Chronique de la quinzaine - 30 mars 1832

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Chronique de la quinzaine - 30 mars 1832
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

30 mars 1832.


On dit que la paix européenne est désormais assurée, et que le désarmement des grandes puissances ne se fera pas attendre. À la bonne heure ! Si les révolutions s’effacent et disparaissent de la scène, nous renoncerons de grand cœur à raconter tous les quinze jours les mouvemens tumultueux, qui s’oublient le lendemain, pour faire place à d’autres.

Puisque les organes de toutes sortes ne manquent pas à la discussion quotidienne des questions actuelles, nous bornerons notre tâche à l’enregistrement des anecdotes, à la critique des ouvrages les plus remarquables de la littérature et des arts.

Goethe est mort à Weimar le 22 : il était né en 1749, la même année précisément, comme nous le rappelions il y a quelques mois, où Fielding, par la protection spéciale de M. Littleton, depuis lord Littleton, obtenait une place de juge de paix. Toute sa vie n’a été qu’un long et inaltérable bonheur. Il a joui de sa gloire dans une paix pleine et sereine. Ses dernières années ont connu toutes les joies de l’apothéose : il a pu dire en mourant : Je sens que je deviens dieu. Il contenait et gouvernait sa poésie avec une admirable sagesse. C’est le plus bel exemple de la raison et de l’imagination unies d’une étroite amitié.

Les journaux de Londres parlent d’une tragédie de François Ier, de miss Kemble, fille de Charles Kemble que nous avons admiré à Paris dans Romeo et Hamlet. Les analyses qu’ils en donnent sont assez contradictoires, quoiqu’ils s’accordent généralement à louer l’élégance et la pureté de la versification. Dès que nous l’aurons reçue, nous la ferons connaître à nos lecteurs.

Nous sommes décidément dans le siècle des Revues, et chaque jour le public se plaît à encourager ce genre de publications. M. Bellizard vient d’en fonder une à Saint-Pétersbourg, sur un plan analogue au nôtre, sous le titre de Revue étrangère, composée d’un choix d’articles de littérature française.

Cette Revue peut amener d’importans résultats pour notre littérature en Russie.

La ville de Figeac vient d’ouvrir une souscription, pour élever un monument à Champollion le jeune. Nous nous en réjouissons. Nos dernières paroles auxquelles on a prêté un sens bien éloigné de notre pensée, s’adressaient bien plutôt à la morgue et au charlatanisme des corps savans qu’aux cendres et à la mémoire de Champollion, et, pour notre part, nous ne prétendons pas nier les services réels qu’il a rendus à l’archéologie. Nous regrettons sincèrement que le gouvernement tarde si long-temps à payer la dette de la France.

Dieu merci, nous n’avons pas besoin de rétracter notre premier jugement pour encourager hautement la générosité des ministres et du roi en faveur de la veuve et de la fille de Champollion. Nos doutes et nos scrupules n’ont rien à faire avec une question de reconnaissance et d’honneur.

On s’est entretenu assez vivement dans les salons d’un caprice de M. d’Argout. M. le ministre a, de son autorité privée, sans consulter les lois ou l’opinion publique, sans prendre avis de l’auteur ou de ses amis, sans discuter avec lui la convenance ou la portée d’une pareille mesure, arrêté les répétitions d’une tragédie de M. de Custines, Béatrix Cenci. Nous ne connaissons pas un seul vers de la pièce ; mais il nous semble que cette intervention autocratique est un dangereux acheminement vers la censure la plus absurde. En admettant même avec l’éloquent préambule de M. de Montalivet, que dans les jeux de la scène, l’enthousiasme de la jeunesse française s’anime souvent jusqu’au pugilat, nous ne voyons pas que ce soit une apologie suffisante pour s’opposer à la représentation. Nous déclarons d’ailleurs ne rien comprendre aux explications données dans une feuille habituée aux confidences du cabinet. Nous avons lu la tragédie de Shelley sur le même sujet, et nous n’y avons rien vu qui pût renverser les institutions ou les croyances du pays. Il faut espérer que M. d’Argout se ravisera.

En attendant, M. Alexandre Dumas vient de terminer un grand opéra, le Carnaval à Rome, dont la musique est confiée à l’auteur de Robert le Diable.

Chose incroyable ! Paganini a joué deux fois au théâtre Italien, et personne n’en parle. Il nous est pourtant revenu tel que nous l’avons entendu l’année dernière, comparable en tout point au conseiller Krespel, plein d’amertume et de fantaisie comme Kreisler. Cette année, nous aurons sans doute au salon le buste de Paganini par David. Nous avons déjà une belle médaille de M. Bovi, dont la ressemblance la plus parfaite n’est pas le seul mérite, et où l’on retrouve toute la tristesse et toute la profondeur du violoniste génois.

On a placé aux Tuileries de nouvelles statues, un Minotaure de M. Ramey, un Cadmus de M. Dupaty, un Prométhée de M. Pradier. Le Minotaure manque d’énergie, et n’inspire aucun effroi. La tête ne rime guère avec le torse. L’artiste aurait dû prendre conseil de Granville. Le Cadmus est une des plus joyeuses bouffonneries qui se puissent imaginer ; pour peu que le serpent voulût faire peur à son antagoniste, il n’aurait qu’à le lâcher, il serait sûr de le voir tomber de lui-même. C’est un groupe au moins aussi ridicule que celui de M. Bosio. Le Prométhée est le meilleur ouvrage de l’auteur. Mais il n’est pas placé comme il aurait dû l’être. Il n’y a que les jardiniers qui pourront voir le dos du Prométhée.

Qu’on joue encore deux ou trois drames comme les Mauvais Conseils, et je m’assure que nous reviendrons prochainement aux pastorales. Si MM. Scribe et Terrier veulent bien continuer l’enseignement moral qu’ils ont si hardiment commencé il y a quinze jours, et nous montrer le bagne aussi franchement qu’ils nous ont montré le coin de la borne, madame Deshoulières et d’Urfé vont reprendre un éclat et une gloire inattendue. Shakespeare va céder le pas à Théocrite. Nous relirons avec délices, nous étudierons avec une persévérance assidue et acharnée, nous essayerons de reproduire en mille manières, Bion et Moschus. Alexis et Mélibée détrôneront le roi Lear et Othello.

Que voulez-vous en effet, et que pouvez-vous prétendre ? Après le vice qui commence dans un château, au milieu des diamans et des cachemires, et qui s’éteint dans la boue ; après la femme qui se vend, qui trafique de son corps et de sa beauté, comme on ferait d’un cheval ou d’une ferme, qu’espérez-vous nous offrir en spectacle ? Dieu merci, je ne prévois guère ce qui vous reste. Vous n’avez regretté ni le scandale, ni les plus basses trivialités de la honte. Après le banquier qui mène en calèche la courtisane titrée, nous avons eu l’escroc, le héros de police et d’assises, un personnage dont le nom ne peut se prononcer devant une femme ; j’ose croire que toutes les ressources de votre génie dramatique sont maintenant épuisées, qu’il vous sera difficile d’aller plus avant dans la voie fangeuse où vous êtes entrés.

