Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1848

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Chronique n° 399
30 novembre 1848


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 novembre 1848.

La véritable opinion d’un peuple a par elle-même une force irrésistible et souveraine. Il est sans doute des commotions qui la déplacent, qui la bouleversent, des élémens corrupteurs qui la troublent et qui l’infectent. La commotion passe, la corruption emporte ce qu’elle touche et s’use en s’assouvissant. L’opinion reprend alors son cours ; elle rentre dans sa voie : ainsi le fleuve, soulevé un instant et chassé loin de son lit par le vent furieux des régions équinoxiales, revient bientôt couler entre ses rives avec la même puissance et la même majesté.

Ni les illusions, ni les lâchetés individuelles ne sauraient jamais prévaloir long-temps contre l’empire d’une pensée qui se trouve au fond la pensée de tout le monde. La pensée de la France, c’est qu’il lui faut un gouvernement modéré. Nous n’avons pas besoin d’expliquer ce que nous entendons ici par ce mot de modération. Nous en appelons à tous les voeux, à tous les actes qui traduisent maintenant l’esprit du pays ; nous en appelons plus particulièrement encore à toutes les démarches que l’on croit devoir tenter pour briguer sa faveur dans l’arène électorale. Ces démarches, ces manifestes, ces plaidoyers, ne sont autre chose qu’un continuel hommage rendu par de nouveaux convertis à une opinion dont ils avaient jusqu’ici plus ou moins méconnu l’ascendant. Nous assistons au triomphe de l’opinion modérée : ceux qui le mènent, ceux qui le célèbrent sont justement ceux qu’elle a conquis.

Il y a quelques mois à peine, quand on se présentait au suffrage de ses concitoyens pour obtenir de leur estime la plus mince des fonctions publiques, il fallait avoir dans sa poche tout un plan de reconstruction politique et sociale ; il était de rigueur d’avouer en principe qu’on sentait le besoin de refaire le monde, et les plus sages, ceux qui n’osaient point l’entamer trop avant, se croyaient obligés de s’excuser du peu. On partait de ce raisonnement que, puisque nous étions devenus république, ce n’était pas pour rien, et l’on s’ingéniait à découvrir les travaux providentiels que nous avait sans doute imposés une métamorphose si merveilleuse. On voyait énormément à changer, on ne voyait guère à conserver. Nous sommes bien loin de ce temps-là. Il s’agit aujourd’hui de la première magistrature de l’état ; comment s’y prend-on pour la solliciter auprès du peuple souverain ? On rassure, à qui mieux mieux, les intérêts et les idées alarmés par cette fantasmagorie de choses nouvelles qui avait d’abord envahi la scène publique ; on se met à couvert derrière les hommes dont l’expérience a le plus d’autorité sur le pays ; au lieu d’annoncer, comme jadis, avec force bruit de trompettes, qu’on va courir les aventures par de glorieux chemins de traverse, on se vante de suivre bonnement la grand’route pour avoir la foule avec soi. On s’enorgueillissait naguère d’un titre exceptionnel ou d’un entourage exclusif ; on s’estime aujourd’hui fort heureux de se confondre dans la majorité, de ne pas la dépasser, d’être de son bord et à son niveau. Le rôle d’initiateur et de prophète avait bien son charme, mais c’est un rôle solitaire qui n’est plus de saison ; on aime mieux désormais conduire le chœur que le précéder de trop loin, et l’on est ainsi obligé de ne chanter ni plus haut ni plus bas que la note.

Il y a deux candidats aux prises ; nous ne comptons ni M. Ledru-Rollin ni M. Raspail, qui, de l’aveu de M. Proudhon, tiennent seulement à passer la revue de leur armée. M. de Lamartine est déjà pour la république ce qu’il était dans les derniers temps de la monarchie, une statue délaissée, la statue de Memnon, si l’on veut, mais non point une personne politique, non point la représentation d’un parti. Il n’y a donc que deux candidats : le général Cavaignac et M. Louis Bonaparte. L’opinion modérée n’a pas voulu avoir le sien, et nos lecteurs se rappellent qu’il n’a pas dépendu de nous qu’il en fût autrement. Il semble pourtant, nous le confessons aujourd’hui, que cet effacement des modérés vis-à-vis du scrutin doive tourner au profit de leur cause. Voici, en effet, que ces deux candidats, qui ne leur appartiennent point d’origine, ambitionnent par-dessus tout l’honneur de leur adoption, et se disputent la préférence en rivalisant de sacrifices. L’influence de cette grande opinion nationale ressort d’autant mieux, qu’elle est invoquée par ceux-là même que des prestiges particuliers ont élevés jusqu’au pinacle, et qui, une fois là, n’espèrent s’y soutenir qu’en empruntant son appui. Il y a mieux, nous croyons que de part et d’autre l’emprunt serait contracté de bonne foi, tant les circonstances pèsent sur les hommes.

Les États-Unis d’Amérique sont à présent même livrés comme nous aux préoccupations d’une lutte électorale. Comment la lutte s’engage-t-elle de l’autre côté de l’Atlantique ? Il y a des partis rivaux qui ont chacun leur homme, qui le poussent, parce qu’il leur appartient et qu’il se dit leur. Chaque candidat donne un programme qui n’est pas le programme de son adversaire : l’un est pour la guerre et l’autre pour la paix ; l’un voudra l’abolition, et l’autre la conservation de l’esclavage. Par une rencontre curieuse, nos deux candidats frappent à la même porte et cherchent leurs électeurs dans le même camp. Ni le général Cavaignac, ni M. Louis Bonaparte ne souffriraient désormais qu’on les soupçonnât de ne point être absolument des nôtres. Tous deux, pour en venir là, passent, il est vrai, par-dessus plus d’une barrière et rompent avec plus d’un souvenir. Il faut, par exemple, que M. Louis Bonaparte oublie Strasbourg et Boulogne ; il faut même qu’il abdique cette phrase émanée d’une ambition d’autre allure, qu’il ne dise plus dans sa pensée : Si le peuple m’impose des devoirs, je saurai les remplir ! Il faut qu’il en finisse avec les rêveries impérialistes dont il a bercé sa jeunesse et sa maturité, avec les coquetteries révolutionnaires dont il a semé sa propagande napoléonienne. Défenseur improvisé de l’ordre et de la loi, il est condamné, par la mission même qu’il brigue, au regret éternel des actes de violence qu’il a commis naguère contre l’ordre et contre la loi. La conversion du général Cavaignac, pour n’avoir pas les mêmes difficultés intimes, pour n’être point embarrassée des mêmes réminiscences personnelles, n’est pas non plus une tâche commode. Il a été l’élu d’un parti qu’il croyait, du fond de sa solitude d’Afrique, le parti le plus généreux et le plus éclairé ; il est obligé de reconnaître que ce parti n’est point la France, et de renier autant qu’il est en lui le patronage pernicieux d’une origine impopulaire. Il était lié par des affinités nombreuses avec un parti plus extrême encore : il avait de ce côté-là des attaches de famille, des traditions domestiques. Entre ce côté-là, néanmoins, et lui, le nouvel homme, il a dû ouvrir un abîme, et l’abîme est maintenant ouvert par l’acier de la parole comme par l’acier de l’épée.

