Chronique de la quinzaine - 30 juin 1902

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Chronique n° 1685
30 juin 1902


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 juin.


L’épreuve que traverse en ce moment l’Angleterre a fait naître dans le monde entier une émotion respectueuse et sincère. Nous nous associons à la douleur d’un peuple qui a quelquefois des manières de penser et de sentir différentes des nôtres, mais dans lequel, aujourd’hui, l’humanité elle-même est frappée. Après le règne si long, si heureux, si prospère de la reine Victoria, il semblait que tout dût réussir à nos voisins. La fortune elle-même s’était en quelque sorte chargée d’arranger leurs affaires. Ils étaient habitués à ce que tout leur réussit. Le malheur qui les atteint les fait rentrer dans les conditions communes, c’est-à-dire participer à la souffrance universelle, et dès lors on s’émeut de ce qui les touche, on prend part à ce qui les afflige, on souhaite ardemment que le roi Edouard VII sorte vivant de la crise qu’il subit.

Le roi Edouard VII a laissé, partout où il est passé lorsqu’il était prince de Galles, le souvenir d’un homme qui sans doute aimait le plaisir, mais qui ne lui sacrifiait jamais le devoir, bienveillant d’ailleurs, aimable, parlant avec bonne grâce et avec tact, et doué de ces qualités de bon sens dont sa mère a été le parfait modèle. Tout dans sa personne donnait à croire qu’il serait un souverain constitutionnel accompli. Le sentiment qu’il inspirait aux Anglais était la confiance, et les étrangers le partageaient avec eux. On a dit beaucoup qu’il avait été pour quelque chose dans le rétablissement de la paix au Sud de l’Afrique. Aussi les fêtes de son couronnement, sur lesquelles ne pesait plus aucune ombre funeste, s’annonçaient elles comme devant être, non seulement brillantes, mais heureuses. Nous sommes déshabitués des fêtes de ce genre : elles parlent peu à notre imagination, à nous dont le loyalisme s’applique à des institutions au lieu de s’adresser à une personne. Les manifestations qui se préparaient à Londres avaient à nos yeux un caractère un peu archaïque ; mais ce jqui fait battre le cœur d’un peuple ne saurait nous laisser indifférent. L’amiral Gervais, qui devait représenter notre gouvernement à Londres, y représentait vraiment la France elle-même, la France amie et bienveillante, qui faisait des vœux sincères pour l’Angleterre et pour son souverain. Rien ne pouvait gêner ici la spontanéité cordiale de notre élan. Tout d’un coup, un nuage épais et noir a obscurci l’horizon. Le roi était malade ; le roi était en danger ; une opération grave venait de lui être faite ; le couronnement était renvoyé à une date indéterminée. Quand on pense à toutes les espérances que cette fête avait suscitées, et au prodigieux mouvement matériel et moral qui s’en était suivi, on a quelque peine à mesurer la profondeur de la déception ressentie. Tout était prêt : on avait bien dit que le roi avait été indisposé, mais si légèrement qu’aucune préoccupation n’en était née. Toutefois, lorsque Edouard VII est arrivé à Londres, et qu’on a pu le voir entouré, malgré la chaleur du jour, d’un épais pardessus, un peu de surprise s’est produite. Le lendemain, le coup de foudre a éclaté. On a pu alors admirer la force d’âme que le roi avait déployée pour vaincre la maladie, affronter quand même les fatigues du sacre, et ne pas condamner l’Angleterre à des angoisses qu’il avait voulu garder pour lui seul.