Les journaux n’ont pas répété, et je ne me hasarderai pas à publier les inconcevables interpellations qui ont interrompu à plusieurs reprises la représentation de ce drame étrange et inoui ; je ne veux pas souiller les feuilles d’une Revue de ces mots que les oreilles chastes et vertueuses doivent toujours ignorer, et dont toutes les lettres insulteraient un lecteur. Qu’il me suffise de déclarer que ces interruptions échappées à la naïve admiration des gens experts en ces sortes de matières, qualifient et jugent la pièce beaucoup mieux, et plus vraiment que je ne le pourrais faire. La critique la plus sévère n’a rien à faire avec de pareils ouvrages. Quand il s’agit de prononcer sur de semblables délits, les études littéraires ne suffisent plus, et n’apprennent rien au juge qui veut prononcer. Hormis les agens chargés par M. Gisquet de surveiller les lieux de débauche, je ne sais guère à qui l’on pourrait confier le feuilleton des Mauvais Conseils. Il faut remercier madame Dorval d’avoir protesté par sa fuite contre l’impudeur de son rôle ; et cependant que serait devenue cette pièce dès la première moitié, sans madame Dorval ? Depuis que le succès est sorti de tous les accidens de ce drame, on a pu apprécier l’art infini avec lequel elle a composé ce long rôle, qui est à lui seul toute la pièce.

Je suis encore à comprendre comment et pourquoi M. Scribe, qui ne s’est pas laissé nommer le jour de la première représentation, au milieu des sifflets et des murmures, a mis son nom le lendemain sur l’affiche. Une conduite inverse eût semblé plus naturelle. Dans tous les cas, ce sera le coup de mort de M. Scribe. Mais je me demande avec inquiétude à quel avenir M. Terrier peut prétendre après un pareil début.

Puisque le théâtre est devenu un mauvais lieu, il faut se réfugier dans les livres. Cette quinzaine en a vu paraître une série assez nombreuse. Nous commencerons par celui de M. Paul de Musset.


La Table de nuit, par M. Paul de Musset[1]. Ceci peut s’appeler le second volume des Contes d’Espagne et d’Italie. Sauf le travail d’exécution, qui n’est pas et ne pouvait guère être le même, puisque la prose, à moins de tomber aux mains d’un artiste volontaire et sérieux, tel que Pascal ou Courier, comporte rarement la même et délicate ciselure que le vers armé du rhythme, de la césure et de la rime, la Table de nuit offre à-peu-près les mêmes défauts et les mêmes qualités que M. Alfred de Musset. Il y a de l’esprit, et beaucoup, à chaque page. Parfois ou rencontre une demi-heure de verve entraînante et de poignante ironie, et puis, quand on espère que la fable va se nouer, elle s’embrouille, et s’emmêle et se croise en mille sens, la curiosité s’allume et s’exalte ; mais l’auteur, effrayé lui-même de la complication inextricable de son tissu, n’a plus d’autre méthode à suivre que celle d’Alexandre. Ne pouvant dénouer le nœud, il le tranche par un éclat de rire, qui lui rend le même service que le tranchant de l’épée. Il se fie trop aux belles pages, aux invectives acérées, aux mordantes épigrammes, et se donne rarement le souci de composer à l’avance, de construire et d’ordonner ce qu’il veut raconter. Ainsi faisait, il y a deux ans, M. Alfred de Musset. Il y avait, dans Portia et don Paez, des couplets et des tirades aussi profondes et aussi achevées que dans Lara ou Parisina ; mais là s’arrête la comparaison. Les deux poèmes publiés à Londres étaient faits avant d’être écrits, au rebours du drame espagnol et du drame vénitien, qui se faisaient à mesure qu’ils s’écrivaient ; or, ce qui convient volontiers aux improvisations de piano est désastreux, quand on fait un livre.

Mais ce qui faisait des Contes d’Espagne et d’Italie quelque chose qui ne ressemble pas mal aux tapis d’Ispahan et de Stamboul, quelque chose d’étincelant et de varié, quelque chose à mille couleurs, mais sans lignes harmonieuses, sans figures précises, sans gestes et sans attitudes qui témoignent d’une action une et multiple tout à-la-fois, tout cela se retrouve dans la Table de nuit. M. Alfred de Musset avait imité tour-à-tour Victor Hugo, Sainte-Beuve, Alfred de Vigny, lord Byron et Mérimée. Les Marrons du feu, Mardoche et Barcelonne en font foi.

Eh bien ! M. Paul de Musset a suivi les mêmes erremens que son frère : il a pris sa poétique dans le Violon de Crémone et don Juan. Il a mis au nombre de ses dieux littéraires Hoffmann et Byron ; il a eu raison, et nous ne voulons pas l’en blâmer. Seulement il a eu tort de croire qu’il convenait d’imiter et de reproduire ce qu’il y a de plus inimitable, de plus individuel et de plus intime au monde : la fantaisie et la moquerie. Qu’on imite la simplicité antique d’Eschyle, ou l’hydre à mille têtes de Shakespeare, je le conçois tout au plus ; qu’on ressaie aujourd’hui le masque d’airain ou l’histoire à la course, c’est téméraire peut-être ; mais au moins la méthode est saisissable, et peut être appliquée. Mais vouloir, comme l’amant de Margarita Cogni, comme le tabagiste de Berlin, se jouer impunément de toutes les vraisemblances et de toutes les poésies, c’est à coup sûr une audace que Prométhée ne se fût pas permise.

Et n’oubliez pas qu’avant Gulleyaz et Dudhu, nous avons Doña Julia et Haidée ; qu’avant Catherine et les Bas-Bleus de Londres, nous avons des scènes d’amour et de crédulité, comparables à Francesca di Rimini ; et remarquez bien qu’il n’en va pas ainsi dans la Table de nuit. M. Paul de Musset prend Don Juan par la fin, et ne nous donne pas le commencement. Il débute par ne pas croire, et alors son dédain et sa colère, sa raillerie et son mépris s’espadonnent dans le vide. Sa poésie est en cendres, quand il veut la brûler : c’est une grande erreur.

Pourtant son volume offre de l’intérêt ; mais je ne veux pas quitter la plume sans dire un mot du dandysme littéraire, qu’il professe hautement. À mon avis, il se méprend sur la qualité ; au lieu de se contenter d’entourer ses héros d’opulence, de luxe et d’oisiveté, il s’attache à railler les gens crottés et même ceux qui vont en fiacre. Ceci n’est pas de bon goût, et même répugne au ton. Voyez miss Edgeworth, Joanna Baillie, Caroline Lamb et Bulwer ! Lisez Belinda, Graham Hamilton et Pelham ! Y est-il question une seule fois de fausse richesse ou de la pauvreté honteuse. Non vraiment. Un membre du parlement, qui dispose à son gré de ses chiens, de ses chevaux et de ses maîtresses, ne se méprend pas ainsi. Ce qui établit, entre la rue Saint-Georges et la rue de Varennes, une si réelle différence, c’est que les comtesses du faubourg Saint-Germain changent de colliers et de bracelets, sans s’inquiéter de ce qu’ils coûtent, tandis que la femme d’un agent de change discute le budget de sa parure, ou le raconte au bal comme une nouvelle ou un événement.

Et ainsi le dandysme de M. Paul de Musset est ourlé de bourgeoisie. Qu’il y prenne garde ! Avec l’esprit qu’il a, et dont il sait faire bon usage, il faut qu’il s’arrête à temps.

Espérons que les Contes macaroniques de son frère, et un nouveau volume de contes plus originaux, plus libres, mieux noués et plus suivis, nous feront changer d’avis sur Don Paez et Rodolphe, sur la portée et l’avenir de ce double et incontestable talent.


