Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1858

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Chronique n° 639
30 novembre 1858


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre 1858.

Ce qu’on perd en politique du côté de l’action régulière, l’on essaie de le regagner par l’utopie ; moins l’on agit, plus l’on rêve. Notre utopie à nous paraîtra bien innocente : nous rêvons un état de société où tous ceux qui sont arrivés par leur éducation et l’application constante de leur vie à l’intelligence des intérêts généraux de leur pays exprimeraient ouvertement leur opinion sur les affaires publiques. Tous assurément, dans notre Salente, ne seraient point du même avis : chacun parlerait suivant le tour de ses convictions et de son esprit, suivant son humeur et sa passion ; mais la bonne foi et le patriotisme de personne ne seraient contestés. Grâce à cette convention généreuse, qui ennoblirait l’émulation commune, on passerait à l’éloquence ses mâles ardeurs, on pardonnerait même aux sentimens passionnés leurs inévitables injustices, et dans aucun cas l’on ne se fâcherait contre l’esprit. — L’on ne rechercherait d’autre supériorité sur ses adversaires que d’être plus éloquent et d’avoir plus d’esprit qu’eux. Le héros grec n’aurait plus à dire : Frappe, mais écoute ! Au lieu de le battre, on lui répondrait. On combattrait dans l’arène ouverte, au grand air et sous la grande lumière du jour, chacun pour soi, et, comme suprême juge, l’opinion publique pour tous !

Ne dédaignons pas trop les utopies ; elles ont peu d’influence sur la réalité, nous le savons, mais elles consolent les songeurs qui les caressent, et sont utiles à ceux qui, sans s’inquiéter du succès qu’elles auront auprès des autres, commencent par en faire l’application sur eux-mêmes. Nous l’éprouvons pour notre compte. Nous devons à notre utopie une bonne humeur tolérante, patiente et confiante, qui n’est point aujourd’hui un viatique superflu, et elle nous encourage à faire aux autres ce que nous voudrions voir faire envers nous dans les controverses auxquelles donnent lieu les publications politiques de la Revue. M. Saint-Marc Girardin a publié dans la dernière livraison de ce recueil une étude sur les principautés roumaines. Il ne nous appartient pas de célébrer nous-mêmes le succès qu’ont obtenu ces pages brillantes, où l’esprit s’unit avec tant d’agrément aux sentimens les plus généreux et aux observations politiques les plus sensées; mais il ne nous est pas permis d’ignorer les vives protestations que cet article a soulevées. Ces protestations se sont produites avec étendue dans plusieurs organes de la presse parisienne, et nous croyons pouvoir les examiner, et, jusqu’à un certain point, y faire droit, ne fût-ce que pour donner à des journaux qui nous ont accoutumés à d’autres traitemens une leçon épisodique d’impartialité.

Si nous avons bien compris les objections adressées à notre éloquent et spirituel collaborateur, on ne songerait pas à contester l’appréciation si nette qu’il a faite de l’œuvre de la conférence concernant les principautés. On abandonne à la discussion et aux chances de l’avenir la solution de la conférence, cette séparation des provinces maintenue malgré la création d’une commission centrale, nous dirions presque ce mystère diplomatique de l’unité en deux personnes dont M. Saint-Marc Girardin n’a certes point méconnu les avantages relatifs et transitoires, mais dont il a signalé les difficultés pratiques. Ce qu’on reproche à M. Saint-Marc Girardin, c’est d’avoir assimilé la question de l’union des principautés, réglée par la convention de 1858, à la question égyptienne de 1840, et d’avoir conclu de cette comparaison que la politique française avait été plus malheureuse cette année dans l’affaire des principautés qu’elle ne l’avait été en 1840 dans l’affaire d’Egypte.

Avant de rechercher jusqu’à quel point ces objections sont fondées, nous ferons remarquer que ce n’est ni la Revue ni ses collaborateurs qui ont introduit dans la presse ces rapprochemens injustes entre les politiques extérieures de deux époques différentes dont on paraît s’émouvoir aujourd’hui. Ces comparaisons si blessantes sont familières aux journaux qui critiquent l’étude de M. Saint-Marc Girardin : elles pullulent dans les brochures anonymes publiées depuis une année sur la politique étrangère de la France, et faut-il s’étonner de voir relever une seule fois le gant que l’on jette si souvent aux hommes qui ont servi la monarchie de 1830? Un des plus tristes travers, une des tactiques les plus funestes des ennemis de la monarchie de 1830 a été de porter l’opposition contre cette monarchie libérale sur le terrain de la politique étrangère. Il y a dans une telle tactique quelque chose d’antinational qui nous a toujours révoltés. On sait pourtant le triste succès qu’elle a obtenu : elle a réussi à transformer auprès d’esprits aveuglés les actes de témérité les plus exorbitans dans les relations internationales, — un fait par exemple aussi brutalement contraire au droit des gens que l’expulsion de Taïti du consul anglais Pritchard, accompagnée d’une indemnité dérisoire, — en actes d’humiliante faiblesse. Nous respectons trop la monarchie de 1830 pour essayer de défendre et de caractériser en courant sa politique étrangère. Nous dirons seulement que l’élévation patriotique et la dignité de cette politique ont eu pour témoins, après la révolution de 1848, ceux qui avaient été ses plus violens adversaires, et ont été reconnues avec une loyauté qui les honore par les républicains entre les mains desquels tombèrent, au 24 février, les cartons des affaires étrangères. Nous ajouterons que cette politique, qui avait peut-être le tort de trop dédaigner l’ostentation, et qui ne cherchait l’agrandissement de l’influence française en Europe que dans le progrès et la contagion des principes que représente la France de 1789, a été fatalement interrompue par la révolution de 1848, au moment même où partout en Europe s’inscrivait dans les faits la vertu de sa pacifique et libérale propagande. Aux monarchies constitutionnelles et étroitement unies à la France de Belgique et d’Espagne, qui étaient son œuvre, s’ajoutaient alors la Prusse adoptant les institutions représentatives, le Piémont se préparant au statut, le pape prenant, sous les conseils de l’illustre Rossi, la direction du mouvement libéral italien. Tels sont les fruits de la politique de 1830 ; ils mûrissaient ou allaient mûrir lorsque les intempestives révolutions de 1848 sont venues les dessécher. N’est-il pas au moins étrange que dans un temps comme le nôtre, où le calme de la pensée, cette première condition de l’impartialité, ne semblerait devoir manquer à personne, une certaine école continue toujours à parler de la politique de 1830 avec l’injustice et l’ignorance d’une opposition qui attaquerait un pouvoir encore debout? Qui a posé sur la question des principautés cette odieuse et puérile antithèse de coup d’état européen ou de Waterloo diplomatique ? Ce n’est pas M. Saint-Marc Girardin, comme on semblerait vouloir le laisser croire. Ni les habitudes modérées et sensées de son esprit, ni les antécédens de la politique qu’il a servie et estimée ne pouvaient lui fournir les termes d’une pareille antithèse. Cette choquante conclusion est venue à la pensée de l’auteur d’une brochure qui a ému un instant l’opinion il y a quelques mois, et où l’on croyait flétrir ce qu’on appelait « les dix-huit années de la paix à tout prix » et «la couardise du dernier règne. »

Si le sentiment éclairé et la fierté du patriotisme ne nous eussent point suffi, si nous avions eu besoin de la leçon de l’ilote ivre, la répugnance que nous inspire la tactique d’opposition qui a si cruellement poursuivi, même après sa chute, la politique de 1830 nous aurait appris à être justes envers la politique étrangère des gouvernemens de notre pays, quels qu’ils soient. Tant que la politique extérieure de nos gouvernemens respectera l’indépendance et les droits des autres peuples, tant que, ce qui nous paraît impossible au degré de civilisation où nous sommes arrivés, on ne fera pas revivre ces idées de domination universelle où la témérité d’un autre âge plaçait ses aspirations à la grandeur, nous respecterons et nous défendrons, dans la mesure de nos forces, l’action étrangère du gouvernement actuel de notre pays, et nous refuserons de porter au-delà des frontières de la France les dissentimens que la politique intérieure nous pourrait inspirer. Ce n’est point de notre part une protestation vaine. Nous avons fait nos preuves dans cette question même d’Orient, sur un épisode de laquelle on nous cherche noise aujourd’hui. Lorsque l’empereur Nicolas a voulu, dans la question des lieux-saints, faire un affront à la France, lorsque, sous le couvert d’un protectorat religieux, il n’a pas craint d’ébranler l’équilibre européen en portant atteinte à l’indépendance de la Porte-Ottomane, lorsque la France, pour défendre son honneur et pour prévenir une perturbation qui eût détruit la pondération des forces politiques dans le monde, fut contrainte de recourir à la guerre, devant un intérêt de cet ordre, toutes les considérations secondaires s’effacèrent à nos yeux, et le peu de crédit politique que la Revue possède en France et en Europe, elle le mit, sans hésiter, au service de l’action diplomatique du gouvernement français. Nous fûmes les premiers, dans la presse française, à exposer au public, qui ne les apercevait pas encore très distinctement, les causes de la guerre d’Orient et à définir les intérêts et les devoirs patriotiques qui commandaient à la nation d’affronter des périls qu’elle n’avait point provoqués. Le sentiment qui nous dirigeait alors ne s’est point éteint en nous. Quoique les circonstances ne soient plus les mêmes, et que l’honneur et la puissance de la France au dehors ne courent point les mêmes dangers, nous ne sommes pas devenus indifférens aux succès plus modestes ou aux échecs moins graves de la politique extérieure de notre pays. Nous sommes donc tout disposés à mesurer dans ses vraies proportions le résultat des négociations relatives aux principautés.

