Chronique de la quinzaine - 30 juin 1903

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Chronique n° 1709
30 juin 1903


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 juin.


Le dernier incident de la quinzaine, et peut-être le plus intéressant, est le discours que M. Waldeck-Rousseau a prononcé au Sénat dans la discussion, ou plutôt à propos de la discussion de la loi sur la construction d’office des maisons d’école. Le bruit avait couru que M. Waldeck-Rousseau cherchait une occasion de distinguer sa politique de celle de son successeur. Il en a saisi une qui était aussi bonne qu’une autre, mais qui avait le défaut d’être tardive. De plus, le discours de l’ancien président du Conseil ne pouvait avoir aucune sanction parlementaire immédiate, puisque l’orateur ne proposait rien, et que, satisfait d’avoir dégagé sa responsabilité, il n’essayait pas d’engager celle du Sénat par un vote.

A-t-il réussi à dégager la sienne propre des conséquences extrêmes que M. Combes a tirées de sa politique ? On connaît notre opinion sur ce point. Quand M. Waldeck-Rousseau a fait la loi du 1er juillet 1901, nous avons pressenti et annoncé ce qui s’est passé depuis ; cela nous dispense d’y insister maintenant. M. Waldeck-Rousseau soutient qu’on a défiguré et dénaturé sa loi par la manière dont on l’a appliquée. Il a fait le procès, non seulement du ministère actuel, mais de la Chambre. Soit : nous admettons tout ce qu’il a dit à ce sujet ; il aurait même pu en dire davantage. La Chambre et le gouvernement ont méconnu des intérêts sacrés ; mais cela devait fatalement arriver. S’inspirant de l’esprit des anciens légistes et des procédés des gouvernemens d’autrefois, l’erreur de M. Waldeck-Rousseau a été de croire qu’il pourrait, dans une société où tous les contrepoids ont disparu sous le flot démocratique, limiter son action et l’arrêter exactement au point où il voudrait. Il a fait appel à des principes tirés d’un ordre de choses disparu ; les passions du jour lui ont répondu. Bientôt les congrégations n’ont pas été seules en cause ; la persécution s’est tournée contre l’idée religieuse elle-même et contre tout ce qui la représente. Alors le danger lui est apparu. Cette rupture brutale avec notre passé, nos traditions et nos mœurs a fait naître chez lui quelques soucis. « Nous avons une longue histoire, dit-il, nous tenons au passé par les plus profondes racines, et celles-là mêmes qu’on peut croire desséchées conservent encore une sensibilité que la moindre blessure réveille et qui se communique à l’organisme entier. » Ce langage montre que, si M. Waldeck-Rousseau ne sait pas prévoir, du moins il sait voir, ce qui, faute de mieux, est encore quelque chose. Il serait d’ailleurs difficile de dire quel sera l’effet de son discours. Le pays et les Chambres entendront-ils sa parole élégante et sobre au milieu des clameurs qui les assourdissent ? Tant mieux s’il en est ainsi. Il reste établi que, dans la pensée du principal auteur de la loi sur les associations, ce n’est pas elle qu’on exécute : on l’a violée dans sa lettre et dans son esprit. Elle n’aurait jamais été votée, si la dernière Chambre avait prévu l’usage qu’on devait en faire. Et c’est une réponse à ceux qui disent que, puisque la loi existe, le gouvernement est bien obligé de l’appliquer.

Si nous prenons le discours de M. Waldeck-Rousseau comme un symptôme, d’autres se sont manifestés depuis quelques jours d’où il semble résulter qu’il y a pour la première fois un peu d’hésitation et de flottement dans la majorité. Sa marche n’est plus aussi assurée, ni sa structure aussi massive. Des résistances imprévues ont eu lieu. Peut-être sommes-nous arrivés à un point d’arrêt qu’on ne pourra plus dépasser. Mais beaucoup de mal a encore été préparé, et M. Combes restera au pouvoir pour le perpétrer pendant les vacances.