— HERMANN[2]. C’est une chose si rare aujourd’hui, au milieu du déluge de volumes dont la bibliopée inonde les guéridons et les somno, qu’un livre pris au sérieux par celui même qui l’écrit, qu’on doit une réelle reconnaissance aux hommes qui veulent bien encore se dévouer à l’expression et à l’épuisement d’une idée. Puisque la fabrication des livres est devenue depuis quelques années une industrie plus ou moins active, plus ou moins habile, comme toutes les autres industries, comme les moulins à foulons, la tonte du drap, les indiennes ou le gros de Naples ; puisque vous pouvez rencontrer au foyer du théâtre italien, entre un air de Rubini et une cavatine de madame Raimbaux, un homme qui s’avoue hautement comme ayant sur le métier douze romans qu’il va mettre sous presse incessamment, il faut savoir gré à ceux qui se retirent de la profession pour se réfugier dans l’art, pour écouter dans la retraite et le recueillement les secrets de leur pensée, et les raconter avec candeur et conscience ; car si la moitié du siècle s’achevait sans ralentir le mouvement désordonné de la population littéraire, on peut hardiment prédire qu’en 1850, il serait presque impossible de découvrir une vingtaine de livres parmi les milliers de volumes que la presse répand à la surface du pays avec une imperturbable cruauté.

Et ainsi, je remercie sincèrement M. Moke d’avoir écrit Hermann, pour se satisfaire d’abord, pour traduire une pensée plus ou moins vraie, contestable de l’aveu même de l’auteur, mais réelle et volontaire. Hermann a l’immense avantage d’avoir été composé comme un délassement à des études plus sérieuses, comme une sorte de mise en œuvre des documens historiques recueillis par M. Moke, pour une histoire des Pays-Bas. La science a précédé la poésie. Le roman est venu comme un accident imprévu, mais inévitable, après la lecture attentive des chroniques.

Bien que le second titre du livre ait le tort de convenir plutôt à un traité qu’à un ouvrage d’imagination, cependant il exprime assez nettement l’idée qui domine le livre. La fable du roman n’est en effet qu’un cadre où M. Moke a réuni des groupes animés et vivans, destinés à représenter le type romain et le type franc ; le sujet réel d’Hermann, c’est la lutte d’une civilisation usée et corrompue contre une société barbare, neuve et rude, pleine de sève et d’énergie, et qui doit, avant de se constituer définitivement, avant de prendre une forme dernière et décisive, dévorer et engloutir les derniers restes du géant romain.

Hermann, comme on voit, soulève une question que les Martyrs, de Châteaubriand, et la Julia Severa, de Sismondi, avaient déjà indiquée sans la résoudre. L’antiquité, consacrée par Homère et Virgile sous la forme épique, peut-elle accepter et subir les familiarités du roman ? Si l’on excepte Velleda ; qui se place, par l’animation et la beauté, entre Atala et René, toute la pompe du style des Martyrs, toute la profusion d’images et de similitudes prodiguées par le poète, n’est qu’une lutte souvent heureuse avec l’épopée antique. Quant à Julia Severa, c’est plutôt un procès-verbal, un mémoire archéologique, qu’un poème. Hermann a plus franchement abordé la question, et l’a presque résolue. Bien que M. Moke n’ait peut-être pas mis dans son livre assez d’action et de rapidité, cependant son livre se lit avec intérêt : il est savant et vrai sans sécheresse et sans apprêt. On sent que ses personnages, malgré l’éloignement qui les poétise, vivent d’une vie réelle et comparable à la nôtre. Je ne doute pas, pour ma part, que cette tentative, renouvelée avec une volonté persévérante, ne puisse avoir un plein succès. Si l’auteur de la Chronique de Charles ix voulait réaliser le vœu qu’il a formé de retrouver les Mémoires d’Aspasie, je m’assure qu’il réussirait à nous les donner.

Aujourd’hui nous devons nous borner à encourager M. Moke à suivre la voie où il est entré. Sans nul doute, en poursuivant les études qu’il a commencées, il trouvera, chemin faisant, de quoi composer plusieurs autres romans, et il apprendra, malgré lui, à nouer une fable plus étroitement, à fondre ensemble l’histoire et la poésie.


Le Négrier, aventures de mer[3]. C’est un poète singulier que M. Édouard Corbière ; c’est un rude et impitoyable critique. Il ne pardonne à personne, pas même à ceux qui valent mieux que lui. Il ne veut fermer les yeux sur aucune faute. Il regarde à la loupe toutes les taches qui se rencontrent dans les œuvres de ses contemporains, il les élargit du mieux qu’il peut, et il s’en glorifie ! comme si nous n’avions pas la parabole de l’Évangile.

J’en suis vraiment fâché pour vous, M. le rédacteur en chef du journal du Havre. Mais vous êtes un ingrat, et j’espère sans peine vous le prouver. Je n’ai pas lu vos Brésiliennes, et dans la crainte d’y retrouver les mêmes et hautes et inintelligibles qualités que dans votre Négrier, je m’en abstiendrai. Mais je me souviens que vous avez traduit Tibulle en vers français, et je vous prie de croire que je le savais avant de lire la couverture de votre nouvel ouvrage. J’ai lu vos vers ; ils ne valaient pas grand’chose. Mais comme de nos jours, sauf trois ou quatre glorieuses exceptions, le métier de versificateur est devenu très inoffensif ; comme deux ou trois milliers de rimes signifient assez clairement que l’auteur ne s’adresse qu’à la postérité, c’est un devoir pour les contemporains de le traiter avec indulgence, comme un malade ou un fou. Et ç’a été, monsieur, grâce à l’indulgence de la critique, que vous avez passé une première fois inaperçu, paisible, sans scandale et sans bruit. Personne que je sache ne vous a contesté le droit de siéger en toute sécurité de génie entre MM. Mollevaut et Denne-Baron.

Eh bien ! monsieur, vous avez prouvé par votre conduite une triste vérité, et que les moralistes avaient promulguée sans l’environner de toute l’évidence qui force à dire : je suis convaincu. Je ne doute plus maintenant que la reconnaissance ne soit, dans la plupart des cas, un poids importun et pénible. Au lieu de remercier courtoisement les aristarques parisiens, vous leur crachez au visage, vous les bafouez, vous les accusez d’ignorance et de niaiserie, vous caricaturez à votre manière des hommes qui, malheureusement pour votre gloire, ne seront pas même entamés par vos sarcasmes dédaigneux, et vous joueront, je l’espère, le même tour que la lime au serpent.

Qu’est-ce à dire, monsieur. ? Seriez-vous jaloux par hasard de la gloire et des triomphes d’autrui. Mais si votre sommeil est troublé par des rêves d’immortalité, pourquoi ne pas avouer hautement les rivaux que vous prétendez effacer ? Pourquoi ne pas désigner plus clairement les têtes hautes que vous voulez mutiler comme fit Tarquin ? Croyez-vous donc, monsieur, que la Sérieuse de M. Alfred de Vigny soit moins belle et moins pathétique, parce qu’il n’a pas, comme vous, traversé douze fois l’Océan, parce qu’il a commis, dans les strophes d’une ballade, quelques erreurs qu’un mousse de douze ans pourrait relever ? que les romans de M. Eugène Sue donnent à nos belles dames, qui aiment à rêver doucement dans l’ombre de leur alcôve, moins de plaisir et d’émotion, parce qu’il n’a pas, comme vous, écrit des pages entières dans un jargon très neuf peut-être, mais illisible pour les lecteurs de la ville, pour ceux qui préfèrent à l’odeur du goudron la lumière des bougies et les épaules de femmes ?

En vérité, monsieur, vous avez été bien mal inspiré ; et si, mettant de côté les trois préfaces dont vous avez flanqué votre nouveau livre, avec la même et sérieuse défiance que Louis xi, quand il entourait Plessis-les-Tours d’une triple muraille, j’arrive à votre livre, ma colère et mes représailles auront encore plus beau jeu. Je ne voudrais pas jurer que les élèves de l’école d’Angoulême ne trouvent dans le Négrier un rare mérite d’exactitude, une scrupuleuse et louable fidélité ; mais tout le monde, monsieur, n’est pas admis à l’école d’Angoulême. Bien des gens que j’estime, et très comme il faut, ignorent jusqu’aux premiers principes de la navigation, et c’est très mal à vous de n’avoir pas écrit pour eux. Si vous avez voulu nous enseigner la marine, je vous plains de tout mon cœur, car les marins ne vous liront pas. Si vous avez prétendu faire un traité, il fallait le publier chez Bachelier et avoir des notes de MM. Duperré, Willaumez et de Rigny. Mais travestir en roman une science aussi belle que celle que vous avez approfondie, c’est impardonnable.

