Chronique de la quinzaine - 30 juin 1921
Chronique - 30 juin 1921
En suivant ces jours-ci, par une froide matinée de printemps, le cortège funèbre de M. Antonin Dubost, je me rappelais avec émotion tant de cérémonies tristes ou joyeuses où nous nous étions trouvés côte à côte pendant sept ans. M. Crozier, qui a été, avant M. Mollard et M. William Martin, le chef du protocole républicain, m’a dit, un jour, à quelle date et par qui avait été institué l’usage d’encadrer, dans toutes les occasions solennelles, le chef de l’État entre les deux présidents des assemblées parlementaires. J’ai oublié ce point d’histoire ; mais le fait est qu’aujourd’hui, dans la plus grande partie de son rôle représentatif, le Président de la République ne se montre guère qu’accompagné de deux satellites. Avant la guerre, j’avais eu ainsi le plaisir de rencontrer M. Dubost aux revues, aux courses, aux inaugurations, aux réceptions de souverains étrangers. Mais les propos que nous avions échangés, pour affectueux qu’ils fussent, n’avaient pas, je l’avoue, laissé dans ma mémoire des traces bien profondes. Je savais que M. Dubost était un esprit très cultivé, qu’il lisait beaucoup, qu’entre deux séances du Sénat, il dévorait les revues et les livres d’histoire. Je n’ignorais pas qu’il se piquait de philosophie et qu’il se flattait d’être un fidèle disciple d’Auguste Comte. Mais pourquoi ne pas l’avouer ? Son érudition me semblait parfois un peu envahissante et son positivisme un peu intransigeant. Il m’arrivait même de maudire l’une et de railler l’autre. Il faut que j’en fasse la confession : je fréquentais M. Antonin Dubost depuis près de trente ans et cependant, avant le mois d’août 1914, je ne le connaissais pas.
La guerre l’a transfiguré. Patriote ardent, il n’a plus songé qu’à la victoire. Il n’a pas eu une heure de doute ou d’hésitation. Dans les journées les plus sombres, il a gardé intacte sa foi en la France. Elles étaient loin de nous, les grandes parades officielles du temps de paix. On ne voyait plus nulle part les trois présidents, l’un la poitrine barrée du cordon rouge, les deux autres ornés de leur écharpe tricolore ; ils sortaient encore souvent ensemble, mais en vestons et en chapeaux mous. Ils se retrouvaient au chevet des blessés ; ils visitaient les régions dévastées ; quelquefois même, ils faisaient tous les trois des voyages aux armées. De temps en temps, le Président du Sénat me disait : « Quand nous menez-vous au front, Deschanel et moi ? » Et, dès que j’avais organisé la tournée, il exultait. Lorsque je l’ai conduit à Thann et à Massevaux, je lui ai procuré, j’en suis sûr, une des grandes joies de sa vie. Je le revois encore, à mes côtés, sur la jolie terrasse de Wesserling, serrant la main à des Alsaciens, vétérans de 70, et saluant de vieux drapeaux, restés cachés pendant quarante-quatre ans. Il était déjà presque aussi heureux qu’il devait l’être à Metz, à Colmar et à Strasbourg, après l’armistice, aux jours merveilleux de décembre 1918.
Mais c’est dans mon cabinet que j’ai le mieux appris à le connaître et à l’estimer. Il venait me voir régulièrement une fois ou deux par semaine, pour se renseigner sur les événements diplomatiques et militaires. Chaque fois que j’ai eu à lui demander un avis, la réponse qu’il m’a faite était celle que commandait le patriotisme. Implacable contre la trahison, impitoyable contre le défaitisme, inexorable contre les fantaisies et le dilettantisme des politiciens, il n’admettait ni les manœuvres pacifistes, ni les compromissions, ni les défaillances. A certains jours, lorsque les choses semblaient aller mal, son inquiétude se trahissait dans des gestes nerveux, dans des interrogations plus pressantes qu’à l’ordinaire ou dans de longs silences qui coupaient sa conversation. Mais il essayait de me cacher ses appréhensions et je crois qu’il ne se les avouait pas à lui-même. Il les eût considérées comme les marques d’une faiblesse coupable. Il se raidissait contre la fortune et regardait certainement comme un devoir de sa charge de donner l’exemple de la fermeté et de répandre la confiance autour de lui.
