Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1846

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Chronique no 351
30 novembre 1846


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 novembre 1846.


Les grandes affaires se succèdent. Du midi nous sommes rappelés au nord par une singulière violation du droit européen Disons d’abord que le capricieux coup d’état qui frappe Cracovie, loin de porter au fond la moindre atteinte à la puissance de la France, lui crée pour l’avenir, à notre sens, une situation plus nette et plus forte. En effet, ces traités de Vienne, conclus en grande partie contre nous, se trouvent abrogés sur un point essentiel. La barrière qu’ils formaient contre la France est ébranlée par la main même de ceux qui l’avaient élevée. Nous savons bien que ce résultat n’a pas été dans la pensée de ceux qui viennent de se permettre une infraction aussi évidente aux textes les plus positifs ; mais il y a souvent dans les faits une force, une logique indépendante des intentions et des désirs de ceux qui les accomplissent.

A quel entraînement ont donc cédé les trois cabinets de Saint-Pétersbourg, de Vienne et de Berlin quand ils ont déclaré que la ville et le territoire de Cracovie cesseraient d’exister comme république indépendante, pour être incorporés à l’Autriche ? Il y a dans les gouvernemens absolus une sorte de pétulance qui les pousse à briser la force ce qui leur déplait, ce qui les inquiète. Ils ne savent pas vivre avec les obstacles, les tourner, les aplanir ; c’est une science réservée jusqu’ici aux gouvernemens constitutionnels. Les trois cabinets trouvaient que Cracovie était pour eux un embarras, et ils ont supprimé l’embarras avec une violence toute révolutionnaire. Spectacle étrange, sur si l’on songe qu’il nous est donné par des gouvernemens qui se vantent de représenter par ecellence les principes d’ordre, de conservation et de légitimité ! Les trois puissances ont complètement mis en oubli et sous leurs pieds toutes les considérations qui avaient déterminé l’érection de Cracovie en république indépendante. Au congrès de Vienne, l’empereur Alexandre, qui allait réunir à ses états la presque totalité de la Pologne, se croyait des droits incontestables à la possession de Cracovie mais ses alliés craignaient qu’il n’eût ainsi vis-à-vis d’eux une situation trop forte. Sur ces points délicats, les trois puissances furent quelque temps à s’entendre. Enfin l’empereur Alexandre déclara qu’il renoncerait à Cracovie, pourvu que cette ville fût déclarée indépendante. Il est juste de reconnaître qu’à cette époque le prince de Metternich goûta peu cette idée ; néanmoins il dut céder, et il fut stipulé que la ville de Cracovie n’appartiendrait ni à l’Autriche, qui l’avait abandonnée en 1809, ni à la Russie, et qu’elle formerait une république libre et indépendante. N’oublions pas que les articles relatifs à la Pologne sont consignés comme toutes les autres dispositions fondamentales du congrès de Vienne, dans un acte que signèrent, avec les trois puissances du Nord, l’Angleterre et la France. C’est l’acte du 9 juin 1815. L’affaire de la Pologne avait même été particulièrement soumise à une discussion générale, et ce fut au sujet de la question polonaise, aussi bien que pour la question saxonne, que la France fit reconnaître solennellement le droit qu’elle ne pouvait perdre, malgré ses revers, d’intervenir dans tout ce qui intéressait l’équilibre européen.

Ce caractère du pacte général européen, qui jusqu’à présent avait fait la force des traités de Vienne, a été ouvertement méconnu par les trois puissances. Est-ce habile ? Tant que Cracovie a gardé son indépendance nominale, les trois puissances protectrices n’y étaient pas moins maîtresses, et l’incorporation de cette petite république à la monarchie autrichienne ne leur apporte pas de forces nouvelles. On n’a donc pu se proposer autre chose que de, donner une marque de dédain a l’opinion libérale et aux gouvernemens constitutionnels de l’Europe ; mais a-t-on pris garde que, pour se permettre cette satisfaction, on était obligé d’aller plus loin que ne le conseillait la prudence, et qu’on portait atteinte aux plus précieuses garanties ? Nous serions tentés de croire qu’on s’en est aperçu, mais trop tard, car les trois puissances, après avoir bravé l’opinion, ont, par une nouvelle inconséquence, cherché à se la concilier, à la ramener, en lançant dans les colonnes de l’Observateur autrichien un immense factum où elles rejettent sur la propagande révolutionnaire la responsabilité de leur coup d’état. A les entendre, si les trois puissances n’eussent pas supprimé l’indépendance de Cracovie, elles se seraient attiré, de la part de leurs propres peuples, et même de la part de toute l’Europe, le reproche de la plus grande imprévoyance. C’est un autre reproche que l’Europe adressera aux trois cabinets ; elle s’étonnera, elle leur demandera compte de la singulière témérité avec laquelle ils ont pris l’initiative et comme donné le signal de la violation des traités. Nous comprenons la politique et les calculs de la Russie. Elle avait renoncé, depuis 1815, à posséder en propre Cracovie et son territoire ; matériellement elle ne perd rien, et elle aggrave la complicité de l’Autriche et de la Prusse dans ses entreprises contre la nationalité polonaise Le cabinet de Vienne, celui de Berlin, devaient-ils accepter avec un empressement aveugle une pareille situation ? M. de Metternich semble perdre, sur ses vieux jours, cette modération adroite à laquelle il avait dû souvent d’éviter des crises redoutables, et le prince qui gouverne la Prusse ne se rappelle plus qu’il y a six ans il mettait sa gloire à être l’espérance de l’Allemagne libérale. On pourrait placer en regard de la spoliation subie par Cracovie les nombreux discours de Frédéric-Guillaume sur le principe du droit considéré comme le fondement des sociétés européennes.

Si la résolution des trois puissances de supprimer l’indépendance de Cracovie remonte à plusieurs mois, elles ont pensé que le différend survenu entre la France et l’Angleterre était, pour la rendre publique, une occasion merveilleuse. C’est encore une satisfaction nouvelle qu’elles se sont donnée de faire coïncider la notoriété de leur coup d’état avec le refroidissement des deux cabinets de Londres et de Paris. Puisque les deux grands gouvernemens qui depuis 1830 avaient montré un bon vouloir constant pour la cause de la Pologne se trouvaient en désaccord momentané sur de grands intérêts, il était probable qu’ils ne s’entendraient pas sur les protestations et les remontrances à faire au sujet de Cracovie. Cet espoir n’a pas été déçu : la France et l’Angleterre protestent, mais sans concert, chacune de son côté.

Voilà donc sur une question d’isolement qui commence pour la France. Toute situation qui est marquée d’un caractère de nécessité doit être acceptée sans étonnement comme sans faiblesse. Du côté du continent, nous nous distinguons, depuis seize ans, surtout, des trois puissances du Nord par les principes de notre constitution politique, par l’esprit d’une révolution qui est le fondement et le titre de la monarchie de 1830. Depuis la même époque, la France a suivi à l’égard du continent une politique de sagesse et de modération ; elle a manifeste le désir sincère de respecter les traités et les conditions de la paix européenne. Loin de prendre, à l’égard des autres peuples et des autres gouvernemens, une attitude, une physionomie révolutionnaires, elle s’est attachée, tout en pratiquant chez elle les institutions dont elle est justement jalouse à ne donner aucun sujet légitime d’ombrage, d’inquiétude, aux trois puissances dont la religion politique est différente de la nôtre. Il plaît aujourd’hui aux trois cabinets de violer ouvertement ces traités que nous n’avons pas enfreints. Qu’est-ce à dire, si ce n’est qu’ils tombent dans la faute que nous avons su éviter ? Nous avons montré, depuis seize ans, que la France n’avait pas besoin de la violence pour affermir et étendre son autorité morale ; sans rien usurper, sans rien reprendre sur personne, elle a su grandir et prospérer. Il y a dans cette situation plus de force que ne seraient tentés de le soupçonner les gouvernemens absolus qui paraissent aujourd’hui en humeur de se passer leurs fantaisies La France n’est plus une nation révolutionnaire, mais un pays constitutionnel qui représente en Europe les intérêts et les principes les plus vrais de la civilisation moderne. Ces intérêts et ces principes, la France ne les abdiquera pas pour courtiser l’incertaine amitié des gouvernemens absolus : en agissant ainsi, elle se désarmerait, elle perdrait sa valeur morale. Elle ne fera pas la faute d’effacer les contrastes qui la séparent des représentans de l’absolutisme, contrastes qui la constituent et lui attirent tant de sympathies.

Du côté de l’Angleterre, l’isolement qui commence a d’autres raisons. Par quelle fatalité le concours de l’Angleterre nous manque-t-il -toujours, lorsqu’une grande question s’élève en Europe ? Quoique l’affaire de Cracovie ait éclaté au milieu de la mésintelligence qui règne aujourd’hui entre la France et l’Angleterre, nous sommes loin de blâmer le gouvernement français d’avoir proposé au cabinet britannique de protester en commun contre la résolution des trois puissances. En effet, M. Guizot, aussitôt après avoir reçu communication officielle de cette résolution, a invité M. de Jarnac à voir lord Palmerston et à lui demander son concours pour une protestation qui serait faite au nom des deux cabinets de Londres et de. Paris. Sans opposer à cette demande un refus formel, lord Palmerston fit connaître à notre chargé d’affaires qu’il avait déjà adressé pour son compte une protestation au cabinet de Vienne, et qu’il allait en envoyer copie à lord Normanby, avec invitation de la communiquer à M. Guizot. C’était décliner d’une manière directe et polie l’offre d’une protestation en commun.

