

Il semble en effet que cette langue muette soit la seule qui convienne à la famille des esprits élémentaires disséminés dans l’azur transparent, dans le cristal des flots ou dans la profondeur des mines : dryades, nymphes, sylvains, ondines, sylphes et kobolds ! Dès que vous les faites parler, vous tombez dans le grotesque de la féerie, tandis que le ballet laisse à l’illusion le libre espace et permet aux idéalités de flotter dans l’air sur les ailes de la musique. Du reste, cette langue du silence possède tout comme une autre ses chiffres et sa notation, et ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle chorégraphie. Au dernier siècle, et je crois même pendant les premières années de celui-ci, la partie chorégraphique d’un ballet ou d’un opéra, fidèlement et précieusement transcrite en caractères spéciaux, était conservée dans les archives du théâtre, ni plus ni moins que les grandes partitions du répertoire. Le malheur veut que depuis quarante ans cet usage se soit perdu, de sorte que s’il prenait fantaisie au directeur actuel de remettre à la scène certains ouvrages dont le succès est resté légendaire, la Sylphide ou le Diable boiteux par exemple, il faudrait tout régler à nouveau, figures, pas et pantomimes, et pourtant les deux illustres interprètes des ouvrages que je viens de citer, Marie Taglioni et Fanny Elssler, sont encore de ce monde ; mais l’une et l’autre seraient incapables de vous aider, car les jambes ont aussi leur mémoire, paraît-il, et cette mémoire-là s’efface comme celle du cœur.

Naguère, lorsqu’on reprit Herculanum, cette difficulté se présenta : on retrouva bien la musique, mais ce qui se dansait, ce qui se mimait sur cette musique était devenu lettre morte, et l’unique moyen de sortir d’embarras fut de recommencer sur nouveaux frais. On aurait donc moins de peine à reprendre aujourd’hui un ballet de l’époque de Gardel, qu’à rééditer tel intermède fameux de Mazillier ou de Coraly, ce qui nous oblige à faire du neuf, tout retour nous étant fermé de ce côté vers les carrières du passé. Inventer en pareille matière, chose plaisante à dire, mais au demeurant très malaisée ! Ici en effet rien de plus restreint que le champ de manœuvre ; quand vous avez épuisé la fable antique force vous est de recourir aux légendes du moyen âge. En dehors du vieil Olympe et du Brocken, point de salut ! Ondines ou naïades, elfes, tritons ou salamandres, le ballet ne sort pas de ce double monde du surnaturel, et s’il en sort ce n’est jamais que pour y rentrer après quelque méchante escapade tentée vers les régions de l’Opéra-Comique ou des Bouffes-Parisiens, comme il arriva dans le temps pour Scribe et Auber avec Marco Spada, et comme il est arrivé récemment avec Coppélia, dont tout l’effort de M. Léo Delibes et de sa jolie musique n’ont jamais pu faire un ballet réussi.

