Chronique de la quinzaine - 30 juin 1922

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René Pinon
Chronique de la quinzaine - 30 juin 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 230-240).

Chronique 30 juin 1922


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

Le maréchal sir Henry Wilson vient de tomber victime des fatalités historiques ; il a été assassiné à Londres, le 22 juin, par deux sinn-feiners. La mort de ce grand soldat de la Grande Guerre, de cet ami éclairé de la France, provoque chez nous d’unanimes regrets, une indignation générale. Le deuil du peuple anglais est aussi celui du peuple français. Une véritable « entente cordiale » unissait le maréchal Wilson au maréchal Foch, et cette bonne harmonie a été un facteur important de la victoire. Le roi George, répondant aux condoléances émues du Président de la République, parle des « sentiments d’affection passionnée pour votre pays, votre nation et votre armée, » qui marquaient le caractère de sir Henry Wilson. Rien n’est plus vrai. Non seulement il aimait la France, mais, ce qui est plus rare, il la comprenait. Nous écrivions ici, il y a quinze jours : « Le sang coule en ! Irlande ; le canon anglais tonne : c’est le terrible héritage des siècles d’oppression. » Les trop longues souffrances, les haines longtemps comprimées sécrètent un venin spécial qui trouble les esprits et obnubile les consciences faibles : les terroristes irlandais, les nihilistes russes, les révolutionnaires arméniens, en sont de déplorables exemples. Loin de servir la cause qui leur est chère, leurs excès la rendent odieuse. Le crime de deux Irlandais éloigne de l’Irlande des sympathies que les malheurs et la constance de son peuple lui attiraient. Puissent du moins, sur la tombe du glorieux chef, les haines s’apaiser et la paix fleurir ! Les élections d’Irlande sont une défaite significative pour les extrémistes de M. de Valera ; ils n’obtiennent une trentaine de mandats, sur 128, que grâce au système de représentation proportionnelle dont ils ont exigé l’adoption ; le peuple irlandais, dans sa grande majorité, se prononce pour la ratification du traité anglo-irlandais ; il veut la paix. Mais les vieilles plaies sont lentes à cicatriser...

C’est aussi du conflit des forces historiques que meurt Walter Rathenau, assassiné à Berlin le 24. Avant lui, depuis l’armistice, plus de quatre cents personnes sont tombées sous les coups de cette Sainte-Vehme nationaliste et pangermaniste à laquelle appartiennent certainement les meurtriers encore inconnus du ministre des Affaires étrangères allemand. La personnalité de la victime révèle la grandeur du drame. La vieille Allemagne, façonnée par la Prusse et la dynastie prussienne, féodale, militariste, pangermaniste, monarchiste, qui a conduit l’Empire au désastre, à la révolution et à la ruine, n’accepte ni sa défaite, ni sa déchéance ; elle unit dans une même haine la France victorieuse et la nouvelle Allemagne, maîtresse du pouvoir. Rathenau, industriel, juif, démocrate comme Erzberger, catholique et socialisant, symbolisait, aux yeux des hobereaux, cette nouvelle Allemagne. Il soutenait timidement que le Reich devait s’efforcer de tenir ses engagements ; comment le lui auraient-ils pardonné ? Le discours d’Hellferich, d’une violence calculée, sonne comme une condamnation à mort : « c’est vous l’assassin, » lui cria le lendemain Bernstein. L’assassinat de Rathenau ouvre, dans l’histoire intérieure de l’Allemagne, une crise qui sera peut-être décisive ; il pose, devant la politique française, le problème allemand dans toute son ampleur et sa vérité.