Lord Palmerston n’a donc pas considéré l’exécution diplomatique de Cracovie comme un fait assez grave pour motiver l’accord des deux grands gouvernemens représentatifs de l’Europe et les déterminer à un oubli momentané de leurs dissentimens La démarche de la France aura du moins pour résultat de constater officiellement cette manière de voir. On sait aujourd’hui dans quel esprit a été rédigée la protestation que lord Ponsonby, au nom du cabinet britannique, a présentée à la cour de Vienne. Il est impossible de protester contre une violation flagrante du droit des gens avec plus de douceur. On dirait que de la part de lord Palmerston c’est plutôt une sorte d’acquit de conscience que l’expression d’une conviction profonde. Tout en rappelant que des stipulations arrêtées par huit puissances ne sauraient être modifiées et annulée par trois d’entre elles, il paraît que le ministre anglais ne traite pas le point important de l’infirmation générale des traités de Vienne par la conduite des cabinets du Nord. C’est une conséquence que lord Palmerston cette fois n’a garde de signaler. Cependant cet été, dans la chambre des communes, le ministre anglais avait exprimé l’espérance que les trois cours remettraient la république de Cracovie sur le pied d’indépendance où elle se trouvait placée auparavant, conformément au traité de Vienne. Selon lui, ces puissances seraient assez intelligentes pour reconnaître que le traité de Vienne doit être conservé intégralement, et qu’il n’est pas possible de choisir parmi les articles pour violer les uns et exécuter les autres ; car enfin, ajoutait lord Palmerston, « il ne saurait échapper à la perspicacité de ces gouvernemens que, si le traité de Vienne n’est pas bon sur la Vistule ; il doit être également mauvais sur le Rhin et sur le Pô. C’était tenir un langage énergique, c’était presque inquiéter sur leur avenir les trois cours qui avaient déjà commencé de méconnaître les droits de Cracovie. Pourquoi donc aujourd’hui lord Palmerston met-il des sourdines à sa parole, si vibrante et si fière il y a quelques mois ? Pour baisser de ton d’une manière aussi sensible, il ne peut avoir d’autres motifs que les sentimens hostiles qui l’animent aujourd’hui à l’égard de la France, et la crainte de venir en aide à cette dernière, s’il réglait sa conduite sur le discours qui, le 17 août dernier, excitait dans la chambre des communes une bruyante sensation.

La contradiction que nous signalons entre les paroles de lord Palmerston et la conduite qu’il tient aujourd’hui ne lui échappe assurément pas à lui-même, et, pour la sentir, il n’a pas besoin d’avertissemens étrangers. S’il passe par-dessus cette contradiction, c’est qu’il a devant lui un but auquel il veut arriver à tout prix. Ce but, il faut le dire, c’est l’humiliation de la France. Nous ne voulons ni rien envenimer, ni rien exagérer ; nous ne voulons pas davantage faire de lord Palmerston un brouillon vulgaire, et répondre à sa malveillance contre nous par une injuste appréciation de sa valeur politique. Ses talens sont incontestables ; ses adversaires les plus éminens, sir Robert Peel, lord Aberdeen, reconnaissent hautement tout ce qu’a de redoutable cet esprit vif et actif, non moins puissant dans les travaux du cabinet que dans les débats de la tribune. Toutes ces qualités sont pour nous autant de motifs de se rendre bien compte des intentions et des desseins de Palmerston. L’époque de 1840 est-elle donc si loin de nous, qu’elle ne puisse nous éclairer par d’utiles souvenirs ? La France a aujourd’hui en face d’elle le même homme qui, en 1840, la mettait en dehors du concert des puissances au sujet de la question d’Orient. Lord Palmerston n’avait pourtant alors aucun grief sérieux contre la France ; tout au plus avait-il à se plaindre de quelque lenteur ou de quelque dissentiment sur la manière d’apprécier les prétentions respectives de la Porte et du pacha d’Égypte. C’en fut assez néanmoins pour déterminer cet homme d’état à précipiter une solution injurieuse pour nous. Aujourd’hui lord Palmerston dit tout haut qu’il a les plus justes plaintes à élever contre la politique française ; il s’entête à faire un crime à notre gouvernement d’une prétendue violation du traité d’Utrecht, qui, selon lui, interdit toute alliance par mariage entre les Bourbons de France et d’Espagne. Si l’irritation de lord Palmerston est sincère, nous devons craindre les actes qu’elle voudra lui inspirer ; si par hasard elle était plus affectée que réelle, elle supposerait à notre égard une préméditation hostile qui devrait plus encore éveiller notre vigilance Dans des circonstances aussi graves, en vérité, les hommes disparaissent, et l’on ne se sent de préoccupations que pour les grands intérêts du pays.

Avec lord Palmerston, la rivalité de la France et de l’Angleterre, qui, durant ces dernières aunées, dans quelques heureux momens de calme et de bonne intelligence, paraissait s’assoupir, reprend une vivacité fâcheuse. La même ardeur que le ministre whig avait contre M Thiers, il la déploie aujourd’hui contre M. Guizot. Singulière destinée du représentant d’un parti qui a souvent proclamé ses sympathies pour la France constitutionnelle, que de se trouver successivement l’adversaire déterminé des deux hommes d’état qui, parmi nous, ont le plus appuyé leur politique sur l’alliance anglaise ! Lord Palmerston a une manière de concevoir la grandeur de son pays qui implique toujours pour la France quelque chose de triste et d’humiliant. En 1840, il voulait nous annuler à Constantinople et nous enlever toute l’influence en Égypte. Que se propose-t-il, aujourd’hui ? En face d’un pareil adversaire, il faut chercher avec inquiétude quels pourront être ses mouvemens, ses desseins, sur quels points il portera son esprit d’agression et d’envahissement.

En attendant, le ministre anglais voudrait arriver à un premier résultat : ce serait de réformer contre nous une sorte de ligue des puissances, comme en 1840. Dans cette vue, il a refusé de se joindre à nous pour protester contre le coup d’état qui a frappé Cracovie, et il a donné la note qu’il a adressée à lord Ponsonby sur cette affaire le caractère de simples observations destinées à suspendre l’exécution d’une mesure qui ne serait pas encore réalisée. Il a voulu que les trois puissances fussent surtout frappées du contraste de son attitude avec la nôtre, et il s’est proposé d’exciter leur reconnaissance, quand elles pourraient comparer la réserve, la modestie de ses observations, à la chaleur qu’allait sans doute montrer la France dans cette occasion. Tel est le piége que nous tend aujourd’hui le représentant des whigs, de ce parti qui s’était montré jusque-là si porté pour la cause polonaise. À cette bienveillance succède aujourd’hui une indifférence glaciale ; on sait maintenant pourquoi.

La France protestera contre l’usurpation des trois puissances sur l’indépendance de Cracovie, consacrée par les traités. Elle se doit à elle-même d’élever la voix contre une entreprise où éclate un singulier mépris pour la légalité et la justice. La protestation de notre gouvernement viendra après celle de lord Palmerston ; elle viendra après le refus qu’a fait ce dernier de se joindre à nous pour adresser aux trois cabinets une commune remontrance ; elle pourra donc être rédigée avec la conscience complète et réfléchie de tous les élémens de la situation. Ce qui nous paraît le plus essentiel, c’est que la France, dans une pareille pièce, prenne acte de la violation des traités, et qu’elle signale toutes les conséquences qu’ouvre à son profit la résolution des trois puissances. Elle doit déclarer qu’elle se réserve pour l’avenir de ne consulter, à l’égard de ces traités, que les convenances et les besoins de sa politique.