Ces observations nous viennent à l’esprit à propos de la loi repoussant en bloc les demandes d’autorisation de quatre-vingt-une congrégations de femmes enseignantes. On savait que le siège de la majorité était fait d’avance, et que rien ne pourrait en conjurer l’inévitable dénouement. Il s’est produit, en effet, mais la majorité ministérielle est tombée à 16 voix, en y comprenant celles des ministres eux-mêmes : et cependant M. Combes avait posé la question de confiance. Le déplacement de 8 voix aurait suffi pour le renverser. En constatant ce résultat, on a cru entendre dans le bloc un craquement de mauvais augure. Les journaux officieux ont poussé un cri d’alarme ; l’avenir est devenu incertain. Mais la loi était votée. Avons-nous besoin de dire comment elle a été discutée ? Le précédent établi à propos des congrégations d’hommes a été suivi de point en point. Le gouvernement et la Commission ont présenté à la Chambre un projet de loi visant à la fois toutes les congrégations enseignantes. Le texte du projet portait approbation des demandes d’autorisation, mais l’exposé des motifs et les discours conseillaient de les rejeter : détour ingénieux pour échapper à l’obligation de porter la loi devant le Sénat. Cette obligation est pourtant inscrite dans la Constitution ; mais, lorsque la Constitution est une gêne, on la viole ou on la tourne. Quelle sera maintenant la conséquence de cette loi qui, votée par une seule des deux Chambres, n’en est pas moins définitive ? C’est que le gouvernement fermera les maisons d’école appartenant aux congrégations supprimées. Les exécutions ne s’arrêteront pas là, car les congrégations autorisées ont, elles aussi, ouvert un grand nombre d’établissemens particuliers, qui sont en instance devant le Conseil d’État pour obtenir par décret le droit de vivre. Le Conseil d’État vient de montrer, en rejetant les recours qui lui avaient été adressés par quelques établissemens indûment fermés par M. Combes, qu’il était aux ordres de celui-ci et qu’on aurait tort de compter dorénavant sur l’indépendance qu’il avait quelquefois montrée à une autre époque. Les écoles d’hommes ont été fermées hier, les écoles de femmes le seront demain, et non seulement celles qui appartiennent réellement à une congrégation, mais encore celles dont les directeurs et les propriétaires auront eu l’imprudence d’y introduire un congréganiste, oui, un seul congréganiste, ce qui prouve une fois de plus, — et nous allons avoir l’occasion d’y revenir, — qu’on poursuit avec la même intolérance les congréganistes, à titre individuel, que les congrégations à titre collectif.

Nous avons auparavant à dire un mot du Livre Jaune publié par M. le ministre des Affaires étrangères, parce qu’il se rapporte, au moins dans sa partie finale, à la question des établissemens scolaires appartenant à des congrégations. C’est une singulière histoire ; elle est même amusante dans son origine. Il n’est pas d’usage que notre gouvernement publie un Livre Jaune sur ses négociations avec le Saint-Siège ; cela ne s’était pas encore vu. Aussi n’est-ce pas M. Delcassé qui a pris spontanément l’initiative de cette publication ; mais les radicaux l’ont exigée de lui impérieusement ; ils espéraient y trouver des armes contre le Saint-Siège et s’en servir pour préparer la séparation de l’Église et de l’État, devenue ou redevenue un des points de leur programme qu’ils sont le plus pressés de réaliser. Grande a été leur déception. Depuis que le Livre Jaune a paru, ils gardent sur lui un silence prudent, et la raison en est simple : c’est qu’il fait le plus grand honneur au gouvernement pontifical, et n’en fait vraiment aucun au gouvernement de la République. Le contraste entre les procédés employés de part et d’autre est encore plus choquant qu’on n’aurait pu le croire. A maintes reprises, le gouvernement de la République sollicite ou provoque l’intervention du Saint-Siège pour modérer la fougue des catholiques français, ou pour contenir le zèle de certains membres du clergé qui se porte à des excès ou à des écarts. L’intervention du Pape s’est produite toutes les fois que nous en avons exprimé le désir, et elle a été presque constamment efficace. Cette constatation était bonne à faire, dans un moment où il est chaque matin question de dénoncer le Concordat. Le Pape a trop fréquemment, hélas ! l’occasion de se plaindre ; il le fait toujours avec douceur, avec modération, avec dignité, parlant quelquefois de son découragement et de sa lassitude sans que jamais ses plaintes prennent la forme de la récrimination amère, et encore moins de la menace. C’est notre intérêt qu’il invoque, lorsque, par une politique imprudente, nous portons atteinte à ce protectorat catholique en Orient et en Extrême-Orient, que nous détruisons de nos propres mains tout en déclarant y tenir ; et c’est encore notre intérêt qu’il met en avant lorsque, en infligeant des échecs éclatans à sa politique de conciliation et d’apaisement, nous diminuons auprès des catholiques de France l’autorité que nous lui demandons si souvent d’exercer sur eux. Le langage de la diplomatie pontificale est digne des meilleurs jours de l’histoire de l’Église ; le nôtre a toutes les apparences de l’incohérence et de la mauvaise foi.