Je vous conseille, monsieur, de rétracter dans la seconde partie du Négrier et dans les Aspirans de marine vos trois préfaces, et aussi de donner des cartons pour les chapitres en langage technique. Un dictionnaire ne ferait pas mal.


Le lit de camp, scènes de la vie militaire[4]. Je n’ai pas lu la Prima Doña, et à moins qu’un ordre exprès ne m’y force, j’espère bien ne jamais la lire. Le Lit de camp me suffit pour apprécier complètement les intentions et le talent de l’auteur. Dût-il écrire cent volumes, surpasser en fécondité tous les romanciers de l’Allemagne, de l’Angleterre et de la France pris ensemble, j’ai pris avec moi-même l’engagement sérieux de ne pas user mes yeux sur une page de plus de la même main. Je sais à quoi m’en tenir. Je sais à livres, sous et deniers ce que l’imagination du poète a maintenant en caisse.

Quel que soit l’auteur du Lit de camp, qu’il soit jeune ou vieux, célibataire ou marié, qu’il ait vécu dans les garnisons et les bivouacs, ou qu’il soit demeuré toute sa vie au coin du feu, ou dans une élégante villa, peu m’importe. Pour estimer son livre, je ne fais acception que des contes qu’il publie. Mais je lui prédis dès aujourd’hui que s’il persévère dans la voie où il est entré, et s’il prend pour argent comptant les éloges des journaux, il n’arrivera pas même au titre de mauvais écrivain. S’il dépouille un jour l’anonyme, et si les sifflets succèdent aux applaudissemens, ce sera une mémorable réfutation des accusations banales qui se colportent partout. Quand au bout de dix ans il se trouvera face à face avec la même impéritie, avec la même assurance de lui-même, et qu’il cherchera vainement les bravo qui l’ont accueilli à son début, il sera bien prouvé que la critique sévère ne tue personne, et que la critique indulgente perd inévitablement tous ceux qu’elle encourage.

Les douze contes du Lit de camp sont tous de même force. C’est à chaque page un style prétentieux et maniéré, une perpétuelle affectation de franchise, de rudesse, de carnage et de volupté, un continuel cliquetis d’épithètes creuses et grêles, qui s’escriment contre un pauvre mot qui n’en peut mais, et qui n’a pas même la ressource de s’adosser au mur pour repousser l’attaque dirigée contre lui. Ramassez à loisir, dans vos momens perdus, tous les lieux communs qui traînent depuis quelque cinquante ans dans toutes les amplifications de collège, dans les almanachs et les académies de province, sur l’Espagne et l’Italie ; trouvez moyen de mettre en loterie les lambeaux les plus usés de toute cette pitoyable rhétorique qui sert à toutes les idées comme une selle de relais, et je vous garantis en moins d’une semaine, pour peu que vous ayez un secrétaire habile, la fabrication d’un volume comme le Lit de camp. J’ai marqué dans les Sandales une page où le conteur exalte successivement, en parlant d’une femme de Madrid, son œil espagnol, son pied espagnol, sa taille espagnole, et ainsi de suite. Le même procédé s’applique avec un égal bonheur à l’Italie, et même encore avec plus de facilité ; car outre le ciel bleu de Naples, outre les lagunes de Venise, vous avez à votre disposition les merveilles des arts, la poésie du passé, le charme des souvenirs, les leçons de l’histoire, les enseignemens des ruines, que sais-je encore. Il y a là de quoi défrayer plusieurs centaines de descriptions.

En vérité quand je feuillète de pareils livres, il m’arrive parfois de songer à l’explication proposée par une revue anglaise, lorsque M. le vicomte d’Arlincourt publia ses premiers romans. Je suis tenté de croire que l’auteur ne prend pas son ouvrage au sérieux, et veut tout simplement mystifier ses lecteurs. Mais par malheur j’aperçois bientôt des symptômes éclatans et irrécusables de sincérité. Je ne puis plus douter que l’auteur ne soit lui-même dupe d’une illusion déplorable. Quand il parle de l’Espagne et de l’Italie en termes emphatiques, je suis convaincu qu’il s’étonne de bonne foi de la page qu’il vient d’écrire, qu’il relit avec complaisance le dialogue de ses acteurs, qu’il ne s’aperçoit pas que toutes les richesses prétendues de son éloquence reviennent à-peu-près à cette question-ci : Comment peut-on être Persan ? Généralisez le mot de Montesquieu et vous arriverez à dire : Comment peut-on être Espagnol, Italien ? Comment peut-on être soldat de la république, prisonnier, malade, amoureux ou aimé ? Cette extase assidue devant soi-même, cette active admiration des moindres mots que la bouche laisse tomber, doit porter ses fruits ; et ces fruits quels sont-ils ? Des livres tels que le Lit de camp, dont la critique ne devrait pas même s’occuper.

C’est à la critique indulgente qu’il faut imputer de pareils ouvrages. C’est elle qui en prostituant la parole, en livrant des éloges et des encouragemens, comme on livre une aune de toile, multiplie à la honte de la littérature des volumes sans nom, qu’on ne sait comment qualifier. C’est elle qui donne à la bibliopée le caractère d’une véritable épidémie.

Et soyez sûr que si les journaux et les revues punissaient de blâme, de dédain ou de silence toutes les témérités de librairie, qui menacent d’un commun naufrage le bon sens, l’imagination et la langue, qui obstruent la voie, qui dépravent le goût et blasent les lecteurs, soyez sûr que la vanité mécontente, les humiliations de l’oubli feraient bientôt justice de toutes ces inventions prétendues. Soyez sûr que les livres seraient plus rares et meilleurs, si l’on ne trouvait pas à si bon compte et si facilement le banal encouragement qui tend la main à tout le monde.

Je ne m’étonne pas vraiment si les artistes et les poètes qui font de leur fantaisie et de leurs travaux un dévoûment de toutes les heures, qui veulent avant tout se contenter eux-mêmes, répudient et récusent de si haut et de si loin le tribunal qui veut les juger, s’ils ne réservent pas même à la critique, lorsqu’elle les mande à sa barre, l’honneur d’une contradiction. Que voulez-vous qu’ils pensent d’une cour si vénale et si insouciante de sa dignité ? Croyez-vous que la haine ou l’amitié des Philintes littéraires signifie quelque chose pour les esprits qui se respectent ? Croyez-vous qu’ils puissent prendre pour une médaille frappée à leur honneur cette menue monnaie qui s’use en passant par toutes les mains ?


gustave planche.

LEÇONS SUR L’ART D’ASSOCIER.
EXPOSITION DU SYSTÈME SOCIAL DE CHARLES FOURIER DE BESANÇON,
PAR JULES LECHEVALIER.[5]


M. Jules Lechevalier, en se séparant de la hiérarchie saint-simonienne dont il était l’un des membres les plus actifs, n’a pas renoncé à l’espérance de trouver une solution complète du problème social qui tourmente aujourd’hui tant d’intelligences. Il a cru voir dans les travaux fort nombreux et déjà anciens, quoique à-peu-près inconnus, de M. Fourier de Besançon, des découvertes importantes relativement à cette association industrielle dont le saint-simonisme n’a donné encore qu’une formule générale, non appliquée. C’est à l’exposition, à la vulgarisation des vues de ce savant philanthrope qu’il consacre le cours que nous annonçons. M. Fourier, dans ses écrits, emploie d’ordinaire des formes si bizarres et une phraséologie si particulière, qu’il ne lui est nullement inutile d’avoir un trucheman. M. Lechevalier, par son intelligence rapide et sagace, par sa parole spirituelle et facile, est certainement l’interprète le plus propre à extraire de la doctrine de M. Fourier les vérités neuves qu’elle recèle. Dans les deux leçons que nous avons sous les yeux, il nous a déjà été aisé de saisir bien des conceptions hardies, bien des aperçus piquans pris au cœur de la nature humaine. Nous attendrons, pour juger, que le reste de la doctrine se développe. Mais nous engageons M. Lechevalier à restreindre le plus possible l’emploi des termes extraordinaires qui hérissent la doctrine de son auteur.