Les nouvelles données depuis permettent d’espérer une solution favorable : pourtant ce n’est qu’après de longs jours, et peut-être même après une opération nouvelle, que les chirurgiens oseront se prononcer. Ils ont fait ce qu’ils pouvaient faire : la vie du malade est maintenant entre des mains plus puissantes que les leurs. Certes, le péril qu’il court n’en fait courir aucun à son pays. Les institutions anglaises sont assez fortes pour qu’il n’y ait rien à craindre du dénouement, quel qu’il puisse être. Mais il y a quelque chose de si tragique dans la manière dont s’est produit l’accident dont le roi est victime, et l’Angleterre se montre si émue de son malheur, que nous ne pouvons que nous associer à sa tristesse en face de ce nouvel exemple de la vanité des grandeurs de ce monde. Heureusement le roi Edouard VII n’a que soixante ans : à son âge, les opérations comme celle qu’il vient de subir sont rarement mortelles, et, quelles que soient les appréhensions de l’heure présente, il est permis de tout espérer.


Pendant que notre Chambre des députés se livre avec beaucoup d’ardeur au travail de validations et d’invalidations de ses membres, le Sénat discute la réduction du service militaire à deux ans. Du travail de la Chambre, nous ne dirons rien encore : il n’est pas assez avancé pour qu’on puisse le juger. Quant au Sénat, la proposition de loi qui lui est soumise est certainement la plus grave sur laquelle dans les circonstances présentes, il puisse avoir à se prononcer.

Elle lui a été soumise, par qui ? Par un de ses membres, M. Rolland, homme studieux et appliqué sans doute, animé de bonnes intentions certainement, mais que rien dans son passé n’avait préparé à la tâche qu’il a affrontée, ni à la responsabilité qu’il a assumée sans frémir. M. Rolland est médecin. S’il y a une réforme dont il conviendrait de laisser l’initiative au gouvernement, à coup sûr, c’est celle qu’il a entreprise. On entend dire assez souvent, à propos de lois d’un intérêt subalterne si on les compare à la loi organique de l’armée, que le gouvernement seul est en mesure de les proposer au Parlement. N’est-ce pas ce qu’on a dit, par exemple, de l’amnistie, et nous avouons n’avoir jamais compris pourquoi ? Est-ce que tout député ou tout sénateur n’a pas le moyen de se renseigner sur l’apaisement des esprits et le droit de suggérer une mesure en vue de le rendre complet et définitif ? Néanmoins, on les leur conteste, on les leur refuse. Mais, quand il ne s’agit que de l’armée, c’est autre chose : on reconnaît à chacun d’eux toutes les lumières et, surtout, toute l’autorité nécessaire pour proposer, à titre individuel, la revision de ses lois fondamentales. Tout le monde a trouvé légitime et naturel que M. Rolland déposât un projet de réduction à deux ans de la durée du service militaire. On a pris tout de suite ce projet très au sérieux, et un grand mouvement s’est produit dans l’opinion en sa faveur, mouvement qui aurait été encore plus grand, cela va sans dire, si le service militaire avait été réduit à un an, et surtout s’il avait été complètement supprimé. Cela se passait avant les élections et, comme il fallait s’y attendre, a influé sur elles. Les candidats ont promis aux électeurs l’allégement du service militaire, et ils se regardent comme obligés maintenant à tenir leur promesse, ou du moins à faire un effort pour cela. Quelle a été l’attitude du dernier ministère relativement à cette question redoutable, qu’on peut sans exagérer appeler une question de vie ou de mort pour le pays ? M. le général de Galliffet, dans une lettre qu’il a récemment adressée au Journal des Débats, a raconté que, pendant qu’il était ministre de la Guerre, il avait pris sur lui, le gouvernement n’en ayant pas délibéré, de montrer à la commission de l’armée de la Chambre des députés les graves inconvéniens d’une réforme dont il était l’adversaire. Il ajoutait que M. Waldeck-Rousseau, président du Conseil, mis au courant par lui-même du langage qu’il avait tenu, l’en avait fort approuvé, car il regardait l’affaire eomme une aventure. Et d’un ! Mais au général de Galliffet a succédé le général André. Celui-ci n’a pas fait ses confidences à un journal, il les a faites au Sénat, et il lui a dit que M. Waldeck-Rousseau lui avait à la vérité défendu d’exprimer un avis devant sa propre commission de l’armée ; mais qu’étant personnellement partisan de la réforme, il pensait bien que la commission s’en était doutée, quelque soin qu’il eût mis à garder son sentiment pour lui seul. Et de deux ! Ainsi le même ministère, qui n’avait pas délibéré sur la mesure et qui, en somme, n’en voulait pas, a eu successivement deux ministres de la Guerre, dont l’un la combattait devant la commission de la Chambre, et dont l’autre laissait entendre qu’il y était favorable devant la commission du Sénat. C’est ainsi qu’on mène nos affaires !