Nous sommes d’avis que parmi les différences qui existent, M. Saint-Marc Girardin l’a reconnu spontanément, entre l’attitude de la France en 1840 dans la question d’Egypte et son attitude en 1858 dans la question des principautés, il en est une dont notre collaborateur n’a point assez tenu compte peut-être. Cette différence est moins dans le fond des choses, si l’on veut, que dans la forme, et il est naturel que M. Saint-Marc Girardin, qui se préoccupe plutôt du fond, l’ait négligée; mais cette différence de forme a une importance réelle, une grande importance surtout, la justice nous fait un devoir de le reconnaître, pour les personnes qui ont représenté et conduit dans ces dernières transactions la diplomatie de la France. Voici, suivant nous, cette différence : en 1840, la France était placée vis-à-vis des autres puissances dans un état réel d’antagonisme. Sur le fond des choses sans doute, comme l’a remarqué M. Saint-Marc Girardin, nos adversaires avaient adopté en grande partie les conclusions de la France. En effet, si les alliés du 15 juillet avaient posé le principe de l’hérédité dans la famille de Méhémet-Ali, c’était à la France qu’ils l’avaient pris ; jamais d’elles-mêmes la Russie ni l’Angleterre n’eussent fait une pareille concession au vice-roi d’Egypte, et le vieux pacha demeura toujours convaincu que c’était à nous qu’il était redevable de ce qu’il avait obtenu de l’Europe. Cependant à la solution en partie émanée de nous et acceptée par les autres puissances nous opposions une solution plus large, et nous ne voulûmes point nous rallier au plan de nos adversaires, qui prévalut malgré nous. Notre opposition alla à toutes les extrémités, sauf la guerre ; les événemens ont prouvé depuis ces deux choses : à la France, qu’elle avait bien fait de ne pas faire la guerre; à l’Europe, que la solution française de la question égyptienne eût été préférable dans l’intérêt de l’Orient à la solution anglo-russe. En 1858, à propos des principautés, le débat était placé dans des termes tout différens. D’abord le règlement des principautés n’était pas le point de départ d’une lutte diplomatique ; il n’était que l’une des nombreuses conséquences que laissait après elle une question bien autrement vaste, la guerre des puissances occidentales contre la Russie, guerre entreprise pour défendre l’intégrité et l’indépendance de l’empire ottoman, et qui, terminée à notre avantage, nous permettait de soustraire les principautés roumaines au protectorat russe. La question des principautés, au lieu d’être pour le congrès de Paris l’objet principal, n’était qu’un corollaire. Sur ce corollaire comme sur les autres, il y avait entre toutes les puissances qui prenaient part aux conférences une convention tacite : c’est que chacune exprimerait ses opinions et s’efforcerait de les faire triompher par la persuasion, mais que d’avance toutes acceptaient la conclusion définitive arrêtée par la majorité. Relativement aux principautés par exemple, quand la France avec une libérale hardiesse présenta aux conférences de Vienne de 1855 le principe de l’union sous un prince étranger, le mémorandum déposé par M. de Bourqueney subordonnait explicitement à l’agrément de la porte l’arrangement recommandé par nous.

Notre diplomatie depuis la paix a repris ce thème dans les conférences de Paris : l’Angleterre, qui l’avait adopté au commencement, céda la première aux répugnances invincibles de la porte et à l’opposition de l’Autriche. Au fond, la France seule, parmi les quatre grandes puissances, était assez désintéressée dans la question pour tenir à une solution définitive ; la Russie pas plus que l’Autriche ne saurait vouloir d’un arrangement qui fermerait à l’une comme à l’autre puissance toute pensée d’avenir du côté du Bas-Danube. L’Angleterre, pour rétablir auprès de la Sublime-Porte son crédit un peu ébranlé par les événemens de la guerre de Crimée, croit parfois être habile en caressant les préjugés du divan, et c’est ce qu’elle a fait en renonçant à l’union des provinces danubiennes sous un prince étranger. La France, obligée de se rendre à l’avis de la majorité, — et n’oublions pas que dans une conférence, si les voix se comptent, elles doivent aussi être pesées, — la France a dû acquiescer à une solution provisoire. Seulement elle a obtenu que cette solution provisoire se rapprochât autant que possible des vœux exprimés par les populations roumaines, et fût en quelque sorte une transition vers l’unité future. Si ce résultat n’a point rempli tous les vœux du ministre des affaires étrangères de France, il fait honneur du moins au zèle persévérant que M. Le comte Walewski a déployé dans ces longues et pénibles négociations. Pour nous résumer, la question des principautés n’était pas, quelle qu’en soit l’importance, la question principale dans les transactions qui se rattachent à la paix de Paris ; cette question ne pouvait donner lieu à ces antagonismes de prétentions qui peuvent aboutir comme dernier recours à la guerre. Il était entendu d’avance qu’elle devait recevoir une solution concertée entre les contractans du traité de Paris. La France, organe de l’opinion la plus désintéressée et la plus libérale, n’a pas réussi à la faire prévaloir complètement; mais elle a obtenu pour elle des succès notables. Ses représentans dans les conférences peuvent regretter, dans l’intérêt des populations roumaines, et même dans un intérêt européen, de n’avoir pas pu convertir tout à fait leurs collègues étrangers, mais ils n’ont point de reproche à se faire et n’ont à gémir d’aucune blessure d’amour-propre; en un mot, il n’y a pas lieu, dans le sens diplomatique du mot, de parler de défaite ni de victoire.

Nous pensons avoir établi la position de la politique française dans l’affaire des provinces danubiennes avec assez de loyauté et de franchise pour avoir le droit de justifier les expressions de regret qu’une solution imparfaite, tout le monde l’admet, arrache à M. Saint-Marc Girardin. Les écrivains, grâce à Dieu, ne sont point tenus à cette précision de termes qui est un devoir pour la diplomatie, mais un devoir sévère, qu’elle n’accomplit qu’aux dépens de la chaleur du sentiment et du feu du langage. Là où l’exact et utile rédacteur de chancellerie ne voit qu’une opinion qui n’a point prévalu, l’écrivain ému et touché dénonce une politique qui a été vaincue. C’est une exagération, nous l’avouons; mais les éloquentes exagérations sont permises, sachons-le comprendre, aux hommes qui ont épousé avec passion des causes généreuses. M. Saint-Marc Girardin est un de ces hommes. Il n’a point la prétention d’apporter dans la question d’Orient les froids et patiens calculs du diplomate. Dans ce grand débat, le plus grand où pendant bien longtemps encore aient à lutter les intérêts européens, M. Saint-Marc Girardin a pris un parti chevaleresque, mais exclusif. Il s’est attaché avant tout aux intérêts et aux droits des populations chrétiennes victimes du droit de conquête, et encore du droit de conquête exercé par des musulmans. C’est le privilège de ces avocats dévoués des causes malheureuses de ne point tenir assez de compte des difficultés pratiques et des intérêts différens qui viennent entraver leurs efforts, d’être impatiens, d’être même, si l’on veut, excessifs dans la plainte. Pour notre compte, tout en portant un vif intérêt au sort des chrétiens de Turquie, nous ne partageons pas toutes les vues de M. Saint-Marc Girardin sur la question d’Orient; mais nous ne rendons pas seulement justice à la noblesse de ses intentions et au charme de son talent, nous sommes convaincus qu’en remplissant le rôle qu’il a choisi, il rend un grand service à la politique française en Orient. Grâce à l’autorité de sa parole et à la persévérance de son zèle, M. Saint-Marc Girardin recrute aux idées françaises et attire sous l’influence morale de notre pays ces populations chrétiennes d’Orient qui attendent leur délivrance, et qu’on sera trop heureux de trouver disposées à nous entendre le jour où les événemens nous obligeront à chercher en elles les élémens de la régénération de l’Orient. Nous avons une si haute idée des fonctions diplomatiques et en même temps des services rendus par ces illustres avocats des nationalités malheureuses, que nous ne craindrons pas d’égaler le rôle de M. Saint-Marc Girardin à celui d’un ambassadeur.