SUR LE DÉLUGE DE LA SAMOTHRACE.
À M. LETRONNE.


Monsieur,

Dans vos dernières leçons, auxquelles j’ai eu l’honneur d’assister, vous avez suffisamment prouvé par une suite de profonds raisonnemens, appuyés sur les faits, que le déluge de la Samothrace, d’après les termes dont se sert Diodore de Sicile, qui nous en a conservé le souvenir (l. v, ch. 46), n’avait pu avoir lieu, par suite de l’irruption du Pont-Euxin, par le détroit des Cyanées, dans la Propontide, et de là par l’Hellespont dans la mer Égée.

Telle était aussi l’opinion que je m’étais formée, après avoir visité les lieux dans le courant de 1830, opinion que je publiai alors, dans une note insérée au Courrier de Smyrne. Je fondais, mon opinion d’abord, avec M. le général Andréossy, sur l’examen géographique et topographique des lieux, mais en outre sur des considérations géognostiques qui m’avaient amené à reconnaître que l’ouverture des détroits du Bosphore et des Dardanelles n’avait pu être due à une cause telle que l’irruption de la mer Noire, et que, si cette irruption avait réellement eu lieu, elle ne se serait pas faite de la mer de Marmara dans la mer Blanche ou Méditerranée, par le détroit des Dardanelles, mais bien par l’isthme d’Examilia, qui réunit la Chersonèse de Thrace au continent ; cependant c’est seulement dans l’hypothèse d’une irruption semblable, qui suppose une certaine lenteur, qu’une partie du récit de Diodore de Sicile pourrait s’expliquer, quand il dit que les habitans se sauvèrent et eurent le temps de se réfugier dans les montagnes, circonstance qui n’aurait pu avoir lieu dans le cas d’une submersion occasionée par une violente secousse de tremblement de terre ou de quelque autre phénomène volcanique, et en effet vous avez rejeté cette circonstance comme incompatible avec le reste du récit, et vous l’avez considéré comme une de celles que l’imagination du peuple effrayé ajoute en pareil cas aux circonstances véritables.

D’un autre côté, le passage du même auteur, quand il dit que « c’est ce qui explique clairement comment, long-temps après, on vit des pêcheurs de l’île retirer de leurs filets des chapiteaux de colonnes, débris de villes submergées lors de cette terrible catastrophe », ne pourrait pas non plus s’expliquer dans la supposition de l’irruption de la mer du Pont ; car, dans cette hypothèse, la mer de Thrace, momentanément exhaussée, n’aurait pas tardé à reprendre son niveau, et les villes submergées auraient bientôt reparu à la surface. L’histoire ne nous eût-elle pas conservé d’ailleurs dans ce cas le souvenir d’un événement semblable qui aurait également eu lieu dans les îles d’Imbros, Lemnos et Ténédos, si voisines de la Samothrace, et en grande partie moins élevées qu’elles.

Quoi qu’il en soit, l’île de Samothrace, non moins célèbre dans l’antiquité par le culte des dieux cabires, dont les mystères s’y célébraient dans l’antre de Zérinthe, que par la tradition de son déluge, n’ayant été visitée par aucun voyageur dans les temps modernes, vous ne lirez peut-être pas sans intérêt les détails géographiques et géologiques que j’ai recueillis lors de mon voyage dans cette île, où rien n’a pu me faire supposer la véracité du récit des anciens, autant du moins qu’une course rapide m’a permis d’en juger.

L’île de Samothrace, aujourd’hui la Samotraki des Grecs et la Sémendérek des Turcs, est située en face du golfe de Saros par 23°25′ de longitude est, et par 40°25′ de latitude nord : elle affecte une forme un peu elliptique, dont le grand axe est dirigé de l’est à l’ouest, et sa circonférence a environ douze lieues. Cette île, célèbre aussi dans l’antiquité par les avantages qu’elle tenait de la nature et par la liberté dont elle jouissait, ce qui lui avait fait donner le surnom de la libre, a bien perdu de nos jours de son ancienne splendeur. Elle est maintenant fort peu habitée. N’ayant ni ports ni marine, son commerce se réduit à fort peu de chose : elle fournissait cependant du miel, de la cire, des maroquins, etc., et jouissait encore dans ces derniers temps d’une certaine célébrité, à cause de ses eaux thermales sulfureuses[6], où l’on trouve les ruines d’un petit établissement de bains. Il était destiné aux malades qui s’y rendaient des Dardanelles, des îles et des côtes voisines.

Mais cette île sans défense, ayant été plusieurs fois ravagée par les Ipsariotes, à l’époque de la dernière guerre entre les Grecs et les Turcs, sa population, qui auparavant se composait d’environ deux mille cinq cents habitans, se trouve maintenant réduite à cinquante ou soixante familles grecques, très misérables, réunies dans le seul bourg de l’île, situé vers la partie centrale, et où l’on trouve encore les ruines d’un château, construit, pendant la domination des Génois, sur un rocher calcaire très remarquable : elle est gouvernée par un aga qu’y envoie la Porte, et fait partie du sandjak de Bigha.

Sa surface est divisée à-peu-près par moitié en deux parties bien distinctes ; l’une, la partie nord, est entièrement formée de montagnes très élevées et à pentes raides, offrant de loin l’aspect d’un énorme mamelon : c’est le mont Saoce des anciens, que l’on apercevait de loin, par-dessus les montagnes de l’île d’Imbros, en sortant du détroit de l’Hellespont ; c’est aussi de ce mont que veut parler Homère, quand il dit que, « placé sur le sommet le plus élevé de la verte Samos de Thrace, Neptune contemplait d’un œil étonné le combat et la déroute des Grecs. Au-delà il découvrait le mont Ida tout entier, ainsi que la ville de Priam et les vaisseaux qui bordaient le rivage ; aussitôt il descend avec rapidité de la montagne escarpée. Le mont et la forêt tout entière tremblent sous les pieds immortels de Neptune, qui s’avance. » (Iliade, chap. xiii, vers 12 et suiv.)

Ces montagnes sont essentiellement composées de roches anciennes : ce sont des phyllades, des calcaires, des eurites et des serpentines diallagiques, etc. Sa partie sud, qu’on appelle la plaine, pour la distinguer de la partie montagneuse, est formée de collines en général peu élevées, appartenant à divers terreins ou formations. D’un côté, ce sont les roches anciennes de la partie montagneuse qui forment ces collines ; de l’autre, ce sont des roches volcaniques appartenant au système des trachytes. Ces collines trachytiques sont en partie recouvertes par un agglomérat, formé des débris de ces trachytes, et recouvert lui-même par des couches du terrain tertiaire coquiller, que l’on voit recouvrir presque toutes les côtes du littoral de la Méditerranée. Ainsi ce système volcanique est antérieur au dépôt tertiaire, et par conséquent au dernier soulèvement qui a pu donner naissance à une partie de l’île, et l’élever au-dessus de la surface des mers ; ce n’est donc pas là qu’il faut aller chercher les causes de l’irruption qui a eu lieu dans l’île ; ce n’est pas non plus, je pense, aux îles de Lemnos, Imbros et Ténédos, qui appartiennent également, en partie du moins, au même système trachytique, qu’aurait pu être due cette irruption.