Nous tenons cette révolution pour sincère, et chez M. Louis Bonaparte et chez le général Cavaignac ; quels que soient nos sentimens à l’endroit de l’un ou de l’autre, nous aurions mauvaise grace à contester les intentions de celui qui nous plairait le moins, sans vouloir également révoquer en doute celles de son rival. En ce qui les concerne tous les deux, cette révolution est un fait officiellement accompli, et tel est le résultat capital de cette dernière semaine : nous n’avons plus besoin d’en savoir davantage. Nous croyons assurément que l’approche du terme décisif n’est pas étrangère aux éclaircissemens qu’on nous a donnés des deux parts ; mais, l’urgence avant compté pour autant auprès de chacun dans cette décision salutaire, nous ne pouvons faire à personne un démérite d’avoir attendu si long-temps.

Situation singulière où notre impartialité de juge se trouve tout d’un coup placée entre ces candidats qui avaient bien la mine, il y a quelque temps, de s’appuyer sur d’autres que sur nous, et qui, repoussant aujourd’hui toute alliance équivoque, viennent presque en même temps nous assurer qu’ils sont uniquement les nôtres ! Nous avons l’amour-propre de notre opinion, et cet assaut qu’on nous livre pour se la concilier ne laisserait pas de nous être agréable, si la perplexité dans laquelle nous jette l’obligation de choisir ne s’accroissait en présence de candidats qui prétendent opiniâtrement et ne ressembler qu’à nous et se ressembler tous les deux. N’y a-t-il donc plus de bonapartistes, que le prince Louis ne parle qu’à notre adresse, à nous qui le sommes si peu ? Le National est-il donc tout-à-fait dépourvu de crédit, que le général son ami ne demande de recommandations qu’ailleurs ? Lequel garder, maintenant que nous voilà tous en famille ? Pour beaucoup, certainement, la question va rester indécise jusqu’au dernier jour, parce que chaque jour, dans la passe critique où nous sommes, chaque jour a sa péripétie. Nous contemplons pour la première fois ces prodiges d’émulation politique dont les Américains ont l’habitude ; ne nous en étonnons pas trop : ces prodiges sont dans la nature des choses et selon la loi des circonstances. Les candidats redoublent d’activité à l’instant où la solution approche ; hier la balance penchait pour celui-ci, comment la fera-t-on pencher demain pour celui-là ? Il faut en prendre notre parti : la vie d’une république, c’est ce problème en permanence au sommet de l’état. Nous vivons fort de cette vie à l’heure qu’il est, et, sans prévoir autrement les nouvelles phases qui nous attendent, nous avons à retracer déjà pas mal de vicissitudes dans la lutte électorale, qui n’a été réellement ouverte qu’à partir de cette dernière semaine. La compétition est d’autant plus ardente et les coups se suivent d’autant plus vite, que l’on est, nous le répétons, face à face sur un même terrain, et qu’on veut l’enlever d’assaut avec les mêmes armes.

M. Dufaure a commencé pour le compte du général Cavaignac. Une lettre écrite par l’honorable M. Odier, avec une complaisance dont nous ne lui faisons pas un crime, fournissait au ministre de l’intérieur une occasion dont il a profité. M. Odier, banquier, juge au tribunal de commerce, représentant naturel d’une portion notable de la bourgeoisie parisienne, désirait savoir à quoi s’en tenir sur les vues ultérieures, sur le fond même des dispositions du général. Il demandait à M. Dufaure de le rassurer. La démarche, au premier abord, prête à la critique, et l’on est tenté de trouver assez naïf le certificat délivré par un subordonné en l’honneur de son chef immédiat. Il faut cependant voir les choses plus au sérieux : il y a là un signe caractéristique de notre état. Le pays, contraint par d’étranges reviremens à choisir entre des noms nouveaux celui qu’il doit mettre à sa tête, interroge les hommes qu’il connaît sur la valeur de ceux qu’il ne connaît pas assez. Il interroge M. Dufaure sur M. Cavaignac, comme M. Thiers sur M. Louis Bonaparte ; le témoignage rendu est plus ou moins explicite, mais la question est posée dans un même esprit de confiance vis-à-vis des personnes éprouvées et d’incertitude vis-à-vis des autres. La hiérarchie politique n’est, en pareille occasion, qu’une règle secondaire pour déterminer une conduite, et il n’y a point de règle supérieure à l’empire de cette hiérarchie morale selon laquelle les anciens d’une opinion se trouvent les parrains des derniers venus qui s’y rangent. La lettre de M. Dufaure a produit bon effet dans la haute banque et à la Bourse. Pourquoi ne pas vouloir qu’un républicain du lendemain délivrât sa garantie à un républicain de la veille ? Le symptôme est-il si fort à dédaigner ?