L’antique resterait peut-être encore l’unique voie : in rébus humanis est quidam circulus ; ce cercle-là, combien de fois ne l’a-t-on pas décrit ? La Sylphide et Giselle, la Péri, la Source et Sacountala, nous ont saturés de romantisme et d’orientalisme ; si maintenant nous retournions un peu au ciel d’Homère, aux bergers et bergères de Théocrite, qu’en pensez-vous ? Nous ne demandons pas qu’on nous rende Mars et Vénus ou les Filets de Vulcain, ce serait aller bien au-delà de nos vœux, mais nous estimons qu’il y aurait une réforme heureuse à tenter en évoquant le style néo-grec, et qu’une chorégraphie dans le goût de la poésie d’André Chénier aurait, par le temps qui court, grande chance de plaire. En ce sens, le ballet que l’Opéra vient de représenter a son point d’originalité ; j’y trouve je ne sais quel ressouvenir du charmant rococo d’Apulée. Qu’un berger galant aime une nymphe et qu’il ait pour rival le farouche Orion, la terreur des forêts, qui la lui enlève, cela se voit partout, mais le joli et le poétique de cette histoire est dans son dénoûment, dans cette leçon spirituelle et fine qu’Éros, le malin dieu, donne à l’inflexible déesse en lui montrant, empreinte sur la nue, la photographie de ses amours avec Endymion. Ce troisième acte, musicalement très distingué, produit un grand effet de costumes, de danses et de mise en scène ; le tableau final surtout vous séduit par son pittoresque essentiellement composite ; c’est de la mythologie-renaissance on ne peut mieux rendue, un vrai rêve de l’Albane ou du Carache. Sylvia, pourchassée par Orion, invoque l’appui de la déesse, qui soudain apparaît sur le seuil de son temple et d’une flèche bien décochée abat le monstre ; mais alors entre Diane et sa nymphe égarée s’établit un dialogue aigre-doux qui menacerait de tourner au tragique sans l’intervention d’Éros, un petit drôle très sûr de son fait, ne respectant rien, et capable de lancer son épigramme au nez de la moins patiente des olympiennes. La fille de Latone, irritée, reproche à Sylvia son amoureuse escapade avec le berger Amyntas, quand l’Amour tout doucement la rappelle à l’indulgence en faisant passer devant ses yeux une certaine image renouvelée de Girodet, et qui tendrait à prouver que, si les nymphes de Diane aiment les gentils bergers, la chaste déesse elle-même ne les a pas toujours dédaignés.

C’est la moralité de cette comédie, et je ne demanderais pas mieux que d’en féliciter l’auteur ; mais l’affiche ne nous dit point son nom, il se dérobe. Pourquoi cet excès de discrétion ? Écrire un joli ballet n’a jamais compromis personne, on peut savoir comme pas un aligner, discuter un budget et brûler en même temps des plus nobles flammes pour l’art divin de Terpsichore. M. Jules Simon, parlant l’autre jour à l’Académie de M. de Rémusat, énonçait à ce sujet une grande vérité : « Je connais un pays voisin où l’on peut avoir écrit de beaux romans et devenir premier ministre, mais nous avons au théâtre le goût des unités et dans la vie celui des spécialités. » Voltaire disait de Newton : « Je l’admirerais davantage si seulement il avait fait un vaudeville. » M. de Rémusat avait commencé par faire des chansons, et c’est avec toute l’autorité de la raison, que son éloquent panégyriste a déclaré qu’il n’en rougissait pas pour lui. Ne perdons pas de vue la Princesse d’Elide et tant d’autres pièces et ballets où les entrées du roi et de la cour tenaient une si large place, et souvenons-nous que depuis Louis XIV le foyer de la danse fut toujours bien hanté.

Quelle piquante étude écrirait un homme d’esprit à propos de ce genre de littérature, et combien il serait intéressant de comparer à ce qui plaît de nos jours le ballet héroïque et pompeux du XVIIe siècle, ce ballet-Scudéry, si complètement en harmonie avec les escaliers, les terrasse, et les eaux de Versailles, avec ce monde de précieuses solennelles et de grands seigneurs emperruqués ! « La vie est un songe, » disait Calderon, et c’est justement là ce qui nous charme, nous, dans ce spectacle. Il semble que nous échappions par lui au train prosaïque de l’existence ; un ballet pour nous est un rêve. Nulle voix autre que celle de la symphonie ne vous distrait, et, plus l’action touche au surnaturel et flotte indécise et vague aux régions de la fantaisie pure, plus elle a de chance de réussir. À ce compte, la musique de M. Léo Delibes me paraît pécher par trop de zèle et d’éclat, je la voudrais plus dans la demi-teinte. Les musiciens d’aujourd’hui ont la rage d’écrire à tout sujet des partitions ; une cantate, un vaudeville, tout leur devient prétexte à grand opéra, et, quand ils composent un ballet, leur musique, au lieu d’être là pour soutenir la pantomime et servir d’accompagnement à la danse, prend tout de suite les devans et s’empresse de vous démontrer que la danse, loin de régler le ton, n’est au contraire que sa suivante. Cette musique de Sylvia ne désarme jamais, ses élégances, ses curiosités, ses préciosités, ne vous laissent pas respirer. C’est un éblouissement continuel, et vous êtes tenté à chaque instant de vous écrier : Au diable ces danseuses et ce ballet, qui m’empêchent de goûter tant de jolies choses !