Que tout le monde soit juste d’ailleurs : si nous avions cru avec trop de précipitation que la politique française s’était identifiée avec l’union des principautés roumaines sous un prince étranger, serait-ce tout à fait notre faute? Autrefois les débats parlementaires nous tenaient au courant de la politique de notre cabinet. Aujourd’hui nous ne pouvons guère la connaître que par de rares communications officielles, ou la deviner dans le langage des organes officieux du gouvernement. Or, depuis deux ans, ces élémens d’information semblaient annoncer chez notre gouvernement le dessein d’obtenir l’entier succès des plans qu’il avait proposés pour la réorganisation de la Roumanie. Tout le monde se rappelle un article imprévu du Moniteur de 1857, dont l’accent fut interprété généralement dans ce sens. En même temps la presse gouvernementale, la même qui critique M. Saint-Marc Girardin, avait pris sur cette question des principautés une singulière attitude d’intimidation vis-à-vis de la Turquie. On eût dit que la politique de 1853, politique résolue et sensée, qui avait déterminé et conduit la guerre d’Orient, était changée. Il semblait que l’on eût oublié que nous venions de dépenser plus de deux milliards et de perdre cent mille hommes pour retarder le partage de l’empire ottoman, et pour défendre son intégrité et son indépendance. On reprochait avec violence à la Turquie ce qu’on appelait aussi son ingratitude, comme si nous eussions fait la guerre pour les beaux yeux de la Sublime-Porte et pour mériter sa reconnaissance, comme si nous n’avions pas fait la guerre pour nous-mêmes, pour empêcher l’altération au détriment de notre puissance de la distribution des territoires et des influences en Europe. Si le règlement des principautés a produit quelque surprise, n’est-ce pas à l’attitude et aux manifestations très impolitiques de ces journaux que l’on doit l’attribuer? et si le désenchantement s’est trahi chez les amis des Roumains par des expressions chaleureuses, les vrais coupables ne sont-ils pas ceux qui dénoncent l’injustice des plaintes après avoir excité si légèrement autrefois l’effervescence des espérances chimériques?

Le procès intenté à M. Le comte de Montalembert a été jugé, il y a quelques jours, par la police correctionnelle, et nous n’apprendrions plus rien à personne en rappelant les dispositions du jugement qui a frappé ce membre illustre de l’ancienne pairie et de nos dernières assemblées délibérantes. Nous protesterons seulement à ce sujet contre l’opinion d’un journal étranger qui prétend que toute action politique est désormais refusée en France aux écrivains et aux hommes éclairés ; nous ne pouvons accepter une pareille assertion. Nos lois, même les moins indulgentes, n’interdisent point l’action politique à ceux des Français qui considèrent comme un devoir d’y persévérer. Nous n’en voudrions pour preuve que la loi même dont les dispositions ont été appliquées au comte de Montalembert. Le décret du 11 août 1848 contient cette déclaration expresse (art. 4) : «La présente disposition ne peut porter atteinte au droit de discussion et de censuré du pouvoir exécutif et des ministres. » Un écrivain français dont personne ne contestera sans doute l’activité, et dont le nom a souvent retenti dans nos anciennes luttes, M. Emile de Girardin, ne partage assurément point l’opinion du journal anglais contre laquelle nous croyons nécessaire de protester. M. Emile de Girardin vient d’être appelé par le prince Napoléon dans le conseil général de l’Algérie. Les fonctions qu’il a acceptées donnent un poids particulier à une sorte de manifeste que M. Emile de Girardin vient de publier en tête de ses œuvres, comme l’explication de son entrée dans le conseil supérieur de l’Algérie. L’ancien fondateur de la Presse adhère à l’empire, et il exprime l’espérance convaincue que l’empire actuel trouvera dans la liberté la même force et le même prestige que le premier empire avait cherchés dans la gloire. Ce n’est point de la liberté restreinte que parle M. de Girardin, c’est de la liberté illimitée. Nous ne sommes point aussi ambitieux que lui; nous voulons le plus, mais nous nous contenterions du moins. Nous faisons des vœux pour que la confiance de M. Emile de Girardin soit justifiée, et nous n’hésitons pas à dire que, lors même qu’une faible partie seulement des espérances qu’il fait briller devant nous serait réalisée, son avènement à une position officielle, auquel nous devons cette bonne nouvelle, fixerait une date mémorable dans l’histoire contemporaine. Ne l’oublions pas néanmoins, les vrais progrès de la liberté se font dans les mœurs publiques par la persévérance de ces volontés fortes qui sont le sel de la terre, et par la fidélité que gardent aux traditions tutélaires les intelligences actives d’un pays. Le barreau français nous donne en ce moment et à ce point de vue de consolans exemples. La conférence des avocats, une de ces rares associations qui perpétuent encore en France la vigueur et l’honneur des professions libérales, vient de se rouvrir cette année sous de nobles auspices. Le nouveau bâtonnier, M. Plocque, a inauguré cette studieuse réunion du jeune barreau parisien par un discours d’une rare distinction. On sait que dans cette circonstance la coutume veut que le bâtonnier retrace devant ses jeunes confrères les devoirs de la profession. Cette haute et touchante leçon morale, M. Plocque ne l’a point demandée aux idées dogmatiques ; il est allé la chercher toute vivante dans d’immortels exemples. Il a présenté à ses confrères les deux grandes figures, Démosthène et Cicéron, qui attachent les souvenirs et la destinée du barreau aux scènes les plus éclatantes de la vie politique et de l’histoire. Les deux plus grands avocats de l’antiquité ont été également ses premiers écrivains, ses plus grands orateurs politiques, ses plus honnêtes citoyens : tous deux aussi ont été des martyrs du patriotisme et de la liberté. Cette glorieuse solidarité du talent, du patriotisme, de la liberté et du malheur a été exposée et saisie par M. Plocque avec une simplicité élevée et une émotion généreuse. Un jeune avocat, M. Guibourt, a lu ensuite l’éloge d’un de ces anciens du barreau de Paris, M. Billecoq, une de ces pures renommées professionnelles, municipales pour ainsi dire, qui, pour ne point arriver au grand public, n’en méritent pas moins de vivre dans les souvenirs, car ce sont ces hommes fermes et modestes qui maintiennent les traditions de leur corps à travers les jours difficiles et transmettent à de plus grands qu’eux-mêmes la lumière bienfaisante qu’ils feront un jour resplendir. Tel fut surtout le mérite de Billecoq, ancien avocat au parlement de Paris, qui traversa avec une intrépide constance dans les opinions libérales la terreur, le directoire, le consulat, et fut un de ceux qui reconstituèrent, au commencement de ce siècle, le barreau de Paris. Les honnêtes gens comme Billecoq servent encore après leur mort leur pays et leur profession, puisque, dans leur modeste mémoire, des jeunes gens comme M. Guibourt viennent puiser ou fortifier les inspirations morales, les sentimens de courage et d’indépendance qui doivent animer leur carrière. Il ne faut point passer avec indifférence devant ces simples et utiles réunions où une corporation éclairée entretient ses vieilles traditions. Les noms de ceux qui y prennent part sont inconnus encore, mais c’est du sein de ces inspirations collectives que sortent au moment opportun les talens qui sont la gloire d’une société et d’une époque. Le barreau a eu dans l’histoire, et dans l’histoire la moins éloignée de nous, des époques de puissance. Nous nous souvenons tous des plaintes injustes et irréfléchies qui dénonçaient la domination des avocats dans le monde politique. Hélas! la domination des avocats est passée, comme celle des journalistes, comme celle des parlementaires. Que les avocats n’aient point de regrets : renfermés dans leur profession, ils en font non-seulement une des plus utiles, mais, à notre gré, une des plus glorieuses de notre temps. Ils conservent à la France, comme un dépôt fécond, cette union libérale de l’éloquence avec la culture littéraire, que M. Plocque définissait l’autre jour en des termes si heureux et si touchans.