Au Sénat, s’il rencontrait, par hasard, un pessimiste, il fonçait sur lui. Un jour, préoccupé de certaines intrigues de couloirs, j’avais, dans un discours, adjuré mes auditeurs de dépister et de démasquer les calomnies allemandes qui se glissaient dans l’ombre sous des traits hypocrites, de prendre au collet les semeurs de découragement et les marchands de fausses nouvelles, et de leur répéter, comme Démosthène à Eschine : « Celui qui trouve un profit du même côté que l’ennemi, celui-là ne saurait aimer sa patrie. Si l’étranger remporte un avantage, on ne me voit pas, superbe et triomphant, paraître sur l’Agora, serrer les mains, raconter partout l’événement avec une joie mauvaise. Si c’est à nous qu’un succès arrive, je ne vais pas baissant les yeux, tremblant et gémissant, comme ces hommes dénaturés qui détestent la gloire de leur pays et oublient qu’elle est la leur. » Dubost avait immédiatement saisi mon allusion, et il était accouru pour me féliciter. Il pensait avec raison qu’il avait, pour une part, la garde du moral du pays et il remplissait sa mission avec une vigilance qui ne se relâchait pas un instant. Dans la plus épouvantable tourmente qui se soit jamais abattue sur notre pays, il est resté, du commencement à la fin, digne du haut poste qu’il occupait. Certes, si l’Assemblée qu’il a présidée pendant toute la guerre s’est elle-même montrée pleine de sang-froid et de fermeté, je ne prétends pas que ce soit à lui qu’il faille en attribuer tout le mérite. Mais son optimisme calme et raisonné n’a pas été étranger à cet état d’esprit collectif. Il a été un bon berger et un bon guide. Il n’a songé qu’à la patrie et il l’a vaillamment servie.
Pendant les négociations de paix, M. Antonin Dubost n’avait cessé de recommander les solutions les plus favorables à la France. Il avait vivement insisté, dès l’armistice, pour que les difficultés financières fussent réglées par des ententes interalliées et il avait même directement exposé ses idées à M. Wilson, qui les avait accueillies sans enthousiasme. Le traité signé, il l’avait accepté comme un pis aller, mais avec la résolution bien arrêtée de n’en rien abandonner, et dans toutes les difficultés qu’a, depuis lors, suscitées l’Allemagne, il a toujours été l’ennemi des atermoiements et des concessions. Il est de ceux qui n’ont pas attendu les derniers événements pour se rendre à l’évidence. Il a, tout de suite, crié gare. Il connaissait l’Allemagne et savait que pour elle la douceur et les grâces ne sont qu’un encouragement à la résistance. Nous ferons bien de ne pas oublier les conseils qu’il nous a donnés. Ils sont plus que jamais appropriés aux circonstances.