À la séance qui suivit l’apparition de cette lettre, M. Jules Favre, dans un intérêt qu’il est assez difficile de préciser, attaqua violemment, de sa violence, il est vrai, la plus insinuante et la plus caressante, des manœuvres électorales qui, à son goût, laissaient bien loin derrière elles les fameuses circulaires d’avril, dont l’assemblée n’avait pourtant pas encore oublié l’auteur. M. Favre (c’étaient à coup sûr l’amour de la justice et le profond respect de la liberté électorale qui parlaient par sa bouche), M. Favre montra beaucoup de commisération pour les souffrances d’une candidature rivale de celle qu’il combattait, et fit rude guerre aux caricatures qui poursuivaient si méchamment l’ombre du grand homme. On aurait pu croire un instant qu’aux pieds de cette ombre vengeresse, il allait écraser le général Cavaignac sous quelques énormités hardiment dévoilées. Le gros dossier qu’il étalait sur la tribune se trouva vidé sans qu’on eût vu rien sortir d’assez terrible pour motiver l’indignation à laquelle il conviait l’assemblée. Nous ne voulons pas jurer que le général Cavaignac se fâche cruellement contre les secrétaires qu’il renvoie pour l’avoir trop servi. Si l’ours de la fable n’avait pas tué l’amateur des jardins, au lieu de l’émoucher, il est à croire qu’il se serait fait pardonner. Mais quoi ! M. Louis Bonaparte n’a-t-il pas non plus d’amis maladroits dont le zèle lui sera peut-être une source d’embarras autrement graves, s’il l’emporte une fois ? Il est étranger aux histoires qui courent aujourd’hui les campagnes ; il n’est pour rien dans ces récits d’Eldorado impérial dont on amuse la crédulité rustique. Soit : il n’en sera pas moins responsable de ces beaux contes ; ce sont autant de lettres de change tirées sur lui, qu’il prenne garde au protêt ! Et puis, est-ce qu’à Paris, bien à son insu sans doute, il n’a pas dans des clubs spéciaux des avocats qu’il eût mieux choisis assurément, s’il les avait choisis lui-même, mais qui, tels qu’ils sont enfin, débitent au public sa correspondance privée tout comme s’ils la tenaient de ses mains ? Et quels avocats ! La république, c’est tout dire, les a essayés et congédiés en vingt-quatre heures au lendemain de février.

M. Dufaure n’a donc pas eu de peine à répondre aux accusations de M. Favre en mettant en parallèle les griefs que tout gouvernement sérieux devait avoir contre les procédés électoraux dont on usait à l’autre bord. Il eût été peut-être plus embarrassé de répondre, si on lui eût demandé comment il appelait la récente invention de M. Trouvé-Chauvel. Celui-ci s’est avisé d’un projet de loi destiné à réduire l’impôt du sel des deux tiers, mais seulement dans dix-huit mois. Voilà une réduction qu’on voudrait décréter bien vite et exécuter bien tard. Aurait-on compté sur l’effet de cet engagement à longue échéance au point de s’imaginer que le paysan ne s’ennuierait pas trop du délai, et saurait encore gré de la promesse ? Il y a là quelque chose qui sent son élection prochaine, quoiqu’après tout cela ne nous inquiète guère, parce que les projets de M. Trouvé-Chauvel ne sont pas lettre d’Évangile, et qu’il y a dans l’assemblée plus d’une personne pour lui dire son fait. Ce qui nous eût inquiétés davantage, si nous eussions été moins sceptiques, c’eût été l’idée qui courait ces jours-ci sous le manteau, l’idée qu’on s’apprenait à voix basse, qu’on imprimait avec une obscurité significative au plus épais des faits-Paris dans les colonnes de certains journaux, l’idée d’un 18 fructidor. Le général Cavaignac voulait fructidoriser ; les noms des victimes avaient fini par s’écrire en grosses lettres, et elles défiaient généreusement leur destin ; quelques-unes pourtant découchaient, par précaution, j’imagine M. Dufaure les a bénévolement rassurées. M. Dufaure s’est élevé aussi dans cette même séance avec l’énergie d’un honnête homme contre les bruits mensongers qui déclaraient le gouvernement actuel atteint et convaincu d’une velléité de retour à la république rouge. Il a hautement dénoncé l’abîme qui séparait sa république de celle-là. Le général Cavaignac devait reprendre cette déclaration en son nom dans la séance du lendemain.

Cette séance de samedi, prolongée jusque bien avant dans la soirée, a été l’une des plus mémorables que l’assemblée nationale ait encore eues. Nous ne louerons pas le général Cavaignac du succès inattendu de son éloquence ; nous dirons seulement que sa bonne conscience a fait tout son succès. Pour qui assistait à ce spectacle dramatique, on voyait bien que c’était là l’indignation d’un cœur honnête, la révolte sincère d’une ame loyale offensée. Nous ne sommes pas de ceux qui ont besoin de mettre une sourdine au triomphe mérité de quiconque n’est pas au plus près de nous dans nos rangs. Ce triomphe, nous le constatons franchement, et nous ne croyons pas que notre cause ait à souffrir de cette franchise. Ce triomphe lui-même, à quoi tient-il, sinon à l’effort courageux avec lequel le chef du pouvoir exécutif est revenu sur plus d’une dissidence qui le séparait de nous ? Nous n’avons pas beaucoup d’illusions à l’endroit des ressorts secrets qui jouent ordinairement derrière toute espèce d’appareil parlementaire ; nous admettons volontiers qu’il en est de ce théâtre comme des autres : il n’y manque jamais de ficelles ni de machines. Nous prenons seulement la scène comme elle est, et, la scène donnée, nous regardons jouer l’acteur. Même appris d’avance, le rôle n’en est pas plus facile à dire, parce qu’il faut toujours le sentir en le disant. Le général Cavaignac a profondément senti le sien, c’est pour cela que nous l’estimons.

Voici où était l’affaire : M. Garnier-Pagès et M. Barthélemy Saint-Hilaire, avec leurs amis MM. Pagnerre et Duclerc, tous anciens membres ou subordonnés de la commission exécutive, avaient gardé des journées de juin un souvenir particulièrement défavorable au général Cavaignac. Considérant du point de vue d’une relation privée les relations politiques qui les avaient unis au chef actuel du pouvoir exécutif, ils ne lui pardonnaient pas la brusquerie de sa rupture, et ce ressentiment se mêlait à des doutes sérieux sur la bonté des mesures prises par le général durant la bataille ; ils n’étaient pas éloignés de penser qu’il y avait eu contre eux un complot parlementaire auquel M. Cavaignac avait donné plus d’attention qu’au progrès des insurgés. Aucun de ceux qui partageaient cette opinion ne s’en étant caché, elle avait transpiré facilement et alimenté des rancunes dont l’acrimonie et la violence ont peut-être fait plus de bien que de mal à celui qui en était l’objet. M. Barthélemy Saint-Hilaire, dans un esprit de droiture et d’honnêteté que personne ne lui conteste, avait lui-même rédigé l’histoire de ces cruelles journées, dont les angoisses avaient été doublées pour lui par des défiances malheureuses. C’est cette histoire que M. Barthélemy Saint-Hilaire est venu lire à la tribune sur la provocation directe du général Cavaignac.