La France n’a qu’à garder une attitude d’observation. Elle ne saurait songer à jeter au dehors des paroles de menace et de défi. Qui voudrait voir sérieusement un cas de guerre dans la résolution des trois puissances ? Il n’y a que l’exaltation des partis qui puisse répondre par un cri de propagande au coup d’état de Cracovie. La seule réponse qui convienne à un grand pays est dans la fermeté avec laquelle il pratiquera la politique d’indépendance et d’isolement que lui font les circonstances. Être en paix avec tout le monde, sans entretenir d’intimité avec personne, telle doit être notre attitude, et nous aurons au moins de cette façon la liberté de nos mouvemens. Cette politique a souvent été, dans les chambres, par les hommes les plus éminens de l’opposition, indiquée comme la meilleure à suivre ; aujourd’hui nous y sommes ramenés par la nécessité. Sans doute, c’était une grande chose ; impuissant levier que l’alliance de la France, et de l’Angleterre, dans les deux pays, tous les esprits éclairés sont frappés du rôle qu’auraient, à jouer les deux peuples, s’ils voulaient, s’ils pouvaient rester unis. N’est-ce pas leur concert qui, depuis seize ans, a donné la liberté constitutionnelle à la Grèce et à l’Espagne ? La continuité de leur union pourrait accomplir encore des résultats non moins désirables, mais à la condition d’une réciprocité sincère entre les deux gouvernemens. Or, il semble que l’Angleterre ne puisse prendre au sérieux notre prétention de cultiver son alliance sur un pied complet d’égalité, et d’en recueillir de légitimes avantages. Nous ne voulons d’autre preuve de cette disposition de l’Angleterre à notre égard que l’incrédulité qu’a rencontrée l’annonce du double mariage. On ne pouvait se persuader à Londres qu’une fois l’Angleterre ayant fait connaître sa pensée, le gouvernement français pût oser passer outre. L’intimité entre les deux peuples peut-elle exister tant qu’on ne reconnaîtra pas chez nos voisins que nous pouvons avoir une volonté ? Pour que l’amitié fût durable, il ne faudrait pas non plus qu’au moment même où l’union parait la plus entière, la France fût desservie et secrètement menacée dans des intérêts précieux par la politique anglaise. N’est-ce pas une pensée persévérante de lord Palmerston en 1840 comme en 1846, de nous aliéner l’empire turc, en cherchant à persuader au divan que notre politique en Égypte et notre prise de possession de l’Algérie sont choses attentatoires à la puissance de la Porte ? Nous pouvons cependant conserver avec le sultan une sincère alliance sans adopter à son égard la ligne de conduite qui convient à l’Angleterre.

La manière dont a été reçu le bey de Tunis en est la preuve. Ahmed-Pacha, qui a reconnu depuis long-temps tout le prix de notre amitié, souhaitait visiter la France : néanmoins, avant d’entreprendre son voyage, il voulut savoir sur quel pied il serait accueilli. Il désirait être sûr qu’il ne serait pas présenté au roi des Français par l’ambassadeur de la Porte, comme l’avait été Ibrahim-Pacha. Le gouvernement français n’avait qu’à régler sa réponse et sa conduite sur les relations que depuis deux cents ans nous entretenons avec Tunis. Depuis deux siècles, nous avons conclu des conventions, des traités de commerce avec le bey de Tunis. Si le bey est un ancien vassal de la Porte, si le sultan se regarde toujours comme son suzerain, de fait il n’est plus son souverain, surtout pour nous qui avons depuis long-temps reconnu l’indépendance de Tunis. Il était donc naturel que le bey fût reçu avec les honneurs dus aux princes souverains. En lui faisant cet accueil, le gouvernement français a pensé avec raison qu’Ahmed-Pacha n’était pas dans la même situation qu’Ibrahim. Le sultan est véritablement encore le souverain de l’Égypte ; il a délégué sa souveraineté, mais il en a retenu le principe et les droits régaliens. Sur Tunis, au contraire, il n’a plus qu’une ombre de suzeraineté, qui laisse intacte l’indépendance du bey. Ahmed-Pacha a été fort sensible à une reconnaissance aussi solennelle de son caractère et de ses droits, et il professe pour la France un véritable enthousiasme. Par son origine, par son éducation, il était disposé à comprendre plus facilement notre civilisation. Ahmed-Pacha a pour mère une Génoise, une chrétienne, qui vit encore à Tunis. On le prendrait en le voyant pour un général européen.

Quand Ahmed-Pacha a débarqué en France, il avait l’intention d’aller de Paris à Londres, et de prévenir, par cette politesse, les ombrages que l’Angleterre aurait pu concevoir de sa présence parmi nous. Dans ce dessein, il a fait pressentir l’ambassade anglaise sur la réception qu’il pouvait attendre. Lord Normanby a eu la loyauté de lui donner avis qu’il ne devait pas espérer à Londres un accueil semblable à celui dont il était ici l’objet ; l’Angleterre ne le recevrait pas comme un prince Souverain ; mais comme un gouverneur d’une province turque. On assure que cet avertissement a déterminé Ahmed-Pacha à renoncer à son voyage ; en effet, il accepterait, en allant à Londres, une situation inférieure à celle que la France lui a faite.

C’est notre politique naturelle d’étendre une main protectrice sur les états limitrophes de l’Algérie. Toutes les fois que le gouvernement français a pu craindre que le sultan n’inquiétât son ancien vassal, il a envoyé quelques vaisseaux en vue de Tunis, et cette démonstration a toujours eu son effet. Le bey de Tunis a donc un véritable intérêt à s’attacher à nous. Du côté du Maroc, il sera plus long, plus difficile de cimenter une alliance : cependant le nom de la France a été glorieusement répandu dans les état d’Abderrhaman par la bataille d’Isly. Notre consul-général à Tanger, M. de Chasteau, a été chargé d’offrir à l’empereur de nombreux présens, des armes, plusieurs petites pièces de canon, des chevaux. Le ministre des relations extérieures d’Abderrhaman est allé attendre M. de Chasteau à Mazagan, et doit l’accompagner jusqu’à la résidence de l’empereur. Quand on a voulu épouvanter la France sur les conséquences de l’occupation de l’Algérie, on lui a prédit serait entraînée par la force des choses à la conquête de Tunis et du Maroc. Les alliances sont moins dispendieuses et plus sûres que la conquête, et elles peuvent nous conduire au même but ; la possession paisible de l’Algérie et un juste ascendant sur la Méditerranée.

C’est cet ascendant dans la Méditerranée qui est au fond l’éternel débat entre l’Angleterre et nous. Sans cela, le double mariage n’eût pas excité à Londres tant de colères ; il n’a paru une entreprise si coupable que parce qu’il pouvait augmenter notre influence sur l’Espagne. Il faut lire, dans un livre tout d’à-propos qui vient de paraître, Diplomatie de la France et de l’Espagne depuis l’avènement de la maison de Bourbon[1], l’histoire de la lutte constante des deux peuples dans la Péninsule. Ce n’est pas nous cependant qui cherchons à porter atteinte à l’indépendance morale de la nation espagnole ; au lieu de fomenter dans son sein la discorde et l’anarchie, nous assistons avec une sympathie mêlée d’espoir à ses efforts pour l’affermissement de la monarchie constitutionnelle. Dans quelques jours, les élections générales auront lieu dans la Péninsule ; on croit qu’elles feront entrer aux cortès une soixantaine de progressistes : ce parti aurait ainsi la preuve qu’il peut se faire une place sans sortir de la constitution. La famille royale de Madrid a vu revenir à elle l’infant don Enrique, qui a complètement désavoué la protestation qu’il avait eu la légèreté de signer il y a quelques mois. Dans ces derniers temps, il a pu voir dans quel abîme il aurait été entraîné par les provocations qu’il recevait de l’Angleterre. On l’engageait à lever l’étendard de la guerre civile ; il a repris le sentiment de ses devoirs : son frère, le roi d’Espagne, a surtout l’honneur de cette réconciliation.

Tandis que sur la Vistule on déchire avec un si funeste éclat des traités où la France était partie contractante, on s’efforce insensiblement de gagner pied à son préjudice sur l’Escaut et dans les Alpes, on agite sourdement les provinces danubiennes, où tout le chemin qu’on fait mène à Constantinople. Ce n’est pas seulement avec de grands coups que les trois cours veulent asseoir leur influence en Europe ; elles ont des procédés moins bruyans, et certains faits assez récens peuvent servir à montrer comment s’y prend leur ambition quand elle trouve son intérêt à se dissimuler.

Si la Belgique ne s’est point encore jetée dans les bras de l’Allemagne, ce n’est point la faute de la Prusse. À peine la France avait-elle repoussé l’union douanière, que le Zollverein s’est présenté pour recueillir ces bénéfices restés disponibles. L’esprit allemand a porté sur cet espoir de conquête la passion singulière par laquelle se traduisent maintenant toutes ses entreprises nationales où politiques ; le gouvernement prussien s’est mis à la tête de cette nouvelle croisade ; il l’a servie avec les armes qu’il aime. Il ne s’est pas contenté des faveurs commerciales par lesquelles le traité du 1er septembre 1844 invitait la Belgique à prendre sa place dans le cercle des douanes allemandes ; il a cherché des séductions moins matérielles et fait appel aux vieux souvenirs d’un même berceau ; s’il n’a point encore précisément réussi, ce n’est point pour avoir ménagé ses frais d’éloquence. Il a soutenu de son mieux la résurrection du patois flamand commencée en 1840. M. d’Arnim qui posait, en 1843, à Anvers, la première pierre de l’entrepôt prussien, a travaillé avec une dextérité particulière à développer ces manifestations nationales en faveur d’une langue sœur de la langue allemande. Verrons-nous donc le français proscrit par le flamand, comme il l’était par le hollandais en 1829 ? Franchement, nous sommes encore loin de le croire. Le festival de Cologne du mois de juin dernier, les fêtes de septembre à Bruxelles, ont été, nous le voulons bien, des occasions de rencontres et d’embrassemens entre les Flamands et leurs frères de Germanie : nous doutons fort cependant que la Belgique passe à l’Allemagne sous le pur ascendant de ces vanités nationales, bien quintessenciées pour son goût.