Quant à l’engloutissement de l’île Chrysé, voisine de Lemnos, dont parle Pausanias, catastrophe que M. de Choiseul-Gouffier a étendue à une partie de l’île de Lemnos elle-même, comme cet événement est d’une époque très récente, il n’a pu être cause du déluge de la Samothrace. La distance de Lemnos est au reste beaucoup trop grande, pour que, si cette île a en effet éprouvé quelque révolution depuis les temps historiques, la cause qui y aurait produit des changemens se soit fait sentir jusqu’à Samothrace, au point de causer la submersion d’une partie de l’île.

M. de Choiseul, qui avait adopté l’opinion des anciens sur l’irruption du Pont-Euxin, annonce, en parlant de Lemnos, qu’il a trouvé, vers l’embouchure du Bosphore, dans la mer Noire, des traces de terrein volcanique ; ce qui le porte à conclure que, le premier, il a reconnu les véritables causes de l’irruption de la mer Noire et de l’ouverture du Bosphore ; mais, s’il avait eu quelques notions de géologie, il se serait bien gardé de tirer de la présence de ces traces volcaniques, signalées un peu plus tard par Olivier, une telle conséquence ; car il eût vu que, depuis les Cyanées jusque vers Buyuk-Déré, c’est-à-dire à peu-près jusque vers la moitié du canal, les rives du Bosphore sont formées de roches volcaniques ; mais que ces roches volcaniques, comme à Samotraki, appartiennent à des trachytes, qui, à l’embouchure de la mer Noire, sont aussi recouvertes par un dépôt tertiaire à lignites ; qu’ainsi elles sont bien antérieures à l’existence des hommes et au dernier cataclysme qui a pu bouleverser ces contrées, et que ce n’était pas ce qui aurait pu donner lieu à l’ouverture du Bosphore, si l’on doit considérer cette ouverture comme un événement de la période actuelle.

D’après tout ce qui précède, si la submersion d’une partie de la Samothrace a eu réellement lieu, je pense avec vous qu’elle n’a été occasionée que par une cause purement locale, soit par l’affaissement d’une partie de l’île, soit par quelque violent tremblement de terre, ou bien encore par un soulèvement sous-marin, comme celui qui a dernièrement donné naissance à l’île Julia, entre la Sicile et la côte d’Afrique, mais tout-à-fait dans le voisinage de l’île ; car, sans cela, la chose me paraîtrait encore fort difficile à admettre.

Sans vouloir donc mettre ici en doute la véracité du récit du déluge de la Samothrace, que je suis loin de regarder, vous voyez, comme impossible, considéré comme simple événement local, je me permettrai d’ajouter que je crois qu’il ne faut pas toujours attacher une trop grande importance aux récits des anciens, qui les ont souvent puisés eux-mêmes dans des auteurs plus anciens, et qu’il faut aussi faire la part des temps ; car, à des époques qui se rapprochaient plus ou moins des temps fabuleux, il n’est pas étonnant que, chez des peuples aussi avides du merveilleux que les Orientaux, chaque peuplade en particulier n’ait cherché à rattacher au pays qu’elle habitait des faits qui n’appartenaient qu’à d’autres localités, comme vous l’avez savamment démontré pour les déluges de Deucalion et d’Ogigès. Il n’est pas étonnant non plus que, dans un temps où les sciences physiques étaient dans l’enfance, des auteurs même judicieux, tels qu’Hérodote, Strabon, Diodore de Sicile et tant d’autres, aient quelquefois admis comme des vérités, ce qui n’était que le résultat de l’imagination plus ou moins vive des poètes.

La seule inspection des lieux, comme vous nous l’avez fort bien dit aussi, a dû faire naître souvent des suppositions que plus tard on a admises comme des vérités ; c’est ainsi que la vue des rives de l’Hellespont a pu faire admettre à Straton, qui était de Lampsaque, et qui avait par conséquent observé les lieux à loisir, que l’ouverture de ce détroit était due à l’irruption de la mer du Pont, puisque, près de deux mille ans plus tard, Tournefort crut reconnaître aussi, à l’inspection de ses côtes, la vérité de cette hypothèse, qu’il chercha à expliquer par des dénudations successives.

Je vais vous citer un fait que j’ai recueilli et vérifié moi-même, et qui me paraît devoir venir parfaitement confirmer cette idée. Il existe chez les habitans des îles d’Anticyros, situées à l’entrée des golfes Thermaïque et Pélasgique, et connues de nos jours sous le nom d’Archipel du Diable[7], des traditions qui sont tout-à-fait extraordinaires, quoiqu’elles ne soient cependant pas dénuées de tout fondement. Ainsi d’après ces traditions, les deux îles de Piperi et de Iaoura ou île du diable, éloignées de plus de trois lieues l’une de l’autre, ne seraient que les extrémités d’une grande île, qui aurait été engloutie, et qui contenait une ville de douze mille maisons, ce qui supposerait une population de soixante mille habitans ; mais comme en Grèce l’on a reconnu qu’il fallait multiplier le nombre des familles par sept au lieu de cinq, pour avoir la population moyenne, cela porterait celle de la ville engloutie à quatre-vingt-quatre mille habitans au moins. L’on sent bien tout ce qu’un pareil conte a d’improbable, car une ville de cette importance n’aurait pas disparu sans que l’histoire en eût fait mention. Les habitans vont plus loin : ils assurent que les murs des maisons se voient encore, au fond de la mer, quand elle est calme. Je me suis fait conduire sur les lieux, non pour vérifier si ce fait était vrai, mais pour m’assurer si un fond blanc, par exemple, n’avait pas donné naissance à ce conte, que l’on peut très bien ranger, je crois, sur la même ligne que celui des chapiteaux de la Samothrace, que des pêcheurs ramenaient avec leurs filets ; partout j’ai trouvé une mer profonde, avec sa couleur ordinaire et où rien n’avait pu donner lieu à la supposition d’une ville disparue, et de ses murs encore existans ; mais il n’en est pas de même pour ce qui est de la disparution de l’île, car en examinant bien la chose, l’on voit que l’idée en a été suggérée aux habitans par l’inspection des deux îles de Piperi et Iaoura, qui sont deux véritables fractures, placées en regard l’une de l’autre, circonstance qui peut très bien faire admettre l’hypothèse d’un enfoncement du terrein entre elles, si elles ne sont pas dues elles-mêmes à un phénomène contraire, c’est-à-dire à un soulèvement.

Une telle supposition, abstraction faite de tout le merveilleux que les habitans ont voulu y rattacher, de la part d’un peuple aussi intelligent que le peuple grec, n’a rien qui puisse paraître extraordinaire, pour qui a eu occasion de l’étudier et d’apprécier son degré d’intelligence. Pendant que j’étais à Iliodromia l’une de ces petites îles, où M. le comte Capo-d’Istrias, président de la Grèce, m’avait prié de faire faire quelques travaux de recherches dans un dépôt d’eau douce à lignites (que l’on croyait être du charbon de terre), et reconnaître s’il était susceptible d’exploitation, les hommes du pays que j’ai employés pour l’exécution de ces travaux, tout grossiers et ignorans qu’ils étaient, ont bien su reconnaître cependant que les coquilles fossiles qu’on rencontre dans les roches de ce terrein, étaient non des coquilles marines, mais bien des coquilles terrestres ; distinction que n’auraient certainement pas faite beaucoup de nos paysans ; et là-dessus ils bâtissaient des systèmes à leurs manières, et chacun y ajoutait ses idées et ses réflexions.

