Chronique de la quinzaine - 30 juin 1909

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Chronique n° 1853
30 juin 1909


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Nous avons une amnistie de plus : elle s’applique aux faits qui ont accompagné la grève de Vigneux, de Draveil et de Villeneuve-Saint-Georges. Les amnisties de ce genre sont devenues une habitude : elles se produisent presque à jour fixe, et en quelque sorte machinalement. M. Milliard s’est très judicieusement élevé contre leur multiplicité qui énerve la justice et lui donne même assez souvent l’apparence d’une parodie ; mais ses paroles ont été sans effet. Les Chambres se flattent d’être sensibles, et lorsque le gouvernement leur permet de céder à ce penchant naturel, elles n’ont garde d’y résister. Cette fois, le gouvernement les encourageait à s’y abandonner, en vertu d’une devise que M. Clemenceau a improvisée pour les besoins de la cause dans les termes suivans : « Réformer, réprimer, apaiser. » Apaiser devrait être, en effet, le but principal de tout gouvernement : le nôtre, par malheur, ne le poursuit que d’une manière intermittente et d’un pas inégal. Il propose d’amnistier les émeutiers de Draveil, soit ; mais pourquoi faire de l’amnistie un privilège pour eux seuls ? N’y a-t-il pas d’autres condamnés, qui ne sont pas moins dignes d’indulgence et de pardon ? Lorsque MM. Jénouvrier et de Las Cases, dans un langage dont le Sénat tout entier a apprécié l’éloquence, demandent que l’amnistie s’étende aux condamnations prononcées pour infractions aux lois sur la dissolution des congrégations et sur la séparation de l’Église et de l’Etat, le gouvernement et le parlement peuvent leur donner tort, mais la conscience publique leur donne raison. Les lois dont il s’agit sont nouvelles ; l’application en a été douloureuse ; les infractions commises étaient trop naturelles pour n’être pas excusables. Néanmoins, le gouvernement, si pitoyable aux condamnés de Draveil, a été inflexible contre les catholiques, victimes de leur imprudence, et cela demande à être expliqué.

Ce n’est pas dans le discours de M. le garde des Sceaux qu’on en trouvera l’explication. « L’amnistie, a dit M. Briand. ne se comprend que si elle a le caractère d’une mesure d’apaisement, de pacification, que si elle s’applique à des événemens qu’on peut espérer raisonnablement ne pas voir se renouveler. » Paroles imprudentes ! Est-il vraiment raisonnable de croire que des événemens semblables à ceux de Draveil et de Villeneuve-Saint-Georges ne se renouvelleront pas ? Est-ce que les syndicats révolutionnaires ont désarmé ? Est-ce que les fauteurs de la guerre sociale ne se préparent pas notoirement à renouveler leurs exploits ? Est-ce que le dimanche, 20 juin, ils ne se sont pas livrés de nouveau à quelques-uns de leurs exercices favoris au champ de courses d’Auteuil et sur les routes qui y conduisent ? Est-ce qu’ils sont mûrs pour l’apaisement ? Non, certes. Devant l’attitude du Sénat, M. Briand a compris qu’il faisait fausse route, et il a bien voulu concéder que ses précisions optimistes pouvaient être « contrariées par les faits. » Nous serions effectivement étonnés qu’elles ne le fussent pas. Mais alors, pourquoi exclure les catholiques de l’amnistie ? La vraie raison, M. Clemenceau l’a donnée sans réticence, nous allions dire sans retenue. « Si nous étions, a-t-il dit à M. Jénouvrier, une académie de philosophes, votre argument serait d’une grande puissance. Mais nous sommes une assemblée politique dont la majorité est républicaine et vouée à l’organisation de la démocratie. Nous avons trouvé devant nous deux ordres de résistance : l’inéducation, la non-préparation des masses démocratiques, et puis, surtout, le cadre puissant des organisations autoritaires du passé. C’est une fatalité. Nous sommes en lutte les uns contre les autres. Il faudra que l’avenir nous ramène au régime du passé selon votre désir, ou qu’il crée le régime nouveau... Je suis chef du gouvernement, et je suis en bataille contre toutes les organisations du passé qui ont fondé des régimes abominables... Nous sommes en lutte contre leurs représentans et, dans cette lutte, nous ne cesserons pas de faire notre devoir. » Et, comme des protestations s’élevaient sur les bancs de la droite, et qu’on y demandait ce que signifiait ce langage : « Et la Saint-Barthélémy, s’est écrié M. Clemenceau ! Et les Albigeois ! » Ombre de M. Homais, vous avez dû être contente.