Quelle a été l’impression du public en face de ces allures, pour le moins équivoques, du gouvernement ? Le public, devinant la pensée que M. le général André cachait si mal, a cru que le gouvernement était pour la réforme, alors que cela n’était pas vrai ; et les élections se sont faites en partie là-dessus. Le lendemain, il a fallu acquitter la lettre de change qu’on avait signée ou endossée. On a fait un ministère dans cette vue, et M. Combes n’a pas hésité à se jeter dans l’aventure que M. Waldeck-Rousseau n’avait voulu aborder à aucun prix : il en a même fait l’article essentiel de son programme. Ab uno disce omnes ! On voit par cet exemple comment s’entament et se poursuivent chez nous les grandes réformes. Il suffit, au début, de la faiblesse, du silence et de l’inertie du gouvernement : le reste va de soi.

Est-ce à dire que la réduction du service militaire à deux ans soit impossible ? Non, et M. Mézières, pour ne citer que lui, l’a montré au Sénat avec beaucoup de clarté, de force et d’éloquence ; mais il a dû pour cela commencer par attaquer le projet de M. Rolland, ce projet que M. le général André, délivré des entraves que M. Waldeck-Rousseau lui avait imposées, a adopté tel quel. M. Mézières a fait entendre au Sénat la voix de la raison, du bon sens et du patriotisme. M. de Goulaine, M. de Larnarzelle, M. l’amiral de Cuverville, M. de Tréveneuc, M. de Montfort, M. Forgemol de Bostquénard, M. le général Mercier, et surtout M. le général Billot, qui a produit sur le Sénat une impression profonde, mais peut-être, hélas ! fugitive, tous ont attaqué la loi : on n’a trouvé d’orateurs pour la défendre que sur les bancs du gouvernement et de la commission. Le plus séduisant de tous, est-il besoin de le dire ? a été M. de Freycinet, président de la commission de l’armée. Il a mis les ressources du plus merveilleux talent à montrer ce qu’il croit être les qualités de la loi et à en atténuer les défauts. Sous sa main habile et légère, les difficultés semblaient disparaître comme par enchantement. Son succès personnel a été des plus vifs. A tous ces points de vue, la discussion honore le Sénat : et cependant on se demande pourquoi il en a pris l’initiative. Était-ce là son rôle ? Devait-il se le laisser imposer ? Était-ce lui qui avait promis aux électeurs la réduction du service militaire ? Cette promesse étant venue de la Chambre, pourquoi n’avoir pas laissé à la Chambre le soin de la tenir ? On aurait vu alors si les conditions qu’elle aurait mises à la réforme auraient été acceptables, ou dans quel sens il aurait fallu les modifier ? Cette réserve, de la part du Sénat, aurait été prudente et sage. Pourquoi ne s’y est-il pas enfermé ? Pourquoi a-t-il été au-devant de la plus inquiétante des responsabilités ? Et enfin pourquoi l’a-t-il fait sans aucune des précautions et des garanties dont il aurait dû s’entourer ? La première de ces garanties aurait consisté à exiger du ministre de la Guerre qu’il consultai le conseil supérieur. Le ministre l’a-t-il fait ? On le lui a demandé : il a d’abord Juré que oui, et il a ensuite avoué que non. « Je ne pouvais pas le consulter, a-t-il dit, pendant que je préparais la réforme, puisque le gouvernement de M. Waldeck-Rousseau dont je faisais partie y était contraire. Alors j’ai interrogé individuellement tous les membres du conseil supérieur, et je leur ai demandé de me donner leur avis par écrit. J’en ai pris connaissance, et j’ai définitivement fixé mes résolutions. » Si ce n’est pas là le texte, c’est le sens des explications du général André. Il en résulte qu’il a par devers lui une collection d’avis de gens instruits sans doute et compétens, mais qu’il n’a pas l’avis collectif du conseil supérieur, cet avis qui ne peut être pris et donné officiellement qu’après une délibération commune, et qui tient d’elle toute son autorité. Est-ce qu’on aurait l’avis du Conseil d’État, si on interrogeait individuellement tous les conseillers d’État ? Est-ce qu’on aurait l’avis d’une commission, d’une assemblée quelconque, de la Chambre, du Sénat, si on interrogeait leurs membres séparément sans leur permettre de discuter entre eux et de se mettre d’accord ? Mais à quoi bon insister ? Il n’est pas vrai que le général André ait consulté le conseil supérieur. Il n’a consulté que lui-même, et, comme il était depuis longtemps partisan de la réforme, aussitôt qu’il a eu ses coudées franches, il a essayé de la réaliser.