La Prusse voudrait bien commander sur notre frontière du nord, comme elle commande sur notre frontière de l’est. L’Autriche ne se tient pas davantage pour battue sur la ligne des Alpes. Appuyée sur ses possessions d’Italie, elle régente plus hardiment qu’on ne le saurait dire toute une partie de la Suisse, et provoque ainsi les tristes déchiremens ou la confédération menace de se dissoudre. Quelques faits de date récente ont trahi cet empire qu’elle dissimule d’ordinaire avec plus d’habileté. M. de Philippsberg, le chargé d’affaires d’Autriche, est allé presque officiellement à Coire pour sommer les Grisons de retirer le suffrage qu’ils ont donné dans la diète contre l’alliance des sept. Il s’est adressé au petit conseil et l’a qualifié d’organe légal du canton, malgré la constitution qui attribue exclusivement au grand conseil le droit de donner des instructions pour voter en diète ; il s’est attiré une réponse publique, dans laquelle les magistrats menacés invoquaient, pour se couvrir de l’Autriche, une indépendance de quatre siècles. On a pu voir ainsi par le détail comment le cabinet autrichien en usait avec ses pauvres voisins, dont la sécurité complète est cependant si nécessaire à l’ordre général de l’Europe. On s’est rappelé les mauvais traitemens que souffre depuis si long-temps le Tessin, les brigandages provoqués à Lugano en 1799, les violences exercées sur le parti libéral en 1814, renouvelées progressivement à partir de 1830. Dans les Grisons, jusqu’ici l’on n’avait pas encore eu besoin de ces rigueurs, on s’entendait avec l’oligarchie rhétienne ; on lui donnait du service dans les armées ou dans les bureaux, on répandait à propos les décorations, enfin on avait déclaré franche de tous droits régaliens la grande route du Splugen, vraie fortune du canton. On annonce aujourd’hui qu’on retirera ces faveurs et qu’on prendra des mesures justifiées par le droit des gens, si le canton ne rétracte son vote. Il faut se croire bien sûr d’être obéi pour dicter ainsi la loi.

Quant à la Russie, elle, n’est pas tellement occupée sur la Vistule, qu’elle oublie un instant de se frayer sa voie sur le Danube. Dans les pays moldo-valaques, l’intérêt bien entendu de la politique ottomane, sinon des cupidités particulières du divan, ce serait de créer un corps assez solide pour tenir plus près de la Russie le même poste que gardent un peu plus loin les Serbes ; ce serait par conséquent d’unir les deux pays sous un même suzerain, à qui on donnerait l’hérédité sans l’affranchir de la dépendance. Cette concession, que nous avons su obtenir pour l’Égypte, n’aurait-elle pas mieux profité aux Moldo-Valaques ? C’est là en effet le vœu du pays, c’est la condition première d’une fédération durable entre les provinces danubiennes et la Porte, c’est le meilleur moyen de couper court aux intrigues russes et de leur barrer le chemin de Constantinople. Une souveraineté divisée, des fonctions princières révocables, des élections toujours possibles, une aristocratie corrompue toujours prête à se vendre, toujours disposée à la brigue, voilà plus qu’il n’en faut pour donner carrière aux conquêtes souterraines du cabinet moscovite. Aussi voyez comme celui-ci marche de tous les côtés à la fois. On assure que les agitations de 1841 recommencent en Bulgarie, et l’on parle d’une conspiration tramée contre le prince Bibesko et récemment découverte à Kraïowa. Sous l’influence de ces chrétiens contre le nom turc, alors même que le sultan poursuit avec tant de courage l’abolition des haines religieuses. Chose étrange, à l’autre extrémité de l’empire, le zèle des nestoriens attire sur eux, comme en 1843, les horribles massacres des Kurdes, et les évêques fanatiques qui les provoquent vont, dit-on, prendre leurs leçons à Tiflis. Si la France ne peut atteindre jusque-là, elle pourrait du moins se créer au midi du Danube une autorité pacifique et morale dont on ne sait pas assez le prix. C’est encore là une ligne à disputer.

Est-ce à dire que cette agression presque générale des diplomaties doive dégénérer en une rupture belligérante ? Que la destruction de la république polonaise soit le signal d’une intention arrêtée de lutte et de combat ? Nous ne le croyons pas. L’occident de l’Europe a bien des raisons d’appréhender un terme à cette paix dont il jouit depuis trente ans ; mais, il est bon de le dire, les puissances de l’Europe orientale auraient plus de peine encore à la rompre : il s’en faut qu’elles soient plus prêtes que nous.

Est-il d’abord un homme d’état en Autriche qui puisse attendre sans effroi « ce premier coup de canon dont le seul bruit ferait peut-être aussitôt crouler la monarchie ? » Quand l’empereur François, vaincu en 1805 et en 1809, signait les traités de Presbourg et de Vienne, il n’avait pas eu cependant à lutter contre l’effervescence intérieure des populations sujettes ; les sentimens nationaux ne s’étaient éveillés nulle part avec cette âpreté qui les caractérise »aujourd’hui. Comment tenir à la fois la main sur les Slaves et sur les Hongrois, sur les Bohêmes et sur les Italiens ? La noblesse, qui eût pu servir d’appui, manque maintenant plus que jamais ; la noblesse madgyare garde, il est vrai, une véritable énergie, mais elle remploie dans une guerre ouverte contre la chancellerie autrichienne ; la noblesse gallicienne est exterminée ; reste la noblesse allemande, mais celle-ci n’a ni position comme corps ni influence comme association morale. Elle paraît à peine dans ces états provinciaux qui ne durent qu’un jour, qui ne comportent point d’opposition, qui ne reçoivent pour ainsi dire pas de députés de la bourgeoisie. La bureaucratie n’a pas cessé d’être un élément de stabilité pour la monarchie ; mais ce réseau trop lourd écrase la vie publique au lieu de la contenir. Enfin, l’armée, si nombreuse qu’elle soit, si distinguée même qu’on la dise dans le service des armes savantes, l’armée, dirigée d’en haut par des bureaucrates, peuplée de soldats sans goût pour leur métier, ne sera jamais l’armée d’un état militaire. Cette infériorité aurait même vivement frappé les esprits pendant l’insurrection galicienne, et l’on attribuerait au ressentiment d’un si singulier échec le dernier arrêt qui a frappé Cracovie.

Quant à la Prusse, la force dont elle dispose est, avant tout une force morale. Qu’elle ait à représenter sur un champ de bataille l’intérêt, le droit national de l’Allemagne, elle aura derrière elle des milliers de citoyens armés ; qu’elle veuille entraîner ses milices à la défense de la politique russe, elle court les plus grands périls que jamais gouvernement ait bravés. « Milord, disait le roi Frédéric-Guillaume à lord Aberdeen au moment où celui-ci prenait congé de lui, je vous recommande le peuple allemand. » C’était une des façons de parler du monarque prussien, mais c’était aussi l’expression de cette anxiété véritable que lui cause le voisinage de la Russie. Malheureusement les questions commerciales empêchent un rapprochement bien intime avec l’Angleterre ; on se défie du mauvais esprit de la France, et Frédéric-Guillaume a dans sa famille des partisans dévoués de la Russie. Voilà bien des raisons d’incertitude pour un esprit déjà naturellement mobile, et cependant il serait nécessaire d’aviser. Si quelque chose pouvait encore plus irriter l’Allemagne, si profondément blessée par les tergiversations du monarque en matière constitutionnelle, ce seraient assurément des velléités d’alliance russe. De Koenigsberg, où l’esprit germanique lutte heure par heure contre l’invasion moscovite, jusqu’à Manheim, où Sand poignarda Kotzebue, il n’y a qu’un cri en Allemagne contre le système et l’amitié des Russes. Les exigences des chemins de fer détermineront bientôt peut-être un déficit ; il faudra de nouveaux impôts pour le combler, il faudra des états pour voter ces impôts : seront-ce les députés de Posen ou du Rhin qui voudront distraire une partie de ces fonds pour soutenir le gouvernement dans une querelle engagée sur les dernières ruines de la Pologne ?