La consolante expérience qui a commencé en Prusse se poursuit dans les circonstances les plus favorables. Les élections se sont accomplies dans le plus grand ordre : elles donnent au ministère constitutionnel une majorité assurée, au parti libéral, si l’on comprend sous cette dénomination le parti constitutionnel, une victoire incontestable, et font subir au parti de l’absolutisme et des idées féodales une éclatante défaite. La Gazette de la Croix n’essaie même pas de dissimuler le triomphe de ses adversaires et la déroute de ses amis. Le sens des élections prussiennes n’est donc douteux pour personne. L’ancien système est condamné par le pays après avoir été abandonné par le nouveau gouvernement. On a reproché cependant au ministre de l’intérieur, M. de Flotwell, d’avoir découragé par une circulaire des pétitions qui demandaient certains amendemens libéraux au système électoral. Si le ministre de l’intérieur a repoussé par cette circulaire les exigences du parti constitutionnel, par une autre circulaire il a mis un frein plus sévère aux licences électorales que le parti féodal s’était permises impunément jusqu’à ce jour. Il a donc tenu la balance égale entre les partis. Le côté le plus intéressant du mouvement électoral qui vient de s’accomplir est la résolution qu’ont prise les hommes du parti démocratique de 1848 de s’abstenir de toute candidature. Rien de plus sage que cette résolution. En Prusse en effet, comme dans les autres pays du continent qu’ont stérilement troublés les agitations de 1848, l’opinion publique, formée là, comme partout, par les classes éclairées et par les classes industrieuses, a gardé, bien à tort quelquefois, rancune aux hommes qui, ayant joué un rôle en 1848, portent malheureusement la responsabilité des douleurs, des frayeurs et des mécomptes de cette époque. L’œuvre réparatrice du gouvernement du prince-régent eût été infailliblement compromise, si les noms fâcheux de 1848 se fussent présentés devant les électeurs. Un grand nombre de voix modérées se fussent rejetées, par préjugé et par crainte, vers les candidatures féodales. Tout succès partiel obtenu par les démocrates eût décuplé les chances des hobereaux. L’excellent esprit politique des démocrates prussiens a conjuré ce danger. Comme tout acte habile et sensé, l’abstention des démocrates a eu promptement sa récompense ; l’opinion rassurée est aussitôt devenue moins injuste envers eux, et les préjugés que réveillait le souvenir de 1848 ont reçu un ébranlement que la bonne conduite des démocrates, unissant leur cause à celle des libéraux, achèvera bientôt, nous l’espérons. Quel parti le régent et son ministère tireront-ils des heureux élémens que présente la situation politique de la Prusse? Plusieurs personnes ont voulu voir quelques symptômes décourageans pour les espérances qui ont accueilli la régence dans un discours adressé par le prince à ses ministres,-nous ne partageons point cette opinion. Si le langage que l’on prête au prince de Prusse est bien celui qu’il a tenu, nous n’en sommes point surpris. Nous l’avons déjà dit, le prince de Prusse n’est point un libéral d’ostentation ni de chimère. C’est un esprit froid et droit; il est incapable de donner des espérances illusoires, il est incapable de manquer aux promesses qu’il a faites. Que l’on songe d’ailleurs qu’il n’est que régent, et que le roi régnant vit encore. Dans une telle position, en demandant qu’il n’y eût point de rupture affectée avec le passé, et que le progrès prît sans saccade son point de départ dans le présent et ne fût qu’une satisfaction graduelle donnée aux besoins démontrés du pays, le prince n’a fait qu’obéir à un sentiment élevé de convenance. Si nous voulions définir d’un mot emprunté aux dénominations anglaises le caractère du prince de Prusse tel que nous croyons le comprendre, nous dirions qu’il a le tempérament politique d’un tory. Le prince de Prusse ne va pas au-delà d’un sage et honnête juste-milieu. Certes nous sommes plus libéraux que lui ; mais, bien loin de voir dans le tour d’esprit qu’on lui prête un obstacle au développement libéral de la Prusse, nous y voyons plutôt une garantie pour la sécurité des progrès que nous aimons. L’époque actuelle a durement éprouvé les désenchantemens qui naissent de l’illusion des promesses. Le prince de Prusse promet peu, mais il ne trompera personne ; il ne marchera pas vite, mais il ne se jettera pas dans ces douloureuses réactions qui ont dérouté et fatigué depuis dix ans les peuples du continent européen.

Nous voudrions pouvoir espérer pour l’Espagne ce que nous attendons de la Prusse. L’Espagne, elle aussi, vient de terminer ses élections. Il serait oiseux de se livrer au dénombrement des diverses fractions qui composent le nouveau parlement espagnol. Tous les élémens politiques de l’Espagne y sont représentés, et les fractions modérées, si on les suppose unies, y sont assurées d’une majorité considérable. S’il s’agissait d’un autre pays, l’on pourrait donc compter sur l’existence du cabinet présidé par le maréchal O’Donnell, et sur le succès de l’œuvre de transaction et de progrès modéré qui semble devoir être l’honorable vocation de ce ministère. L’union du parti modéré en Espagne doit malheureusement être reléguée parmi les utopies. Les divisions personnelles qui décomposent sans cesse les majorités parlementaires dans ce pays agrandissent démesurément l’influence de la couronne, provoquent à tout instant son intervention, et dans cette situation perpétuellement vacillante comment pourrait-on espérer qu’une reine, une femme, pût apporter cette fixité et cet aplomb qui manquent au gouvernement espagnol? Les Espagnols sont injustes envers leur reine, quand ils attribuent aux caprices de la camarilla la fragilité de leurs ministères : ils ne devraient accuser que leur propre versatilité dans leurs associations politiques et ce mal des divisions personnelles dont ils ne veulent point se guérir. L’incident qui a entraîné la retraite du ministère du général Quesada ne vient-il pas de prouver que l’intrigue avait fait son œuvre même au sein du cabinet? Le général Quesada a la réputation d’un homme avisé, et ce n’est point par étourderie qu’il aura présenté à la signature de la reine des promotions qui n’avaient pas été concertées en conseil des ministres. Il avait dû prévoir, et d’autres avec lui apparemment, la susceptibilité que témoignerait le maréchal O’Donnell. Il y avait donc derrière cet incident une intrigue qui spéculait sur la démission du maréchal. La fermeté et la décision du président du conseil et le bon esprit de la reine ont déjoué ce manège. Le cabinet sera-t-il aussi heureux contre d’autres manœuvres? Nous le souhaitons, car il nous semble difficile en Espagne de constituer une combinaison plus forte et mieux intentionnée que celle qui est présidée par le maréchal O’Donnell; mais qui oserait en prédire la durée?

Quoique le grand travail de l’émancipation des serfs qui occupe la Russie ne soit point à la veille de recevoir sa consécration définitive, l’Europe doit en suivre cependant avec intérêt les phases régulières. Nous avons déjà exprimé les sympathies que l’empereur Alexandre s’est assurées au sein du libéralisme européen par l’impulsion virile et courageuse qu’il a donnée à ce vaste mouvement social. Lorsque l’empereur, immédiatement après la paix de Paris, eut manifesté sa volonté dans son discours à la noblesse de Moscou, la résolution impériale provoqua parmi les propriétaires fonciers un mécontentement à peu près général. L’opposition se montrait publiquement et au grand jour. Tout se passerait, disaient les adversaires de l’émancipation, en vagues et contradictoires discussions, et, après beaucoup de paroles inutiles, la question du servage serait enterrée. Une élite peu nombreuse d’esprits libéraux et prévoyans comprit seule le sérieux des tendances philanthropiques du souverain et l’utilité qu’elles devaient avoir pour le pays. Les idées émises par les partisans de l’émancipation firent cependant peu à peu leur chemin, et lorsque l’empereur invita par un ukase la noblesse à former des comités provinciaux qui devraient rechercher les moyens pratiques de l’émancipation, l’hostilité du public propriétaire s’était un peu calmée, ou avait baissé de ton. Les comités se constituèrent, et à l’heure qu’il est, ils ont tous répondu à l’appel du souverain. Dans cette phase encore, on a pu remarquer un nouveau progrès de l’opinion et une retraite nouvelle de l’opposition. Les propriétaires les plus rétrogrades grondent sourdement, mais ils n’avouent plus le désir de conserver le servage. Ils contestent seulement au gouvernement la légalité de la marche suivie par lui dans cette question; ils cherchent à intimider l’empereur par des brochures anonymes où s’étalent des prophéties de révolution, où l’on montre le gouvernement impuissant à satisfaire les exigences qu’il aura provoquées au sein des différentes classes. Quoi qu’il en soit, plusieurs comités ont déjà présenté le résultat de leurs délibérations, et le gouvernement attend que les enquêtes et les vœux de tous les comités lui soient parvenus pour arrêter les mesures définitives qui décideront la réorganisation sociale de la Russie. Le travail qu’une œuvre aussi colossale impose à l’empereur et à ses conseillers est immense. Il ne s’agit point seulement en effet de transformer la condition sociale d’un peuple; il faut encore avoir préparé tout le système d’administration qui devra régir ces masses d’hommes appelées à la liberté. Ces populations soumises jusqu’à présent à l’arbitraire des seigneurs pourront-elles s’administrer elles-mêmes? Faut-il, au sortir de l’arbitraire, les abandonner à l’anarchie? Le gouvernement russe cherche, dit-on, la solution de ce redoutable problème dans l’organisation de la commune. Les élémens de l’organisation communale existent en effet dans la plupart des provinces russes, notamment dans les provinces de la Grande et de la Petite-Russie, et même dans quelques-unes des provinces de la Russie-Blanche. L’administration nouvelle serait fondée, croyons-nous, sur une large participation du peuple à l’élection de ses administrateurs les plus proches. Le seigneur conserverait une sorte de protectorat et de haute surveillance sur la commune, laquelle, en échange de sa libération, serait astreinte par une responsabilité solidaire à payer au seigneur les redevances fixées par l’état. Sans doute il ne faut pas s’attendre à voir les populations russes arriver tout d’un coup, au lendemain de l’émancipation, à l’état social auquel les peuples occidentaux ne sont parvenus qu’après des siècles de guerres civiles et de révolutions. L’effort tenté par l’empereur Alexandre n’en est pas moins digne d’admiration, et l’œuvre qu’il commence, une des plus glorieuses qui aient été accomplies dans ce siècle.