En présence de cette situation, un des membres les plus distingués du Sénat, M. Prévet, parlant au nom d’un grand nombre de ses amis, a fait, avec une émotion et un accent sur la sincérité desquels on ne pouvait pas se méprendre, l’aveu de ses angoisses. Il avait suivi le débat avec une extrême application d’esprit, sans parvenir à fixer son opinion. Il n’était pas un spécialiste ; il ne prétendait à aucune autorité personnelle en matière d’organisation militaire ; il cherchait loyalement à s’éclairer de celle des autres : mais comment choisir entre l’autorité de M. le général André ou de M. de Freycinet d’une part, et l’autorité de M. Mézières, de M. de Tréveneuc, de M. de Montfort, de M. le général Billot de l’autre ? S’il s’agissait d’une de ces questions ordinaires qu’une assemblée tranche quelquefois de guerre lasse et sans la bien connaître, en se disant que, si une erreur est commise, elle sera toujours réparable, on pourrait se laisser aller à ce train habituel des choses. Mais, ici, le cas est tout autre. Les conséquences de la moindre faute peuvent être éternelles ; elles risquent de se traduire par des désastres, des amputations, des humiliations devant lesquelles le patriotisme reste confondu. Que faire ? Ne doit-on pas, a demandé M. Prévet, pour couvrir sa responsabilité propre, s’entourer de celle de tous les hommes compétens ? Il a proposé, en conséquence, que le débat fût suspendu jusqu’à ce que M. le ministre de la Guerre eût pris l’avis du conseil supérieur et l’eût communiqué à la commission. Était-ce trop demander ? Pouvait-on même demander moins ? La parole simple, mais vibrante et chaude, de M. Prévet a paru remuer le Sénat. Il y a eu quelques minutes d’hésitation et d’anxiété. Mais, quand on est passé au vote, la proposition de M. Prévet a été repoussée par une trentaine de voix de majorité. Le Sénat se jugeait suffisamment éclairé ; il n’avait pas besoin des lumières du conseil supérieur ; son opinion était faite. Puisse-t-il ne s’être pas trompé ! N’importe : ceux qui ont voté avec M. Prévet ont déchargé leur conscience d’un fardeau qui, si nos mauvaises destinées s’en mêlent, pourra devenir dans l’histoire infiniment lourd sur, celle des autres.