Les techniciens sont, par définition, des hommes compétents dans un domaine déterminé et strictement limité ; il n’est point bon qu’ils aspirent à en sortir. Ainsi advint-il des banquiers réunis à Paris, sur l’initiative de la Commission des réparations ; ils devaient donner leur avis sur les conditions dans lesquelles l’Allemagne pourrait conclure un emprunt extérieur, ou une série d’emprunts, pour commencer à s’acquitter des milliards qu’elle doit, non comme vaincue, mais comme responsable de l’agression et des destructions accomplies par ses armées. Il s’agissait d’établir une méthode et de donner à l’Allemagne le moyen de prouver sa volonté de payer. Les banquiers demandèrent et obtinrent de la Commission des réparations, malgré l’opposition du délégué français, un élargissement de leur compétence dont ils profitèrent pour émettre un avis général sur le problème des réparations et déclarer qu’aucun emprunt ne leur paraissait possible pour l’Allemagne, tant que pèserait sur son crédit le fardeau d’une dette de réparations de 132 milliards. Les banquiers se sont défendus de méconnaître les droits des créanciers de l’Allemagne ouïes conditions sans lesquelles aucune réduction ne pourrait être envisagée, M. Pierpont Morgan, avec des paroles très amicales, a déclaré à la presse qu’il ne s’était placé qu’à un point de vue purement technique. L’erreur des financiers a été de ne pas voir qu’ils encourageaient les résistances de l’Allemagne ; défait, depuis lors, la politique, dite d’exécution, du cabinet Wirth est de plus en plus attaquée, vilipendée ; on reproche au chancelier d’asservir l’Allemagne aux volontés de l’Entente, de céder aux exigences de M. Poincaré, qui ne rêve que de l’anéantir. Les concessions faites le 28 mai par le Gouvernement du Reich sont remises en question ; les partis nationalistes somment le chancelier de refuser tout contrôle, de sauver l’indépendance de l’Allemagne. La politique de fraude l’emporte. Non seulement on ne paiera pas, mais on multiplie les publications, les plaidoyers, pour démontrer que l’Allemagne n’est pas coupable de la guerre, qu’elle n’a commis aucune violation du droit des gens : l’Allemagne se pose en victime innocente des persécutions de la France militariste. Jamais, depuis l’armistice, l’orchestre des haines antifrançaises n’a été conduit avec plus d’ensemble. Si le comité des banquiers avait voulu renforcer cette symphonie de mensonges, il n’aurait pu donner une note plus opportune. Il n’a pas compris que la question des réparations, avant d’être financière et politique, est d’ordre psychologique et moral. L’Allemagne en plein travail trouverait du crédit le jour où il serait prouvé qu’elle a le désir honnête, le ferme propos consciencieux de s’acquitter de ses dettes. Un emprunt d’essai deviendrait alors possible ; d’autres suivraient, s’il réussissait. La politique française tendait à éloigner autant que possible et à éliminer l’échéance redoutable pour tous d’une contrainte par la force ; les banquiers l’ont rendue plus probable, peut-être plus proche. Est-ce ce qu’ils cherchaient ? N’ont-ils pas vu que si l’Allemagne ne paie pas, la France sera ruinée ? Le plus inattendu, c’est encore de trouver, au bas de la consultation des banquiers, la signature du délégué belge, M. Delacroix, qui, après avoir voté, comme membre de la Commission des réparations, pour l’extension de la compétence du Comité à l’encontre du délégué français, a encore, comme président du Comité des banquiers, laissé M. Sergent faire cavalier seul dans son refus de signer la consultation. Le Président du Conseil, M. Theunis, sans désavouer M. Delacroix, a affirmé que la Belgique, pas plus que la France, n’admettrait aucune réduction de la dette allemande et que le délégué belge n’avait jamais eu l’intention de s’associer à une manifestation qui aurait pu recevoir une telle interprétation. C’est tout ce qu’il convient de retenir de cet incident.

Il reste que l’idée d’un emprunt allemand, qui avait fait naître de légitimes espérances, est, pour le moment, écartée ; le Comité des banquiers s’est ajourné. S’il reprend ses séances dans quelques mois, quand l’opinion, aux États-Unis et en Angleterre, sera mieux préparée aux solutions nécessaires, ce n’est plus un emprunt allemand à l’extérieur qu’il faudra envisager, mais un emprunt international gagé sur les ressources et le travail allemands et garanti par toutes les Puissances petites ou grandes, belligérantes ou neutres, adhérentes à la Société des Nations. La réparation des dommages faits par l’Allemagne doit être payée par le travail allemand ; mais c’est une question de haute moralité politique, en même temps que d’intérêt général, qui engage tous les États. Il serait très important, pour la France et les autres nations victimes de la guerre, de se voir substituer, comme créanciers de l’Allemagne, l’ensemble des pays civilisés et de se trouver déchargées du rôle nécessaire, mais pénible et finalement dangereux, de créancier exigeant. La justice veut que, dans cette affaire, on cherche à sauvegarder les intérêts et l’avenir des peuples qui ont été les victimes de la guerre avant de penser à l’avantage de ceux qui en ont été les fauteurs. Et finalement tout le monde s’en trouvera mieux.