L’incident qui, dans le Livre Jaune, a le plus frappé l’attention a trait à l’avis du Conseil d’État du mois de janvier 1905, en vertu duquel une école ouverte par un ou plusieurs congréganistes doit être considérée comme un nouvel établissement ouvert par la congrégation elle-même, quels que soient le propriétaire ou le locataire de l’immeuble et le mode de rémunération du personnel enseignant. C’est de cet avis, rendu en assemblée générale, que s’est récemment inspiré le Conseil d’État statuant au contentieux pour rendre les arrêts auxquels nous avons fait allusion plus haut. Dès qu’il a été connu de lui, le Saint-Siège s’en est ému. Notre ambassadeur, M. Nisard, écrit en date du 29 janvier 1902 : « Le secrétaire d’État m’a parlé de l’impression qu’avait produite au Vatican l’avis récent du Conseil d’État du 23 janvier sur les conditions auxquelles sera soumise désormais l’ouverture de nouvelles écoles congréganistes. Le cardinal Rampolla se montre très préoccupé des conclusions de la haute assemblée, qui lui paraissent en contradiction avec les assurances données par le gouvernement au cours de la discussion de la loi sur les congrégations. Il est à prévoir que l’occasion s’offrira à lui d’aborder de nouveau ce sujet avec moi. » Et M. Nisard demande des instructions sur ce qu’il devra dire. La réponse ne se fait pas (attendre ; elle porte la date du 4 février 1902. « Le Conseil des ministres, écrit M. Delcassé, a décidé que la loi du 1er juillet 1901 ne devait pas avoir d’effet rétroactif et ne s’appliquait pas aux établissemens scolaires ouverts en vertu de la loi de 1886. Les conclusions du Conseil d’État visées dans votre dépêche du 29 janvier ne les touchent donc pas. C’est un point qui préoccupait vivement le nonce. Monseigneur Lorenzelli a paru très satisfait de la décision du Conseil, que je lui ai immédiatement fait connaître. »