Les funérailles solennelles de l’ancienne impératrice Augusta-Victoria, les acclamations dont ont été salués Hindenburg, Ludendorff et Tirpitz, le ton de plus en plus insolent de la presse germanique ne peuvent nous laisser aucune illusion sur les dispositions de l’Allemagne. Suivant sa méthode habituelle, pour justifier sa mauvaise volonté, elle nous accuse des pires desseins. De même qu’avant le mois d’août 1914, nous voulions l’encercler, l’isoler et l’attaquer, de même aujourd’hui nous voulons la démembrer et la détruire. Le Hann Kurier se lamente, parce que, prétend-il, c’est M. Poincaré qui gouverne maintenant en France sous le nom de M. Briand. Et la Deutsche Zeitung répète, à son tour, cet enfantillage. « Depuis longtemps, assure-t-elle, M. Briand ne sait plus résister au grand inquisiteur Poincaré ni aux autres « apôtres de la civilisation, » qui ne voient le salut de la France que dans l’anéantissement de l’Allemagne. » De son côté, M. Ruthardt Schumann s’indigne, dans les Preussiche Jahrbücher, des sentiments d’hostilité qui animent, suivant lui, la France contre l’Allemagne et qui sont, dit-il, inconnus à l’âme innocente de son pays. Il reconnaît lui-même notre « prépondérance militaire et morale ; » mais il est convaincu que nous l’exagérons par vanité, qu’elle nous inspire une sorte de folie des grandeurs, et qu’elle exaspère en nous une animosité, qui est, d’ailleurs, d’après lui, aussi vieille que la nationalité française et qui se manifeste contre tout ce qui est allemand. Et il conclut : « L’hostilité entre la France et l’Allemagne ne disparaîtra pas, car elle a ses causes dans l’essence et dans les conditions d’existence des deux peuples. »
Voilà qui est rassurant pour l’avenir et qui promet encore de beaux jours à l’Europe. On recommence à raisonner en Allemagne comme avant la guerre. On ne peut plus, sans doute, nous attribuer des idées de revanche, puisque nous sommes vainqueurs ; mais on nous prête des rêves d’orgueil et d’ambition. Nous sommes une nation turbulente, ivre d’elle-même, qui conserve perpétuellement dans l’esprit l’image du Français casqué, vêtu de bleu horizon, montant à l’assaut parmi les ruines fumantes. Tel est le portrait qu’on répand de nous dans le monde entier, pour essayer de nous rendre, à la fois, odieux et ridicules. Aux États-Unis, la propagande s’accompagne des récits les plus calomnieux sur la conduite de nos troupes dans les pays occupés. La « honte noire, » « l’horreur sur le Rhin, » forment, en Amérique, le thème d’articles quotidiens et de discours prononcés dans de vastes meetings comme celui de Madison Square Garden. Il a fallu que le général Pershing et nos fidèles amis de l’American Légion fissent entendre de vives protestations contre cette campagne de mensonges pour qu’elle commençât à se ralentir devant leur contre-offensive. Ceux des Allemands qui sont de bonne foi ne peuvent cependant prendre leurs propres inventions pour des vérités. La France ne ressemble point à la caricature qu’ils en font. Elle sait au prix de quels sacrifices elle a gagné une guerre qu’elle n’avait ni désirée ni provoquée ; elle a recouvré les provinces dont elle avait été séparée. Quelle qu’ait été l’injustice de l’attaque allemande, quels qu’aient été les crimes commis sur son territoire par les armées d’invasion, elle ne forme d’autre souhait que de consolider une paix si chèrement acquise. Nous ne nous lasserons pas de le redire : lorsqu’elle réclame l’exécution du Traité, elle n’obéit point au ressentiment et à la rancune ; elle n’est poussée que par deux grandes raisons, l’une morale, qui est un besoin de justice, l’autre matérielle, qui est la nécessité de vivre.