Sans entrer ici dans une discussion technique qui n’y serait pas à sa place, il faut cependant exposer les termes généraux de la question et dire comment elle se présente. Il y a deux systèmes pour réduire à deux ans la durée du service militaire : celui de M. Rolland et celui que nous mettrons sous le nom de M. Mézières, puisque c’est M. Mézières qui l’a exposé le premier devant le Sénat, et qui l’a exposé dans les termes les plus clairs. Les partisans de l’un et de l’autre sont d’accord sur un point, à savoir que l’armée active doit avoir, en temps de paix, un effectif de 575 000 hommes. Dans son discours au Sénat, M. le général André a dit que l’effectif actuel était de 569 000 hommes et que, dès lors, il s’en contentait : pouvait-il demander au service de deux ans plus que ne donne le service de trois ? Il y aurait beaucoup à dire sur ce point. Ce n’est pas une raison parce que la loi actuelle, mal appliquée, ne fournit pas tout ce quon devait en attendre, de se résigner à n’avoir pas mieux. Ce n’est pas une raison non plus, parce que trois classes ne font pas 575 000 hommes, de se contenter de deux. Mais passons. Le problème que s’est posé le général André a été de trouver 569 000 hommes avec deux ans de service, c’est-à-dire avec deux classes : acceptons-le tel que, et demandons-nous s’il l’a résolu ?

Il commence par supprimer les dispenses sans aucune exception, et non pas seulement celles qui ont pour objet de favoriser soit la haute culture intellectuelle, soit le recrutement de certaines administrations ou fonctions publiques, mais encore celles qui se rapportent aux soutiens indispensables de famille. Tout le monde fera deux ans, et deux ans de die ad diem, sans congés, sans permissions d’aucune sorte. C’est la première condition : le général André ne cache pas qu’elle est indispensable. Cela fait, il a, comme il l’a dit lui-même, raclé tous les fonds de tiroir pour trouver quelques mille hommes parci, quelques mille autres par-là, empruntant des parcelles d’effectif tantôt aux musiques militaires, tantôt au contingent algérien qui, soumis au droit commun, fera désormais deux ans au lieu d’un, tantôt aux malingres des services auxiliaires, jusqu’ici dispensés de tout serice. Nous ne nions pas que, par ces procédés de haute pression administrative ou politique, M. le général André ne puisse se procurer quelques hommes de plus ; mais combien ? Ses calculs ont paru parfois arbitraires et même inexacts. Mais soit ! Après avoir réuni toutes ses broutilles et fait toutes ses additions, il reconnaît qu’il lui manquera encore 24 000 hommes. Comment se les procurer ? Par des rengagemens, il n’y a pas d’autre moyen. Dans tous les systèmes, le service de deux ans ne peut fonctionner qu’avec un nombre plus ou moins considérable de rengagemens. Les aura-t-on ? M. le général André a dit qu’il en était sûr autant qu’un homme peut être sur de quelque chose. Eh bien ! à notre avis, ce n’est pas encore assez. Quand il s’agit du recrutement de l’armée, une hypothèse, quelque vraisemblable qu’elle paraisse, ne nous suffit pas ; nous demandons une certitude, et c’est précisément cette certitude que nous donne M. Mézières. Là est la différence entre lui et le général André ou la commission. Homme pour homme, dit-il, empruntant une formule heureuse à M. le général de Galliffet. Qui peut savoir au juste combien de soldats manqueront dans le rang lorsqu’on aura opéré, d’abord la suppression d’une classe, ensuite toutes les adjonctions, grosses ou petites, de M. le général André ? Qui peut être sur enfin qu’on aura 24 000 rengagés, ou davantage, car il en faudra sans doute davantage ? N’est-il pas plus prudent de commencer par réaliser la condition du système avant d’appliquer le système lui-même ? Quand un homme se rengagera, on en libérera un autre. Il n’y aura dès lors aucun risque à courir pour l’armée : au lieu d’être affaiblie, elle sera fortifiée, car un rengagé vaut mieux qu’un soldat ordinaire. Arrivera-t-on par là au service de deux ans pour tous ? Oui, si les calculs de M. le ministre de la guerre et de la Commission sont exacts ; non pas tout à fait, s’ils ne le sont pas. Mais, s’ils ne le sont pas, faut-il sacrifier l’armée à un calcul erroné ? Qui oserait le soutenir ? Il y a sans doute d’autres élémens dans la question : il y a, par exemple, les sous-officiers et les caporaux dont il faut assurer le recrutement, ce qui ne peut se faire, du moins en partie, que par des rengagemens ; mais ce sont là les détails du problème et, quelque essentiels qu’ils soient, nous les négligeons pour aujourd’hui. M. le général André n’a guère traité que la question des effectifs ; ce n’est pourtant pas la seule ; peut-être même n’est-ce pas d’une manière absolue la plus grave. À côté du nombre, qui est assurément indispensable, il y a aussi les qualités morales, qu’il faut entretenir dans l’armée, et, quoi qu’on en dise, cela est plus difficile avec le service de deux ans qu’avec celui de trois. Sur tout cela, M. le ministre de la Guerre a dit peu de chose ; il a laissé à l’opposition le soin de parler à sa place. C’est ce qu’a fait, entre autres, M. de Lamarzelle qui a rappelé l’importance de l’esprit militaire dans une armée, et qui a demandé comment on le développerait, comment même on le maintiendrait avec le service réduit. Il est vrai qu’on a réponse à tout avec les rengagemens. Soit, dirons-nous avec M. Mézières : mais faisons d’abord les rengagemens, nous verrons après.