Le Piémont et l’Italie ont ces jours passés donné lieu à d’étranges alarmes. On prêtait au roi Victor-Emmanuel nous ne savons quelle belliqueuse sortie contre l’Autriche. Sur la foi de cette prétendue manifestation du roi de Sardaigne, des journaux finançais ont montré une guerre avec l’Autriche pour la délivrance de l’Italie comme la dernière tâche qui soit réservée à nos armes avant que la France ait le droit de fermer pour jamais le temple de Janus. À ces prédications de guerre, dont le moindre inconvénient ne sera pas de jeter de nouvelles excitations au milieu des matières inflammables que contient l’Italie, un journal semi-officiel a répondu par des protestations qu’on voulait rendre rassurantes, mais dont le sens a été altéré par une regrettable gaucherie d’expression. Les motifs de cette émotion sont bien légers, mais cette émotion elle-même est grave et trahit les inquiétudes qu’entretient la situation de l’Europe. Les journaux qui ne craignent point d’exciter ces dangereuses alertes sont bien aveugles et encourent une bien grave responsabilité. Ils peuvent en effet, par les passions qu’ils flattent et les espérances qu’ils enivrent, provoquer ces incidens qui enlèvent aux peuples et aux gouvernemens leur libre arbitre, et les précipitent comme des instrumens de la fatalité dans des entreprises dont ils ne peuvent plus maîtriser les conséquences. Nous connaissons les justes griefs de l’Italie, nous connaissons la légitime ambition du Piémont; mais est-ce donner un sage conseil à un gouvernement régulier comme celui du Piémont que de l’exciter à briser les traités sur lesquels est fondée la paix de l’Europe ? La question vaut la peine d’être examinée.

Le respect des traités entre nations civilisées est un intérêt d’honneur pour les gouvernemens au même titre que le respect des contrats pour les individus. Les traités peuvent être onéreux ainsi que les contrats; ce caractère n’autorise pas plus un gouvernement à se soustraire aux traités que les individus à violer les contrats. Il est aussi impossible de maintenir l’ordre dans le monde que la probité au sein des sociétés, si cette loi est méconnue. Ceux qui la transgressent en portent inévitablement la peine. Dieu préserve le Piémont d’aller légèrement au-devant de la rupture des traités. Sa position dans le monde, ses institutions, son influence croissante en Italie, lui tracent une autre conduite, et lui préparent de meilleures récompenses. Le Piémont, grâce à sa constitution libérale, est aujourd’hui la patrie morale de tous les esprits éclairés de l’Italie. Ses frontières sont étroites, mais ses institutions les élargissent assez pour y faire entrer le génie italien. Une pareille situation est assez belle pour qu’il vaille la peine de l’assurer au prix d’un peu de patience. Si le Piémont veut avoir le profit des nouvelles distributions territoriales qui pourront s’accomplir un jour en Italie, qu’il se garde bien de donner lui-même le signal des événemens qui feraient éclater les anciens traités, et de jouer le sort de l’Italie sur les chances d’une guerre européenne allumée par lui. Le jour où commencerait cette guerre, que deviendrait la liberté, encore si fragile, qui est pour le Piémont une force d’attraction et de défense bien plus grande que sa brave, mais petite armée ? Ce jour-là, le Piémont, qui n’aurait pas la primauté militaire, perdrait au sein même de l’Italie la primauté des idées. Ce jour-là, l’Italie, redevenue le champ de bataille de l’Autriche et de la France, ne serait probablement pas elle-même le seul champ de bataille de l’Europe, et ce n’est pas chez elle que se dénouerait la lutte. Il n’est permis de compter sur la victoire définitive que lorsqu’on fait la guerre malgré soi. Mais ce n’est point au Piémont que nous aurions l’impertinence de présenter ces observations, au Piémont, gouverné par un prince aussi loyal que le roi Victor-Emmanuel et par un homme d’état aussi éclairé que M. de Cavour. Nous les soumettons à ces aveugles amis de l’Italie qui ne craignent point d’appeler sur elle de nouveaux malheurs en irritant encore par des illusions décevantes sa douloureuse impatience. e. forcade.




UN ROMAN RELIGIEUX.
Les Horizons prochains[1].


L’art de se dévoiler soi-même dans une œuvre d’imagination, d’allier ses propres souvenirs aux choses racontées, de se montrer enfin sous les personnages que l’on met en scène, est difficile, et il est peu d’écrivains qui le possèdent. Les uns, en s’offrant sans cesse à nos regards, ne dépassent pas une exhibition vague et banale ; d’autres au contraire, tout en employant la forme du moi dans leur récit, n’en demeurent pas moins extérieurement impersonnels : ils n’en veulent pas moins être cherchés et devinés. À cette classe, croyons-nous, appartient l’auteur des Horizons prochains. Est-ce pour forcer le lecteur à cette recherche, est-ce pour obliger la critique à procéder par voie de comparaison, que cet écrivain a gardé l’anonyme ? Est-ce par un simple effet de modestie féminine peut-être ? Ceci nous paraîtrait plus vraisemblable. Quoi qu’il en soit, cet anonyme nous met à l’aise. Avec lui, nous avons le champ libre ; il nous permet de tirer les conclusions que les impressions de notre lecture doivent immédiatement nous fournir. Que sais-je ? Nous pouvons sortir de l’époque présente, des préoccupations actuelles, et nous reporter au moment où Mme  de La Fayette écrivait la Princesse de Clèves, peut-être même à celui où Pascal, solitaire et tourmenté, se laissait aller à ses fiévreuses pensées, et imposait à sa raison rebelle une foi impuissante à lui apporter le repos. C’est qu’en effet il s’agît ici à la fois de sentimens délicats et de croyances recherchées comme un abri. Une certitude morale parfois orgueilleuse, parfois tremblante, voilà ce qui nous semble résumer le livre. Ce n’est pas d’ailleurs qu’il nous présente la succession agitée de continuels essais vers un certain idéal, ni la permanente série d’ardentes aspirations vers un monde inconnu. Non; ce livre n’est ni une recherche ni un doute : c’est une conclusion. L’esprit qui s’y révèle a fait assurément un certain jour, comme Descartes, comme tous les penseurs de bonne foi, table rase en lui-même; mais aujourd’hui, à la place nette jadis, quelque monument est construit, quelque sanctuaire est édifié, quelque chose enfin est debout. Une flamme intérieure brille, qui s’aperçoit à travers les colonnes du tabernacle : à nous de voir comment elle rayonne, comment elle échauffe.

Ce n’est point un roman d’ailleurs, ce ne sont même pas des nouvelles, c’est plutôt, au point de vue de l’action, une série d’esquisses destinées à rester telles; André Chénier les eût appelées des quadros. Ce sont des scènes à un personnage, deux tout au plus. Et qu’est-il besoin d’un plus grand nombre? Qu’eussent fait nos grands tragiques de ces armées de comparses qui accompagnent, sous prétexte de couleur locale, les héros du drame romantique? A quoi bon tant de gens autour d’Andromaque ou de Polyeucte? Il suffisait pour donner la réplique d’un simple confident, de ce pauvre confident, si méprisé, si raillé, mais dont l’emploi n’était pas si nul ni si ridicule qu’on a bien voulu le dire. Le héros parlait pour lui-même, le confident parlait pour le poète : il était de tous ces rois et de toutes ces princesses l’ami, le conseiller, le prophète ; ne faites donc pas fi de son importance. Sous ce masque froid et sans couleur, l’écrivain inspiré (rates) s’adressait directement à la foule et s’entretenait réellement avec les créations de son propre génie; c’est par la bouche d’Œnone qu’il entraînait Phèdre à sa perte, c’est sous l’humble manteau du coryphée qu’il entrait en scène pour avertir ou consoler ceux dont il avait fait des demi-dieux ou des victimes. Ce personnage existe dans les Horizons prochains, mais c’est l’auteur lui-même qui remplit ce rôle, et la physionomie qu’il lui donne n’est pas la chose la moins remarquable du livre ; l’esquisser, ce sera examiner en même temps la manière dont l’ouvrage a été conçu.