Elle plie sous le poids des dépenses que les manquements de l’Allemagne l’ont déjà contrainte à supporter. Dans le remarquable rapport qu’il a fait à la Chambre sur le budget des régions libérées, M. d’Aubigny a montré que, contrairement aux affirmations allemandes, il a déjà été accompli, dans les départements dévastés, de prodigieux efforts de reconstruction. Au 31 décembre 1920, sur cinquante-deux mille kilomètres de routes détruits par l’ennemi, trente mille ont été réparés. Quatre-vingts pour cent des ouvrages d’art démolis ont été rétablis. Deux cent quarante-neuf mille maisons endommagées ont été remises en état. Cent vingt mille habitations provisoires ont été construites. Il n’est donc pas vrai que, comme l’Allemagne a osé le dire à l’Amérique, nous ayons éternisé, par maladresse, par négligence, ou par calcul, la misère de nos communes ruinées. Nous avons, au contraire, et malgré des difficultés considérables, obtenu partout des résultats, qui sont loin certes d’être satisfaisants, mais qu’on ne pouvait pas espérer il y a quelques mois. Or, qui a payé jusqu’ici les frais de tous ces travaux ? La France seule. Reportez-vous aux chiffres donnés par M. de Lasteyrie et M. Maurice Bokanowski, rapporteurs généraux adjoints de la Commission des Finances de la Chambre. Sur les dépenses qui incombent à l’Allemagne et qui sont aujourd’hui inscrites dans un budget d’avances recouvrables, nous trouvons vingt-sept milliards deux cents millions déjà versés pour les pensions et les allocations, vingt- sept milliards huit cents millions déjà employés dans les réparations, quatre milliards représentant les intérêts des sommes empruntées, deux milliards correspondant aux frais d’entretien des armées d’occupation ; soit, au total, une somme de soixante et un milliards que la France a dépensée pour le compte de l’Allemagne. Voilà où nous en étions un an et demi après la paix et, depuis le 31 décembre 1920, cela continue, tout simplement.
Et cependant la France ne peut trouver indéfiniment de l’argent pour faire face à ces avances. Elle n’a malheureusement pas à sa disposition des ressources inépuisables. A quels expédients serait-elle réduite demain, si l’Allemagne ne payait pas ou si nous ne savions pas décidément nous payer sur l’Allemagne ? Énorme est la tâche de reconstruction qui reste inachevée. En supposant que les travaux à entreprendre puissent, sans une gêne excessive pour les populations sinistrées, être échelonnés sur une période un peu longue, de dix ans par exemple, il faudra, pour les réparations, une dépense annuelle qui, d’après les évaluations administratives, atteindra huit milliards. Si nous y joignons un minimum de quatre milliards pour les pensions militaires et deux milliards pour les intérêts des emprunts, nous voilà forcés de porter, pendant dix ans, au budget des dépenses recouvrables, des crédits qui s’élèveront à une moyenne de quatorze milliards.
Ce n’est assurément pas la taxe de 50 pour 100 sur le prix des marchandises importées par les pays alliés qui aidera la France à se rembourser de ces avances. Les Chambres viennent de voter sans enthousiasme le projet de loi imaginé par nos amis d’Angleterre. Elles ne se sont fait aucune illusion sur le résultat à en attendre. Pour que la taxe prévue nous procurât des recettes, il aurait fallu qu’elle pût être établie ; et pour qu’elle pût être établie, il aurait fallu que les Alliés fussent d’accord avec le gouvernement du Reich. Mais, loin de se prêter à la combinaison, l’Allemagne s’est empressée de faire savoir à ses nationaux que, s’ils exportaient leurs marchandises dans les pays alliés, et si, en application de la nouvelle loi, les acheteurs y versaient à l’État la moitié du prix, les vendeurs ne seraient pas payés de cette moitié par le Reich. Conséquence : les industriels et les commerçants allemands ont, avec un ensemble parfait, suspendu leurs exportations vers les pays alliés. La taxe ne rapportera donc rien à la France et elle présentera, en revanche, l’inconvénient de nous priver de matières premières qui pouvaient nous être utiles et même indispensables.