Nos pères sur ce point étaient gens fort sensés,
Qui disaient qu’un orchestre en fait toujours assez
Quand la capacité de son esprit se hausse


à servir d’éloquent et fidèle accompagnateur à l’action qui se joue de l’autre côté de la rampe. Hérold, Halévy, Auber, Adam, lorsqu’ils écrivaient un ballet, s’y prenaient d’une main plus facile ; entraînés par la situation, s’oubliant eux-mêmes au milieu de ses courans rapides, ils ne se gênaient guère pour emprunter aux riches, et vous passiez une soirée délicieuse à voir se succéder devant vos yeux des tableaux auxquels Mozart, Beethoven, Rossini, Weber, prêtaient leurs couleurs rayonnantes. Vous n’aviez alors qu’à vous laisser faire, tandis que maintenant le plaisir dont vous jouissez ne va plus sans une certaine contention des facultés de l’intelligence ; disons mieux, ce plaisir a complètement changé de nature, et vous avez à sa place une sorte d’intérêt esthétique qui, s’il n’est point sans charmes, n’est pas non plus sans fatigue. Deux spectacles à la fois vous sollicitent : la pièce et la symphonie ; il vous plairait assurément de suivre la Sangalli dans ses gracieux balancemens ; mais voici une valse lente en mi-bémol, qui se met en quatre pour vous distraire avec son maniérisme vaporeux et ses petits airs à la Chopin. Plus tard, au deuxième acte, la scène entre Orion et Sylvia captiverait votre attention, vous aimeriez à vous abandonner aux séductions de l’adorable nymphe ; y pensez-vous ? Et le cor anglais, et cette phrase des violoncelles, et ces pizziccati d’alto v aux temps faibles, tous ces timbres, toutes les délicatesses d’instrumentation, faudra-t-il qu’un orchestre s’évertue en pure perte à minauder si galamment ? Bref le compositeur, au lieu de s’adresser uniquement au drame qui se joue, ne se préoccupe que de sa musique et de ses effets, il officie pour son propre compte, n’ayant au fond qu’une idée en tête, séparer sa cause de celle du sujet, écrire une partition qui survive à la circonstance et se disant : Ceci tuera cela.



ESSAIS ET NOTICES.

La Charité à Paris, par M. C. J. Lecour. Paris 1876, Asselin.


Voici un livre consolant, un livre qu’il faut lire, lorsqu’on a eu les yeux ou l’imagination attristés par le spectacle ou le récit de quelques-unes de ces misères dont le contraste avec l’éclat de notre civilisation est si poignant. Ce livre a pour auteur M. J. Lecour, chef de la première division à la préfecture de police, un des principaux directeurs de cette grande administration qui fait tant de bien et prévient tant de mal. La pensée qui a inspiré M. Lecour est une pensée patriotique dont il n’essaie pas de se défendre ; il a éprouvé quelque jalousie à entendre vanter sans cesse l’inépuisable charité des Anglais, la vigueur de leur initiative, les merveilles de leur organisation, et il a voulu rechercher si de notre côté nous n’étions pas en état de soutenir avec honneur la comparaison. Le résultat de ses recherches l’a conduit à penser que la charité française n’est ni moins active, ni moins industrieuse, ni moins persévérante, et qu’une seule différence la sépare de la charité anglaise, c’est qu’elle fait moins volontiers usage des moyens de publicité, c’est qu’elle est moins ostensible et plus silencieuse. Sur le fond des choses, et sans entrer ici dans le détail d’une comparaison qui serait longue, j’incline plutôt à penser comme M. Lecour ; mais j’avoue ne pas être aussi sévère que lui pour l’usage, pour l’abus, si l’on veut, que nos voisins font de la réclame en matière de charité. Sans doute la charité individuelle doit être discrète et modeste ; mais en est-il de même de la charité collective, et cette discrétion, cette modestie, ne tourneraient-elles pas un peu contre le but que la charité se propose ? Si on ne voyait par exemple écrit en grosses lettres sur les murailles de certains hôpitaux de Londres (ce qui paraît scandaliser M. Lecour) fondé par des souscriptions volontaires, les offrandes tomberaient-elles aussi abondantes dans le tronc qui est à la porte de ces hôpitaux ? Je pourrais citer un autre exemple que j’emprunterai à la France. Il existe à la préfecture de police une triste salle, sorte d’antichambre réservée aux créatures dégradées qui viennent satisfaire aux exigences administratives de la vie à laquelle elles se sont condamnées : inscription ou (trop rarement) radiation sur les registres de la préfecture, comparution pour infractions aux règlemens de leur profession, etc. Les murailles de cette antichambre sont tapissés d’ordonnances de police, de prescriptions, de recommandations dont on veut qu’elles se pénètrent et sur lesquelles durant une attente souvent longue, se promènent leurs yeux distraits. Si pareille salle existait dans un établissement public en Angleterre, on lirait assurément aussi sur ces mêmes murailles un appel adressé à ces malheureuses au nom de la religion, et l’indication des asiles charitables où elles pourraient trouver un refuge. A Paris, la charité a ouvert un grand nombre d’asiles de ce genre, peu ou point connus souvent de celles-là même qu’on voudrait y attirer. La pensée n’est point venue cependant pour arriver jusqu’à elles de mettre en usage ce procédé simple et restreint de publicité, devant lequel en Angleterre on n’aurait pas reculé. Cet appel, qu’à l’heure d’une décision fatale et souvent irrévocable le vice se verrait adressé par la charité, serait peut-être entendu de quelques-unes, et un peu de réclame apparente trouverait ici sa justification dans son utilité.