Reste enfin la Russie, c’est-à-dire le plus formidable, parce qu’il est le moins connu, de ces trois alliés qui jettent le gant à l’Europe occidentale. On ne doit pas s’y tromper, l’anéantissement de la Pologne n’est pas pour la Russie une œuvre de dépit ou de vengeance aveugle, c’est un calcul politique froidement et systématiquement poursuivi. Si la Russie perd la Pologne, elle ne peut plus agir sur l’Europe, et il serait juste d’affirmer que ce qu’elle a d’action sur nous, c’est de la Pologne qu’elle le tire. « La force actuelle de l’empire russe, on l’a dit avec raison, se trouve à la ceinture et non au centre de ses vastes provinces. » C’est le pays compris entre la Warta et le Dnieper qui lui produit le plus d’hommes et d’argent. Quel serait, dans l’état présent, le premier effet d’une commotion ? Tout aussitôt le pays entre la Warta et le Dnieper deviendrait hostile et impraticable, la Russie, qui a besoin contre l’Europe d’une base d’opérations sur la Vistule, devrait reporter cette base au Dnieper, et, pour amener ses troupes jusqu’à la Warta, elle aurait à les conduire par des routes de deux cents et de quatre cents lieues. La Russie, malgré ces immenses ressources dont elle prétend disposer, n’a jamais pu concentrer de grands corps d’armée hors de chez elle ; comment même oserait-elle s’engager à l’aventure sur le sol miné qui la porte ? Le cabinet de Pétersbourg a redoublé de précautions en Pologne. Pendant qu’il feint d’affranchir les paysans du royaume, qui sont sortis depuis si long-temps du servage, il empêche les propriétaires en Podolie, en Wolhynie, en Lithuanie, de s’accorder à l’amiable avec leurs paysans ; on croirait qu’il leur prépare le sort de la noblesse galicienne. Il envoie, comme le cabinet autrichien, des soldats en congé dans les villages ; il organise un système de surveillance au milieu même des campagnes, il établit un chef par dix chambres, et soumet à ses inspections, à la direction des ses popes, cette hiérarchie de magistrats esclaves, d’espions rustiques. La vie de campagne est perdue dans les provinces russo-polonaises comme en Gallicie. Si c’est là pour le czar un moyen de domination, il est à coup sûr aussi dangereux pour le vainqueur que pour les vaincus. Sait-on d’ailleurs ces agitations mal contenues qui luttent au sein du vaste empire ? Sait-on combien de résistances rencontre cette volonté acharnée de tout russifier jusque chez les populations slaves depuis long-temps sujettes ? Croit-on que la Petite-Russie, par exemple, se prête à ces tendances absorbantes de la grande ? Connaît-on tous les contrastes qui se heurtent sous cette apparente immobilité ? Le gouvernement du prince Woronzow a, dit-on, répandu dans les pays du sud des habitudes libérales qui seraient des crimes sur la Newa.

Et cependant, disons-le, si l’une des trois puissances gagne à cette brusque rupture qu’elles dénoncent en commun à l’Europe, c’est bien la Russie : l’Autriche devient plus que jamais solidaire de toute la politique moscovite, la Prusse achève de perdre la popularité qu’elle avait conquise en 1840 ; c’est tout-à-fait un succès russe, atteint, sans coup férir, par une diplomatie sans égale. Disons-le, d’autre part, c’est un succès qui n’aura point de lendemain, le jour où les puissances de l’Occident s’accorderont pour mettre la Russie au défit de lui en donner un.


MUSIQUE SACREE.
Requiem héroïque de M. Zimmerman

Cette prose terrible et touchante que l’église entonne aux heures ou elle porte le deuil de ses enfans, cette poésie qui tantôt éclate en formidables images, tantôt en sanglots déchirans, ce chant lugubre, ce Dies irae, monument de la loi qui a éclairé le monde depuis dix-huit siècles, nul ne sait dire quel en est l’auteur ni le moment précis où il a vu le jour. Il est bien vrai qu’il existe aujourd’hui des chants que toute oreille a entendus, que toute bouche a répétés, et dont les auteurs sont restés ignorés ; il est bien vrai aussi que chaque cité renferme un de ces merveilleux édifices, demeure du Seigneur et maison de tous, sur les murs duquel chaque siècle a marqué son âge, chaque fait sa date, chaque révolution sa cicatrice, mais la pierre où l’on pourrait lire la signature de l’ouvrier, cette pierre, nul ne la voit : elle est enfouie ou absente. C’est là le propre de ce qu’on pourrait appeler l’art social : l’homme s’y abrite derrière la société, ce qu’il crée n’est pas son œuvre, mais celle de la croyance qu’il professe. Il n’en retire pas même le bénéfice de vivre dans la postérité. L’art individuel est plus avisé ; c’est pour lui-même qu’il travaille : il se nomme.

Le Dies irae a-t-il été, comme quelques-uns le prétendent, composé par un moine espagnol durant la nuit qui précéda son supplice, ordonné par l’inquisition ? Faut-il l’attribuer à Thomas de Cellano, qui, vers 1250, fut de l’ordre des frères mineurs, ou, suivant l’opinion d’autres religieux du même ordre, à Bonaventure ou Mathieu d’Aquasporta, mort cardinal en 1302 ? Faut-il dire, avec quelques savans dominicains, qu’il est de Humbert, général de l’ordre, mort en 1277, ou bien, avec d’autres dominicains, qu’il est dû à leur frère Latinus Frangipani, surnommé de Urfiniis, mort aussi cardinal en 1294 ? Soutiendra-t-on, avec les augustins, qu’il est d’Auguste Bugellénis ? Enfin, les assertions du cardinal Bona, n’essaiera-t-on pas d’en rapporter l’honneur, ainsi qu’on l’a déjà fait, à saint Grégoire-le-Grand ou à saint Bernard ?

L’incertitude qui règne relativement à l’origine du Dies irae est on ne peut mieux démontrée par la diversité de ces prétentions. Il est une supposition qui tout à la fois, nous le croyons du moins, expliquera cette incertitude, et changera complètement la nature de la question. Le Dies Irae, loin d’être l’œuvre d’un homme isolé, ne serait-il pas en réalité une œuvre préparée de loin en quelque sorte, l’œuvre de plusieurs hommes et de plusieurs époques, et dont le germe et les types principaux existaient, longues années avant son apparition définitive, dans les liturgies particulières de quelque monastère ou de quelque diocèse ? On nous permettra d’exposer ici les faits sur lesquels s’appuie notre conviction.

Il y a quelques années, M. Paulin Blanc, bibliothécaire à Montpellier, découvrit, sur les feuillets de garde d’un manuscrit du Xe siècle provenant de l’abbaye de Saint-Benoît d’Aniane, une prose notée en neumes, c’est-à-dire au moyen d’un petit tracé de points courant irrégulièrement au-dessus d’un texte latin, et dont les hauteurs inégales indiquent les diverses intonations des syllabes. Cette notation se place, dans l’histoire de l’art, entre les lettres grégoriennes et le système de notation dû à Guido d’Arezzo, qui imagina de placer les neumes sur deux lignes, en se servant en même temps des intervalles que ces lignes laissaient entre elles, de manière à fixer avec précision la place que chaque neume devait occuper. Ajoutons encore qu’à ces deux lignes Guido joignit par la suite deux nouvelles lignes de différentes couleurs, l’une rouge et l’autre jaune ou verte, intercalées avec les premières[2]. La pièce découverte par M. Paulin Blanc contient évidemment le germe des idées qui font le sujet du Dies irae. Elle se compose de vingt-deux strophes en prose poétique où l’on reconnaît de loin en loin le retour des rimes. À en juger par un calque que nous devons l’obligeance du savant bibliothécaire, l’écriture appartient incontestablement à la forme carolingienne et fixe la date du monument en question de la fin du IXe siècle au commencement du Xe. Voici un fragment de cette prose :

Que la terre écoute ! que les rivages de la grande mer,
Que l’homme, que tout ce qui vit sous le soleil écoute !
Le jour du pardon est proche !,
Le jour du châtiment suprême, le jour terrible, affreux,
Où le ciel doit s’évanouir, le soleil se calciner,
La lune se voiler, la lumière s’obscurcir,
Où les astres tomberont sur la terre.
Hélas ! misérables ! misérables ! pourquoi, homme,
Courir après de veines joies ?
Jusqu’à présent la terre est demeurée ferme sur ses bases ;
Ce jour-là, elle vacillera comme l’onde des mers,… etc.

[3]

Le jet et le mouvement du Dies Irae, se font déjà sentir dans cette pièce, mais ils sont bien plus apparens dans une autre pièce rapportée sous le titre : Versus de Die judicii, que M. Bottée de Toulmon nous a fait connaître, et que l’on voit à la Bibliothèque royale, dans un manuscrit provenant de Saint-Martial de Limoges, sous le numéro 1154, ancien fonds Celle-ci est composée, comme le Dies irae, de vers dits rhythmiques, de huit pieds. Les strophes sont de six vers. Ce manuscrit est du XIe siècle. Il est visible que nous nous rapprochons de la forme de la prose des morts :

Lorsque l’éternelle flamme
Dévorera l’orbe terrestre,
Lorsque le feu terrifie redoublera de fureur,
Lorsque le ciel se ploiera comme un livre,
Lorsque les astres tomberont, ce sera le signe
Que la fin des siècles arrive.

Jour terrible, jour de colère,
Jour d’ombre et d’obscurité,
Jour de clairons, jour de trompettes,
Jour de deuil, jour d’épouvante,
Où le poids des ténèbres
Tombera sur les pécheurs.

Quelle frayeur descendra du ciel,
Quand le roi, courroucé s’avancera… etc.