Nous avons ainsi les mains vides. C’est, bien entendu, le moment que l’Allemagne a choisi pour recommencer à se moquer de nous. Elle ne voyait pas sans appréhension approcher cette date fatidique du 1er mai, à laquelle, d’après l’article 233 du traité, la Commission des Réparations devait avoir notifié au gouvernement allemand « le montant des dommages, comme représentant le total de ses obligations. » Les déclarations solennelles et réitérées de M. Briand, les consultations militaires, les dispositions préparatoires déjà prises, ne laissaient à l’Allemagne aucun doute sur les intentions du Gouvernement français. Elle s’est donc jetée dans ces « convulsions de la ruse » qu’avait prédites le président du Conseil et elle a multiplié les manœuvres pour détourner le coup dont elle était menacée. Elle avait souvent essayé de s’appuyer sur l’Angleterre pour se dérober à ses engagements envers nous ; elle a tenté de s’appuyer sur l’Amérique, pour nous embarrasser, les Anglais et nous. Elle comptait que son infernale propagande n’aurait pas été sans ébranler un peu l’amitié dont les États-Unis nous ont donné des preuves si touchantes et elle espérait que tout le talent de M. René Viviani et toute l’autorité de M. Jusserand seraient impuissants à remonter le courant déchaîné par les germanophiles. Elle savait que l’Amérique n’est malheureusement pas toujours renseignée d’une manière très exacte sur les choses d’Europe et qu’à la distance où elle est de nous, il est quelquefois aisé de la tromper. Pour avoir un exemple des erreurs d’optique auxquelles elle est exposée, nous n’avons qu’à parcourir une étude qu’a récemment publiée M. Pierrepont B. Noyes, ancien commissaire des États-Unis dans les territoires rhénans, sous le titre significatif : Pendant que l’Europe attend la paix, While Europe waits for peace. M. Pierrepont B. Noyes n’est pas le premier venu. Pendant les négociations de 1919, avant la signature du traité de Versailles, il faisait déjà partie de la commission provisoire de la Rhénanie ; et c’est lui qui, le 27 mai 1919, a soumis au président Wilson et fait adopter un programme d’occupation tout à fait opposé à celui que demandait le maréchal Foch. Il a été, depuis lors, délégué américain à la Haute-Commission interalliée de la rive gauche. Il a été président de la Commission interalliée du charbon en territoire occupé. C’est donc un personnage important. C’est, en outre, un esprit très distingué. Il a donné naguère sa démission des fonctions qu’il remplissait et le bruit a couru, en Amérique comme en France, qu’il se retirait en manière de protestation contre les procédés de l’Entente en Rhénanie. Il n’a certainement aucune prévention contre la France. Il rend hommage à son courage, à sa sagesse, à son esprit de sacrifice. Il fait l’éloge de M. Tirard et du général Degoutte. Il trace un tableau fidèle de la désolation de nos provinces du Nord et du Nord-Est. Il va même jusqu’à engager les États-Unis à nous faire remise de notre dette envers eux. Mais à des observations bienveillantes il mêle une multitude d’appréciations inexactes. Je néglige des erreurs de détail, si singulières et si graves qu’elles soient, comme l’aliégation qu’au mois de mars 1920 le délégué français à la Commission des Réparations aurait maintenu, vis à vis de l’Allemagne, dans la question du charbon, des exigences excessives ; un accord s’est, au contraire, établi, à cette date, devant la Commission, entre experts allemands et experts français, grâce à l’esprit de conciliation de ces derniers. Mais la question est secondaire et M. Pierrepont B. Noyes commet des méprises plus étranges et moins excusables, lorsqu’il écrit des phrases comme celles-ci : « Tous les esprits cyniques, pessimistes ou franchement militaristes de l’Europe se réjouissent avec les Français de l’inauguration victorieuse de la politique de Millerand… Une France ruinée par la guerre s’arroge, avec l’aide de la petite Belgique, de l’Italie miséreuse et d’une Pologne abusée, la domination militaire de l’Europe… Depuis que l’Amérique a déserté, la politique française est empoisonnée par le rêve de fomenter au sein des divers États allemands des mouvements séparatistes, d’établir sur le Rhin la frontière orientale de la France, d’installer sur la frontière orientale de l’Allemagne une Pologne militariste, de procéder à de nouvelles invasions de l’Allemagne. » Rien que cela. Voilà comment M. Pierrepont B. Noyes, après avoir surtout séjourné en Allemagne, a vu la France ; et voici comment il a vu l’Italie : « L’Italie a échangé le libéralisme du premier ministre Nitti contre le nationalisme sordide d’un Giolitti. »