Cette obscurité où vivent en France beaucoup d’œuvres de charité donne un attrait de plus au livre de M. Lecour, puisque ce livre a précisément pour but de nous les faire connaître et de nous montrer combien l’organisation de la charité à Paris est, on ne saurait dire complète, mais ingénieuse et prévoyante. L’ouvrage de M. Lecour n’est qu’un manuel, mais un manuel écrit par un homme de cœur, familier avec tous les secrets et avec tous les remèdes de la misère. Il a mesuré toutes les douleurs, depuis celle de la femme, mariée ou non, qui est à la veille de mettre au jour dans une mansarde un enfant qu’elle sera peut-être contrainte d’abandonner le lendemain, jusqu’à celle de la famille qui voit mourir un des siens sans avoir même de quoi payer les frais de ses funérailles. Cette longue énumération de toutes les souffrances humaines a quelque chose qui serre le cœur, et l’on croit lire un commentaire de ce verset du livre de Job : « L’homme né de la femme vit peu de temps, et sa vie est remplie de beaucoup de misères. » Mais M. Lecour connaît aussi les différentes institutions publiques ou privées qui ont pour but de venir en aide à ces misères si variées, depuis la Société Maternelle, qui distribue des secours à domicile aux femmes mariées, et l’asile Gérando, qui ouvre aux filles-mères un refuge discret, jusqu’à l’aumônier des dernières prières, qui bénit au bord de la fosse commune le cercueil pauvre et délaissé. Je ne le suivrai pas dans cette longue énumération, qu’on voudrait voir plus longue encore, bien que M. Lecour ait été obligé de classer sous dix-sept rubriques différentes les œuvres d’assistance dont il avait à parler. Si brèves que soient les indications auxquelles il se borne on n’éprouve pas un moment d’aridité ou d’ennui. Il n’est personne qui puisse échapper à l’intérêt de ce livre, pour peu qu’il n’ait pas le cœur insensible aux souffrances de son prochain, personne qui ne puisse avoir à le consulter le jour où il se trouverait en présence de quelque infortune que seul il se sentirait impuissant à soulager. Mais s’il y a une catégorie de citoyens à laquelle il faille recommander la lecture de ce manuel (qui s’abstient soigneusement au reste de toute polémique), c’est aux membres du conseil municipal de Paris. On sait que par une décision récente de ce conseil, une somme de 87,000 francs a été retranchée du chapitre des subventions aux établissemens charitables, et mise en réserve pour être répartie ultérieurement entre les œuvres de charité purement laïques qui viendraient à se fonder. La lecture de l’ouvrage de M. Lecour parviendrait peut-être à convaincre nos conseillers municipaux que, s’ils persistent dans leur détermination, cette somme est destinée à rester longtemps en caisse ; surtout si (comme l’entend au reste le conseil municipal) on refuse le titre d’établissement laïque aux établissemens qui, tout en n’étant pas dirigés par des congréganistes, ont été cependant fondés dans une pensée et reçoivent une direction chrétienne. Ils pourraient en même temps se convaincre de la difficulté que rencontrerait l’exercice de la charité, si l’on s’avisait d’en bannir les congrégations religieuses. En veut-on un exemple ? Il existe à Paris 68 orphelinats, 6 pour les enfans des deux sexes, 8 pour les garçons, 54 pour les filles. Pourquoi cette disproportion ? Ce n’est pas qu’il y ait plus d’orphelins parmi les filles que parmi les garçons ; c’est que la difficulté pour la création de ces établissemens résidant toujours dans la question du personnel, les congrégations religieuses fournissent pour les filles un personnel beaucoup plus abondant que pour les garçons, ce qui permet de multiplier les orphelinats pour les filles.