Nous n’examinerons pas si le mot de « décision, » employé ici pour désigner une interprétation de la loi faite par le Conseil des ministres, est correct au point de vue de la langue politique, ni s’il convenait de donner à la communication qui a été faite au Saint-Siège la forme d’un engagement diplomatique. Mais enfin le fait est là, et il est formel. Quelles n’ont pas été la surprise et la douleur éprouvées à Rome lorsque, M. Combes ayant succédé à M. Waldeck-Rousseau, les établissemens scolaires ouverts en vertu de la loi de 1886 et avant la loi de 1901 ont été fermés aussi impitoyablement que les autres ! Le massacre d’écoles auquel s’est livré M. Combes en arrivant au pouvoir n’a rien épargné. Le nonce a demandé des explications à M. Delcassé, qui en a demandé lui-même à M. le président du Conseil. Il faut voir de quelle encre ce dernier a répondu ! M. Combes ne connaît que la loi. L’interprétation restrictive donnée à l’avis du Conseil d’État, il s’en moque. La « décision » du Conseil des ministres, il refuse de s’y arrêter. Il va droit son chemin, écrasant tout sous ses pieds. Lui parle-t-on des congrégations qui n’ont pas fait de demandes pour leurs établissemens parce qu’on leur avait dit que c’était inutile : « Si certaines d’entre elles, écrit-il, se sont laissé guider par des conseillers intéressés à créer autour de cette loi (celle du 1er juillet 1901) une agitation politique, elles doivent en subir les conséquences. » En vain lui dit-on que c’est le Conseil des ministres qui, par sa « décision » communiquée au nonce apostolique, a induit les congrégations en erreur, et que, des lors, c’est M. Waldeck-Rousseau, c’est M. Delcassé qui se trouvent être les conseillers intéressés à créer une agitation politique contre la loi, M. Combes ne recule pas devant ces énormités. Et il termine sa lettre par des récriminations violentes contre l’attitude du clergé pendant la période électorale, menaçant de traduire les évêques devant les tribunaux et accusant le Saint-Siège lui-même d’avoir fomenté la discorde par des « excitations imprudentes. » Le Livre Jaune s’arrête là. On ne nous dit pas ce qu’a fait M. Delcassé. Probablement il s’est contenté de communiquer au nonce la « décision » de M. Combes, comme il lui avait communiqué celle de ses prédécesseurs, dont elle prenait la place.

Tout cela est peu glorieux pour nous. On se permet de pareils procédés à l’égard du Saint-Siège parce qu’il est faible : ils n’en sont que plus indignes d’un gouvernement qui se respecterait lui-même. Non seulement le nôtre ne se respecte pas, mais, en publiant des documens aussi compromettans pour lui, il s’est fait à coup sûr peu d’honneur auprès de l’opinion impartiale.

Chaque fois que nous prenons la plume, nous avons à dénoncer quelque persécution nouvelle contre la liberté de l’enseignement. Sommes-nous au bout, au moins pour aujourd’hui ? Non ; la Chambre vient encore de voter une loi, qui a pour objet d’apporter une gêne de plus à l’exercice de cette liberté. Cette loi n’avait pas été demandée par le gouvernement ; elle est due à l’initiative individuelle ; mais il s’est empressé d’en prendre les dispositions à son compte. Il s’agissait de savoir ce que devient le congréganiste sécularisé. Rentre-t-il aussitôt dans le droit commun ? C’est une grosse question, sur laquelle nos maîtres du jour se divisent, au point qu’on a dit un moment qu’elle pourrait mettre le « bloc » en péril ; mais nous ne l’avons pas espéré. Personne ne refuse ouvertement le bénéfice du droit commun au congréganiste sécularisé ; les plus hardis ne poussent pas aussi loin la franchise ; seulement ils contestent la sincérité de la sécularisation, et c’est par-là qu’ils se rattrapent. On leur répond que, s’il y a des sécularisations simulées, ils n’ont qu’à en faire la preuve devant les tribunaux : mais, cette preuve étant difficile à faire, ils aiment mieux chercher des armes ailleurs. La Commission a donc eu l’idée d’interdire provisoirement aux congréganistes sécularisés le droit d’enseigner dans de certaines régions, qui s’étendaient d’abord aux départemens où ils l’avaient exercé et aux départemens limitrophes, et ensuite aux communes seulement. Ainsi un ancien congréganiste ne pourrait pas enseigner, pendant trois ans, dans la commune où il le faisait auparavant, ni dans les communes voisines. Au point de vue des principes, cela est monstrueux pratiquement, c’est une entrave apportée à la liberté, mais ce n’est pas, il faut bien l’avouer, la plus grave de toutes celles qui lui ont été portées depuis quelque temps.