On s’explique que l’Allemagne, se connaissant des complaisances de ce genre dans quelques milieux américains, se soit fait l’illusion de circonvenir le Gouvernement des États-Unis lui-même. Les déclarations précédentes du président Harding et de M. Hughes ne lui permettaient pas, sans doute, de penser qu’elle aurait complètement gain de cause à Washington. Tous deux avaient dit qu’elle devait réparer aussi largement que possible, to make reparation as far as possible. Mais la formule était assez élastique pour que l’Allemagne se flattât de tirer dessus sans rien briser. L’essentiel n’était-il pas de gagner du temps et d’amuser le tapis ? M. Simons a donc saisi les États-Unis, avec la collaboration d’un publiciste germano-américain, M. Karl von Wiegand, d’une des demandes les plus ambiguës qui fussent jamais sorties d’une chancellerie. Le Vatican, pressenti, ayant refusé d’intervenir à Washington, le Gouvernement du Reich est allé frapper directement à la porte de la Maison-Blanche. L’Allemagne priait « respectueusement » le président Harding « de servir de médiateur dans la question des réparations et de fixer la somme à payer par l’Allemagne aux Puissances alliées ; » et elle ajoutait qu’elle était prête « à accepter, sans condition ni réserve, de payer aux Puissances alliées telle somme que le Président, après examen et enquête, considérerait comme juste et équitable. » Cette démarche insolite était, de la part du gouvernement allemand, une nouvelle violation du Traité de Versailles. C’était une tentative pour dessaisir la Commission des Réparations et pour remettre en discussion, devant les États-Unis, toutes les conditions de la paix. L’Amérique, il est vrai, n’a pas ratifié le Traité et elle est libre, en ce qui la concerne, d’y apporter demain, d’accord avec l’Allemagne, les dérogations qu’elle jugera convenables. Mais le Reich et nous, nous avons donné au Traité une adhésion régulière et irrévocable ; il a été voté, ratifié, promulgué, en Allemagne et en France ; il est devenu, pour les deux pays, contrat diplomatique et loi d’État. L’Allemagne ne peut donc demander à personne d’alléger ou de modifier les obligations qu’elle a souscrites.
Elle ne semblait pas, d’ailleurs, très exactement fixée sur le caractère des bons offices qu’elle voulait demander aux États-Unis. Était-ce une médiation, comme celle dont se chargea, en 1885, le Pape Léon XIII, dans le différend qui avait éclaté entre l’Espagne et l’empire d’Allemagne, à propos des Carolines et, en particulier, de cette île de Yap, redevenue aujourd’hui une pomme de discorde, mais cette fois entre l’Amérique et le Japon ? Était-ce une entremise complaisante, un effort de conciliation bénévole, un service officieux d’amiable compositeur ? Les termes dont se servait M. Simons indiquaient plutôt qu’il s’agissait d’un arbitrage proprement dit, avec compromis et sentence, et que l’Allemagne s’en rapportait, par avance, à la décision du Président des États-Unis. D’après les explications qu’a fournies au Reichstag, devant une assemblée mécontente et houleuse, le ministre des Affaires étrangères du Reich, le président Harding, saisi de cette demande équivoque, aurait décliné le rôle d’arbitre et accepté celui de médiateur. Par un fâcheux dérèglement de l’esprit, le Gouvernement allemand a pris ses désirs pour des réalités. Le Président des États-Unis n’a pas plus consenti à être médiateur qu’à être arbitre. Il a parfaitement compris que le Traité donnait à la France des droits inaliénables, sur lesquels aucun débat ne pouvait plus s’ouvrir, devant aucune juridiction, si élevée et si hautement impartiale qu’elle fût.