M. Mézières est né dans cette partie de la Lorraine qui nous a été si cruellement arrachée en 1871. Il y revient quelquefois ; il connaît très bien l’armée allemande ; il en parle avec la précision d’un homme qui a vu. Cependant il ne s’est pas contenté d’observer de près l’armée de nos voisins, il a lu beaucoup de leurs écrivains militaires, et il n’a trouvé chez aucun d’eux ce paradoxe qu’un soldat de deux ans valait mieux ou même autant qu’un soldat de trois : on ne le trouve que dans les journaux français. Les Allemands ont néanmoins réduit, non pas dans toute leur armée, mais dans l’infanterie, la durée du service militaire à deux ans, et c’est leur exemple qu’on invoque en France sans prendre la peine de s’assurer si nous sommes dans des conditions analogues aux leurs, et si les mêmes mesures produiront chez nous les mêmes effets que chez eux. Nous manquons d’hommes. On vient de voir la difficulté qu’a rencontrée le général André, et les habiles calculs auxquels il s’est livré pour réunir une armée de 569 000 hommes. M. de Freycinet les a refaits après lui. Ils se sont vus obligés l’un et l’autre de supprimer toutes les dispenses et de chercher des hommes dans tous les coins. En Allemagne, c’est le contraire : au lieu de n’avoir pas assez d’hommes, on en a trop, et, comme les ressources du budget sont limitées, on est forcé d’en éliminer. C’est pour cela, et non pas pour une autre raison, qu’on a partiellement supprimé une classe et réduit dans l’infanterie le service à deux ans. Partant de deux situations aussi différentes, comment pourrions-nous arriver aux mêmes effets en appliquant la même mesure ? En ce qui concerne les dispenses, nous les supprimons sans pitié, ni miséricorde. Le service obligatoire pour tous, que nous lui avons emprunté, n’est tolérable en Allemagne et n’y est toléré qu’à cause du nombre très élevé des dispenses. Pourquoi, d’ailleurs aurait-on cherché à les diminuer, puisqu’on avait trop d’hommes et qu’on ne savait comment les encadrer ?