Pas plus que l’honorable auteur de ce fragment, historique, nous ne sommes des tacticiens et nous n’avons la prétention de savoir au juste où placer des régimens dans une ville en feu. Nous ne voulons donc raisonner ni sur la concentration, ni sur la dispersion. Nous avouerons pourtant qu’il nous plairait médiocrement d’avoir toujours, en cas d’émeute, l’honneur trop prolongé du premier feu, et nous ne goûtons pas plus que personne un système dont le beau serait de faire tuer le bourgeois en attendant que le soldat s’apprête. Nous inclinons même à penser que cette prétendue concentration n’a servi qu’à masquer l’absence d’un nombre de troupes suffisant, et nous déplorons que ces troupes n’aient pas été là. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le général avait toutes celles qu’on lui avait commandé d’avoir ; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’en se reportant à l’esprit de l’époque, on trouve qu’on avait alors regardé comme une victoire signalée de l’ordre sur le désordre d’avoir pu ramener ces seuls régimens dans Paris. Tout cela dit, nous ajoutons que la question pour nous n’est pas là. Il ne s’agit pas, à propos de la présidence, d’examiner le général Cavaignac sur ses talens militaires ; il s’agissait de son caractère politique.

Par deux points, ce caractère restait obscur, et d’abord le général avait-il trempé dans une intrigue de couloir et de bureau qui l’eût uniquement préoccupé au milieu même des angoisses de la patrie ? M. Barthélemy Saint-Hilaire a lui-même reconnu avec une loyauté trop honorable pour équivaloir à une rétractation que sa plainte n’allait point jusque-là. N’allant point jusque-là, que signifiait-elle, et quel intérêt public l’obligeait à la formuler ? Ce qu’il en est resté, c’est que le général Cavaignac ne s’était pas bien pénétré de toute la reconnaissance qu’il devait à la commission exécutive. M. Garnier-Pagès parlait à peu près à son ancien ministre comme autrefois la reine Christine déchue à son soldat Espartero : « Don Baldomero Espartero, je t’ai fait grand d’Espagne, duc de la Victoire, etc. » Un sujet est toujours redevable à son souverain dans une monarchie, la justice y touche de si près à la grace ; mais, comme on ne fait rien dans une république que par raison d’état, la raison d’état ne peut exiger de ceux qu’elle favorise une gratitude très personnelle. Le général Cavaignac s’est laissé vite pousser au pouvoir à la place de ses chefs, c’est parfaitement vrai mais encore nous sommes-nous réjouis d’apprendre que nos amis de la rue de Poitiers avaient été pour autant dans cette élévation que nos ennemis du National. La raison en est simple. C’est qu’à ce moment-là le cri de tout le monde était justement la retraite de la commission exécutive. M. Ledru-Rollin a la bonhomie de croire que ce sont les lenteurs du général Cavaignac qui ont artificieusement décidé cette retraite, en soulevant contre lui la méfiance générale. M. Ledru-Rollin prend la cause pour l’effet. C’est au contraire cette méfiance qu’il inspirait, qui a rendu les lenteurs si désespérantes. La méfiance au sujet de M. Ledru-Rollin n’a pas commencé le 23 juin, elle date des commissaires, elle date des circulaires, elle date du 16 avril, elle date du temps où la république, selon son dire, n’étant pour lui qu’un fait il pouvait, à coups d’émeutes, arranger le fait selon son cœur.

Le second point qu’avait à vider le général Cavaignac, c’était de savoir si la mémoire de son père et de son frère, si les idées plus ou moins fixes d’un esprit long-temps isolé ne l’entraîneraient pas au premier jour où il serait un peu plus le maître vers les sentiers ardus de la Montagne. Là surtout était depuis long-temps l’intérêt politique. L’accent avec lequel il s’est séparé de M. Ledru-Rollin restera dans le souvenir de tous ceux qui l’ont entendu. Qu’il y ait sous cette figure sombre et fatiguée, dans cette tête opiniâtre, derrière cette parole pesante et tranchante, qu’il y ait là des ambitions qui ne soient pas purement spirituelles, il ne se donne guère de prix de vertu dans l’arène où elles s’exercent ; que ces ambitions passent par-dessus beaucoup d’amitiés et refoulent beaucoup de sentimens, ce n’est pas notre affaire. Il est dans la vie politique des nécessités qui engrènent tellement les hommes, que leur être, en quelque sorte, ne leur appartient plus, à moins de cet effort surnaturel qui est le génie. C’est pourquoi tant de natures médiocres ont été culbutées par ces nécessités jusqu’aux plus extrêmes folies. Les nécessités d’aujourd’hui poussent vers la bonne route. Croyons à leur toute-puissance !