La ligue britannique de secours aux régions dévastées avait, antérieurement à son arrivée au pouvoir, invité M. Poincaré à des fêtes commémoratives en l’honneur de Verdun ; fidèle à ses engagements, il s’est rendu à Londres, avec Mme Poincaré, du 16 au 19 juin. Sa présence et celle du maréchal Pétain ont été l’heureuse occasion de touchantes manifestations d’amitié et de confiance ; les vrais sentiments du peuple anglais, dans sa grande masse, se sont fait jour avec éclat. Chez nos voisins comme chez nous, les morts parlent haut, et les vivants ont su, avec éloquence, traduire leurs voix. Ainsi tomberont peu à peu les préjugés et les incompréhensions. Il devient de plus en plus difficile de peindre aux Anglais M. Poincaré comme un homme d’État belliqueux et l’Allemagne comme une victime.

A l’issue d’un déjeuner, M. Lloyd George et M. Poincaré se sont ménagé un entretien politique ; ils ont eu la satisfaction de constater que, sur les grands problèmes actuels, leurs points de vue sont moins éloignés qu’on n’aurait pu le craindre. M. Lloyd George n’admet pas que l’Allemagne se dérobe indéfiniment à l’exécution de ses engagements. M. Poincaré a pu annoncer à son éminent collègue que la France acceptait de prendre part à la conférence qui s’ouvre à La Haye. Les experts français, sous la présidence de M. Charles Benoist, notre très distingué ministre en Hollande, ont participé à la préparation du programme. Sous la présidence d’honneur de M. van Karnebeck, ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas, la Conférence de La Haye est, à certains égards, un modèle : point de mise en scène, peu de journalistes, beaucoup de compétences et de travail ; il y a des chances pour que, ne faisant pas de bruit, elle fasse quelque bien. Le Gouvernement britannique, instruit par l’expérience de Gênes, admet maintenant les précautions et les garanties que le cabinet de Paris avait depuis longtemps recommandées comme nécessaires dans toute négociation avec les bolchévistes ; tous les États participant à la Conférence sont d’accord sur une méthode de travail que, naguère, on reprochait à la seule France comme de nature à rendre impossible le succès des négociations. On ne posera aux représentants des Soviets que des questions précises sur lesquelles l’unanimité se sera établie dans les commissions ; La Haye ne sera pas, comme Gênes, une tribune d’où les hommes qui achèvent de tuer le peuple russe pourront vanter les bienfaits de leurs doctrines. Les délégués assemblés à La Haye feront œuvre utile s’ils réunissent une documentation précise sur l’état de la Russie, mais les pourparlers avec les bolchévistes sont condamnés, par leur faute, à n’aboutir à aucun résultat important ; ce sera un résultat que de le démontrer par une expérience loyale.