Aussi a-t-on éprouvé quelque surprise en voyant des, hommes qui n’avaient pas reculé devant des mesures infiniment plus draconiennes reculer devant celle-là et déclarer qu’ils ne l’admettraient jamais. Nous n’en citerons qu’un, M. Buisson. Il était président de la Commission des congrégations, et a donné sa démission pour combattre la mesure plus librement. Bravo ! avons-nous dit : voilà un homme qui sait ce qu’il veut, phénomène d’autant plus remarquable qu’il l’avait peu su jusqu’alors, et qu’il avait donné à ceux qui suivent d’une manière attentive les évolutions de son esprit le spectacle d’hésitations et de contradictions continuelles. Voir M. Buisson enfin fixé était une chose si rare qu’on en a joui vivement, mais non pas longtemps. M. Buisson s’est réconcilié bien vite avec la Commission en obtenant d’elle qu’elle insérât dans son texte un membre de phrase, qui, placé là, n’a aucune espèce de sens, ce qui montre qu’il s’est familiarisé très vite avec les finesses du parlementarisme et avec les apaisemens de conscience qu’on peut y trouver à bon marché. Le texte de la Commission portait que, pendant l’intervalle de trois ans à partir de la fermeture d’un établissement congréganiste, tout établissement de même nature qui s’ouvrirait dans la commune ou dans les communes limitrophes serait réputé établissement congréganiste, si les fonction de direction ou d’enseignement étaient exercées par un ou plusieurs membres de l’établissement fermé. Après les mots ! « pendant le délai de trois ans à partir de la fermeture d’un établissement congréganiste, » M. Buisson a obtenu qu’on ajoutât ceux-ci : « et sauf la preuve contraire. » La preuve contraire de quoi ? On n’en sait rien, on ne peut que se livrer à cet égard à des conjectures. M. Buisson a-t-il voulu dire que l’ancien congréganiste serait obligé de faire la preuve de la sincérité de sa sécularisation ? Nous l’avons cru d’abord, mais, la loi ayant pour objet spécial d’interdire l’enseignement pendant un certain temps et dans certaines communes à tout congréganiste sécularisé, il semble bien qu’elle lui impose, dans tous les cas, ce changement de domicile comme la preuve naturelle et la plus convaincante de sa sincérité. Quand un ancien congréganiste aura changé de commune, il pourra se dire en règle avec la loi : dans le cas contraire, il ne le sera pas, et on ne comprend pas de quoi il pourra fournir une preuve devant les tribunaux. Tout cela est d’une complication et d’une obscurité inextricables, mais a suffi pour contenter M. Buisson, qui est redevenu aussitôt le plus fougueux défenseur de la loi. Il a même poussé la fougue jusqu’à la calomnie, en disant que les congrégations enseignaient aux enfans à mentir. La droite et le centre ont protesté avec indignation, et le bruit a été tel que M. Buisson n’a pas pu continuer son discours. Il l’a repris plus tard, ou plutôt il a essayé de se reprendre lui-même et a donné plusieurs explications de ce qu’il avait voulu dire, chacun pouvant choisir celle qui lui conviendrait le mieux. Nous n’en choisirons aucune, et nous contenterons de trouver regrettable qu’un homme comme M. Buisson se laisse entraîner à des incorrections de langage auxquelles cette Chambre elle-même n’est pas habituée.

La séance a d’ailleurs été d’une violence extrême. Devant l’intolérance de la majorité, qui voulait voter sans discuter, presque toute la minorité s’est retirée. La majorité, restée à peu près seule dans la salle des séances, a voté tout ce qu’elle a voulu, c’est-à-dire la proposition de la Commission ; puis un contre-projet de M. Modeste Leroy auquel la Commission et le gouvernement ont enlevé ce caractère d’opposition en l’adoptant ; puis une motion de M. Buisson. Mais ce serait perdre son temps que de raconter tous ces incidens confus, bruyans et vides. Le contre-projet de M. Modeste Leroy, remanié en cours de séance, impose l’obligation du certificat d’aptitude pédagogique aux directeurs et aux directrices des écoles libres. On en a fait d’abord l’article 2 de la loi, puis on l’a rattaché à l’article & de la loi de 1886, ce qui (était une manière de s’en débarrasser. Sans examiner en elle-même la question du certificat d’aptitude pédagogique, il est clair qu’elle était mieux à sa place dans une loi sur l’enseignement que dans une loi relative à la sincérité des sécularisations. La Commission et le gouvernement ont réussi à faire voter celle-ci pure de tout alliage : c’est maintenant au Sénat de se prononcer.