Ce sont là de tristes paroles ; elles sont empreintes du plus pur jacobinisme ; elles sont inspirées par des passions de guerre civile. Rien n’est plus malfaisant, en politique, que de se jeter réciproquement à la tête les crimes du passé et de rendre les générations nouvelles responsables de ce que, dans un moment de crise, ont pu faire celles d’autrefois. N’y a-t-il pas, entre nous, assez de causes de division sans en emprunter encore à l’histoire ? Mais M. Clemenceau qui a, sous tant d’autres rapports, une mentalité toute moderne, se grise de souvenirs épouvantables et perd quelque peu la tête lorsqu’il songe aux crimes de nos arrière-grands-pères, qui sont aussi les siens. Il ne consent à dater que de la Révolution, dont on sait qu’il accepte tout en bloc, comme si, là aussi, il n’y avait pas à distinguer et si des torrens de sang n’y avaient pas été répandus sans justice et sans pitié. Ce n’est pas M. le président du Conseil qui a parlé en homme politique, c’est M. de Las Cases. Après avoir rappelé et résumé la thèse de M. le président du Conseil : « Savez-vous ce que c’est que cela ? lui a-t-il dit. C’est tout simplement l’apologie de ces régimes passés que vous avez maltraités ensuite d’une façon excessive... Si, dans le passé de nos aïeux, il y a eu des fautes, des erreurs et des crimes, comme vous le dites, il y a eu aussi de grandes et de nobles choses qu’il ne faut pas oublier. Les fautes sont le résultat de la faiblesse humaine : elle est la même pour tous. De ce passé et de ces erreurs, il faut tâcher de nous souvenir, non pas pour trouver une excuse à des actes qui les imitent et les reproduisent, mais au contraire pour les éditer et ne pas retomber dans de tels erremens. » Ce langage a été écouté par le Sénat en silence et peut-être avec une approbation intérieure, mais le vote de l’assemblée ne s’en est pas inspiré. L’amnistie, votée pour les émeutiers de Draveil, n’a pas été étendue aux catholiques. Le gouvernement considère, malgré tout, les premiers comme des amis, — des amis égarés, — et les seconds comme des ennemis toujours dangereux. « Nous sommes dans une période de combat, » a-t-il dit en parlant de ces derniers. Il est probable que cette période durera jusqu’aux élections.