L’échec de toute entente avec les Gouvernements « bourgeois » est dans la logique de l’évolution actuelle de la révolution russe. Lénine avait, sous la pression de la faim, laissé fléchir la rigidité des principes et fait prévoir une entente avec le capitalisme européen. Ces perspectives nouvelles s’évanouirent à Gênes. Les extrémistes reprirent le dessus ; leur influence est actuellement prépondérante et ils ont obtenu le rejet du traité de commerce négocié à Gênes entre M. Schanzer et M. Tchitchérine. Du coup, celui-ci est resté en panne à Berlin et ne paraît pas pressé de rentrer à Moscou. Les extrémistes au pouvoir entendent jeter, comme un défi à la face du socialisme européen, la tête des « socialistes révolutionnaires » qu’ils jugent actuellement à Moscou ; et l’on peut craindre que les appels des défenseurs belges ou allemands à l’indignation du prolétariat universel ne sauvent pas les victimes. Les maîtres actuels de la Russie ne croient qu’à la violence. Trotzky n’écrivait-il pas à l’Humanité (22 mai) une lettre que l’on peut résumer ainsi : Il faut se servir de l’antimilitarisme pour gagner les paysans français qui répugnent à toutes nos autres idées. Pour nous, il serait criminel. Cultivons la violence. Le pacifisme n’est qu’une « idéologie démocratique bourgeoise. » Là est l’inquiétude de l’Europe ; du rapprochement de telles doctrines avec les faits que citait à la tribune, dans son discours du 22 juin, M. André Lefèvre [1], il nait une triple certitude : les extrémistes russes, s’ils sentent leur pouvoir menacé, peuvent chercher dans la guerre un suprême moyen de révolution et de destruction universelle ; il existe en Allemagne une organisation militaire assez solidement préparée pour leur prêter main forte ; et enfin la conclusion : la solidarité des vainqueurs de la Grande Guerre n’a jamais été plus nécessaire.

Lénine est très malade, paralysé d’un côté par le projectile que logea, dans sa colonne vertébrale, le revolver d’une révolutionnaire russe. Son rôle politique est terminé. De cet homme qui fut, pour la Russie, un maître plus autocrate qu’Ivan le Terrible ou Nicolas Ier, il émanait une autorité capable d’arrêter les querelles et de prévenir les rivalités. Lui disparu, la Russie révolutionnaire ne va-t-elle pas entrer dans une période pire encore de confusion et de batailles ? L’heure des Barras et des Tallien est-elle proche, ou celle des Bonaparte ? Il s’est formé, par l’assassinat, le pillage et la concussion, une bourgeoisie révolutionnaire qui estime que « le temps des troubles » a assez duré, puisqu’elle s’y est enrichie, et que le moment est venu de consolider les résultats acquis. Les sévices que le Gouvernement des Soviets exerce contre l’Église orthodoxe, en alarmant les consciences, apportent un nouvel élément de désordre et de haine. Dans leur détresse financière, les commissaires du peuple ont prétendu s’emparer des richesses des églises ; le patriarche de Moscou a consenti à les mettre à leur disposition pour secourir les affamés, à la seule exception des vases et objets sacrés servant au culte proprement dit ; tant de bon gré que de force, les bolchévistes ont ainsi recueilli des métaux et pierres précieuses pour une valeur d’environ un milliard de francs. Ils ont profité de certaines résistances à leurs exigences pour continuer plus ouvertement la lutte qu’ils ont toujours menée contre les églises et les religions : les emprisonnements d’évêques et de prêtres, les procès, les exécutions se multiplient. L’Église russe souffre persécution pour la justice. Pour frapper à la tête, les bolchévistes ont voulu atteindre Mgr Tikhon, le prélat aimé et respecté du peuple pour ses vertus et son courage, que le Synode de Moscou a élu patriarche en octobre 1917 ; son abdication jetterait le trouble dans l’Église russe et l’on cherche à la lui arracher ; prévenu de crime politique, il est séquestré au fond de quelque couvent ou prison, sans communication avec ses ouailles ; il a désigné un suppléant pour remplir ses fonctions en son absence, mais les tortures morales qu’il endure n’ont pas réussi à le contraindre à une abdication qui serait une désertion. Contre lui, les bolchévistes ont tenté de constituer une Église rivale ; deux évêques et quelques popes auraient prêté leur concours à cet essai de schisme et dressé autel contre autel. Ne serait-ce pas dans la même intention que les maîtres de la Russie se sont prêtés à certains pourparlers, d’ailleurs sans résultats, menés en Italie entre Tchitchérine et Mgr Pizzardo ? En cherchant à attirer en Russie les prêtres ou les religieux catholiques, les bolchévistes n’ont-ils pas eu l’arrière-pensée d’accentuer encore les divisions confessionnelles en laissant croire que le Pape se proposait de profiter des malheurs de la Russie et des souffrances de l’Église russe pour la ramener à l’unité catholique ? Le geste, spontané et d’ailleurs imprudent, de l’archevêque de Gênes a été adroitement commenté pour persuader au peuple et à l’Église russe qu’un accord s’était établi entre le Saint-Siège et le Gouvernement des Soviets, mais on s’est gardé de faire savoir que la diplomatie du Saint-Siège a d’abord cherché à faire servir les bonnes dispositions apparentes de M. Tchitchérine à la libération du patriarche et des ecclésiastiques emprisonnés et au rachat des objets du culte. L’Osservatore romano vient d’en publier les preuves. Le bolchévisme est, par essence, l’ennemi de la chrétienté sous toutes ses formes ; la diplomatie de Pie XI, dans la générosité de ses intentions, a été, comme d’autres, la dupe des attitudes conciliantes de M. Tchitchérine. L’Église russe saura se défendre et souffrir ; ce qui la touchera, c’est moins un secours diplomatique, qui s’est révélé illusoire, que la certitude que, dans ses épreuves, l’Église romaine souffre et prie avec elle.