Que fera-t-il ? Il y a quelques jours, il aurait très vraisemblablement ratifié le vote de la Chambre ; c’est beaucoup plus incertain maintenant. Les deux Chambres aiment naturellement à marcher d’accord. Or, le Sénat croyait le ministère plus solide à la Chambre et a été étonné de le voir réduit à 16 voix de majorité ; et la Chambre croyait le ministère plus sûr du Sénat et a été ébranlée dans cette confiance par le discours de M. Waldeck-Rousseau. On annonce que la Commission des congrégations ne se pressera pas de rapporter le projet, et que les vacances ajourneront tout. Cela est significatif. Pendant ces vacances, le gouvernement continuera son œuvre, et c’est seulement à la rentrée des Chambres qu’on pourra mesurer les conséquences des coups qu’il aura portés. Il est possible qu’alors, ayant d’ailleurs terminé ses exécutions, il se retrouve beaucoup moins fort qu’il ne paraît encore l’être aujourd’hui.

Nous n’avons pu qu’annoncer, il y a quinze jours, le crime effroyable qui venait de rendre vacant et d’ensanglanter le trône de Serbie. Depuis, des détails nombreux et probablement encore incomplets ont été donnés sur la sombre tragédie de Belgrade, et ils ont été si atroces que l’horreur ressentie n’a fait qu’augmenter. Alexandre et Draga ont été assassinés dans des conditions qui excluent pour les meurtriers toute admission de circonstances atténuantes. Au reste, ils n’en cherchent pas, et ce qu’il y a de plus déconcertant peut-être que le crime lui-même, c’est l’espèce de candeur indécente avec laquelle ses auteurs en ont pris au premier moment la responsabilité. Il semblait qu’ils n’eussent fait rien que de naturel, et ce que tout le monde aurait fait comme eux dans des circonstances analogues. La seule excuse, ou plutôt la seule explication qu’ils aient donnée est que, voulant se débarrasser d’une dynastie devenue impopulaire, ils n’avaient pas d’autre moyen d’y réussir. L’armée seule pouvait faire le coup ; donc elle devait le faire. Les officiers qui s’en sont chargés ont été présentés comme de grands citoyens et des héros. Le premier acte de la Skoupchtina, lorsqu’elle a été réunie, a été de remercier l’armée ; la première parole qu’a prononcée le nouveau roi a été pour la féliciter de sa fidélité. Une conspiration de caserne, aboutissant à un lâche attentat accompli la nuit et à une boucherie sauvage, a été présentée comme un acte libérateur. Cela étonne et épouvante. C’est un cauchemar dont il est impossible de se délivrer. Puis une réflexion s’impose à l’esprit, à savoir que nous avons tort sans doute, nous autres Occidentaux, de juger des affaires orientales avec nos idées et nos sentimens d’hommes civilisés. Nous avons affaire à des gens qui se massacrent traditionnellement les uns les autres depuis un grand nombre de générations. A Belgrade, ce sont deux familles ; ailleurs, ce sont des populations de races différentes. Les Turcs ont massacré plus que les autres, parce qu’ils sont les plus forts : il n’est pas prouvé que les autres ne massacreraient pas autant qu’eux s’ils jouissaient du même avantage. Le contraire paraît même probable. Les Serbes sont des chrétiens : on vient de voir ce qu’ils sont capables de faire avec une parfaite quiétude de conscience. L’imagination voudrait se détourner de ce spectacle, mais il faut bien que la pensée s’y reporte, puisque les événemens de Belgrade peuvent avoir un jour ou l’autre de l’influence sur la situation des Balkans.