Certains symptômes donnent, en effet, à croire que le gouvernement ne demanderait pas mieux de ranimer, de réchauffer la guerre religieuse avant les élections. On se rappelle qu’à la veille des dernières, M. Clemenceau avait imaginé un complot monarchique, d’ailleurs puéril et ridicule, dont il n’a plus été question le lendemain : ce n’était là qu’une manœuvre électorale, et comme elle a atteint son but, l’idée de recommencer quelque chose d’analogue doit hanter l’esprit de M. le président du Conseil. De là, sans doute, les poursuites intentées contre le cardinal Andrieu, archevêque de Bordeaux. Assurément, elles ne s’imposaient pas. Mgr Andrieu a dit en chaire que les lois injustes n’obligeaient pas la conscience, en quoi il est d’accord avec de grands philosophes, de puissans esprits, de très nobles caractères, et, plus généralement encore, avec tous les révolutionnaires des temps passés, présens et à venir. C’est une thèse qu’il a soutenue ; il n’en a pas fait, que nous sachions, une application immédiate et provocante à des lois nettement déterminées ; et l’eût-il fait, on peut se demander si quelques-uns des membres du ministère actuel auraient moralement le droit de le lui reprocher comme un crime. On a rappelé à M. Briand qu’il avait, lui aussi, à un moment donné, parlé des lois avec un certain dédain. « Vous pouvez lire tous mes discours, a-t-il répondu, vous n’y trouverez pas un conseil de violence. » Nous aimons mieux en croire M. Briand que de relire tous ses discours, quelque éloquens qu’ils soient ; mais s’il n’a jamais conseillé la violence, est-ce que Mgr Andrieu l’a fait ? Et quand bien même ce prélat aurait commis quelque écart de langage, encore y aurait-il lieu de se demander si la provocation venue de lui a été suivie d’effet. Tous les jours, les militans socialistes et anarchistes poussent audacieusement à la violation (des lois. Leurs paroles sont recueillies, entendues, obéies ; des violences se produisent, le sang coule. Jusqu’à ce dénouement, on laisse tout dire et tout faire. Quand il arrive, on est bien obligé de réprimer ; mais aussitôt on songe à apaiser et l’amnistie tutélaire vient tout réparer. Quelle différence lorsque c’est un prêtre qui parle ! Tout de suite on ouvre une instruction, on prépare des poursuites. Nous n’avons plus le droit de nous étonner de cette inégalité, puisque M. Clemenceau en a fait un des principes fondamentaux de sa politique . L’émeutier appartient aux organisations encore informes de l’avenir, et le prêtre à l’organisation puissante du passé : donc, le premier peut tout faire à peu près impunément, et le second ne peut même rien dire sans être traduit devant les tribunaux. Nous attendons la suite de l’instruction ouverte contre Mgr Andrieu pour un simple délit d’opinion, à supposer même qu’il y ait eu délit. Mais il semble bien, à voir l’empressement avec lequel le ministère s’en est emparé, qu’il ait cherché l’occasion de faire un procès à un cardinal. Il espère évidemment y trouver quelque profit. Combien de gouvernemens avant lui ont vécu en répétant sous toutes les formes : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! « Ce mot, accompagné de quelques gestes appropriés, suffisait à tout : il peut encore servir à quelque chose.