Le président Harding et M. Hughes sont des hommes de conscience et de devoir. Depuis quelques semaines, ils ont, en outre, longuement conféré avec MM. Viviani et Jusserand ; ils sont aujourd’hui renseignés, tant sur les méthodes du Reich et sur ses procédés dilatoires, que sur la nécessité où se trouve la France d’obtenir enfin le paiement des réparations qui lui sont dues. Ils savent que nous ne pouvons considérer le Traité de paix comme un chiffon de papier et ils ne se seraient pas hasardés à nous proposer de le déchirer. Mais, à travers l’Océan, comment distinguer très nettement tous les dessous de la politique allemande ? Un non pur et simple du président Harding aurait cruellement embarrassé M. Simons et aurait peut-être amené le Reich à faire des propositions sérieuses et à offrir des gages. Dans une noble pensée de pacification, le Président a cru devoir envelopper son refus de quelques phrases lénitives. Il a formé le vœu que des négociations pussent être reprises immédiatement entre l’Allemagne et les Alliés ; il a exprimé l’espoir « que le gouvernement allemand formulerait promptement des propositions présentant une base convenable de discussion ; » et il a ajouté, en des termes qui ont donné lieu, en Allemagne, aux interprétations les plus diverses : « Si le Gouvernement allemand s’engage dans cette voie, le Gouvernement des États-Unis examinera la question de soumettre l’affaire à l’attention des Alliés d’une manière acceptable pour ces derniers, afin que des négociations puissent être rapidement reprises. » Déclarations pleines de prudence et de discrétion, où le Président accumulait intentionnellement les réserves : Si le Gouvernement allemand... le Gouvernement des États-Unis examinera... soumettre l’affaire à l’attention des Alliés... la leur soumettre d’une manière acceptable pour eux... la leur soumettre en vue d’une négociation à reprendre entre eux. Ce sont eux qui resteront maîtres ; le Gouvernement des États-Unis ne décidera rien ; il transmettra une proposition, si elle lui parait digne d’être transmise. Rien de plus ; pas d’arbitrage, pas de médiation. Mais M. Simons ne s’arrête pas à ces restrictions ; il annonce au Reichstag que le président Harding, tout en déclinant l’arbitrage, accepte la médiation et que, par suite, le Gouvernement allemand établit un projet de réparations, pour l’envoyer à Washington. En même temps, l’Allemagne fait savoir à Londres qu’elle est prête à communiquer des propositions définitives, et elle adresse à la Commission des Réparations un nouveau programme ou, plus exactement, une nouvelle édition, très légèrement remaniée, des programmes antérieurs. Elle encombre toutes les agences de l’univers d’exposés de ses offres et elle s’imagine ainsi faire au monde la démonstration de sa bonne volonté. Mais il faudrait que le monde fût bien complaisant ou bien distrait pour se laisser prendre à ces manifestations bruyantes. Le plan de reconstruction que propose l’Allemagne, nous le connaissions déjà, et les précisions qu’elle y ajoute aujourd’hui ne sont pas pour nous rassurer, puisqu’elle promet, par exemple, d’ici à l’hiver, vingt-cinq mille baraques provisoires en bois, alors qu’il en faudrait environ dix fois plus. A la Commission des Réparations, le Reich ne dit, d’ailleurs, pas un seul mot du remboursement des pensions, ni des paiements en espèces. Nous en restons donc toujours exactement au même point. D’autre part, à l’injonction que le gouvernement allemand avait reçue de transférer dans les succursales de Cologne et de Coblence toute l’encaisse métallique de la Reichsbank, la Kriegslasten Kommission a répondu, qu’il lui était impossible d’accéder à cette demande, qu’elle ne voulait pas bouleverser davantage le change allemand et que, tout ce que pouvait faire le Reich, c’était d’étendre jusqu’au 1er octobre prochain l’interdiction pour l’Allemagne d’exporter de l’or. Toujours la même ironie alternant avec la même insolence.