Un ouvrage de cette nature, qui ne prétend qu’à être une nomenclature intelligente, demeure toujours forcément incomplet. M. Lecour le sait, et il est le premier à le dire. Il est cependant une omission que je serais assez tenté de lui reprocher, parce qu’elle est de sa part, je le soupçonne du moins, un peu volontaire. C’est celle de la charité qui est pratiquée par la préfecture de police elle-même. Cette grande institution, si souvent attaquée dans notre pays comme tout ce qui a une forte existence, exerce sous ce rapport des attributions peu connues. A côté de son action politique, qui sera toujours critiquée parce qu’elle s’inspire nécessairement de l’esprit du gouvernement dont elle est l’instrument, à côté de la surveillance qu’elle exerce dans l’intérêt de la sûreté publique, la préfecture de police se trouve investie par la force même des choses d’une mission d’assistance et d’une sorte de protectorat vis-à-vis d’infortunes accidentelles qui échappent à toute classification et à toute catégorie précise. « Ce sont, disait devant la commission d’enquête des établissemens pénitentiaires un fonctionnaire éminent de la préfecture de police, ce sont des nécessiteux de toute sorte attirés à Paris par un espoir d’assistance, des étrangers pour lesquels il faut demander l’appui de leurs légations, des ouvriers sans ressource en quête de travail, des enfans indigens et orphelins, trop âgés pour pouvoir obtenir la tutelle de l’assistance publique, des découragés ou des exaltés arrachés au suicide, des filles-mères ayant leurs enfans et des filles enceintes ne pouvant ni se placer ni travailler, des femmes délaissées, recherchant leurs maris ou leurs familles, des pauvres d’intelligence imprévoyans, déclassés, venus de tous les points de la France, des plaideurs malheureux, réclamans obstinés, voulant personnellement recourir à l’autorité suprême, des émigrans à rapatrier, des solliciteurs indigens demandant un asile, un secours, une place, une pension, des inventeurs quasi aliénés, des gens éperdus ayant quitté leur pays, leurs familles par un coup de tête et ne voulant plus retourner en arrière, des indigens atteints d’infirmités incurables, venus à Paris pour chercher des secours efficaces ou dont les départemens se débarrassent, des vieillards sans asile et sans ressource à diriger sur un dépôt de mendicité, des malades refusés par les hôpitaux, etc.