Une discussion, qui a eu lieu à la Chambre, a été évidemment inspirée par la même préoccupation. M. Maurice Barrès a posé une question à M. le ministre de l’Instruction publique sur le suicide d’un lycéen, au lycée Pascal, à Clermont-Ferrand, suicide qui a été préparé et qui s’est accompli dans les conditions les plus propres à frapper les esprits. En effet, le jeune Nény avait annoncé son suicide ; plusieurs de ses camarades en ont été les complices ; l’arme meurtrière, un revolver, lui a été fournie et a disparu après la sinistre tragédie ; il y avait eu une véritable conspiration dont tous les détails ne sont pas connus : ceux qui le sont suffisent pour étonner, déconcerter, inquiéter. M. Maurice Barrès a posé devant la Chambre un problème qui n’intéresse pas seulement les pères de famille. Il a constaté que le jeune Nény avait eu l’imagination exaltée par la lecture du plus pessimiste et du plus désolant des philosophes germaniques, Schopenhauer, et il s’est demandé comment des livres qui, certes, ne sont pas faits pour des adolescens, avaient pu tomber entre les mains du pauvre petit élève du lycée de Clermont. L’orateur a fait, ce qui était son droit, la critique de l’enseignement universitaire actuel ; il l’a faite avec convenance et modération, et aussi, malheureusement, avec quelque vérité. Cet enseignement tout intellectuel n’a pas de contrepoids moraux suffisans, et il en résulte chez l’enfant et chez le jeune homme un déséquilibre redoutable, soit pour le sujet lui-même, soit pour la société dans laquelle il est destiné à entrer. La machine surchauffée fait explosion. M. Barrès a parlé de l’Université d’autrefois, celle que nous avons connue, dans laquelle le professeur apportait à l’élève un ensemble d’affirmations qui, prises dans une longue tradition, étaient d’accord avec les croyances et les sentimens des familles : il y avait alors harmonie entre l’Université et le pays. En est-il de même maintenant ? N’y a-t-il pas dans l’Université actuelle, ou du moins dans une partie de ses membres, un scepticisme poussé parfois jusqu’à la négation, jusqu’au nihilisme, qui est pour un esprit encore sans défense une leçon très malsaine ? Grave question : nous n’avons nullement l’intention de la traiter aujourd’hui . encore moins de la résoudre. M. le ministre de l’Instruction publique l’a prise par le plus petit côté. Après avoir donné, du suicide du jeune Nény, un récit qui n’a fait que confirmer celui de M. Barrès, il a cru ou feint de croire que celui-ci n’avait eu d’autre but que de servir une campagne entamée, a-t-il dit, contre l’enseignement laïque, et entamée par qui ? vous le devinez sans peine : par l’Église catholique. « C’est un mot d’ordre ! » s’est écrié M. Doumergue, et, pour le prouver, il a apporté à la tribune toute une collection de menus faits que M. Denys Cochin a justement qualifiés de « potins, » et dont il a tiré des conséquences terrifiantes. On a vu une fois de plus l’Église se dresser contre l’esprit moderne et battre en brèche l’enseignement de l’État : tout cela à cause d’un jeune homme qui s’était brûlé la cervelle. M. Denys Cochin était d’autant plus en droit de protester contre ces généralisations qu’il est élève de l’Université et qu’il lui a confié ses enfans. N’importe ; il est interdit à lui comme aux autres de trouver que tout n’est pas pour le mieux dans une Université dont M. Doumergue est le grand maître. C’est encore un bloc qu’il faut accepter tel quel : quiconque se permet la moindre critique est aussitôt traité en adversaire. Ami de l’Église, ennemi de l’État.

Il y a cependant quelque chose de vrai dans ce que M. Doumergue a dit, avec excès, des préoccupations des catholiques au sujet de l’Université actuelle, et des dispositions défensives qu’ils prennent à son sujet. La dissolution des congrégations enseignantes a porté un coup très sensible, sinon en principe, au moins en fait, à la liberté de l’enseignement. S’en tiendra-t-on là ? Tant mieux si on le fait ; mais comment ne pas entendre les revendications d’un parti ardent et puissant dans la République, qui exige qu’on aille plus loin et qu’on supprime la liberté d’enseigner ? Si ces projets se réalisent jamais, ce qui est bien possible, — nous en avons vu se réaliser tant d’autres ! — on aura cru servir l’Université, et on l’aura au contraire très dangereusement desservie, parce qu’on aura rallumé contre elle la vieille guerre que l’introduction de la liberté dans nos lois avait fait cesser. Pendant plus de trente ans, de 1815 à 1850 et surtout pendant les dix-huit années du gouvernement de Juillet, cette guerre avait sévi. Les journaux et les brochures étaient remplis de dénonciations, d’ailleurs fort injustes, contre l’Université et son enseignement. Les défenseurs de l’Université répliquaient en dénonçant les Jésuites, qu’ils voyaient partout, et la Congrégation, qui était pour eux la bête de l’Apocalypse. De part et d’autre, la lutte était menée avec une ardeur parfois sans scrupule : on était vraiment dans une « période de combat. » Après la loi de 1850, le combat a pris fin et, pendant un demi-siècle, les deux enseignemens, l’enseignement public et l’enseignement libre, ont vécu l’un à côté de l’autre en se respectant. La liberté avait engendré cette tolérance mutuelle qui, quoi qu’on en dise, était beaucoup plus favorable à la véritable unité nationale, à l’unité des cœurs à défaut de celle des esprits, que le système du monopole qu’on propose de restaurer aujourd’hui. Si on le rétablit en effet, les polémiques d’autrefois renaîtront inévitablement, ce qui sera regrettable pour tous. Mais nous avons tort de parler pour l’avenir : aujourd’hui déjà, ces polémiques renaissent, et M. le ministre de l’Instruction publique les a lui-même apportées à la tribune. Si c’est peut-être le commencement d’une période nouvelle, nous regretterons l’ancienne. Au surplus, peut-être M. le ministre de l’Instruction publique, qui accuse ses adversaires d’obéir à un mot d’ordre, en suit-il un lui-même ? Nous ne serions pas surpris de nous réveiller un de ces matins en face d’un grand complot clérical, qui diminuerait de beaucoup les difficultés d’une autre sorte au milieu desquelles le gouvernement se débat et qui, à la veille des élections, donnerait une direction nouvelle aux esprits dociles, c’est-à-dire à la grande majorité des esprits.