Déjà même, à nous en tenir à ce que nous révèle la préface, nous pouvons avoir de la méthode suivie par l’auteur, méthode tout intime, une suffisante idée. Où va-t-il? d’où revient-il? qu’attend-il? Il ne le dit pas précisément, mais les termes qu’il emploie, vagues pour ceux qui s’en tiennent à la lettre, ont pour ceux dont ils émeuvent certaines fibres une signification déterminée, et ne peuvent, malgré leur incertitude apparente, s’appliquer indifféremment à toutes choses Aussi n’y a-t-il rien dans ce livre pour ceux-là surtout qui cherchent des impressions faciles à mesurer et à redire, soit qu’ils aiment les grosses émotions du mélodrame, soit qu’ils se plaisent à fouiller les bas-fonds du réalisme ; il n’y a même rien pour « les fins connaisseurs, » pour ceux qui tiennent à ce que le spectacle se passe toujours dans l’ordre accoutumé, et qui veulent que le discours commence par l’exorde et se termine par la péroraison. — Otez-moi de là ces magots! — diraient-ils comme Louis XIV des intérieurs flamands. — Vous qui aimez au contraire, non pas les soupirs énervans des harpes éoliennes, non pas les fausses rêveries de commande et les extases d’à-propos, non pas enfin ce convenu romantique mille fois plus insipide que le convenu classique, mais bien ce que le songe et le rêve ont de véritablement naturel et humain, ce que l’existence la plus prosaïque renferme encore d’idéal réel, ce que la mélancolie elle-même a de fortifiant et de sain, vous saurez et comprendrez que le livre a été écrit pour vous. Les faits, où sont-ils? Ils sont en vous-même et à côté de vous ; vous les touchez, et ils vous touchent. A une certaine heure, vous êtes passé à côté d’eux indifférent, insensible à leur contact; mais ce contact a laissé un germe qui s’est développé à votre insu, et dont vous contemplez avec une surprise mêlée de joie la soudaine floraison : vous ne vous saviez pas si riche en poésie. Alors, comme un cours d’eau dont on ouvre l’écluse, le flot des souvenirs vous monte au cœur et vous inonde, et ce ne sont pas les grands événemens de votre vie, les faits et gestes mémorables que vous vous rappelez, mais les plus petites et les plus humbles choses qui se présentent à vous avec je ne sais quel parfum de nouveauté, avec une signification inattendue. Si le moment n’est pas arrivé pour vous, vous aurez beau faire, beau vous agiter en vous-même, ces impressions ne se produiront point; mais quand l’heure sera venue, elles vous poursuivront malgré vos préoccupations actuelles, et se feront jour partout où vous serez. Peut-être pensez-vous qu’il faille pour en jouir se trouver dans une situation favorable, et, comme deux amis qui, réunis après une longue absence, s’installent comfortablement pour causer, les pieds sur les chenets, êtes-vous d’avis de faire à votre hôte un accueil splendide et de tout préparer, de tout déranger pour le recevoir? Non, point tant de frais : cette poésie intime est comme le Maître, elle vient le plus souvent à la dernière heure de la veillée, alors qu’on ne l’attend plus. Êtes-vous en proie aux vulgaires soucis de la vie quotidienne, êtes-vous obligé à une fastidieuse démarche, ne pouvez-vous vous débarrasser d’un fâcheux : c’est alors que l’idée, souriante et prise de pitié, se dégage au dedans de vous, vous repose et vous rafraîchit. Ce qui vous importunait tout à l’heure prend aussitôt une forme nouvelle et devient l’accompagnement nécessaire de la fine mélodie que vous seul entendez. Boileau avait dans son jardin d’Auteuil une certaine allée au détour de laquelle il mettait enfin la main sur la rime fugitive : plus certainement encore, ces voix intérieures, ces précieuses réminiscences chanteront dans votre esprit au milieu des rues obscures de la cité, au travers des carrefours boueux, en présence de ces visages maussades et de ces sottes physionomies que vous heurtez sur votre chemin. Ah ! comme vous vous prendrez alors à cette joie si profonde, parce qu’imprévue, jusqu’à ce qu’une piqûre brutale de votre grosse vanité ou même une trop rude caresse de votre main d’enfant la fasse vous quitter toute meurtrie.

Traînant l’aile ou tirant le pié !

Si cependant, soupirant après elle, vous la voulez trouver dans son véritable domaine, si vous tenez à la surprendre dans les endroits qu’elle habite de préférence, montez là-haut, vers les sources. Sous les sapins toujours verts, il n’y a jamais ni printemps, ni automne, et la nature y est éternellement semblable à elle-même. « Toujours la mousse arborescente, moelleuse, couvre les places ombreuses d’un tapis où s’emboit la lumière; toujours le sol uni va se déroulant sous la colonnade; toujours une atmosphère également éclairée, toujours cette grande paix, toujours l’air qui joue librement autour des troncs lisses et droits dans la nef immense. » Si vous aimez mieux la pittoresque succession des accidens et des couleurs, prenez le chemin qui conduit à la Tuilerie. C’est un pauvre chemin creusé par les pluies dans une terre rougeâtre ; çà et là vous vous heurtez à de petits tas de cailloux roulés par les eaux et retenue par les racines rugueuses des arbustes qui font Hale. Après le chemin vient le plateau, sol nu et stérile, mais devant vous s’étendent les diverses teintes du vallon, dont le vert seul a d’innombrables variétés. Mille retraites nous sont ouvertes. Nous pouvons nous asseoir, soit sur l’herbe drue qui pousse au pied des chênes, soit sur la place satinée que font en tombant les aiguilles des arbres résineux. Ou bien, pendant que le soleil illumine encore les vertes cimes, avant que ses rayons ne soient devenus tout à fait obliques, tandis que les insectes élargissent leurs trachées pour boire les tièdes ondes de l’air qui les baigne et que les oiseaux chanteurs entonnent ces concerts qui s’adaptent si bien à toute situation de l’âme, allons jusqu’à la clairière, à cette place dégagée de broussailles où poussent sur les débris séculaires de leurs aînées les hautes herbes et les fleurs des bois. Là nous respirerons à l’aise; arrivés aux limites de l’infini, il nous sera permis de jeter dans l’insondable profondeur de l’éternelle harmonie des choses ce regard dont Moïse sur le mont Nébo enveloppa la terre de Chanaan ; nous y aurons une idée exacte du vrai, cette origine commune de ces trois formes inséparables, le beau, le bien et l’utile, — et, mieux que tout cela, nous y saisirons peut-être la perception pure et sans mélange de l’idéal humain, la liberté!

Telle est l’échelle de Jacob dressée sur la réalité par l’auteur des Horizons prochains; un pied touche la terre, l’autre le ciel, et, selon les dispositions du moment, nos pensées, soulevées par l’espérance ou alourdies par l’inquiétude, en montent ou en descendent les degrés. Je n’ai fait encore qu’exposer sous leur aspect le plus général les visions de cet esprit, où l’extase se replie en quelque sorte sur elle-même, puis se dédouble et fait de soi deux parts, l’une tout humaine, l’autre que je nommerai cosmologique, en retirant toutefois à ce terme ce qu’il a de scientifique et de positif. Il me reste à faire connaître comment, devant ce résultat final, l’idée s’engendre et se formule, de quels rapports elle est susceptible avec les sentimens voisins, quelles sont enfin ses habitudes, et, pour me servir d’une expression toute latine, ce qui la contente. Ce n’est pas du premier jet ni de la première plume que l’écrivain qui nous occupe donne à l’objet de ses contemplations une interprétation abstraite et philosophique; il poursuit bien ce but, mais il ne l’atteint que progressivement, par cela même qu’il est certain de l’atteindre. Il faut qu’il se familiarise d’abord avec ce qu’il doit traduire; aussi accepte-t-il, sans les tordre ni les détourner, les faits tels qu’ils se présentent à lui. Une fois pénétrés de sa pensée, les phénomènes les plus vulgaires acquièrent de nouvelles significations, les horizons prochains s’étendent et atteignent ces hautes atmosphères où la brise n’est pas seulement plus vive, mais où, selon l’heureuse expression de l’auteur, l’âme est plus élastique. Nous avons parlé plus haut du rôle de confident attribué au poète dans la conception de son œuvre, et nous l’avons, en l’élargissant, appliqué à l’esprit que nous analysons. C’est ici le lieu de nous édifier sur la véritable valeur de ce terme. « L’auteur, c’est tout le monde, » lisons-nous dans une courte introduction qui semble résumer le livre, et qui, chose précieuse pour la critique, nous avertit de ce qu’il faut y chercher. Si l’on s’en tient en effet à la forme, ce livre n’est qu’une suite de thèmes sur lesquels le lecteur peut et doit broder toutes les variations qui lui sont propres. « Je bégaierai, votre génie chantera, » dit encore la préface. Le fond des Horizons prochains est donc une sorte de dialogue intime, dont une partie, écrite et précise, est celle de l’interlocuteur visible, l’écrivain, dont l’autre partie, sous-entendue et variable, est celle de l’interlocuteur abstrait, le lecteur. Ainsi, dans les dialogues des moralistes grecs, dans les scènes des tragédies classiques, les objections que fait l’un des deux personnages à l’autre ne sont pour celui-ci que l’occasion de développer sa pensée à nouveau, de la considérer sous de nouvelles faces, et souvent de plaider le pour et le contre successivement. Dans l’espèce de duo qui nous est offert ici, il n’y a pour ainsi dire le composé que l’accompagnement, mais il est composé de telle sorte que nous puissions y adapter notre mélodie individuelle, écrite toutefois dans un certain ton, sans qu’il soit besoin même de transposer la clé. C’est, pour employer une autre comparaison, une pensée malléable, une matière ductile, où il nous est permis de couler notre bronze. Maintenant le bronze en question,

Sera-t-il dieu, table ou cuvette?


Ce résultat est l’affaire du lecteur. Les matériaux lui sont fournis : se montrera-t-il ouvrier ou artiste? That is the question...