À Londres, M. Poincaré et M. Lloyd George se sont trouvés d’accord pour hâter les solutions nécessaires dans la question d’Orient et celle de Tanger. La diplomatie française est prête à discuter, quand le Foreign Office y sera lui-même disposé, le statut de Tanger : elle a fait admettre que l’Espagne devait participer en tiers aux négociations. Le Gouvernement français est surtout préoccupé de sauvegarder, à Tanger, les droits du Sultan et le principe de l’unité du Maroc ; la municipalité internationale ne devrait avoir que des attributions proprement municipales, la souveraineté restant au Sultan avec le droit d’avoir une gendarmerie, une garnison, des fonctionnaires. Et si l’on nous objecte que, derrière le Sultan, il y a la France, nous répondons que, l’Angleterre possédant Gibraltar et l’Espagne Ceuta, il n’est que juste que la France, qui a d’immenses étendues de côtes méditerranéennes, exerce, elle aussi, une influence prépondérante sur l’un des ports du détroit que d’ailleurs les conventions internationales interdisent de fortifier. La diplomatie britannique se plaint que la construction du port de Tanger ait été concédée à une société en majorité française ; mais l’adjudication a été faite régulièrement, conformément à l’acte d’Algésiras qui reste en vigueur, et le Sultan a le droit incontestable d’accorder des concessions. La solution de ces difficultés, une note récente du quai d’Orsay indique qu’il serait logique de la chercher, conformément à l’esprit des accords de 1904, dans une négociation qui associerait le règlement de la question de Tanger à celui de la question du canal de Suez. La guerre a permis aux Anglais d’acquérir sur le canal, par l’occupation militaire, une situation de fait qui n’est pas réglée en droit ; l’Angleterre ayant renoncé au protectorat de l’Egypte et le Traité de Sèvres n’étant pas ratifié, la convention de Constantinople du 28 octobre 1888 reste en vigueur ; elle intéresse d’ailleurs toutes les nations, puisqu’elle garantit et réglemente la liberté de la navigation dans le canal [2]. Il y a là matière à négociations, à transactions, qui seront conduites dans l’esprit le plus amical, mais qu’il est nécessaire d’aborder.