Le général Cavaignac avait eu deux heureuses journées ; M. Louis Bonaparte ne jouit pas tellement de son futur triomphe, qu’il n’ait éprouvé quelque souci d’être distancé. Son rôle, à moins d’incidens, était en principe de se taire. Bien au mal, dans un sens qui plaisait aux uns s’il déplaisait aux autres, son nom parlait pour lui. Fidèle à cette tactique, d’ailleurs assez facile, M. Louis Bonaparte s’était régulièrement abstenu de participer soit au mouvement extérieur de l’opinion, soit aux actes importans de l’assemblée. Il y avait bien à cela quelque inconvénient. On pouvait croire, par exemple, qu’il se portait héritier de l’empire, puisque ses amis abusaient de son silence pour invoquer en sa faveur nous ne savons trop quel sénatus-consulte. On pouvait même supposer qu’il existait chez lui un soupçon de socialisme, puisqu’il n’avait pas jugé convenable de voter dans la question du droit au travail. Aujourd’hui nous ne doutons plus que M. Louis Bonaparte ne soit bien et dûment acquis à la sainte cause de la vieille propriété ; nous reconnaissons qu’il se propose de défendre l’ordre de notre société moderne et non pas l’ordre tombé de la société impériale. Son manifeste a paru fort à propos, au moment où le public était encore ému du succès de son rival. La diversion était adroite, c’est toujours quelque chose ; de plus, elle n’était pas compromettante, car, en matière de manifeste, on ne peut guère être battu : on fait défaut aux interlocuteurs. Personne n’attend de nous l’admiration béate inspirée par cette pièce aux fervens adorateurs du prince Louis ; nous n’ignorons pas qu’elle n’a point passé sans reproche auprès de ses amis sérieux, et, quoiqu’on veuille l’attribuer à d’autres que lui, nous avons au contraire toute l’inclination du monde à la prendre pour son œuvre. Cette œuvre ne nous enthousiasme pas jusqu’au point de dire qu’elle est un modèle de style et d’idées ; nous en ferons pourtant volontiers cet éloge, qu’elle n’est point d’un français académique, et nous l’aimons beaucoup mieux ainsi que si elle eût été arrangée dans l’école des penseurs. Elle dit en soi beaucoup de bonnes choses. On y trouve de bons sentimens qui ont l’avantage de n’être pas neufs, de bons principes dans lesquels on peut se retourner. Bref, c’est bien, c’est très bien. De ce côté-là comme de celui du général Cavaignac, c’est notre drapeau qu’on salue, et nous en sommes en vérité bien flattés ; mais, dans l’excès de notre plaisir, nous ne pouvons pas non plus exagérer notre reconnaissance. Nous-mêmes, qui n’avions pas précisément de penchant inné pour la candidature de M. Louis Bonaparte, nous pèserons cependant à son poids le premier titre personnel qu’il ait mis maintenant dans la balance. Ces paroles, où il y a du sens et de la sincérité, ont été à notre adresse comme à celle du public. Ce n’est pas le tout malheureusement de les écrire, reste à les appliquer.

Le manifeste de M. Louis Bonaparte était un coup auquel le général Cavaignac n’aurait pas eu tout de suite réponse prête. Viennent avant-hier les nouvelles d’Italie. Le pauvre pape, resté sans défense après l’horrible assassinat de M. Rossi, est tombé aux mains de l’émeute : les dépêches de M. d’Harcourt retracent une situation des plus critiques ; le grand club romain, le Cercle populaire, mène toute la ville et dicte ses ordres au saint père, impuissant à résister. Le bruit enfin court un peu vite que Pie IX, prisonnier de ses sujets, n’est plus même libre de sa personne. À quoi se résoudre en pareille occurrence ? Le gouvernement prend une initiative qu’il n’a pas soutenue aujourd’hui avec assez de présence d’esprit, avec assez de naturel : il envoie un représentant, M. de Corcelles, protéger à Rome le saint père outragé ; il lui confie sous sa responsabilité l’emploi de trois mille cinq cents hommes que portent cinq frégates ; il fixe un but unique à cette soudaine expédition, la mise en sûreté du pontife. Point d’intervention politique jusqu’à plus ample informé. Nous ne cacherons point que cette décision nous plaît, pourvu que l’on n’ait pas trop anticipé sur les événemens. Ce n’est pas nous qui blâmerons la république française de faire face quelque part à la démagogie, pourvu qu’il soit démontré par l’avenir que cette intervention limitée était autre chose qu’un coup de tête. Nous comprenons qu’il y ait eu peut-être dans la promptitude avec laquelle on s’est déterminé une espérance de popularité. Si cette honorable séduction n’a point couvert, aux yeux du général Cavaignac, quelque démarche dont il faille ensuite se retirer, nous lui pardonnons volontiers d’avoir été séduit par une telle pensée. Il restera toujours acquis de la sorte que c’était un moyen de se populariser dans la république de 1848 que d’aller au secours du pape, et le général Cavaignac aura prouvé qu’il le sentait. Pourquoi le ministère s’est-il aujourd’hui si mal tiré de ses explications ? Les ordres du jour motivés n’améliorent pas les mauvaises retraites.

Tel est le tableau fidèle de la situation électorale. La question, comme on le voit, est toujours pendante. Nul ne doute que M. Louis Bonaparte n’ait la majorité, le tout est qu’elle soit absolue. M. Louis Bonaparte, devenu candidat conservateur, compte parmi ses auxiliaires des hommes éminens dont nous respectons profondément les conseils, M. Thiers, M. Molé. Le général Cavaignac, en s’inspirant des mêmes principes, aura les suffrages de beaucoup de nos anciens amis, M. de Rémusat, M. Cousin, M. Duvergier de Hauranne. Cette division des voix qui nous ont guidés jusqu’ici d’accord dans notre période républicaine n’est pas propre à terminer la perplexité publique. On reproche d’ailleurs avec raison au général Cavaignac les liens qui l’attachent à certain entourage, les défauts d’un personnel administratif qui n’a point encore été assez épuré. Nous partageons, quant à nous, tous ces griefs ; nous avons dit et répété qu’on n’était pas digne de gouverner un grand pays, dès qu’on voulait le livrer à une minorité. Nous ajoutons que ces griefs, chaque jour plus ressentis, accroissent beaucoup l’indécision générale. Dans cet état de choses, avec cet équilibre des candidats, il ne faut qu’un jour, qu’une heure pour élever l’un et rabaisser l’autre. Sait-on ce que produirait un discours de M. Louis Bonaparte, venant au milieu d’une tempête parlementaire expliquer son manifeste et dire son quos ego ! La bonne conscience a délié la langue du général Cavaignac ; pourquoi la fierté de son sang et la mémoire de son nom ne serviraient-elles pas aussi bien M. Louis Bonaparte ?