Reportons-nous maintenant à une époque même très peu éloignée, où les sciences physiques avaient fait peu de progrès, et supposons qu’un historien, un philosophe, un savant enfin, vienne à avoir connaissance de ce fait ; il voudra expliquer pourquoi un terrein, qui a dû se former au fond de la mer, ou de quelque lac, se trouve maintenant former le sommet des montagnes ; parmi les mille et une suppositions qu’il pourra faire, la plus naturelle, celle qui devra lui être suggérée d’abord, c’est qu’une grande partie de l’île a été engloutie, et à part la manière dont se sont faites les modifications qui ont amené ce terrein à former des montagnes, et l’époque où elles ont eu lieu, époque qu’il ne manquera pas, vu la présence des coquilles, de rapporter aux temps historiques, son hypothèse pourra paraître jusqu’à un certain point admissible, surtout dans un temps où l’on n’avait aucune idée du soulèvement des montagnes. Telle est, je crois, à-peu-près l’origine de beaucoup de contes plus ou moins probables qui nous ont été transmis par les anciens auteurs.

Agréez, etc.

théodore virlet.
LETTRES ÉCRITES DE PARIS,


PENDANT LES ANNÉES 1830 ET 1831, PAR M. L. BOERNE.


L’Allemagne, qui attache un si haut prix aux souvenirs du moyen âge, en a conservé toute la barbarie dans ses rapports avec les Juifs ; ils sont indignement persécutés dans plusieurs états de la confédération germanique ; les lois existantes les y frappent de réprobation, et celles qu’on a cherché récemment à faire adopter en leur faveur ont été repoussées avec une sorte de rage. La haine des Juifs semble s’être réveillée avec l’amour de la liberté, de l’autre côté du Rhin, et l’explosion d’une révolution y serait peut-être signalée par le massacre des Israélites. On envie leurs richesses, et l’on ne rend pas justice à leurs talens. Cette situation déplorable est cause que la plupart de ceux d’entre eux qui se sentent quelque supériorité intellectuelle, et il s’en trouve un grand nombre, embrassent le christianisme. Mais croyez à ces conversions politiques ! La tache originelle ne s’efface point par le baptême, le sentiment de l’injustice ne s’affaiblit point dans un cœur ulcéré : aussi ne doit-on pas s’étonner si un Juif, lorsqu’il est doué de hautes facultés, devient une puissance infernale qui distille du venin dans la société, et qui, par sa haine irréconciliable, semble corroborer encore cette opinion généralement répandue, que les Israélites sont les ennemis naturels de l’état social, et ne peuvent s’y agréger.

La lecture des Lettres sur Paris nous a suggéré ces réflexions. Boerne est Juif, et si je ne l’avais appris dans sa biographie, je l’aurais deviné. Il y a en lui du paria, il y a de la révolte et de l’animosité contre l’Allemagne, plus qu’aucun écrivain allemand n’en a encore exprimé ; aucun, en effet, n’a dit comme lui : « Envoyez-moi de la terre d’Allemagne, afin que je l’avale ; je pourrai ainsi anéantir et dévorer, au moins symboliquement, ce maudit pays. »

Boerne n’avait point encore publié de livre, son nom même ne se trouvait ni dans le Conversation’s lexikon, vaste dictionnaire qui tient registre de toutes les notabilités mortes ou vivantes, ni sur aucun des catalogues de la foire de Leipsick ; il s’était contenté de travailler à la rédaction de plusieurs journaux qui parurent successivement à Francfort, sa patrie, et d’insérer des articles littéraires dans le Morgenblatt, lorsqu’en 1829 on rassembla tous ces morceaux épars en les classant par ordre de matières. Sept volumes ont déjà paru : ce sont des critiques dramatiques, des mélanges, des tableaux de Paris, des aphorismes, et des analyses d’ouvrages français.

Assurément, il est impossible de contester à Boerne un talent très distingué : il est presque toujours spirituel, ingénieux ; son style est brillant, rapide, clair, plein d’images, et symbolique comme celui de Jean-Paul, dont il se glorifie d’être le disciple, et qu’il a célébré dans un panégyrique que l’on peut considérer comme un chef-d’œuvre dans ce genre. Mais l’originalité à laquelle vise sans cesse cet écrivain, lui donne quelquefois une tournure maniérée et prétentieuse. L’humour, qu’il a défini comme la démocratie capricieuse et sauvage des pensées et des sentimens, dégénère trop souvent, sous sa plume, en une humeur bizarre et atrabilaire qui lui fait voir le monde sous un aspect plus sombre que la réalité. Son esprit, naturellement porté vers la critique, s’abandonne à des satires pleines d’acrimonie, et qui souvent ne sont exemptes, ni d’une jalousie secrète, ni d’un emportement haineux. Dans ses premiers écrits, Boerne s’était moins livré à ces dispositions chagrines : ses jugemens avaient moins de partialité, et il se montrait plus équitable pour son pays, ses contemporains, et pour les productions de la littérature : aussi sa réputation semblait-elle s’être agrandie en raison du cercle auquel il s’adressait, et du public éclairé dont il ambitionnait le suffrage. On le citait généralement comme un écrivain aimable et capricieux, et on lui pardonnait facilement quelque inégalité et de légers défauts, à cause du charme qu’il répandait dans ses écrits, et du cachet particulier qu’il savait leur imprimer. On pouvait, à la vérité, ne pas sympathiser avec ses diatribes tant soit peu amères contre Hoffmann, avec son aversion contre mademoiselle Sontag ; mais l’esprit qu’il déployait en défendant ses opinions, faisait souvent oublier ce qu’elles pouvaient avoir de paradoxal. Aujourd’hui, ce n’est point à l’Allemagne littéraire, ce n’est point à ses émules de gloire, c’est à des passions brutales que Boerne veut parler dans ses Lettres sur Paris ; ce n’est pas seulement un pamphlet politique, c’est une fusée incendiaire qu’il a lancée sur son pays natal.

Il n’est peut-être point hors de propos de dire ici que Boerne a eu beaucoup à souffrir des rigueurs de la censure, dont les ciseaux impitoyables ont souvent coupé les ailes à son génie indépendant ; qu’il s’est opposé avec courage aux vexations arbitraires que les autorités de Francfort voulaient faire peser sur ses coreligionnaires ; qu’enfin, en 1819, il a été poursuivi comme libéral : ce sont des titres à notre estime et à notre intérêt ; mais peuvent-ils le disculper d’avoir montré une haine aussi invétérée et aussi aveugle que celle qu’il fait éclater aujourd’hui ? Le sentiment qui fait battre nos cœurs pour la liberté est une religion d’amour qui embrasse l’humanité tout entière, et son culte peut-il s’associer à des récriminations si vindicatives ? Ne serait-ce pas profaner ses autels que de vouloir y sacrifier tant de victimes ? Nous sommes las de ces déclamations surannées, de ces théories de sang et de destruction dont les résultats sont toujours négatifs. Nous voulons quelque chose de positif dans la liberté, nous désirons qu’elle porte des fruits savoureux et parfumés sur l’océan de la vie, et non des fruits de cendres, tels que ceux du lac Asphaltite. Si Boerne a pu se flatter de concourir aux progrès de la liberté par un pareil ouvrage, il s’est étrangement abusé : c’est un pas rétrograde pour les lumières et pour la civilisation, car il a fourni à leurs antagonistes des armes qu’ils sauront tourner habilement contre la liberté de la presse. En vérité, ses ennemis les plus acharnés n’auraient pu lui porter un coup plus dangereux, ni en démontrer les abus d’une manière plus manifeste ! Aussi, tel a été l’effet que ce livre a produit en Allemagne, que, quoiqu’il ait été mis à l’index, quoiqu’une amende de quatre cents écus ait frappé tous les libraires qui le débiteraient, aucun partisan du pouvoir absolu n’en a été aussi profondément indigné que les véritables amis de la liberté. En effet, persuadés qu’ils sont que tout appel aux masses, en ce moment, ne pourrait qu’être préjudiciable à une cause sacrée, qu’un brusque renversement de l’ordre social entraînerait avec lui des maux incalculables et qu’enfin on devait attendre que les gouvernemens, éclairés sur leurs vrais intérêts, fissent les concessions réclamées par l’opinion publique et les besoins du temps, ils ont vu avec une sorte d’effroi un audacieux porter la hache à la racine d’un arbre dont la chute ébranlerait l’univers. Une réprobation générale s’est élevée en Allemagne contre cet amateur de ruines et de destruction.