Aussitôt élu, Pierre Karageorgevitch a parlé en roi : nous voulons dire qu’il a mis l’épithète de « royal » au bout de toutes ses phrases. Il a assuré la Providence de sa gratitude royale, comme aussi son armée et ses sujets de sa royale protection. Ce langage est habituel en pareilles circonstances ; mais, quand on songe à ce qu’ont eu de spécial celles qui ont précédé et amené son avènement au trône, on se demande s’il n’aurait pas bien fait de modifier quelque peu les formules usuelles. Enfin, le voilà roi : que va-t-il faire ? C’est ici que la difficulté commence. Parmi les premières félicitations qu’il a reçues, nous ne comptons pas celles du prince de Monténégro, qui est son beau-père, ni du roi d’Italie, qui est son beau-frère. Dans le reste du monde, Pierre Ier n’a trouvé que deux souverains qui aient mis de l’empressement à le complimenter ; il est vrai que ce sont les plus importans pour lui, parce que ce sont ceux qui peuvent avoir le plus d’influence sur ses destinées : l’empereur de Russie et l’empereur d’Autriche. Le télégramme du Tsar a dû, au premier abord, remplir le nouveau souverain d’une joie sans mélange ; il n’y avait là aucun mot malsonnant, aucune réserve déplaisante. Si le roi Pierre a été satisfait de la cordialité de ce télégramme, l’Europe a été surprise de sa précipitation. Mais le revers de la médaille n’a pas tardé à apparaître.

Le Messager du Gouvernement a publié, à Saint-Pétersbourg, un communiqué dont voici le passage saillant : « Tout en saluant l’élection du nouveau monarque, descendant d’une glorieuse dynastie, et en souhaitant un succès complet au chef de la nation serbe, coreligionnaire de la Russie, le gouvernement impérial ne peut s’empêcher d’exprimer l’assurance que le roi Pierre Ier fera preuve de justice et d’énergie en prenant avant tout des mesures pour soumettre l’abominable forfait à une enquête et pour punir sévèrement les hommes déloyaux et criminels qui se sont souillés d’un régicide. Toute l’armée serbe ne peut naturellement pas être rendue responsable de ce crime qui indigne la conscience publique ; mais il serait dangereux pour la tranquillité intérieure de la Serbie qu’un coup d’État accompli violemment par des militaires ne fût pas expié par le châtiment nécessaire. Si cette punition n’était pas infligée, une pareille omission exercerait sûrement une influence fâcheuse sur les relations de tous les États avec la Serbie et créerait de graves difficultés au gouvernement naissant de Pierre Ier. » Les Serbes ont été très étonnés en lisant cette note : nous parlons de ceux qui l’ont lue, et ce n’est pas la majorité, car elle n’a pas été publiée par leurs journaux. Eh quoi ! l’Europe n’admirait pas leur héroïsme ? Bien plus ! l’empereur Nicolas employait les expressions les plus dures contre « les hommes déloyaux et criminels » qui avaient indigné la conscience universelle et auxquels il était nécessaire d’infliger un châtiment. C’était à ne pas y croire. Bientôt est arrivé le télégramme de l’empereur d’Autriche. « Puisse-t-il être accordé à Votre Majesté, disait François-Joseph, d’accomplir avec succès la noble mission qui lui est confiée, en rendant la paix, la tranquillité et la considération au malheureux pays qui a été si cruellement éprouvé par une série de bouleversemens intérieurs, et en le relevant de la chute profonde qu’il a faite aux yeux du monde civilisé par suite du crime odieux et généralement abhorré qu’il a commis récemment ! » L’empereur François-Joseph ne demande pas aussi catégoriquement que la note russe le châtiment des coupables, mais il qualifie le crime dans des termes non moins sévères, et il invite le nouveau roi à rendre à son pays la considération qu’il a perdue. Cela est pénible à entendre, il faut l’avouer. Quant aux autres gouvernemens, ils n’ont rien dit, et se sont contentés d’interdire à leurs représentai d’assister à l’entrée du nouveau roi dans sa bonne ville de Belgrade et à la réception qui a suivi. Les représentans de la Russie et de l’Autriche y ont seuls figuré, le premier en uniforme, le second en redingote, nuance vraiment diplomatique. Cette abstention des autres puissances, grandes et petites, paraît avoir été déterminée par celle de l’Angleterre. Interrogés à la Chambre des communes et à la Chambre des lords, M. Balfour et lord Lansdowne ont dit que le gouvernement britannique s’était d’abord demandé s’il n’y avait pas lieu de rappeler son agent : il avait pensé ensuite qu’il valait mieux le laisser en situation d’observer les événemens et de protéger les intérêts de ses nationaux. Toutefois il ne devait pas se rendre au-devant du roi et finalement il a été invité à prendre un congé. Les autres puissances ont plus ou moins suivi cet exemple. Le roi Pierre Ier, en arrivant à Belgrade, n’a pas senti l’Europe autour de lui.