Il est temps d’ailleurs que nous soyons délivrés de ces anxiétés intestines. L’horizon ne veut point s’éclaircir. À peine a-t-on l’espérance de quelque résultat pacifique dans un coin du monde, la guerre aussitôt menace ou éclate dans l’autre. Les choses traînent si fort en longueur à Berlin, qu’il est très difficile de croire qu’elles aboutissent à une explosion violente. À Vienne, cette répression, qui n’a point été ici assez active, se fait impitoyable, et la force militaire, qui a sauvé la monarchie, prend sur elle la responsabilité d’exécutions dont le terme n’arrive pas. Il est temps que le nouveau ministère sache établir son existence constitutionnelle en face du commandement des généraux : le prince Schwarzenberg et le comte Stadion ne sont point des hommes dont on puisse faire les instrumens d’une camarilla ; il leur appartient de retirer l’Autriche des mains de ces soldats à moitié barbares qui l’ont sauvée, comme des mains des démagogues qui la perdaient. M. Smolka, l’ancien président de la diète de Vienne réélu dans celle de Kremsier, disait avec raison que « tout le malheur venait des ultra-démocrates et des ultra-diplomates. » Il n’y a de gouvernement durable et régulier ni avec les uns ni avec les autres.

C’est un coup de maître de ces ultra-diplomates, provoqué, disons-le, par les excès des ultra-démocrates, d’avoir amené l’empereur Nicolas à s’immiscer d’une façon si éclatante dans l’appréciation des affaires d’Occident par les grands honneurs qu’il confère aux vainqueurs de la démagogie ; pourquoi faut-il que ceux-là soient en même temps à Milan les vainqueurs d’une nationalité ? pourquoi l’esprit de faction a-t-il si bien absorbé la cause nationale, que l’une s’amoindrisse et s’efface sous l’autre ? Les cordons et les croix dont la Russie décore le prince Windischgraetz, le baron Jellachich, le maréchal Radetzky, sont autant de protestations contre la turbulence déplorable de la démocratie d’Occident, protestations intéressées qui semblent faire du czar le seul défenseur efficace de l’ordre et du droit. On recommence ainsi à Pétersbourg ce grand rôle de champion de la paix publique qu’on s’était si adroitement arrogé du temps de la sainte-alliance ; on se donne l’air de nous croire incapables, nous et tous les peuples constitutionnels, d’avoir jamais la règle chez nous. On récompense avec d’autant plus d’éclat les pacificateurs armés, que l’on croit montrer par là qu’il n’y a plus de sécurité possible en dehors des hautes influences impériales. Dans cette confiance, on attend, et, en attendant, on garde au cœur des provinces danubiennes une armée magnifique qui ne coûte rien et est approvisionnée de tout comme à la veille d’une grande entreprise. Nous sommes vraiment bien inspirés de débattre si à fond avec l’Autriche l’endroit où nous traiterons de la médiation italienne ! Pendant que nous discutons pour savoir si ce serait mieux d’en parler à Inspruck ou à Bruxelles, la Turquie, désertée par l’Autriche et par la France, aux prises sur une difficulté insoluble, cède sous la pression moscovite. Il faut l’Autriche et la France réunies pour empêcher la Turquie de s’affaisser aux pieds du czar. L’Angleterre ne semble pas, à l’heure qu’il est, très jalouse d’aider à cet accommodement de la France et de l’Autriche. Est-ce qu’elle aurait une entente à Constantinople aux dépens de la Turquie ? La conduite de lord Palmerston en ces derniers temps parait moins franche que jamais. Nous voulons bien qu’il ne tienne pas à préserver notre république en lui adoucissant ses embarras extérieurs. Est-ce une raison pour risquer de livrer la partie aux Russes ?

Ces perspectives plus ou moins lointaines ne peuvent arrêter long-temps nos regards à côté de ce tableau si criant et si rapproché que nous présente l’Italie à Naples, à Livourne, à Rome. Il y avait évidemment un même complot démagogique, qui comptait sur une autre solution des événemens de Vienne pour se lancer dans les aventures. Le ministère radical de Florence, les élections avancées de Naples, sont des symptômes certains d’une agitation conduite par une minorité entreprenante au milieu de l’indifférence politique où vivent les populations italiennes. Cette agitation s’est produite à Rome le poignard à la main, et son premier exploit a été un assassinat. Le nouveau ministère imposé par l’émeute au souverain pontife pour être bientôt sans doute débordé par elle, parce qu’il vaut encore mieux qu’elle, le ministère Mamiani, s’asseoit en quelque sorte dans le sang de M. Rossi. C’est une origine de mauvais augure, et, dût-on tout de bon essayer la guerre de l’indépendance, cette guerre est maudite à son début, puisqu’elle commence sous les auspices d’un crime si détestable. M. Rossi était un grand esprit et une nature dédaigneuse. Dans son existence si remplie et si diverse, il avait vu le peu qu’il y a d’hommes, et il estimait médiocrement l’espèce. Il est mort le mépris sur les lèvres. Est-ce le mépris ou la pitié qui convient le mieux pour ces factieux qui déchirent les entrailles de l’Italie sans oser regarder les baïonnettes étrangères ?