Les difficultés au milieu desquelles le gouvernement se débat ne constituent pourtant pas pour lui un péril bien sérieux. Le gouvernement continue de paraître solide devant une Chambre impuissante à le renverser. Nous annoncions, il y a quinze jours, une grande interpellation sur la politique générale. Elle ne nous semblait pas très redoutable ; les interpellations sur la politique générale n’aboutissent habituellement à rien, en vertu du vieil axiome : Qui trop embrasse mal étreint. Mais l’interpellation actuelle est particulièrement inoffensive. Que dire de la méthode de discussion que la Chambre lui a appliquée et qu’elle a d’ailleurs étendue à la plupart de ses débats ? C’est celle des propos interrompus. On commence une discussion un jour, on en remet la suite à huitaine, ce qui n’est certainement pas la manifestation de passions bien ardentes : elles ne sont pas bien ardentes lorsqu’elles sont si patientes. Le premier jour de l’interpellation a été marqué par un discours éloquent de M. Gauthier (de Clagny), un des meilleurs qu’il ait prononcés, réquisitoire pressant et à peu près complet contre les pratiques du gouvernement actuel et la corruption qui en est le principe actif. Mais que restait-il du discours de M. Gauthier (de Clagny) au bout de huit jours ? Il faut moins de temps pour effacer l’impression d’un discours parlementaire. M. Gauthier (de Clagny) avait parlé un vendredi ; le vendredi suivant, la Chambre a entendu M. Jaurès et elle l’entendra encore le vendredi d’ensuite. M. Jaurès est à coup sûr un grand orateur, grand dans tous les sens du mot, mais il ne sait pas se borner ; son éloquence n’a pas de digues. La pompeuse harangue qu’il a commencée est un autre réquisitoire contre le ministère, plus virulent encore que celui de M. Gauthier (de Clagny), pareillement inefficace. M. Clemenceau est un heureux homme ! Personne n’a renversé autrefois plus de ministères que lui, et aucun ministère n’aura duré plus que le sien. Le voilà en passe de faire les élections de 1910 après avoir fait celles de 1906 : il n’était encore arrivé à aucun ministre de la République de faire deux élections successives. Est-ce à son mérite qu’il doit cette longévité exceptionnelle ? Ne serait-ce pas plutôt à la maladresse et aux divisions de ses adversaires, ou plutôt encore au sentiment secret qu’a la majorité de son incapacité à lui donner un successeur ?


Si nous avons nos difficultés financières, l’Allemagne et l’Angleterre ont les leurs : elles menacent même d’amener en Allemagne une crise fort grave, puisque la situation du chancelier de l’Empire s’en trouve compromise. Dans les deux pays, il manque au budget, pour le remettre en équilibre, une somme d’un demi-milliard environ. Rarement l’histoire financière a présenté un pareil phénomène : il ne s’était même jamais produit dans un pays qui n’avait pas éprouvé quelque immense secousse, une guerre malheureuse par exemple. Comment l’Angleterre, si habile et autrefois si prudente dans le maniement de ses finances ; comment l’Allemagne, si méthodique, en sont-elles venues à un pareil point ? Deux voies principales les y ont conduites, les réformes sociales et les dépenses de guerre.