Si cependant l’auteur des Horizons prochains n’avait d’autre mérite que de présenter sa pensée comme un moule à la pensée d’autrui, s’il ne pouvait que nous prendre par la main, nous ramener sur une route oubliée, puis, à une certaine limite, manquant d’haleine pour nous accompagner plus loin, s’il était obligé, après nous avoir attaché des ailes, de nous regarder tristement de la terre prendre notre essor vers le ciel, l’individualité que nous nous plaisons à reconnaître en lui consisterait uniquement à s’effacer et à s’amoindrir devant celles qu’elle a pris à cœur d’irriter et de réveiller. Il s’en faut cependant qu’elle se borne à ce rôle. Si tel est le principal emploi qu’elle a résolu de donner à son activité, elle ne se renferme pas tout entière dans cette humble tâche, elle nous offre d’autre part une action et des sentimens qui n’appartiennent qu’à elle, et l’analyse complète de son essence en démontre à la fois l’indépendance et l’unité. Ce n’est plus alors dans les contemplations générales de notre destinée, dans ses rapides odyssées à travers la nature, qu’il nous faut considérer cet esprit : c’est dans les faits qu’il s’est complu à retracer, dans les petits drames qu’il raconte, dans l’examen des personnalités qu’il fait agir. Nous toucherons ainsi au principal objet de ses manifestations; nous aurons, en l’élucidant, la clé de toutes ses impulsions morales.

Toute âme qui a vécu, tout esprit qui n’a plus d’illusion que dans le souvenir, parvenu à une certaine période de l’existence, se bâtit, autant par besoin que par conviction réelle, un fonds de croyances auxquelles il se résout à demeurer attaché. Ces croyances sont puisées dans l’intelligence ou dans le cœur, elles forment des démonstrations ou des sentimens. Le d’ailleurs qui domine dans les Horizons prochains, c’est la foi; mais il est plusieurs espèces de foi : la foi simple et la foi complexe, la foi naïve et traditionnelle, qui s’agenouille humblement et qui croit sans efforts et sans craintes, la foi individuelle et raisonnée, qui demeure debout et qui s’impose la croyance pour ne pas périr ; l’une est le repos dans l’ignorance, l’autre est le tourment dans le repos. Quelle que soit la forme extérieure qui lui est donnée, nous sommes porté à croire que la foi qui éclate dans les Horizons prochains appartient à la seconde espèce. Nous n’avons pas affaire ici à une âme simple, qui se contente de refléter une lumière qu’elle ne pourrait tirer de son propre sein ; nous sommes en présence d’un esprit éclairé qui se connaît et qui observe chaque chose comme il s’est lui-même étudié. Il ne peut entrer dans notre pensée, on comprendra aisément quel sentiment de convenance s’y oppose, de juger cette croyance en soi ni d’en discuter les raisons fondamentales. Nous n’en connaissons pas du reste la lettre exacte. Nous nous tiendrons donc à l’esprit pour ainsi dire littéraire qui en est la formule extérieure et aux relations morales que cette foi s’attribue avec les personnages choisis par elle-même. Qui sont-ils d’abord, ces personnages? Sont-ce des individualités au moins égales à celle de l’écrivain? sont-ce de brillans esprits avec lesquels il suffit d’un mot, d’un geste pour se comprendre? Non, avec ceux-là la discussion est trop prompte et l’enseignement moins direct. L’écrivain, fatigué peut-être du contact des hautes intelligences, est allé plus bas, et voici la raison qu’il donne lui-même de ce choix : « Ces existences cachées sont plus près du ciel que les nôtres; ces vies qui se déroulent à petit bruit sont mieux préparées aux prompts départs. On ne quitte pas grand’chose; on est mieux accoutumé à tout tenir de Dieu directement, les biens comme les maux; les rapports avec lui sont plus simples, le pli de l’obéissance est mieux formé. » Ce passage nous suggère une distinction assez délicate, mais elle doit, nous le croyons, nous fournir le couronnement de notre analyse et nous aider à compléter, sauf quelques détails, l’esquisse d’un caractère qui s’offre de lui-même à notre étude. Il nous semble que le spectacle de ces existences cachées change, suivant l’heure, de signification pour l’esprit qui le recherche de cette manière. Tantôt on s’en inspire, tantôt on le domine; tantôt c’est un appui indispensable pour notre propre foi, tantôt c’est une conséquence arbitraire et secondaire du cours des choses d’ici-bas. En un mot, on le contemple tantôt avec inquiétude, tantôt avec orgueil, et ce n’est que le parti-pris dans la croyance qui peut à la longue nous donner en face de lui quelque sérénité. Le savant qui aujourd’hui, confiant dans sa théorie, défie toute expérience qui puisse la renverser, qui demain, tremblant devant un fait vulgaire observé par hasard, y cherche à tout prix une confirmation, nous offre une Idée assez exacte de cette situation. Ce n’est pas que les âmes simples elles-mêmes soient exemptes de cette inquiétude; quand dans leur solitude et dans leur pauvreté elles se sont laissées aller aux longues méditations, leur mysticisme s’altère peu à peu au contact de la réflexion, leur esprit, borné quant à la connaissance, se rencontre après un certain temps avec les intelligences cultivées qui ont pour habitude de comparer et de juger; leur foi devient défiante, non point à l’endroit de ce qu’il faut croire, mais à l’endroit de ce qu’elles doivent espérer pour elles-mêmes. Elles désespèrent de l’étendue des concessions qu’elles font chaque jour. La naïveté s’en est allée : elles voudraient croire d’une foi plus croyante mille fois; or, cette introduction de degrés dans la foi, qui est une, n’est-ce pas une porte ouverte au doute ? Telle est par exemple la situation exposée dans le récit qui a pour titre le Songe de Lisette. La crainte, l’effroi, ce que l’auteur appelle la mauvaise peur de Dieu, tourmentent cette pauvre âme. Le remède indiqué est simple : croire. Et cependant ne semble-t-il pas que toute cette inquiétude ne provient que d’un excès de croyance?

Nous ne pouvons nous empêcher de remarquer cependant la part considérable d’influence que, dans l’accomplissement de notre destinée, cet état particulier de l’esprit enlève à la liberté et à la dignité humaines. La morale est une dans son principe et dans sa fin, mais elle n’a pas qu’un seul objet. Quelles que soient les explications exclusives de la théologie, on peut douter que les devoirs naturels et nécessaires que nous avons à remplir envers nous-mêmes, envers la famille, envers la cité, puissent être remplacés ou même amoindris par les ardeurs de sainte Thérèse, les extases de l’ascète ou les rigueurs du cénobite. Il est juste d’ailleurs de reconnaître que la philosophie offre aussi de ces exclusions, et le récit qui a pour titre l’Hégélien nous le montre d’une manière assez fine et assez impartiale. L’écueil, du reste, est le même. Si l’un exagère la personnalité humaine au point de l’équiparer à Dieu, l’autre l’efface volontairement au point de l’annihiler. Ce n’est pas, il faut bien le dire, dans cette seconde opinion qu’il est possible de chercher alors un mobile qui nous pousse à de grandes actions et à de grandes pensées. Ayons foi, je le veux bien, mais commençons par l’avoir en nous-mêmes. Non-seulement une continuelle attente, un repos permanent dans une volonté supérieure à la nôtre ressemblent à une sorte de calme désespoir; c’est aussi, c’est surtout de la fatalité. «Je ne suis rien, disent ces âmes résignées, je n’ai rien fait de bon. Il n’y a rien en moi qui puisse subsister un instant devant la justice de Dieu ; mais Jésus est venu sauver ce qui eut perdu, voilà toute mon espérance. » Toute lutte contre le mal lui-même est ainsi récusée, tout équilibre entre les mérites et les démérites regardé d’avance comme inutile. Pour nous, il nous semble que le bon et le juste existent et se suffisent absolument, et qu’on doit les rechercher pour eux-mêmes.

Bien que vers cette pensée dominante, soit par conviction, soit par nécessité, s’agitent tous les personnages des Horizons prochains, ils ne sortent pas tous du même moule. A première vue, on pourrait le croire cependant. Ce sont tous des esprits inquiets, et cela naturellement, car ils sont tous d’obscure naissance et de pauvre famille. S’ils s’essaient d’eux-mêmes à quelque éducation intérieure, immédiatement ceux qui les entourent s’effraient de cette aspiration à connaître; ils y voient la source de tout le mal. « Qu’a-t-elle? que veut-elle? demande-t-on au père d’une jeune fille malade. — Qui le sait? répond-il; elle a trop été sur les livres. » Et il se désespère; mais pour le lecteur ces touchantes figures ainsi condamnées ont toute la poésie de la Jeune Captive d’André Chénier. Ne voient-elles pas comme leur sœur qu’on laisse les épis mûrir lentement sur leur tige? Ne savent-elles pas aussi que le pampre en paix, tout l’été.

Boit les doux présens de l’aurore?

Ah ! malgré l’ennui de l’heure présente, laissez-les vivre, laissez-les connaître, laissez-les achever leur année! — Que voulons-nous à notre tour? Si

la science tue les plus robustes intelligences, à plus forte raison ces frêles enfans. Et comme elles meurent consolées! « Ah! dit l’une, il fait bon mourir! » Et l’autre : « Il ne vous faut pas pleurer, ma mère, je ne me regrette pas! » Est-il rien de plus triste et de plus doux que cette dernière parole? C’est ainsi qu’avec un mot, une phrase, l’auteur des Horizons prochains peint tout un tableau, raconte toute une situation, expose tout un caractère. « Elle avait, dit-il d’une de ces jeunes filles ainsi vouées à La consomption comme les vierges d’Athènes au Minotaure, elle avait ce pas net et modeste qui ramène au logis les jeunes filles travailleuses.» Ne vous semble-t-il pas qu’il eût fallu toute la délicatesse et tout l’idéal du pinceau d’Arj-Scheffer pour transporter ces deux lignes sur la toile, et n’est-ce pas là Marguerite sortant de l’église et désignée à Faust par Méphistophélès ?