Des partis parlementaires en Belgique. — Apologie et rapprochement, par M…, membre de la chambre des représentans[1]. — Voici une déclaration loyale et hardie. Un des plus habiles ministres qu’ait produits l’ancienne majorité catholique belge vient hautement proclamer la défaite des siens, leur impuissance à se reconstituer comme parti, le devoir impérieux qui leur commande de renoncer à toute récrimination stérile, à toute arrière-pensée d’isolement, pour apporter leur contingent d’autorité et de lumières au nouveau parti gouvernemental. Ce n’est pas la première fois que ces sortes d’avances se produisent. Au mois de juin 1847, au fort même de la lutte électorale qui devait décider le sort des deux partis, on avait déjà vu plus d’un catholique placer sa candidature sous le drapeau libéral ; mais il était permis de suspecter ces subites conversions, qui avaient pour but avoué de supplanter des libéraux beaucoup moins équivoques. Aujourd’hui, pareil doute n’est plus permis ; les libéraux ont définitivement conquis la situation, et l’on peut prendre au pied de la lettre les concessions d’un parti qui n’a, de long-temps du moins, plus rien à craindre ou à espérer. Le contre-coup de la révolution de février a d’ailleurs apporté de profondes modifications dans les partis belges. Brusquement rapprochés par le danger commun, ceux qui demandaient trop et ceux qui n’accordaient pas assez se sont spontanément entendus pour déblayer le sol de toutes les questions politiques qui l’obstruaient. La Belgique n’a plus rien à conquérir en fait de liberté ; les dernières limites de la constitution sont atteintes. Une simple question de prépondérance pourrait seule désormais diviser les partis, et elle est résolue au profit des libéraux. L’auteur de l’Apologie ne se ferait pas même beaucoup prier pour démontrer que cette question de prépondérance était la seule qui ressortît bien distincte des luttes acharnées que se sont livrées catholiques et libéraux dans les derniers dix-sept ans. Pour notre part, nous n’avons jamais tenu ici un autre langage. La meilleure preuve que les théories politiques qui se sont disputé le terrain jusqu’en 1848 étaient bien moins, de part et d’autre, un principe qu’un expédient et une machine de guerre, c’est que chaque parti a tour à tour abandonné les siennes pour prendre celles du parti opposé. Les catholiques ont prêché le radicalisme tant qu’ils ont cru pouvoir s’appuyer sur les masses ; mais, dès que les masses leur ont fait défaut, ils ont prôné la doctrine opposée. Les libéraux ne se sont pas montrés plus logiques. Sous la pression d’intérêts inverses, ils ont fini par le radicalisme après avoir débuté par la centralisation. Pure question de prépondérance encore une fois ; mais, si incontestable que soit le fait, il y a pour un catholique certain mérite à le reconnaître. En 1841, un ancien ministre libéral, M. Devaux, essaya de poser de la même façon le débat dans la Revue nationale, et nous nous souvenons encore des anathèmes furieux que le parti catholique lança contre l’imprudent. C’était bien de prépondérance qu’il s’agissait, au dire des catholiques ! La lutte n’admettait pas de transactions sacrilèges ; c’était un duel à mort entre le principe de moralité et de conservation, dont les démagogues néo-chrétiens de 1831 s’attribuaient modestement le monopole, et le principe d’iniquité et de terrorisme, représenté par MM. Devaux, Lebeau, Rogier et autres justes-milieux, qui ne s’en doutaient pas. « Il faut vaincre les libéraux en masse ! » tel est le cri de guerre qui répondit alors aux avances indirectes de la Revue nationale. M. Dechamp (pourquoi craindrions-nous de trahir l’anonyme, puisque c’est moins pour le blâme que pour l’éloge ?), M. Dechamp reconnaît implicitement la faute qui fut alors commise par les siens. C’est aux libéraux de prendre à leur tour conseil de cette expérience.

S’il glisse assez légèrement sur les prémisses, M. Dechamp pose nettement cette conclusion au chef de la nouvelle majorité. « Ce serait une folie, dit-il à M. Rogier, de se conduire de manière à décourager le dévouement et le patriotisme des catholiques, à pousser dans l’opposition une opinion considérable, essentiellement nationale et conservatrice, s’appuyant sur les deux choses que tous les hommes sérieux en France veulent surtout aujourd’hui ménager et défendre la propriété et les idées religieuses ! » Nous irons plus loin : ce serait là, de la part de M. Rogier, une double folie. Il y jouerait d’abord l’avenir de la nouvelle majorité. C’est pour s’être montrés exclusifs au pouvoir que les catholiques ont rapproché les doctrinaires et les ultra-libéraux, coalition qui a mis cinq ans à peine à s’emparer des affaires. En se montrant à son tour exclusif, le parti libéral ne s’exposerait-il pas à rapprocher les catholiques des radicaux ? Quelque profond que soit l’abîme entre ces deux fractions, on a vu la rancune, la susceptibilité irritée en combler de plus vastes. En fait d’alliances imprévues, monstrueuses, n’avons-nous pas vu chez nous, sous le dernier règne, celle des légitimistes et des républicains ? En repoussant d’une façon trop absolue le concours des catholiques, M. Rogier mettrait d’autre part en question les intérêts les plus fondamentaux du pays. La situation de la Belgique est aujourd’hui aussi périlleuse que la nôtre. Depuis qu’il ne reste plus aux Belges une seule liberté sérieuse à réclamer, les radicaux extrêmes ont tourné leurs attaques contre la propriété. Devant cette propagande dissolvante, la neutralité seule des catholiques, ou, pour parler plus clairement, du clergé, serait un danger grave. Le dénûment des populations a atteint, dans certains districts flamands, les limites de l’horrible. Si ces populations ont fait crédit à la société de dix ans de misère sans profiter de la panique de février pour lui présenter son protêt, si elles ont su rester calmes devant d’indignes provocations, même à l’issue des deux épouvantables famines qui ont signalé pour elles les deux derniers hivers, c’est au sentiment religieux dont elles sont animées qu’il faut surtout en rendre grace. La misère persiste et la propagande communiste ne se tait pas ; raison de plus pour intéresser le clergé à redoubler de zèle, et on ne l’y intéresserait pas en le froissant.