L’Angleterre aurait voulu s’arrêter dans les dépenses militaires, mais elle ne l’a pas pu. On sait de quelles illusions le gouvernement libéral s’est bercé pendant un temps à ce sujet, et quelles démarches officieuses et officielles il a faites auprès du gouvernement allemand pour l’amener à ses vues ; on sait aussi combien péremptoire a été la fin de non-recevoir du gouvernement impérial. L’Angleterre a dû prendre son parti de créer de nouveaux cuirassés, quelque chers qu’ils fussent. Elle a même éprouvé un jour, subitement, comme par le coup d’une révélation imprévue, une émotion profonde, angoissante, presque tragique, à la nouvelle que l’Allemagne, après s’être mise en mesure de construire des cuirassés aussi rapidement qu’elle, usait fiévreusement de cette faculté. On peut dire sans exagérer qu’un frisson a couru sur tout le pays. La suprématie maritime de l’Angleterre est pour elle une question de vie ou de mort. Le principe longtemps admis, et toujours observé, a été celui du double pavillon, en vertu duquel la flotte britannique doit avoir toujours une certaine supériorité sur les deux plus grandes flottes réunies du reste du monde. Hier encore, le gouvernement libéral l’affirmait comme l’avaient fait ses devanciers : aujourd’hui, ce dogme, qu’on croyait intangible, commence à être ébranlé dans son esprit. M. Asquith a expliqué dans un discours récent que le respect du principe pouvait être assuré autrement que par un total supérieur de quantités matérielles, et qu’il fallait aussi faire entrer en ligne de compte les qualités morales. Il a de plus exclu l’Amérique, sous prétexte qu’elle était trop loin, du nombre des nations dont il fallait tenir la puissance maritime en balance. Il y aurait un curieux chapitre à écrire sur la manière dont les dogmes politiques finissent, mais la lecture en serait inquiétante. L’obligation de payer ses futures dépenses militaires n’est d’ailleurs pas la seule qui s’impose à nos voisins d’outre-Manche. Les réformes sociales coûtent cher, elles aussi, et l’Angleterre a fait avant nous la plupart de celles qui, chez nous, sont encore en projet. Elle les a faites plus prudemment qu’on ne nous propose de les faire à notre tour, mais le coût n’en est pas moins très élevé. Comment sortir d’embarras ? Nous avons, en France, M. Caillaux qui se charge de faire face à tout et qui, dans le projet de budget de 1910 qu’il vient de déposer, explique savamment qu’un impôt sur le capital viendra doubler l’impôt sur le revenu de façon à pourvoir à tous les besoins du fisc, présens et futurs. L’Angleterre a M. Lloyd George, dont les conceptions ne sont pas sans quelques analogies avec celles de son collègue français : son projet de budget constitue, lui aussi, toute une révolution fiscale. S’il est voté, ce qui est probable, puisque le ministère a la majorité, la popularité déjà entamée du gouvernement libéral en éprouvera peut-être une nouvelle et très forte atteinte.

Mais nous parlerons un autre jour de l’Angleterre : c’est l’Allemagne, en ce moment, qui attire particulièrement l’attention. Le chancelier de l’Empire vient d’être mis en minorité au Reichstag ; ses projets financiers sont à vau-l’eau ; ceux de l’opposition triomphent, et la question est de savoir ce que fera le prince de Bülow. Il a offert sa démission à l’Empereur, qui ne semble pas en avoir repoussé le principe, et en a seulement ajourné l’exécution.