Voulons-nous maintenant appuyer par quelques citations un jugement que l’on pourrait peut-être taxer de sévérité, et jeter un coup-d’œil sur la traduction que M. Guiran vient de publier. Rien n’offre, au premier aspect plus de dissemblance que le texte original et la copie française. L’un est une figure animée avec sa carnation et toute sa physionomie, l’autre n’est qu’une silhouette au maigre profil et à la teinte obscure. Les principaux traits s’y trouvent, à la vérité, reproduits, mais la couleur et la transparence y manquent. M. Guiran, qui d’ailleurs sait fort bien l’allemand, semble avoir désespéré de son auteur en le mutilant ainsi ; il en a fidèlement rendu les fragmens qu’il nous a donnés, ce qui nous fait présumer que ses omissions sont volontaires ; il marche par bonds, il saute dix feuillets à-la-fois, et souvent ce n’est point ce que Boerne offre de moins curieux ni de moins caractéristique. On peut en juger par cette phrase, la première de l’ouvrage, et dont le traducteur ne fait pas mention :

« Je commence à ressentir l’influence du bon génie des voyages, et de toute la légion de démons qui me possèdent, quelques-uns se sont déjà retirés de moi. Mais plus j’approche des frontières de France, plus je deviens fou : je sais bien ce que je ferai sur le pont de Kehl, dès que j’aurai tourné le dos à la dernière sentinelle badoise, cependant je ne puis le dire à aucune femme. »

Je ne me chargerais pas d’expliquer, même devant un homme, ce dernier paragraphe, et je ne connais que l’abbé du Mercure galant qui puisse prétendre à l’interpréter sans choquer nos oreilles.

De toute la légion de démons qui obsédaient Boerne, je ne serais pas éloigné de croire qu’il en est demeuré quelques-uns en lui, et notamment celui de la haine, car il hait presque tout le genre humain : il hait les rois, les propriétaires, les banquiers, les industriels ; il hait Goethe, parce qu’il est le roi de la littérature : il hait les livres, il hait l’Allemagne et les Allemands, il hait la royauté et le gouvernement de juillet. Choisissons quelques exemples. Voici pour les rois :

« C’est une maladie que d’être prince, et il faut mettre les rois à la diète. — L’année prochaine, une douzaine d’œufs sera plus chère qu’une douzaine de princes. — On fait beaucoup trop de façons avec les rois : on devrait leur fixer à tous un délai d’un mois, dans l’espace duquel ils auraient à établir un meilleur gouvernement, sinon à la porte ! — Chacun est maître chez soi, et un roi qu’on ne peut souffrir, ne fût-ce qu’à cause de la forme de son nez, on le met avec raison à la porte : je trouve cela tout simple. »

Voici pour Goethe :

« Je ne me rappelle pas avoir jamais exprimé clairement mon antipathie contre Goethe ; mais elle est si vieille et si forte, qu’elle a dû quelquefois percer dans mes écrits. — Goethe est le roi de son peuple ; lui une fois détrôné, qu’il deviendra facile d’en finir avec ce peuple ! Cet homme d’un siècle a une singulière force de répulsion : c’est une cataracte sur l’œil de l’Allemagne, mais écartez-la, et tout un monde se manifestera. — Depuis que je sens, j’ai haï Goethe ; depuis que je pense, je sais pourquoi. »

Voici le jugement qu’il porte sur notre école romantique ; il y a du fiel jusque dans ses éloges :

« J’ai lu avec beaucoup de plaisir l’Hernani de Victor Hugo. Je juge, il est vrai, des ouvrages de cette espèce chez un poète français, d’après de tout autres principes que je ne le fais chez un poète allemand. Je ne me soucie nullement, dans ce cas, de la chose en soi, je ne la considère que dans ses rapports, c’est-à-dire, pour les ouvrages romantiques, dans son opposition avec la nationalité française. Aussi c’est d’autant mieux que c’est plus extravagant ; la poésie romantique, en effet, est salutaire au Français, non à cause de son principe créateur, mais de son principe destructeur : c’est un plaisir de voir comment, dans leur ardeur, les romantiques brûlent et démolissent tout, et enlèvent du lieu de l’incendie de grosses charretées de règles et de décombres classiques. Ces imbécilles de libéraux, qui auraient intérêt à favoriser la destruction, s’y opposent, et cette conduite est une énigme que je cherche en vain depuis dix ans à deviner. Les pauvres romantiques sont persiflés et poursuivis par leurs adversaires, à faire pitié, et l’on ne peut lire sans pleurer, leurs plaintes déchirantes ; mais pourquoi se plaignent-ils ? pourquoi ne continuent-ils pas leur chemin, sans se soucier qu’on les loue ou qu’on les blâme ? c’est qu’il ne sont pas encore assez romantiques ; le romantisme n’est que dans leur tête, il n’est pas encore dans leur cœur. »

La première cocarde tricolore apparaît à Boerne comme un arc-en-ciel, gage de paix et de réconciliation, il voudrait ôter ses bottes et fouler pieds nus nos pavés sacrés ; il s’écrie dans son exaltation : « Je désirerais que tous les Français missent des habits de femmes, je leur ferais alors les plus belles déclarations d’amour, mais c’est folie que j’aie honte de suivre le penchant de mon cœur et de baiser ces mains qui ont brisé nos chaînes, qui nous ont rendus libres et qui, de valets que nous étions, nous ont armés chevaliers ! » Je ne sais pourquoi M. Guiran a omis ce dernier passage, assurément il n’eût pas déparé sa traduction. Les émeutes de l’Archevêché et de Saint-Germain-l’Auxerrois, le néoroma, madame Malibran, le salon de M. de Lafayette et les efforts héroïques des Polonais transportent Boerne au dixième ciel, ne le troublons pas dans son enthousiasme, ne cherchons pas à scruter avec malignité ses affections ; qu’il nous suffise que Boerne aime ou paraisse aimer quelque chose, et fusse même le cholera, qui excite d’ailleurs en lui la plus vive admiration, je serais encore tenté de l’excuser, car c’est une idée consolante, une idée sur laquelle nous aimons à nous reposer que de penser que son hypocondrie fait quelquefois place à de plus douces émotions, et que du moins nous ne saurions dire de lui en le plaignant, ce que sainte Thérèse disait du diable : Le malheureux, il ne peut pas aimer !


édouard de la grange.
  1. Chez E. Renduel.
  2. 2 vol, in-8o, chez Gosselin.
  3. Chez Denain, rue Vivienne.
  4. Chez madame Charles Béchet, quai des Augustins.
  5. Paulin, place de la Bourse.
  6. L’une de ces sources a fait monter le thermomètre à 54°, et une autre à 47° 1/2 centigrades. Elles dégagent une forte odeur d’hydrogène sulfuré.
  7. Ces îles, qui comprennent Skiatos, Scopelos, Iliodromia, Piperi, Iaoura, etc., forment avec Skyros, sous le nom de Sporades septentrionales, un département de la Grèce actuelle.