Malgré une foule de traits communs, malgré surtout l’idée commune, le mens agitat molem qui les unit, ces personnages, je le répète, ont chacun une physionomie distincte. L’art employé à définir les différences délicates qui les séparent est très grand, à cause même des détails que l’auteur se refuse. Une remarquable concision enchaîne les uns aux autres, sans déductions apparentes, sans développemens analytiques, les faits exposés, et néanmoins cette concision est entièrement exempte de lacunes et de sécheresse. Le récit est présenté de telle sorte qu’aucun sous-entendu n’échappe au lecteur, libre de compléter à sa guise des indications assez précises cependant pour que le dénoûment n’en soit pas modifié. Quand le livre n’a pas pour but la régularité de l’action, il y a sans contredit un grand charme à se sentir ainsi appelé par l’auteur à partager sa pensée intime et à entrer de moitié avec lui dans l’invention.

Toutefois l’auteur des Horizons prochains s’est réservé dans son œuvre une part qu’il a entièrement développée et fécondée, celle du paysage. Nous ne craignons pas de dire qu’au point de vue purement littéraire et descriptif, cette partie est irréprochable : le site est sous les yeux, on le voit, on ne l’oublie plus. Ce n’est pas seulement de la description : un élément y domine, dont on peut se rendre compte en comparant ces pages écrites aux horizons peints par les illustres maîtres. Ici et là, c’est le même procédé : la réalité elle-même, mais traduite. Elle est donc accompagnée d’une interprétation morale, latente néanmoins et seulement visible pour les yeux de l’esprit, puisque de part et d’autre le pinceau et la plume se bornent à une reproduction pure et simple des objets; mais tandis que la toile présente ces objets sous une forme en quelque sorte réelle et palpable, il faut que l’écrivain, pour arriver finalement au même résultat, surmonte l’énorme difficulté d’entourer ce qu’il décrit d’une double perspective, d’un double jeu de lumière et d’ombre. La difficulté est d’autant plus grande que nos habitudes et nos mœurs intellectuelles sont ici prises à rebours. Ordinairement nous allons du corps à l’esprit, nous généralisons, nous subtilisons encore ce que nous percevons sous une forme abstraite, mais pour que le paysage dont nous lisons la description finisse par nous apparaître pour ainsi dire à l’état de souvenir et comme quelque chose de déjà vu, il faut aller de l’esprit au corps et de la perception morale conclure à la perception physique. Cette évolution n’est point seulement un problème d’esthétique, elle tient encore aux arcanes de l’idéologie; il nous suffit de l’indiquer. — Les paysages des Horizons prochains peuvent encore nous fournir une autre remarque : ils sont conçus absolument et pourraient facilement se détacher du reste du récit, avantage qu’offrent rarement les œuvres contemporaines dans les études de la nature; je parle des paysages vrais, et non des paysages d’imagination et de convention. M. Jules Sandeau, dont à notre avis se rapprocherait surtout l’écrivain qui nous occupe, s’il venait à composer un véritable roman, a décrit dans ses œuvres des paysages essentiellement vrais, tout pleins de fraîcheur, de charme et de parfum, susceptibles principalement de l’interprétation morale dont nous faisons un mérite à l’auteur des Horizons prochains ; mais il les étudie peu pour eux-mêmes, il en fait surtout des cadres à ses personnages, avec les dispositions intimes desquels il s’applique à les mettre en harmonie. Il est vrai aussi que l’introduction dans un récit d’une action régulière et suivie, de caractères longuement développés, doit sensiblement modifier la composition, et que cette dernière méthode devient alors d’un emploi nécessaire.

Nous nous arrêtons ici dans l’analyse d’un livre qui, par la manière tranchée dont il s’écarte des productions actuelles, a fixé un peu longuement peut-être notre attention. Nous avouons qu’il nous a séduit par une forme véritablement originale, par un fonds d’idées qui, malgré les objections que nous avons cru devoir faire à quelques-unes d’entre elles, n’en sont pas moins le résultat désintéressé de longues et de sérieuses méditations. D’autres pourront ne pas voir dans les Horizons prochains ce que nous y avons vu, d’autres y découvrir peut-être davantage, quelques-uns enfin arriver à une appréciation toute différente de la nôtre : nous ne croyons pas néanmoins que la divergence de ces impressions puisse influer sur la valeur absolue du livre. C’est que cette valeur réside surtout dans un rapport obligé d’esprit à esprit, rapport qui peut varier selon les individus et les circonstances, mais qui doit forcément s’établir. Ainsi comprises et exécutées, de telles familiarités d’écrivain à lecteur, d’âme particulière à âme collective, ne sont pas si communes qu’on hésite à profiter de l’hospitalité offerte, et à examiner attentivement ces livres de bonne foy, selon l’expression de Montaigne, qui donna lui-même dans ses Essais l’exemple de cette confiance et de cette liberté. Nous devons savoir gré à l’écrivain de nous prendre ainsi pour confidens, de nous introduire dans l’intimité de sa vie morale, de nous mettre de moitié dans les impressions qui lui appartiennent, et dont il pourrait être jaloux, enfin de nous faire respirer les fleurs que, suivant le dernier vers d’une épigraphe empruntée à Dante par l’auteur des Horizons prochains, il a cueillies sur sa route,

Oad’ éra piata tutta la sua via.

Ce livre nous intéresse encore en ce qu’il peut nous éclairer dans l’appréciation des œuvres contemporaines. Les deux bases essentielles du roman sont l’action et l’analyse morale ; mais depuis quelque temps celle-ci semble prédominer dans la composition littéraire. Entre elles d’ailleurs n’existe pas une parfaite égalité ni une absolue relation. Si, d’après les rigoureuses exigences de l’art, les situations ne peuvent se passer de l’étude des caractères, à son tour l’analyse n’est pas dans la même dépendance vis-à-vis des épisodes qui peuvent raccompagner. Elle est la toile, le drame n’est que le cadre. Elle est la condition essentielle de toute combinaison, elle suffit à la vivifier, elle seule peut en être le principe et la fin. C’est donc vers elle, comme la première et la principale étude, que se tourne aujourd’hui l’imagination, qui, chose curieuse, abandonne ainsi les faits, où son caprice est entièrement à l’aise, pour se soumettre dans l’analyse morale à la réalité et à l’observation, qui lui deviennent indispensables. Après avoir régénéré la science et la philosophie, il est juste et nécessaire que le connais-toi toi-même de Socrate et de Descartes renouvelle et rafraîchisse la production intellectuelle. L’intérêt qui s’attache alors à la mise en scène de personnages imaginaires devient certainement plus vif quand nous sommes en présence d’individualités qui existent réellement et qui se révèlent dans leurs œuvres : ainsi s’explique la curiosité qu’inspirent toujours les autobiographies, même les moins dignes d’attention. Il semble que de cette lecture doive ressortir pour nous une instruction plus directe et plus certaine. Ce résultat, qui demande tant de finesse et de discrétion, est loin d’être atteint par les faiseurs de confessions ou même par les fantaisistes qui, sans raison nécessaire, font perpétuellement montre d’eux-mêmes, et vous enfoncent dans l’esprit, à grands coups de remarques et de parenthèses, le coin de leur personnalité. Véritables Protées, ils reparaissent à chaque instant sous une nouvelle forme, avec cette différence qu’ils n’ont point de repos qu’on ne les ait atteints ou saisis. Ces maladroits artistes ignorent le premier art, qui est de se montrer tout entier en se voilant; ils ne savent même pas qu’en se faisant deviner, ils donneraient au lecteur, ce dont il est toujours reconnaissant, l’occasion de se montrer habile. Comme la Galatée de Virgile, ils ne se dérobent qu’après vous avoir, indiqué leur retraite. L’écrivain au contraire qui attend que l’on songe à lui finit par attirer, toute notre attention sans la forcer. Nous remarquons insensiblement que, sous les phrases qui se succèdent, palpite quelque chose de véritablement animé, de véritablement individuel. Sans secousses et sans efforts, nous tournons les pages : un parfum tout particulier nous pénètre peu à peu, et, le volume terminé, nous nous apercevons que ce qui s’est déroulé à nos yeux, c’est l’histoire d’une âme. Nous comptons dans notre existence un compagnon de plus ; nous sommes devenus, sentiment rare et qui flatte notre conscience, les auxiliaires désintéressés d’un esprit avec lequel nous avons en quelque sorte communié : ceci est notre chair, ceci est notre sang. Puis, dernière complaisance de notre égoïsme, c’est en nous caressant d’abord nous-mêmes que nous arrivons inévitablement à trouver l’œuvre d’autrui bonne et belle.


EUGÈNE LATAYE.


V. DE MARS.


  1. 1 vol. gr. in-18, Michel Lévy.