C’est surtout en politique que les bons comptes font les bons amis, et, dans cette liquidation du passé qu’il entreprend, l’ancien ministre des affaires étrangères de Belgique est naturellement amené à présenter le bilan des services et des fautes de chaque parti. Il promet de parler des catholiques et des libéraux avec le même sang-froid qu’il le ferait a des guelfes et des gibelins, » ce qui ne l’empêche pas d’être un peu guelfe par momens, mais qui lui en ferait un crime ? M. Dechamp rachète cette partialité inévitable en déclarant, avec une remarquable franchise, que les anciens griefs des catholiques contre les libéraux n’ont pas été justifiés par l’expérience. Ces griefs étaient de deux natures : les uns se rattachaient à la nationalité même, les autres aux institutions. Les catholiques, d’après M. Dechamp, regardaient d’abord le libéralisme belge comme un renfermant peu d’élémens nationaux, comme entaché d’orangisme dans les Flandres et de tendances trop françaises dans le pays wallon. Pour les Flandres, où le libéralisme n’était d’ailleurs, dans le principe, qu’une infime minorité, le reproche, nous le reconnaissons, a pu paraître fondé un moment ; mais, si intéressé que puisse être notre patriotisme à l’accepter, ce reproche n’a jamais pu être raisonnablement fait aux Wallons. Je ne sais rien, que M. Dechamp me le pardonne, de plus essentiellement anti-français qu’un Belge de langue française, un Wallon. C’est une loi presque universelle, qu’entre peuples qui se touchent, les antipathies nationales se graduent rigoureusement sur les affinités de race. Trouvez-moi un parti prussien en Alsace ou un parti espagnol en Roussillon. La Belgique échappe moins que d’autres à cette loi. Les Flandres, incessamment travaillées par les appels germaniques de sa majesté prussienne, ont toujours été seules à demander l’union douanière avec la France, et c’est par le pays wallon que cette union a toujours été repoussée, et que l’accession au Zollverein ou tout au moins de larges traités avec la Prusse ont été demandés ou imposés. Les susceptibilités nationales des catholiques belges à l’égard du libéralisme wallon étaient donc passablement gratuites. Le second grief des catholiques n’était guère mieux fondé. Ils accusaient le libéralisme beige de « ne pas vouloir sincèrement la liberté religieuse, et surtout la liberté d’enseignement et celle des associations. » Sur le premier point, des scrupules ont pu se produire, en 1830, dans la majorité libérale du congrès ; mais, la constitution votée, ils ne se sont plus manifestés, du moins chez les organes sérieux du parti libéral. Sur les deux autres points, M. Dechamp nous permettra d’être surpris que lui et ses amis aient mis dix-sept ans à revenir de leurs préventions. Qui a le premier attaqué la liberté d’association ? Le parti catholique, en faisant excommunier la franc-maçonnerie, dont l’unique tort était de servir de centre aux associations électorales de l’opposition. Qui a diffamé l’enseignement laïque ? qui l’a plus d’une fois frappé d’interdit ? qui a profité de la loi sur le jury d’examen pour exclure de toute participation directe au contrôle des études supérieures les deux universités de l’état et l’université libre de Bruxelles au profit de l’université ecclésiastique de Louvain ? Le parti catholique. Que l’excès ait appelé à la longue l’excès, que les libéraux aient fini par se montrer aussi intolérans que leurs adversaires, je ne le nie pas ; mais c’est un fait incontestable que les premières attaques contre la liberté d’enseignement et celle des associations ne sont pas venues du parti libéral : ce parti n’a pas, d’ailleurs, gardé au pouvoir ses rancunes d’opposition. M. Dechamp le reconnaît tout le premier ; il en triomphe même, ce qui est de bonne guerre : « Hier, dit-il, vous demandiez par quels moyens vous alliez élever des digues pour empêcher le flot de l’influence religieuse de vous déborder ; aujourd’hui vous ne savez où trouver assez d’eau pour éteindre l’incendie socialiste qui éclate derrière vous. »

M. Dechamp passe ensuite en revue les accusations dirigées par les libéraux contre les catholiques, et il les montre avec beaucoup d’habileté se résumant dans quatre ou cinq questions puériles dont un intérêt de tactique parlementaire avait obligé les libéraux à faire grand bruit. M. Dechamp affecte ici de ne pas voir la formidable mine qu’une politique trop exclusive avait creusée sous les pas de son parti, pour appeler uniquement l’attention sur l’imperceptible grain de poudre qui l’a fait sauter. M. Dechamp est plus heureux quand il met dans la bouche des libéraux l’apologie du passé. Pour protester contre les mécontentemens qui exploitaient la secousse de février, MM. Rogier, Verhaegen et Delfosse ont été amenés à exalter le magnifique ensemble de libertés et de progrès matériels que la Belgique a réalisé en dix-sept ans, et M. Dechamp a quelque droit de demander si le parti qui a dirigé presque exclusivement les affaires durant cette période ne peut pas s’enorgueillir d’un pareil passé. Il y aurait, certes, ingratitude et injustice à le méconnaître. C’est grace aux catholiques que les libertés dont jouit la Belgique ont été inscrites dans la constitution, et l’acharnement qu’ils ont mis un moment à en revendiquer le bénéfice pour eux seuls ne doit pas le faire oublier. Sous le rapport des intérêts matériels, la part des administrations catholiques n’est pas moins belle. De 1830 à 1847, la Belgique a pu organiser dans son sein l’une des administrations les plus coûteuses de l’Europe ; elle a pu maintenir dix ans son armée sur le pied de guerre, consacrer 250 millions à des acquisitions et à des travaux dont la plupart sont restés long-temps improductifs ou le sont encore, ou le seront toujours, servir à ses dettes antérieures un intérêt de 14 millions, rembourser 16 millions sur l’emprunt forcé de 1831, traverser enfin dix-huit mois de famine, et clore cependant son compte courant de dix-sept années par un déficit minime[2], bien que, dans la même période, de nombreuses branches de l’impôt aient été supprimées, ou réduites, ou transformées, de façon à procurer aux contribuables un dégrèvement total de plus de 18 millions. Ce résultat suppose, dans les branches du revenu public qui correspondent au bien-être des particuliers, un accroissement énorme, dont M. Dechamp cite de nombreux exemples, et un parti sous la direction duquel se sont accomplies de pareilles choses peut porter haut la tête. Mais les libéraux ont bien aussi leur part d’honneur dans ces conquêtes matérielles. C’est, par exemple, au chef de ce parti, à M. Rogier, qu’est due la création du réseau des chemins de fer, que les catholiques, dans certaines vues d’isolement politique dont il est inutile de parler ici, voulaient restreindre à deux ou trois insignifians tronçons.

En somme, l’écrit de M. Dechamp, comme le titre l’indique d’ailleurs, est autant une apologie des catholiques qu’une avance aux libéraux. L’apologie peut être contestée en quelques points ; mais l’avance mérite à tous égards d’être bien accueillie.


  1. Bruxelles, 1848.
  2. M. Dechamp veut même que ce compte se solde par un boni. Ce boni n’est qu’artificiel ; il provient de ceci, que plusieurs recettes accidentelles sont venues, dans les exercices précédens, se confondre avec les recettes ordinaires. La disparition de ces recettes accidentelles transforme, pour l’avenir du moins, en un déficit du reste très faible, le boni dont parle M. Dechamp.