[4]

Observons, avec M. Bottée de Toulmon, que le premier vers ; le vers le plus saillant du Dies irae, ouvre ici la seconde strophe. De plus, ce vers est visiblement indiqué dans la pièce de M. Paulin Blanc : Dies illa tremenda, dies calamitatis. Dans la filiation, nous saisissons le trait de ressemblance. Un pas de plus, car ici les pas se marquent par siècles, et nous touchons au Dies irae ; mais nous rencontrons tout à coup un troisième mouvement dont la date est certaine : c’est le fameux réponse Libera, qui fait partie des prières de l’absoute. Ce réponse est de Maurice de Sully, évêque de Paris, qui le fit chanter dans son église en 1196. Or, ce réponse a précédé le Dies irae, puisque cette prose est la dernière pièce qui soit entrée dans la liturgie de l’office des morts. Si, d’un autre côté, nous observons que le Dies irae est une séquence, que ce genre d’hymnes, déjà fort amélioré aux Xie et XIIe siècles, fut porté à sa perfection vers le commencement du XIIIe, nous rapporterons à cette dernière époque l’apparition du Dies irae, qui, avec le Lauda Sion, son contemporain peut être regardé comme le modèle le plus accompli de cette sorte de poésie liturgique[5].

Maintenant, plus d’essais, plus de tâtonnemens. Le Dies irae, long-temps ébauché, a enfin trouvé sa forme. Le moule est coulé, il est indélébile. Les strophes en jaillissent brûlantes, emportées par leur rhythme ternaire et roulant sur leurs rimes uniformes. Le Dies irae est consacré.

Sans doute, entre les traditions relatives à l’origine du Dies irae, nous aimerions voir triompher celle qui l’attribue à ce moine espagnol condamné par l’inquisition, et suivant laquelle la victime aurait, pour ainsi dire, improvisé ce chant lugubre en face du bûcher. Cela serait poétique et beau. Malheureusement cette hypothèse ; si séduisante pour l’imagination, tombe devant la raison et les faits. Qui ne sent que le Dies irae, compose dans une semblable situation, aurait certainement été le résultat de l’inspiration du moment, une œuvre originale, conçue d’un seul jet ? Nous voyons, au contraire, qu’il a plusieurs antécédens dans la liturgie. Il est donc inutile de chercher l’auteur de cette prose. L’histoire du Dies irae est celle de presque toutes les créations de ce que nous avons appelé l’art social. Comme l’art social est le fruit lent et graduellement élaboré des inspirations d’une époque, il parcourt une série de phases diverses avant d’arriver a son complet développement. L’art individuel est libre, varié, spontané dans ses productions comme dans ses allures, et, tandis qu’il exprime ce qui caractérise l’originalité de l’artiste dans le milieu d’idées qui l’entoure, l’art social subordonne la pensée de l’individu à la pensée de tous. Aussi les monumens de l’art du moyen-âge, du plain-chant et de l’architecture gothique, sont-ils presque toujours polyonymes, quand ils ne sont pas anonymes. Ceux qui régularisèrent le plain-chant, comme ceux qui arrêtèrent les formes de l’architecture gothique, firent absolument abstraction de l’idée d’art. Saint Grégoire-le-Grand se défendait, à propos d’un livre, et avec une sorte de dédain, d’avoir voulu s’astreindre aux règles de la rhétorique, à plus forte raison eût-il manifesté une susceptibilité analogue pour ce qui regardait le chant d’église. Eusèbe, dans la description qu’il nous a laissée de la basilique de Tyr, élevée vers l’an 315 par Paulin, évêque de cette ville, touche à peine à quelques détails architectoniques, pour insister longuement sur les mystères exprimées dans les formes de la construction du temple. Le plain-chant et l’architecture gothique ce deux arts sociaux par excellence, furent même l’objet d’une législation, et l’auteur des Institutions liturgiques a fait preuve d’une rare intelligence du génie de l’époque en rapprochant, dans un parallèle historique, ces deux grandes manifestations de la pensée chrétienne.

Arrivons maintenant à l’art profane. Laissant à l’art religieux et social ce caractère auguste, incommunicable, d’autorité, de majesté, nous avons presque dit d’authenticité, que son rival sera toujours tenté de lui envier, nous examinerons de quelle manière cette liturgie de la messe des morts, si admirablement complétée par la prose Dies irae, a inspiré les compositeurs modernes, qui n’ont pas craint de lutter avec une pareille poésie, avec ce plain-chant surtout dont nous n’avons pas encore parlé, parce que ses beautés sont d’une nature qui échappe aux formes ordinaires de l’analyse. Nous le dirons tout d’abord : la science moderne, avec ses séductions, ses combinaisons, ses ressources, ses effets, n’a rien produit qui puisse approcher du simple plain-chant du Dies irae. Cette mélodie, nue comme la mort, aux tons crus, aux contours anguleux et abrupts, a quelque chose qui frappe de stupeur et qui glace jusqu’aux entrailles ; et ce qu’il y a d’admirable, c’est que la même période mélodique se prête aussi merveilleusement à l’expression de la terreur qu’à l’accent de la supplication. Aussi, loin de nous toute idée de comparaison entre deux choses qui procèdent de deux principes opposés, qui appartiennent à des ordres d’idées différens : entre l’art liturgique et l’art proprement dit, entre le plein-chant et la musique. La consitution tonale de l’un donne naissance à l’expression calme et contemplative ; la constitution tonale de l’autre engendre l’expression terrestre et passionnée Les partisans des messes à grand orchestre auront beau arguer de je ne sais quel sentiment religieux, de je ne sais quelle couleur religieuse, de je ne sais quelle couleur religieuse. Ce ne sont la que mots vagues et vides de sens. Il restera toujours, dans ce système, à fixer les limites de l’art religieux et de l’art mondain, et la question de la confusion des genres se représentera éternellement. Sans doute, l’on peut admettre que ces deux tonalités ne seront pas perpétuellement incompatibles ; en d’autres termes, il est permis de rêver une musique religieuse véritablement digne de ce nom, appropriée aux besoins de l’époque et en harmonie avec l’état actuel de l’art. Jusqu’ici pourtant nous ne voyons pas que les tentatives aient été heureuses. Le seul résultat important qu’elles aient préparé, et que déjà on peut annoncer comme prochain, c’est un retour vers le plain-chant pareil à celui qui s’est produit naguère pour l’art gothique. Il est impossible que le sens et l’esprit de ces admirables cantilènes ne se dévoilent pas tôt ou tard aux yeux de ceux qui ont pénétré les mystérieuses beautés et la véritable expression des formes de l’architecture chrétienne. Aujourd’hui même, l’introduction de la musique mondaine dans le sanctuaire a tout à la fois quelque chose de faux et de choquant autant pour le goût de l’artiste que pour la piété du fidèle, et il n’est pas nécessaire d’être chrétien pour sentir que les accens du plain-chant sont les seuls qui puissent s’allier avec l’austère poésie des textes sacrés, comme les seuls qui puissent dignement retentir sous les voûtes de la basilique.

Les messes de morts les plus connues ont eu pour auteurs Palestrina, Jomelli, Mozart et Cherubini, qui en a fait deux. Parmi les compositeurs vivans qui ont marché dans la voie si glorieusement ouverte, il faut nommer M. Berlioz, et enfin M. Zimmerman.

Nous n’enregistrons que pour mémoire la Missa pro defunctis de Palestrina. Il est- visible que ce grand homme n’a pas rattaché cet ouvrage à l’idée d’une solennité particulière, et qu’il l’a écrit dans le seul but de compléter l’office de la chapelle Sixtine. Cette œuvre, du reste, ne contient ni l’Introït ni la prose. Sous le rapport de l’étendue, elle a donc moins d’importance que les messes ordinaires du même maître, et, sauf l’offertoire, morceau réellement digne de lui, les fragmens qui en ont été exécutes aux séances de M. le prince de la Moskowa nous ont montré qu’elle leur était fort inférieur.