En Autriche, un nouveau chancelier et un nouveau ministère viennent d’assumer courageusement la lourde tâche du Gouvernement. Cette suprême tentative pour rétablir l’ordre dans les finances de la nouvelle République mérite d’être énergiquement soutenue par tous les moyens dont disposent l’Entente et la Petite Entente. L’avenir de l’Autriche indépendante n’est pas désespéré ; les métiers travaillent, la terre produit, le chômage est restreint ; c’est la situation financière et monétaire qui est désastreuse et offre aux pangermanistes l’occasion d’une propagande acharnée. La circulation fiduciaire atteignait, le 23 mai, 366 milliards de couronnes et augmentait régulièrement de quinze milliards par semaine ; à la fin de mai, la couronne, qui s’était tenue assez longtemps à 0 centime 08 tombait à 0,04, dépassée seulement dans cette course à l’abîme par le papier bolchéviste. Le chancelier Schober conduisit à Gênes des négociations utiles et put constater qu’il avait conquis l’estime et la confiance de l’Europe ; MM. Ninlchitch, Bratiano et Benès lui promirent en principe, au nom des trois pays de la Petite Entente, de consentir à la suspension du privilège général que l’article 197 du Traité de Saint-Germain établit au profit des réparations ; l’Autriche pourrait ainsi disposer de gages de valeur et contracter des emprunts. L’un des premiers actes de M. Poincaré, en arrivant au pouvoir, fut, après des pourparlers avec nos alliés, de demander aux Chambres l’autorisation d’avancer 55 millions de francs à l’Autriche pour l’aider à stabiliser son change, car ce qui paralyse les affaires, c’est moins le niveau des changes, si bas)soit-il, que son instabilité. Aussitôt l’Angleterre accorda 2 millions et quart de livres, le Gouvernement de Prague 500 millions de couronnes tchécoslovaques et l’Italie 70 millions de lire. Le crédit français fut voté à la Chambre le 7 avril, sur un rapport où M. Noblemaire démontrait avec force que la consolidation de l’Autriche est un intérêt français de capitale importance ; les vacances de Pâques survinrent et c’est seulement le 12 juin que le Sénat put, sur un excellent rapport de M. Dausset, confirmer le vote de la Chambre. Il était déjà trop tard : un nouvel effondrement de la couronne provoquait une crise économique et politique. Au Parlement de Vienne, ni le parti chrétien-social, qui est le plus fort, ni le parti social-démocrate, ne peuvent avoir une majorité sans l’appoint des voix du parti pangermaniste. Son rôle dans la vie politique de l’Autriche devient ainsi beaucoup plus important qu’il ne l’est dans le pays où il ne compte que 123 000 adhérents. La signature, avec la République tchécoslovaque, du traité de Lana (16 décembre 1921), qui constitue une heureuse étape vers une reconstruction économique de l’Europe danubienne, et les négociations de Gênes, valurent à M. Schober l’hostilité du groupe pangermaniste ; les voix socialistes et pangermanistes s’unirent, au Conseil national, pour rejeter un crédit de 120 milliards de couronnes que le Gouvernement déclarait nécessaire ; à son retour d’Italie, le chancelier donna sa démission. Les industriels et les banquiers allemands qui détiennent de gros paquets de billets autrichiens, les jetèrent sur le marché : la couronne s’effondra.

Un ministère pangermaniste et socialiste allait-il se constituer avec, pour programme, le rattachement à l’Allemagne et la socialisation ? Le Dr Otto Bauer, dans un discours aux syndicats ouvriers, exposa son programme : toutes les tentatives « bourgeoises » ont échoué ; il ne reste qu’une ressource, réaliser la fusion du mark et de la couronne ; avec huit milliards de marks l’Allemagne rachètera toutes les couronnes et avec huit autres milliards assurera le fonctionnement des services publics ; ce sera le prélude du rattachement. Le président du Reichstag-, M. Lœbe, invitait M. Bauer à venir conférer avec lui à Berlin. A Vienne, on crut que le rattachement allait s’opérer et ce peuple qui a trop souffert en acceptait sans joie, mais sans résistance, la perspective. Mais on n’ignore pas, en Allemagne, que la réunion de l’Autriche est interdite, que d’ailleurs elle serait un désastre économique et financier, et que la Commission des réparations n’est pas disposée à admettre que l’Allemagne dispose de seize milliards de marks pour violer un article formel du Traité de Versailles. Les Allemands se contentent, pour le moment, de multiplier les manifestations de fraternité, d’acclamer les chanteurs viennois en tournée, et d’acheter, chaque fois qu’ils en trouvent l’occasion, les grandes firmes autrichiennes, comme la Société générale d’électricité (M. Rathenau) l’a fait récemment pour les usines de Wellersdorf et M. Stinnes pour l’Alpine ; mais ils se gardent de soulever la question du rattachement. Cette prudence et les appréhensions que leur inspire la politique de socialisation ont décidé les pangermanistes d’Autriche à prêter leur concours à un nouveau Cabinet bourgeois où les chrétiens-sociaux auraient la majorité. Le président du parti chrétien-social, le Dr Seipel, comprit que l’heure était venue pour lui des initiatives et des responsabilités.