A la veille du 1er mai, l’Allemagne n’a donc pas pris la peine de se mettre en règle avec le Traité. Elle a cherché à doubler l’échéance sans trop de dommages et à gagner du temps pour éviter les mesures annoncées par M. Briand : huissier, gendarme et main au collet. Recommencer les conversations, les traîner en longueur, retourner à Londres, à Bruxelles, à Spa, quelle heureuse fortune si, au lieu de se voir prendre des gages, au lieu d’être forcée d’abandonner aux Alliés l’administration de ses douanes, le commerce de son charbon, l’Allemagne pouvait revenir au chemin fleuri des conférences et renouveler, dans les coulisses du Conseil suprême, les intrigues nocturnes qui ont naguère failli lui valoir de si belles concessions ! Tel était le but essentiel de la manœuvre allemande, nous éblouir par de vagues promesses, au moment où M. Briand était, à son tour, à Lympne, l’hôte de sir Philip Sassoon et allait s’entendre avec M. Lloyd George sur les garanties d’avenir dont la France tout entière proclame la nécessité.
Mais, même reprise sur le conseil et sons les auspices des États-Unis, une conversation ne nous donne, pour plus tard, aucune sécurité, si elle n’est pas précédée d’une prise de gages, qui nous offrent, d’une manière permanente, des moyens de recouvrement. Assurément, si les États-Unis se portaient garants de l’Allemagne, s’ils nous proposaient leur propre caution, nous pourrions renoncer, en toute tranquillité, à l’occupation de la Ruhr ou à une mainmise sur les douanes du Reich. Mais, pour que cette garantie solidaire fût effective, il faudrait que le président Harding, après avoir déclaré qu’il ne voulait pas engager la responsabilité de l’Amérique dans les affaires européennes, changeât bien inopinément d’avis ; il faudrait, en outre, que cet invraisemblable engagement fût pris par le Sénat américain. A défaut de cette solidarité financière, une seule chose pourrait nous rassurer : la promesse des États-Unis que, si l’Allemagne ne tenait pas sa parole, ils seraient à côté de nous pour la contraindre et s’associeraient aux mesures de coercition que nous serions forcés de prendre. Mais encore cette assurance ne serait-elle tout à fait déterminante que si elle était, elle aussi, corroborée par un vote du Sénat américain et si les États-Unis conservaient en Europe, jusqu’à paiement total de la dette allemande, des moyens d’action suffisants. En dehors de ces combinaisons, qui paraissent chimériques ou dont nous ne pouvons, du moins jusqu’ici, espérer la réalisation, il n’y a rien qui soit de nature à remplacer des gages. Laisser passer, sans les prendre, l’échéance du premier mai, ce serait donner une prime scandaleuse à la mauvaise foi du gouvernement allemand et nous désarmer définitivement vis-à-vis de lui. Quelle que soit la forme des entretiens que nous pouvons avoir avec lui, qu’ils soient directs ou indirects, spontanés ou suggérés, à quelques conclusions qu’ils aboutissent, l’Allemagne ne sera jamais à même de nous payer, en un court espace de temps, le montant de notre créance ; le règlement sera toujours espacé sur un plus ou moins grand nombre d’annuités ; nous resterons donc exposés à des mécomptes ultérieurs. Pour nous prémunir contre ces périls futurs, dont le présent et le passé nous ont déjà trop clairement montré la vraisemblance et la gravité, nous avons besoin d’avoir et de garder entre les mains de solides nantissements et d’être en mesure de recouvrer nous-mêmes, le cas échéant, les sommes qui nous sont dues. Tout le reste n’est que du vent.
RAYMOND POINCARÉ.
Le Directeur-Gérant :
RENÉ DOUMIC.
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