Enfin, il y a une différence fondamentale entre la manière de procéder de l’Allemagne et celle que proposent chez nous M. Rolland et M. le ministre de la Guerre. Les Allemands n’ont pas fait une loi pour réduire le service militaire à deux ans. Ils n’ont eu garde de s’enchaîner d’une manière aussi étroite. Ils n’ont pas fait une réforme, mais une simple expérience, et la même décision impériale qui l’a ouverte pourrait la clore demain, si elle produisait de mauvais résultats. On n’est, en réalité, lié par rien. En serait-il de même en France, si la loi, une fois votée, venait à découvrir des défauts imprévus ? Après avoir promis le service de deux ans à un pays comme le nôtre et le lui avoir donné, pourrait-on le lui retirer ? Quel est le gouvernement qui oserait le proposer et qui serait assez fort pour le faire ? Il ne faut pas se dissimuler, — et M. Prévet l’a dit avec une grande clairvoyance, — qu’il y a quelque chose d’irréparable dans la réduction chez nous du service militaire à deux ans. Tant pis si l’on s’est trompé, si larmée a été déplorablement affaiblie, si l’on ne trouve pas le nombre des rengagés sur lesquels on avait compté ! On les trouvera, dit M. le général André, pourvu que le parlement vote des crédits suffisans. Sans doute : avec de l’argent, beaucoup d’argent, on peut toujours se procurer les hommes dont on a besoin. Est-ce que toute l’armée anglaise ne se compose pas de mercenaires ? Mais l’Angleterre sait ce que son armée lui coûte, et, dans l’état de nos finances, ce n’est pas sans inquiétude que nous enisageons la surcharge financière qui incombera au pays du fait de la loi nouvelle. Le jour viendra peut-être où notre richesse amoindrie obligera le parlement et le gouvernement à se montrer plus économes, et nous ne sommes pas sûrs que M. le ministre de la Guerre trouve alors, et toujours, les sommes qui lui seront indispensables pour se procurer les rengagemens qu’il a escomptés devant le Sénat. Entre le ministre des Finances qui songera à équilibrer son budget, et lui qui songera, si l’on nous permet le mot, à équilibrer son armée, quel est, en fin de compte, celui qui l’emportera ?

Et pourtant nous sommes loin de dire que, lorsque la loi sera votée, on n’y touchera plus. C’est le contraire qiii est vrai : on y touchera certainement. M. le ministre de la Guerre, à la fin de son discours au Sénat, a dit un mot qui est tout à fait exact et dont il faut le remercier, à savoir que la loi future fera peser sur le pays des charges plus lourdes que la loi actuelle. S’il a voulu seulement parler des charges financières, le fait est d’une vérité si évidente qu’il ne valait même pas la peine d’être énoncé ; mais il est probable que M. le général André a vu plus loin que la poche des contribuables, car ce n’est pas elle seulement qui sera atteinte. La suppression de toutes les dispenses est une mesure tellement draconienne que la pensée hésite et se trouble en y songeant. Rien de pareil n’existe dans aucun pays au monde. Nous avons déjà dit qu’en Allemagne les dispenses étaient nombreuses, et qu’elles étaient la soupape de sûreté du service obligatoire pour tous. Nous, nous ne ferons grâce à personne ; chacun devra faire deux ans entiers, et cette loi égalitaire ne s’appliquera pas seulement aux jeunes gens qui se destinent aux carrières libérales, mais aux soutiens indispensables de famille, aux fils aînés de veuves ou de septuagénaires, aux frères qui auront déjà un aîné sous les drapeaux. Si la loi sacrifie impitoyablement tant d’intérêts divers, elle se présente au moins avec une apparence démocratique propre à séduire au premier abord : mais cette apparence est menteuse. En réalité, les pauvres souffriront de cette égalité infiniment plus que les riches. Ceux-ci et leurs familles se tireront toujours d’affaire ; il n’en est pas de même des autres, qui d’abord sont les plus nombreux, et qui à certains égards sont les plus intéressans. Pour un jeune homme riche, c’est en somme peu de chose que de passer deux années au régiment ; pour un jeune homme pauvre, ce sera souvent une carrière brisée et rendue impossible. Quant aux familles de l’un et de l’autre, on ne peut pas même les comparer au point de vue des charges infiniment inégales que cette égalité leur fera supporter. M. de Tréveneuc, et après lui, avec plus de force encore, M. le général Billot, ont dit une grande vérité en assurant que la loi proposée, si elle est jamais appliquée, provoquera aussitôt une clameur d’indignation. Son impopularité sera écrasante pour ceux qui l’auront présentée au pays comme un précieux cadeau. Le pays se plaindra d’avoir été dupé, et il l’aura été en effet. On lui a, pendant la campagne électorale, promis le service de deux ans sans lui en dire les conditions : lorsqu’il les verra, il protestera avec véhémence. La loi de deux ans, à l’exemple d’ailleurs de quelques autres, est destinée à n’être populaire qu’aussi longtemps qu’on se bornera à l’annoncer ; elle cessera de l’être le jour où elle sera appliquée. Et alors, oui sûrement, on la retouchera ; mais ce ne sera pas pour revenir au service de trois ans, ce sera pour rétablir en détail les dispenses qu’on aura supprimées en bloc, comme on supprime tant de choses chez nous pour les refaire le lendemain. On rétablira d’abord la dispense des soutiens de famille. On rétablira ensuite celle des instituteurs, dont le recrutement est dès aujourd’hui difficile et deviendra impossible si on leur impose deux années à passer sous les drapeaux. On en rétablira bien d’autres, et nous dirions volontiers qu’on les rétablira toutes, si nous ne devions pas faire une exception pour les séminaristes.