Mgr Seipel, prélat romain, né à Vienne en 1876, est un théologien, un sociologue, un juriste ; ses ouvrages (par exemple : Nation und Staat, 1916) font autorité ; il était professeur à l’Université de Vienne quand, en octobre 1918, il devint ministre de la prévoyance sociale dans le dernier cabinet impérial, présidé par M. Lammasch ; ceux qui, comme nous, ont eu l’occasion de l’approcher, ont conservé de lui l’impression d’un homme de ferme bon sens, de haute droiture, de caractère élevé. Si quelqu’un peut sauver l’Autriche, c’est lui. Le 30 mai, il a constitué son cabinet et l’a fait élire par le Conseil national (101 voix contre 58) ; il est composé de 7 chrétiens sociaux, 3 pangermanistes, un fonctionnaire, M. Grünberger, aux Affaires étrangères. C’est, dit la Reichspost, « une tentative pour sauver l’État à la dernière minute. » Mgr Seipel a exposé son programme : économiser, augmenter les impôts, émettre un emprunt intérieur, réduire le nombre des fonctionnaires, ranimer la production, surtout créer une nouvelle banque d’émission, indépendante de l’État, qui aurait le privilège de l’émission du nouveau papier ; le capital, 100 millions de francs suisses, serait formé par les souscriptions des banques et une partie des avances votées par les Parlements de l’Entente. Ce programme paraît réalisable. Mais les pangermanistes, dont l’appoint est nécessaire à la majorité, laisseront-ils au Dr Seipel la liberté de ses mouvements ? Il doit du moins pouvoir compter sur l’énergique appui de la diplomatie et de la finance de l’Entente. Le maintien d’une Autriche indépendante, inscrit dans les traités, est un axiome de la politique française. C’en est un autre que la reconstruction économique de l’Europe danubienne. Qui veut la fin veut les moyens. C’est toute la question de l’équilibre en Europe, de la sécurité et de la paix qui est en jeu dans cette belle ville de Vienne, qui ne sera plus la capitale d’un grand empire, mais qui ne tombera pas au rang de vassale de Berlin, et qui restera, à la tête de la petite république, un centre économique et un foyer rayonnant d’art et de haute culture.

La mort de M. Take Jonesco prive la Roumanie d’un de ses grands citoyens, la France d’un ami éprouvé, l’Europe d’un homme d’État éminent, qui avait prévu les grands bouleversements de 1914, qui y avait préparé son pays et qui, depuis l’armistice, était devenu l’un des bons ouvriers de la reconstruction. La France partage les deuils et les joies du peuple roumain. Nous ne pouvions, ici, laisser disparaître Take Jonesco sans saluer avec une douloureuse émotion sa mémoire.

Le Congrès argentin vient d’élire Président de la République, M. Marcelo de Alvear, ministre plénipotentiaire à Paris. En élevant à la première magistrature de leur pays l’un des membres d’une des plus vieilles familles aristocratiques de Buenos Aires, les « radicaux » argentins ont concilié les aspirations ardentes de leur démocratie et les qualités de sagesse, de prudence diplomatique et de haute distinction indispensables à un chef d’État qui détient un pouvoir quasi dictatorial. La France se réjouit sans réserve de cette élection. Elle se rappelle que, durant la guerre, le nouveau Président ne négligea aucune occasion de témoigner au pays envahi une sympathie qui, élargissant la politique en laquelle se confinait son Gouvernement, traduisait les sentiments intimes de la nation argentine ; qu’à la Société des Nations, il ne dissimula pas son opinion sur les déclarations, plus démesurées qu’hostiles d’ailleurs, de M. Pueyrredon ; qu’enfin, par sa haute culture, son exquise urbanité et sa large compréhension de la politique, il a conquis la société parisienne.


RENÉ Pinon.


Le Directeur-Gérant :

RENÉ DOUMIC.

  1. Dans la discussion sur la durée du service militaire. Les dix-huit mois demandés par le Gouvernement ont été votés par 327 voix contre 236.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er février 1921, page 592, l’exposé que nous avons donné de cette question.