On n’a pas oublié sur quelles bases paradoxales M. de Bülow avait appuyé sa majorité à la suite des élections dernières. Les deux adversaires qu’il s’était proposé d’abattre dans la lutte électorale étaient le centre catholique et les socialistes. Il a réussi, en effet, à diminuer fortement la force numérique des socialistes, mais le centre a conservé la sienne, et, mis en dehors de la majorité, il n’en est pas moins resté le groupe le plus considérable de l’assemblée. Pour gouverner sans lui, sinon contre lui, il a fallu faire la coalition parlementaire la plus hétérogène qu’on pût imaginer, puisqu’elle comprenait à la fois les conservateurs, — et quels conservateurs ! — et les radicaux. Les combinaisons de ce genre témoignent, lorsqu’un gouvernement s’en contente, d’un certain mépris du parlementarisme, qui ne devient plus qu’un expédient, le moins sincère de tous. On peut vivoter cependant avec elles, mais à une condition, qui est de ne rien faire. Le jour où les circonstances imposent l’obligation de prendre des mesures graves, de déposer par exemple des projets de loi qui engagent en sens opposés les principes directeurs et les programmes des groupes artificiellement réunis dans une même majorité, tout est perdu ; radicaux et conservateurs s’en vont, ceux-ci d’un côté, ceux-là de l’autre, et la fiction dont vivait le gouvernement se dissipe aussitôt. C’est à cette épreuve que le prince de Bülow, ne pouvant sans doute pas faire autrement, a soumis sa majorité, qui, naturellement, s’est dissoute. Il devait, lui aussi, trouver cinq ou six cents millions d’impôts nouveaux. Où les prendre ? Sans entrer dans des détails qui seraient trop complexes, nous nous contenterons d’indiquer les deux pôles autour desquels toute l’affaire a gravité. Le prince de Bülow demandait une centaine de millions à un impôt sur les successions en ligne directe, dont les conservateurs ne voulaient entendre parler à aucun prix : les impôts de ce genre, qu’ils accusent d’ébranler la base même de la famille, ont toujours été très impopulaires auprès d’eux. Ils proposaient à la place un impôt sur les opérations de Bourse et une augmentation des impôts indirects qui, à l’exception de l’impôt sur la bière, sont très inférieurs en Allemagne à ce qu’ils sont en France Entre les deux systèmes, aucune conciliation n’a été possible. Le prince de Bülow a prononcé un discours comme il sait les faire : l’habileté, la souplesse, la séduction ont toujours été ses qualités maîtresses ; il est resté diplomate avant tout. Cette fois pourtant, le Reichstag est resté insensible aux avances qu’il faisait tantôt à un groupe, tantôt à un autre, finalement à tous, même aux socialistes sur lesquels il comptait. Il comptait sur eux avec raison, car les socialistes sont toujours prêts à voter les aggravations d’impôts sur les successions, pour les mêmes motifs qui portent les conservateurs à les repousser. Mais ces derniers sont restés inébranlables. En vain M. de Bülow a-t-il rappelé tous les services qu’il leur avait rendus ; en vain les a-t-il assurés qu’ils ne trouveraient jamais un chancelier qui leur en rendit davantage ; en vain leur a-t-il dit qu’il fallait tenir compte des libéraux qui avaient, eux aussi, joué un rôle important dans la fondation et dans le développement de l’Empire : tout cela était vrai, mais est resté inutile, inopérant comme on dit au Palais. Quant au centre catholique, il tenait sa vengeance ; on ne pouvait, guère attendre de lui qu’il la laissât échapper. Il n’aime pas beaucoup plus que les conservateurs l’impôt sur les successions. Pourquoi donc aurait-il voté pour lui ? Pour sauver le chancelier ? C’est plus qu’on ne devait attendre de sa charité chrétienne. Avec les conservateurs et les Polonais il a formé une majorité plus homogène assurément que celle que M. de Bülow avait encore la veille, et, après avoir voté l’impôt sur les opérations de Bourse, en dépit des efforts du gouvernement, il a repoussé l’impôt sur les successions. En première lecture, il en avait laissé passer une partie ; mais à la seconde, il a repoussé le projet tout entier. Pas une syllabe n’en est restée, de sorte qu’on doit le considérer comme définitivement enterré. Le gouvernement, s’il s’obstine malgré tout à le présenter une fois de plus, ne peut le faire que dans une session nouvelle. Pour le moment, l’échec est complet, et tout ce qui avait précédé le rend très retentissant.