Il aurait été encore préférable, à notre sens, que toutes les Puissances retirassent leurs agens le lendemain de la nuit sanglante, car ils n’étaient plus accrédités auprès de personne. Cela aurait mieux valu, non seulement par respect pour la morale naturelle qui venait d’être outrageusement violée, mais peut-être même dans l’intérêt du futur gouvernement de Serbie. On lui demande en effet de châtier les assassins d’Alexandre et de Draga : comment le pourrait-il faire ? La Skoupchtina les a couverts d’une amnistie ; le gouvernement qui s’est immédiatement installé aux affaires était certainement leur complice ; et qui sait où s’arrêteraient ces complicités, si les meurtriers, devenus des accusés, se mettaient à parler ? Si on voulait l’expiation du crime, il fallait rompre résolument tous rapports avec le pays où il avait été commis et qui en avait accepté la responsabilité, jusqu’au jour où une réparation jugée suffisante aurait eu lieu. Alors la Serbie aurait compris la réprobation dont elle était l’objet, et peut-être aurait-elle fait quelque effort pour reconquérir cette « considération » que, d’après l’empereur d’Autriche, elle a perdue. Mais, si l’on reste en relations avec un gouvernement encore couvert de sang, si l’on maintient des représentans diplomatiques auprès de lui, si l’un d’eux assiste aux fêtes de l’entrée du roi en uniforme et si un autre se contente d’ôter le sien, si le roi, avant d’avoir encore rien fait, reçoit de l’empereur de Russie le grand cordon de Saint-André, cette attitude équivoque n’est certainement pas de nature à réveiller, dans des consciences endormies, le remords du crime accompli.

Dans ces conditions, la Serbie se sent à moitié pardonnée. Elle est autorisée à croire que la raison d’État l’emportera sur les scrupules des Puissances et les étouffera bientôt. Après qu’on lui a donné cette impression, il faut avoir la franchise de dire que demander au roi Pierre de châtier les assassins d’Alexandre et de Draga est lui demander l’impossible. Il serait assassiné lui-même, s’il essayait de le faire. Peut-être éloignera-t-il de lui, pendant quelque temps, les principaux assassins, s’il les découvre, ce qui n’est pas sûr, car ceux qui, le lendemain du crime, se vantaient d’avoir porté les premiers coups, sont devenus aujourd’hui plus prudens ; mais un châtiment qui ne serait pas en rapport avec le forfait, et qui ressemblerait à une simple punition militaire, ferait plus de mal que de bien. Au point où en sont les choses, on ne voit pas comment Pierre Ier, désarmé par ses nouveaux sujets, qui ont pris soin d’amoindrir la couronne avant de la déposer sur sa royale tête, et sans appui sérieux en Europe, pourrait remplir la tâche à laquelle on le condamne. C’est avec le temps qu’il pourra conquérir l’estime du monde, s’il la mérite par les qualités de son gouvernement ; mais on ne voit pas aujourd’hui où il trouverait un officier pour arrêter ceux qui se sont rendus coupables des meurtres du 10 juin. Dans cet Orient où tant d’autres attentats ont été commis, quelquefois même sur des populations tout entières, celui de Belgrade laissera un souvenir mêlé d’épouvanté et de dégoût ; on ne cessera pas de le flétrir au nom de la morale ; mais il restera impuni.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.