Apres Palestrina, la messe de Jomelli, intitulée également Missa pro defunctis, a joui long-temps d’une grande célébrité. Nous ne saurions fixe l’époque précise à laquelle cet ouvrage fut composé L’auteur était né en 1714, année de la naissance de Gluck, et, comme Gluck, il commença d’écrire fort tard. Il est à croire que cette messe de Requiem vit le jour durant les vingt ans que Jomelli passa à Stuttgart en qualité de maître de chapelle du prince de Wurtemberg. Au point de vue liturgique, cette messe est plus complète qu’aucune de celles du même genre dues aux autres compositeurs ; car, outre l’Introït et la Prose, elle contient encore le Libera, qui, comme nous l’avons dit, se chante à l’absoute. Nous sommes ici en pleine musique moderne. Une révolution fondamentale s’est opérée, et depuis un siècle et demi, dans l’art musical, à l’harmonie consonnante des modes ecclésiastiques a été substitue le système d’harmonie basé sur la dissonnance. Toutefois le style pittoresque n’existe pas encore. Ni Jomelli, ni Pergolèse, dans son Stabat, ne songent à demander à l’orchestre l’éclat de ses images et de ses couleurs ; un simple quatuor d’instrumens à cordes leur suffit pour accompagner les voix et soutenir l’harmonie. Le père Martini blâmait Pergolèse de n’avoir marqué aucune différence entre le style du Stabat et celui de ses ouvrages dramatiques. Si jamais reproche ne fut plus fondé, jamais il n’en fut de plus inutile. Il s’adresse avec une égale justesse à Jomelli, à Haydn, à Mozart, à Cherubini. Ce n’est pas la faute des compositeurs ; mais celle du système qui a triomphé. Ce qui surprendra bien des personnes aujourd’hui, c’est que la messe des morts de Jomelli est écrite d’un bout à l’autre en ton majeur. Ceci est remarquable, et prouve qu’avec des idées de convenance bien arrêtées, les compositeurs d’une certaine époque n’attachaient pas la même importance que nous à des choses qui nous paraissent rigoureuses. Quoi qu’il en soit, l’œuvre de Jomelli, ne contînt-elle qu’un morceau de la force de l’Introït, serait digne de sa réputation. Ce début est calme et majestueux. C’est bien là le repos éternel, cette paix sans fin que l’église demande pour ceux qui ont combattu pendant leur vie terrestre. Le Dies irae n’est pas sur ce ton. Ainsi que nous venons de le faire entendre, pour apprécier un morceau de cette étendue, il faudrait se désintéresser de nos préjugés habituel, faire la part des formes reçues à une époque déjà loin de nous, et se rendre compte de certaines convenances dont la raison nous échappe. Citons pourtant, entre autres fragmens, le Pie Jesu et le retour du Requiem dans le Libera. Il y a là un grand style, une belle et touchante expression, qui montrent qu’après tout génie sait, à ses instans, élargir le cercle des théories contemporaines, s’élever au-dessus de son temps, et plier les formes de convention à des inspirations dignes de l’art qui ne meurt point.

La circonstance à laquelle on doit le Requiem de Mozart est trop connue pour que nous nous croyions obligé de la rappeler. Cet ouvrage fut le dernier de l’auteur de Don Juan, et, bien que resté inachevé, bien qu’il ait été terminé par une main habile et discrète qui sut déguiser sa touche sous celle du maître, il peut être considéré comme un des chefs-d’œuvre les plus originaux sortis de la plume de ce génie créateur et fécond. Cette tristesse intime, cette divine mélancolie, dont toutes les productions de Mozart, même les plus légères, sont empreintes, il les exhala dans cette œuvre suprême, qui, ainsi qu’il se l’était dit à lui-même, averti par un pressentiment trop sûr,devait être chantée autour de son cercueil. Ici encore une nouvelle révolution s’est accomplie, due presque en totalité à Mozart lui-même, une révolution partielle dans certaines formes de style, dans la coupe des morceaux, une révolution complète dans l’instrumentation. La musique pittoresque est créée, les diverses sonorités des instrumens habilement mélangées et groupées, ou savamment opposées entre elles ; les timbres variés de l’orchestre vont fournir au compositeur des couleurs au moyen desquelles il reproduira les images du texte liturgique. Mais quelle sobriété dans l’emploi de ces moyens ! Mozart se contente d’esquisser le principal trait, l’imagination de l’auditeur complète le tableau. Ainsi le Quantus tremor est futurus est peint par un vigoureux tremolo de deux mesures, ainsi une phrase de trombone de trois mesures signale le Tuba mirum ; ainsi, dans l’offertoire, la figure De ore leonis est indiquée par un saut brusque des violons de l’octave aiguë à l’octave inférieure. Voilà pour la partie poétique. Dans la partie consacrée à la prière, à la supplication, aux gémissemens, l’auteur emploie un tout autre procédé. Les images, les couleurs, disparaissent et font place à l’accent du cœur, au cri de l’ame. Ce sont tantôt des sanglots entrecoupés comme ceux que l’on entend sur le vers Cum vix justus sit securus, un trait d’orchestre menaçant et terrible comme celui qui accompagne le verset Rex tremendae majestatis, et qui, en conservant sa forme et son dessin, change tout à coup de caractère et d’expression sur les parole Salva me ; tantôt, enfin le triple élan sur lequel s’élèvent les trois vers de la strophe Ingemisco tanquam reus, ou l’accord déchirant qui opère la résolution des deux périodes suivantes : Qui Mariam absolvisti et latronem redimisti. Nous citerons encore, dans le Voca me cum benedictis, les placides accens des élus opposés aux imprécations des réprouvés, la triple période enharmonique et le triple crescendo de l’Oro supplex, qui peignent si merveilleusement le pécheur prosterné, le front dans la poussière, la poitrine gonflée de soupirs, implorant son pardon. N’oublions pas surtout cette mélodie, pleine d’angoisse du Lacrymosa, où toutes les voix réunies s’élèvent se prolongent et montent sans fin pour s’éteindre dans le silence.

La messe des morts de Cherubini (ceèlle qu’il écrivit pour les funérailles du duc de Berry, car nous n’avons pas dessein de parler de son Requiem pour voix d’hommes, ouvrage de la vieillesse de l’auteur, et qui, malgré d’incontestables beautés, n’en est pas moins fort loin du premier, dont il reproduit trop fidèlement le calque) ; la messe des morts de Cherubini, disons-nous, est sinon composée d’après un système, du moins d’après un point de vue différent de celui de Mozart. Mozart avait conçu son œuvre dans une forme analogue à celle de l’oratorio. Il avait divisé sa prose en plusieurs morceaux de divers caractères, ce qui lui avait permis d’y intercaler des solos, des quatuors, des ensembles et des chœurs. Après avoir ménagé les forces de son orchestre dans deux mouvemens que lui a inspirés le Requiem aeternam, tous les deux admirables de noblesse et d’onction funèbre, Cherubini prend la prose en bloc ; il en fait un grand chœur, une action dramatique où tout se suit sans interruption. Il faut reconnaître que ce plan est plus conforme à l’idée du Dies irae. La rapidité de cette marche est peu compatible, il est vrai, avec cette recherche de détails, cette curiosité de travail et ces finesses d’intentions auxquelles Mozart s’est laissé aller si complaisamment ; mais jamais le tumulte, le désordre, la confusion que nous nous figurons devoir précéder la scène du jugement dernier, ne furent retracés en traits plus vigoureux et avec d’aussi sombres couleurs. L’on croit voir l’ange de la colère céleste chassant, le glaive en main, la foule tremblante des mortels, et les poussant, pêle-mêle, au pied du trône du juge inexorable. Le Mors stupebit, qui dans Mozart passe inaperçu, ici vous remplit d’effroi. Si le Requiem de Mozart se distingue surtout par une expression tendre et pathétique, c’est par la peinture de la terreur que celui de Cherubini est remarquable. Il est pourtant deux morceaux, le Pie Jesu et l’Agnus Dei, véritables chefs-d’œuvre dans ce chef–d’œuvre, qui, pour l’expression poétique et profondément élégiaque, pourraient le disputer à Mozart. Le caractère de l’Agnus surtout, lugubre dans le début, par dégrès s’adoucit et s’éclaire comme d’un rayon séraphique ; on sent que la prière est exaucée aux cieux avant qu’elle soit achevée sur la terre.

Nous comprenons qu’avec son instinct des grands effets, M. Berlioz ait essayé de s’inspirer du génie de Michel-Ange et de reproduire en musique la page gigantesque du jugement dernier. Chargé, en 1837, de composer une messe de Requiem pour un service funèbre en l’honneur des victimes de juillet, M. Berlioz écrivit l’ouvrage que nous connaissons, toutefois la cérémonie projetée n’eut pas lieu, et la nouvelle partition fut destinée aux obsèques du général Damrémont, qui furent célébrées dans l’église des Invalides. Dans l’un et l’autre cas, on mettait à la disposition du compositeur un local vaste et sonore, ainsi que toutes les ressources dont il pouvait avoir besoin. M. Berlioz, en profita largement. Sa prose fut conçue dans les proportions de la musique de festival. L’effet répondit à tant d’efforts. Cette grande phrase de plain-chant, articulée d’abord par les basses, ces accens timides des soprani, ces deux motifs marchant, ensemble, ces mouvemens impétueux de l’orchestre aussitôt comprimés, cette fanfare des cuivres qui éclate sur le Tuba mirum et semble se répercuter aux quatre coins du monde, ces syncopes terribles, ces voix menaçantes qui s’élèvent sur le roulement profonde des timbales, toutes ces images présentées avec une si effrayante réalité, produiront toujours une vive impression sur les masses. C’est ce dont on a pu juger récemment encore dans l’église de Saint-Eustache.