Lorsque le vote a été acquis, l’émotion, partout, a été très vive. Les uns croyaient que le chancelier allait tirer de sa poche un décret qui dissoudrait le Reichstag ; d’autres espéraient que la discussion continuerait, et que c’est seulement lorsqu’elle serait finie que le chancelier verrait ce qu’il devrait faire ; d’autres enfin parlaient de sa démission. Mais le chancelier n’est responsable que devant l’Empereur, et on se demandait, dans le cas où il lui offrirait sa démission, si celui-ci l’accepterait. La veille même du vote, l’Empereur n’avait-il pas, dans un discours public, pris fait et cause pour le système d’impôts proposé et défendu par son chancelier, et exprimé l’espoir que le Reichstag aurait le bon sens et le patriotisme de le voter ? En présence de ces solutions contradictoires, l’esprit public restait incertain. Une note officieuse, publiée dans les journaux, ne lui avait apporté qu’une lumière clignotante, qui ne lui permettait guère d’y voir plus clair. L’avis le plus répandu était que le chancelier ne se démettrait pas, qu’il attendrait la fin du débat. L’événement a démenti la première partie de ces prévisions ; le prince est parti pour Kiel, où l’Empereur est en ce moment, et il a offert sa démission : on ignore encore ce qu’a décidé le souverain. Quoi qu’il en soit, la situation de M. de Bülow est assurément très ébranlée ; il semble difficile qu’elle se l’établisse d’une manière complète et durable. Rarement, en effet, la barque gouvernementale a été secouée avec plus de force ; rarement surtout l’orage s’est déchaîné sur le pilote avec plus de violence. Toutefois, si l’Empereur reste d’accord avec son gouvernement, si l’amertume de certains souvenirs récens est dissipée chez lui, s’il continue de soutenir le chancelier, nous assisterons à des combinaisons nouvelles qui donneraient en France et y seraient même impossibles, mais qui peuvent fort bien se réaliser en Allemagne. L’Allemagne, en effet, n’a pas le gouvernement parlementaire. Le Reichstag est un instrument, dont on ne peut pas se passer sans doute, mais qu’on tourne et qu’on retourne dans la main de manières très différentes jusqu’à ce qu’on saisisse le joint par où il peut servir. Il n’est pas le maître, et il le sait bien.

Ce qui nous intéresse le plus en tout ceci, à Berlin comme à Londres, c’est le spectacle d’un gouvernement qui, après avoir engagé de grandes dépenses, fait des efforts laborieux pour trouver le moyen de les payer. Cette leçon devrait nous être utile ; nous doutons pourtant qu’elle le soit.


Nous sommes obligés de revenir sur les démonstrations francophiles qui se produisent en Italie : nous le ferons brièvement, mais très cordialement. L’anniversaire de la bataille de Solférino a été magnifiquement fêté dans toute la péninsule : les Chambres et le gouvernement se sont associés aux sentimens du pays. Comment ne nous y associerions-nous pas, nous aussi ? En dépit de quelques malentendus, la France a toujours aimé l’Italie, et elle est heureuse de se sentir aimée par elle. On peut voir aujourd’hui combien ont été maladroits et coupables ceux qui ont cherché à brouiller les deux pays. L’Italie et la France n’ont nulle part dans le monde des intérêts qui ne puissent pas se concilier et elles en ont beaucoup qui les rapprochent. Rien n’empêche donc les cœurs de parler, et ils le font en ce moment, des deux côtés de la frontière, avec un merveilleux élan. Avons-nous besoin de dire qu’il n’y a là de menace contre personne ? De grands souvenirs historiques perdent, avec la distance des années, tout ce qu’ils ont pu autrefois comporter de tristesse pour quelques-uns : ces tristesses n’entretiennent même plus de regrets. Des préoccupations nouvelles sont nées. L’Italie et la France peuvent donc s’abandonner à la spontanéité de leurs sentimens et se rappeler qu’elles ont fait de grandes choses ensemble. Cette pensée est réconfortante : leur histoire commune n’est pas finie.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.