Telle est la population en présence de laquelle la préfecture de police se trouve placée tous les jours, par le seul fait des arrestations quotidiennes de ses agens. Les traduire en justice serait inhumain ou inutile ; les rendre sur-le-champ à la liberté serait les replacer dans une situation identique à celle qui les a fait tomber entre les mains de la police. La préfecture de police les conserve alors sous sa main pendant quelques jours par une sorte de demi-illégalité dont ils sont les complices, et s’occupe d’assurer leur sort, en faisant appel soit aux institutions d’assistance publique, soit aux œuvres charitables, soit même à la charité individuelle. Combien de démarches il faut faire ! combien de lettres il faut écrire ! A combien de portes il faut frapper ! Nul ne le sait mieux que M. Lecour lui-même, qui a été chargé pendant douze ans de ce service, et qui est précisément l’auteur de la déposition que j’ai citée. Mais c’est peut-être parce qu’il le sait trop bien, qu’il n’a pas voulu le dire et qu’il a donné le premier l’exemple de cette discrétion qu’il reproche un peu à la charité anglaise de ne pas savoir garder. Cette réserve ne nous en a pas moins privés d’un chapitre intéressant, où M. Lecour aurait pu nous montrer en détail l’emploi du budget des secours de la préfecture de police. Ce budget s’élève à 50,000 francs et forme un faible appoint du budget général de la charité pour le département de la Seine, que M. Lecour attribue approximativement à 46 millions.

Il y aurait encore beaucoup à dire à propos de ce livre, et un grand parti à tirer des documens qu’il renferme ; mais j’ai voulu dès à présent signaler la publication de ce manuel et eh recommander la lecture. En le parcourant, je me rappelais ces paroles éloquentes de M. Guizot : « si la vie cache de tristes secrets, elle renferme aussi de beaux mystères. » Il appartenait à quelqu’un qui a été comme M. Lecour en situation de contempler cette double face de la vie, de nous initier aux résultats d’une expérience qui n’a rien d’amer, en nous montrant à côté du vice insolent et de la misère sans cesse renaissante la charité miséricordieuse et la générosité intarissable.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.



Histoire de la littérature italienne, par M. Louis Etienne. Paris 1875 ; Hachette.


Les événemens qui ont changé depuis quinze années la face de l’Italie sont de ceux qui éclairent d’un nouveau jour tout le passé d’un grand peuple. Le succès de longs efforts met devant les yeux de l’historien la continuité de ces efforts en pleine lumière ; il aperçoit mieux, le but une fois atteint, par quelles principales voies il a fallu passer, quelles ont été les vraies tendances nationales, et ce qu’a été au vrai le génie de ce peuple. On conçoit que dans l’Italie de nos jours, au moment où une autre ère commence, un patriote tel que le marquis Gino Capponi entreprenne avec succès un tableau résumant l’histoire de la littérature italienne. Descendant de ce Gino Capponi qui fut à la fin du XIVe siècle l’historien du tumulte des Ciompi, — de Neri Capponi, à la fois général et ambassadeur, qui balança le pouvoir de Côme de Médicis, — de Piero Capponi, qui tint si fièrement tête à Charles VIII au nom de la république florentine, — enfin de Nicolo Capponi, qui mourut de douleur au spectacle d’une évidente décadence italienne, le marquis Gino n’avait qu’à remonter le cours de ses souvenirs et à les comparer avec les récentes destinées de sa patrie pour se sentir animé à dicter, vieux et aveugle, son excellente Histoire de la littérature italienne. Les mêmes événemens devaient rendre pour un étranger aussi une pareille tâche non pas sans doute plus facile, mais moins périlleuse. Nous en trouvons un témoignage dans le succès récent d’un de nos collaborateurs, enlevé aussitôt après par une mort prématurée aux lettres qu’il aimait et honorait.