Oh ! ceux-là, une fois privés de dispense, le seront pour toujours. Les autres, non : nous ne sommes pas en peine pour eux, mais nous le sommes pour l’armée. Comment atteindra-t-elle l’effectif de 569 000 hommes, après le rétablissement des dispenses ? Sera-ce avec des rengagemens nouveaux ? Demandera-t-on un sacrifice toujours plus grand à nos finances ? Arriverons-nous peu à peu à une armée composée en majorité de mercenaires ? Les radicaux et les socialistes ne le permettront pas, car tout rengagé est à leurs yeux un prétorien qui déjà les épouvante. Alors, nous n’aurons plus d’armée du tout. Cette conséquence n’inquiète pas M. Jaurès, qui demande des milices, et qui assure que nous y marchons ; mais elle nous inquiète, nous parce que nous ne sommes pas sûrs que M. Jaurès n’ait pas raison, et que la loi nouvelle ne soit pas une dernière étape vers la suppression des armées permanentes et la constitution de milices communales. Lorsque nous en serons là, il restera sans doute un grand pays géographique entre des frontières qui seront peut-être encore réduites, et ce pays continuera de s’appeler la France, mais ce ne sera plus la France que le monde a connue et respectée, la France de notre merveilleuse histoire, celle qu’on a appelée la plus grande personne morale qui soit au monde, que nous aimons passionnément dans le passé, et dans laquelle nous avons mis toute notre espérance pour l’avenir. Cette France aura vécu. Elle sera remplacée par la France des socialistes, où les intérêts matériels seront tout, jusqu’au jour inévitable où quelque voisin énergique et rapace lui fera payer cher son abdication de grande puissance.

Nous avons dit par quels moyens on pouvait échapper à ces conséquences d’une loi mal faite : mais il y a quelque chose qu’aucun moyen artificiel, aucune combinaison de texte ne peut donner, c’est le sentiment du devoir militaire envers son pays. Ce sentiment s’atténue, diminue chez nous, tandis que nous le voyons toujours ardent, fort et dominant impérieusement tous les autres chez des nations voisines. La comparaison nous afflige et nous alarme. On a encouragé sur le terrain électoral un relâchement auquel nous n’étions déjà que trop portés, et on a annoncé le service de deux ans comme un grand allégement du fardeau militaire. M. le ministre de la Guerre vient dire aujourd’hui en toute franchise que ce fardeau sera aggravé. Il le sera en effet terriblement. Le pays acceptera-t-il la déception qu’on lui prépare ? L’armée supportera-t-elle sans faiblir l’épreuve qu’on lui impose ? Le gouvernement, qui a si peu d’autorité aujourd’hui, en aura-t-il assez demain pour maintenir intégralement la suppression des dispenses qui est la clé de voûte de la loi ? Comment échapper à l’anxiété que ces questions provoquent en face d’une expérience que M. Waldeck-Rousseau qualifiait si bien d’aventure, mais à laquelle il nous a conduits, et dont ses successeurs, plus hardis que lui, font leur affaire avec une si merveilleuse tranquillité d’esprit ?

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.

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