Nous venons de nommer cette parois de Sainte-Eustache, à laquelle se donnent rendez-vous MM. Adam, Ambroise Thomas, Baulieu, tous les compositeurs qui savent aujourd’hui dérober quelques heures à l’art profane pour les consacrer à la musique d’église. Le motif de cette préférence est qu’il y a, à la tête de la musique de cette paroisse, un homme de conviction, de savoir et d’expérience, un compositeur d’un talent grave et pur, un maître de chapelle actif, un habile chef d’orchestre, qui s’est spécialement voué au culte d’une branche trop négligée de l’art musical, et qui s’est promis de lui rendre tout son éclat. Secondé par le zèle intelligent de M. l’abbé Deguerry, curé de la paroisse, M. Dietsch poursuit sa modeste tâche avec une persévérance que rien ne rebute, pas même les stériles encouragemens des gens qui ne peuvent rien et l’obstiné silence des gens qui peuvent quelque chose. A force de patience et avec des ressources très restreintes. M. Dietsch a su former des chœurs de voix belles et pures, un orchestre nombreux, un répertoire varié, riche des productions de toutes les époques. C’est surtout aux simples dimanches de l’année qu’il faut se rendre à SaintEustache pour y entendre des fragmens de Palestrina, de Jomelli, de Léo, de Durante, de Marcello, etc., de ces compositeurs qu’il faudrait connaître autrement que de nom, lorsqu’on se hasarde à trancher dogmatiquement sur les questions relatives à la musique religieuse.

C’est donc à Saint-Eustache que M. Zimmerman nous a convoqués, cette année, pour l’execution de son Requiem héroïque, comme il nous y avait rassemblés, l’année dernier, pour sa messe de Sainte-Cécile. Ce seul titre de Requiem héroïque indique suffisamment chez M. Zimmerman l’intention modeste de prévenir dans l’esprit de ses auditeurs toute idée de comparaison entre son ouvrage et ceux de ses devanciers. On ne saurait trop le louer d’avoir senti lui-même l’obligation de se tenir également éloigné de la mélopée calme et quelque peu monotone de Jomelli, de l’expression intime et pénétrante de Mozart, de l’entraînement épique de Cherubuni, des peintures colorées et grandioses de M Berlioz M. Zimmerman, avec le talent et l’imagination qu’il possède, a conçu une messe de mort militaire. Il s’est représenté un soldat illustre, un héros mort sur le champ de bataille, dont l’armée célèbre les obsèques avec une pompe guerrière. L’armée est parmi ses chanteurs, elle est dans son orchestre. Ses accens seront funèbres plus que lugubres, ses harmonies tantôt martiales et tristes, ses rhythmes tour à tour marqués et traînans, son instrumentation parfois sombre, mais le plus souvent brillante.

L’idée de l’auteur se manifeste dès les premières mesures de l’introduction. A diverses reprises, un sourd roulement des tambours voilés répond à des phrases brèves articulées par des instrumens isolés, puis le mouvement d’une marche se dessine dans l’orchestre, et l’Introït commence. Ce morceau, dans lequel on retrouve le caractère d’onction dont M. Zimmerman avait trouvé le secret dans sa messe de Sainte-Cécile, est savamment et longuement développé. La marche se poursuit, sans interruption ; il n’en est pas de même, des voix, qui s’arrêtent de temps en temps comme pour reprendre haleine, mais en réalité, et c’est ici un des artifices du compositeur, pour se ménager d’habiles rentrées. Dans ce cadre nettement tracé, M. Zimmerman introduit plusieurs idées indépendantes les unes des autres, et ces idées s’enchaînent au moyen de modulations si faciles et si naturelles, elles se plient si heureusement à la forme générale, que, tout en jetant une grande variété dans l’ensemble, elles font ressortir au plus haut degré l’unité de pensée qui n’est pas le moindre mérite de ce morceau remarquable.

On ne doit pas s’attendre à un long détail sur le Dies irae. Volontiers on se laisserait aller à décrire ces fragmens, si tranchés entre eux de ton, de coupe et de couleur, et qui donnent lieu par momens à des contrastes imprévus. Nous nous contenterons d’insister sur la première partie de la prose, sur ce contrepoint Alla-Palestrina, dans lequel, M. Zimmerman n’a pas craint de s’emparer du plain-chant de la liturgie. Le compositeur s’est tiré en maître de cette tentative doublement audacieuse. C’était beaucoup ici que d’éviter la sécheresse d’une étude scholastique. M Zimmerman a su donner de l’animation à cette partie de son travail, il a su faire circuler une vie inconnue dans les formes austères de la vieille école. Par une gradation toujours soutenue, il arrive à l’explosion de la phrase de plain-chant attaquée par les trompettes, reprise par le chœur et l’orchestre, auquel s’unit bientôt l’harmonie massive de l’orgue.

Notons encore le mouvement entraînant du Liber scriptus, à trois temps dont le retour produit un effet singulier, le récitatif entonné par les basses sur le verset Quid sum miser ; les oppositions des voix d’hommes et des voix d’enfans sur le Recordare ; le dessin énergique des violons sur le morceau Inter oves locum praesta, qui suffirait à lui seul pour assigner à M. Zimmerman sa place parmi les compositeurs, et, dans l’offertoire, cette fugue traitée avec toutes les ressources de sa science, toute la chaleur de sa verve, et qui, interrompue par l’Hostias et preces, reparaît de nouveau soutenue d’une pédale sur laquelle les contours harmoniques se déroulent avec de nouvelles transformations. Ne perdons pas de vue cependant le point de départ de M. Zimmerman. Dans l’Introït, il nous a fait entendre une marche funèbre ; sur le Sanctus, ce chant de jubilation qui exalte au plus haut des cieux la gloire du Dieu des armées, M. Zimmerman a placé une marche triomphale. Il a réservé toute la puissance de ses effets pour ce morceau, et le chœur, l’orchestre les cuivres, les tambours découverts et l’orgue s’y réunissent dans un vaste cri de victoire et d’allégresse.

En attendant que la société des concerts donne au Requiem héroïque la sanction dont il est digne, nous féliciterons M. Zimmerman, lui, le dernier venu parmi les musiciens, qui ont traité le même sujet, d’avoir suivi une route à part dans une carrière déjà glorieusement battue. Rien, dans son ouvrage, qui porte la trace de réminiscences, qui reproduise les inspirations appartenant à ses prédécesseurs. L’imitation est un écueil que les plus habiles même n’évitent pas toujours. Dans le Requiem héroïque de M. Zimmerman, tout est bien de lui : la conception, la disposition des parties, l’enchaînement des harmonies et des chants, la couleur, l’instrumentation. Il est donné à peu d’artistes de pouvoir se reposer sur une œuvre pareille, si empreinte de nouveauté.

Faut-il l’avouer cependant ? nous ne pouvons, quand nous assistons à l’exécution de certaines œuvres contemporaines, nous ne pouvons nous défendre de quelque tristesse à l’idée que ces productions, admirées aujourd’hui, seront peut-être oubliées dans un petit nombre d’années, soit parce qu’elles auront cessé d’être en rapport avec les moyens d’exécution, soit parce que l’on ne sera plus à même d’en pénétrer le sens et l’esprit. Cette pensée nous vient surtout à propos de ces compositions que l’on nomme religieuses parce qu’elles ont été écrites sur les textes sacrés. Oui, sans doute, ces messes de Requiem, ces Stabat, sont bien beaux, bien imposans au point de vue de l’art. Notre esprit, néanmoins, se reporte toujours malgré nous au plain-chan de l’office des morts, à ce Dies irae, à ce De profundis en faux bourdon que de simples chantres entonnent auprès de la bière du pauvre comme autour du catafalque du riche. Ce plain-chant ne suffit-il pas à la prière, à la foi, l’appareil même de la mort ? Faut-il donc donner le change à la douleur par des pompes importunes ? Depuis plus de six cents ans, les fidèles versent des larmes et les essuient aux accens du Dies irae. Parmi les plus brillans chefs-d’œuvre de l’art moderne, en est-il beaucoup auxquels on oserait prédire une pareille durée ?


J. D’ORTIGUE.

  1. Un vol. in-8o, chez Gerdès, éditeur, 10, rue Saint-Germain-des-Prés.
  2. Voir les Instructions du Comité historique des Arts et Monumens, rédigées pour la partie musicale, par M. Bottée de Toulmon.
  3. Audi, tellus, audi, magni maris limbus,
    Audi, homo, audi, omne quod vivit sub sole.
    Veniae prope est dies,
    Irae supremae dies, dies invisa, dies amara,
    Quâ coelum fugiet, sol erubescet,
    Luna mutabitur, dies nigrescet,
    Sidera super terram cadent.
    Heu miseri ! heu miseri ! quid, homo,
    Ineptam sequeris laetitiam !
    Bene fundata hactenus mansit terra ;
    Tunc vacillabit velut maris unda, etc., etc.

  4. Cùm ab igne rota mundi
    Tota coeperit ardere,
    Soeva flamma concremare,
    Coelum ut liber plicare,
    Sidera tota cadere,
    Finis seculi venire.
    Dies irae, dies illa,
    Dies nebulae et caliginis,
    Dies tubae et clangoris,
    Dies luctus et tremoris,
    Quando pondus tenebrarum
    Cadet super peccatores.
    Qualis pavor tunc caderit
    Quandò rex iratus venerit, etc.

    Ces deux derniers vers sont presque littéralement reproduits dans le Dies iroe :

    Quantus tremor est futurus
    Quandò judex est venturus !

    Du reste, la mélodie du Dies iroe pourrait s’ajuster parfaitement à la pièce que nous citons, bien entendu, en ayant soin de dédoubler les strophes.

  5. Institutions liturgiques, par D. Prosper Guéranger, abbé de Solesmes. T. Ier.