M. Louis Etienne s’était proposé de tracer de cette littérature un tableau à la fois très substantiel et très concis, n’omettant aucun trait intellectuel ou moral de quelque importance, et présentant une physionomie d’ensemble aisée à saisir, fidèle et vraie. Comment réussir à faire entrer dans un cadre étroit toute l’histoire d’une vaste et riche littérature ? Nul génie peut-être n’a été plus que le génie italien prompt à une vive, libre, et quelquefois presque inconsciente production. Il a connu également l’inspiration antique et les velléités modernes ; il a touché à tous les genres ; il a exprimé par des traits d’un éclatant relief plusieurs des plus profonds sentimens du cœur humain, depuis l’épique terreur jusqu’à la gaîté comique et à l’ironie burlesque. Comment d’un pinceau rapide saisir tous ces aspects ? comment, dans un résumé, donner à tant de grands noms la place qui leur appartient sans trop réduire celle que réclament de nombreux et aimables talens du second ordre, dont la partie n’a pas été indifférente dans le concert général, et qui offrent par eux-mêmes un charme particulier ? Il n’y a qu’un moyen, c’est d’avoir par beaucoup d’étude acquis une familière connaissance du vaste sujet qu’on se propose de résumer. C’est ce que le regrettable M. Louis Etienne avait fait ; on l’avait vu, ici même, préluder à son œuvre d’ensemble par des appréciations attentives et fines sur de nombreux sujets de littérature italienne. Si dans son cadre il n’a pas compris l’histoire des arts, qui pendant le temps de la renaissance par exemple touchent de si près aux lettres, il a en revanche accordé un examen spécial à ce qui concerne l’histoire de la langue, et c’eût été une grave lacune que de s’en abstenir. On peut juger de quel prix cela est aux yeux des Italiens par les longues et curieuses dissertations sur ce sujet que M. le marquis Gino Capponi a insérées dans son livre. L’historien patriote, quand il donne à ses concitoyens des conseils pour le perfectionnement de cette langue, l’assimile en réalité avec les destinées de la littérature et même de la patrie italienne. M. Etienne a très bien compris ce qu’il y a d’absolument juste dans cette vue historique : il montre d’abord le français et l’italien naissant vers le même temps de la souche latine, mais le second de ces deux idiomes retenu plus tard que le premier par l’influence plus prochaine du latin sous une sorte de tutelle et dans une plus longue enfance. Pendant qu’aux XIe et XIIe siècles le français est déjà une langue littéraire qui s’exerce et triomphe en cent poèmes historiques, l’italien ne fait encore que se former sur les lèvres du peuple, qui croit continuer fidèlement la langue de ses pères. Au XIIIe siècle, les premières poésies, empruntant l’idiome national, retentissent ; mais quiconque se pique d’écrire et d’être lu se sert du latin ou du français. La langue italienne l’emporte au contraire pendant le siècle suivant ; donner toutes les raisons de ces vicissitudes, c’est précisément retracer l’histoire des influences littéraires en Italie ; bien plus, souhaiter, comme plusieurs l’ont fait, que l’idiome florentin en particulier rallie à soi les autres idiomes de la péninsule, c’est presque prendre parti dans le procès politique entre le système de la fédération et celui de l’unité italienne.

On comprend qu’un travail comme celui de M. Etienne échappe à l’analyse, étant lui-même une analyse sommaire, mais intelligente et précise, de tant de matières diverses. Il suffit de dire que les grands écrivains, Dante, Pétrarque, Boccace, l’Arioste et le Tasse, Guichardin et Machiavel, donnent lieu dans son livre à d’attachans récits, à des études d’une critique un peu réservée ou timide, mais qui, accompagnées de citations bien traduites, et quelquefois même de textes choisis, suffisent à renouveler les souvenirs de ceux qui savent et à préparer ou à diriger la lecture des inexpérimentés et des novices. L’auteur nous paraît bien un peu court sur tout ce que le souvenir survivant de l’antiquité classique a produit chez les Italiens de littérature et même de poésie latine : le XVe siècle érudit et tout le mouvement de l’humanisme n’obtiennent de lui que quelques pages ; mais mieux vaut en effet, puisqu’il lui fallait souvent abréger, qu’il ait réservé la place aux œuvres plus foncièrement italiennes. Arrivé au XIXe siècle, M. Etienne s’est trouvé en présence d’idées nouvelles, de mouvemens philosophiques et politiques auxquels ont été dues des œuvres telles que celles de Rosmini et de Gioberti, résumant le travail intellectuel de tout un peuple animé de puissans pressentimens. Il est clair qu’il y avait lieu de consacrer un attentif examen, même dans un simple manuel d’histoire littéraire, à des théories si parfaitement d’accord avec la pensée désormais commune à la nation, et bientôt même avec des réalités longtemps espérées et finalement conquises. C’est le mérite de l’auteur d’avoir bien compris ces liens intimes qui unissent ensemble les idées littéraires et les idées politiques ; ses derniers chapitres analysent avec une sérieuse sympathie mêlée de sages conseils les récentes transformations intellectuelles et morales du génie italien.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.