Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1866

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Chronique n° 831
30 novembre 1866


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



30 novembre 1866.

Il y a des coïncidences étranges. Dans les spectacles qu’elle se donne à elle-même, la politique française se trouve en présence de deux péripéties qui s’unissent par une commune ressemblance. Nous étions à Rome et au Mexique : nous quittons au même moment le Mexique et Rome. Nous terminons à la fois deux occupations militaires ; des points les plus extrêmes, nous rappelons en même temps des troupes françaises. La double retraite est accompagnée des deux côtés de circonstances graves et de perplexités dramatiques. Nous revenons du Nouveau-Monde en renonçant à une entreprise arbitraire et chimérique, et nous retirons l’appui de notre force à une des plus hautes institutions du monde ancien. Nous assistons à un épisode singulier de l’histoire de France ; en vérité, il y a bien là de quoi secouer notre torpeur.

Des deux événemens dont nous attendons l’issue, le premier accompli, le plus rapproché de nous sera l’évacuation de Rome. Le 11 décembre prochain, les derniers soldats que la France avait délégués à la protection du pouvoir pontifical s’embarqueront à Civita-Vecchia. Le pape et les Romains, le pape et l’Italie, se trouveront en présence, et leurs relations réciproques ne seront plus dominées et offusquées par une intervention étrangère. Une situation si imminente, si nouvelle, si problématique, à laquelle sont attachés de si vastes intérêts politiques et moraux, fait naître mille questions auxquelles personne ne paraît être encore en état de répondre. On n’a jamais vu dans une attente si générale et si anxieuse une pareille sobriété de conjectures et de prédictions. Le parti le plus sage serait peut-être pour nous d’imiter la réserve commune et d’attendre les faits avec une curiosité passive. C’est l’attitude que nous choisirions, s’il n’était point permis d’espérer jusqu’au dernier moment quelque bon effet de l’expression des sentimens de conciliation et des conseils de la prudence.

L’établissement des rapports naturels et libres entre la papauté et les sujets qui lui restent, entre le gouvernement du catholicisme et l’Italie, ne produira point tout de suite les vastes conséquences qu’en attendent les partisans de la liberté de conscience et du système volontaire en matière de cultes. Il faudra beaucoup de temps et la révélation de nécessités pratiques lentement développées pour changer le point de vue auquel la hiérarchie catholique est placée aujourd’hui dans la conception des rapports de l’église avec l’état. Avant d’en venir là, il y aura sans aucun doute une longue période de transition à parcourir ; il est, suivant nous, d’un intérêt si grand que cette transition s’accomplisse naturellement et régulièrement, que nous souhaitons qu’elle ne soit troublée et retardée par aucune impatience et aucune brusquerie violente du côté des partisans de la séparation des pouvoirs spirituel et temporel. Les apparences à cet égard confirment nos vœux. Il est maintenant évident que, si la convention du 15 septembre échoue, ce ne sera point par la faute de l’Italie. Les hommes qui sont à la tête du mouvement italien, et il n’est que juste de désigner personnellement en cette circonstance le chef du cabinet de Florence, le baron Ricasoli, travaillent avec une sincérité incontestable au succès de la convention. Les représentans de la politique italienne, ralliés à la formule de M. de Cavour, l’église libre dans l’état libre, ont une foi trop réfléchie dans les droits de la conscience religieuse et de la liberté civile pour ne pas se prêter avec la plus patiente complaisance à l’expérience qui va se tenter. Ils sont d’ailleurs secondés merveilleusement dans cette œuvre par l’état politique actuel de l’Italie. L’achèvement de l’indépendance nationale, l’exclusion absolue de l’Autriche, l’incorporation de la Vénétie, ont fait disparaître toutes les causes de crainte, d’irritation et de haine qui pouvaient troubler l’Italie dans ses rapports avec la papauté. Le pouvoir temporel ne peut plus être considéré comme la forteresse d’une domination étrangère au centre du pays. Rome cessant d’être un prétexte d’intervention étrangère, l’Italie appartenant tout entière aux Italiens, le patrimoine de Saint-Pierre n’est plus qu’une enclave insignifiante qui ne peut plus être pour la nationalité italienne une cause d’alarme. Les restes du pouvoir temporel, dépouillés de la protection des armées des autres puissances, ne sont plus une menace pour l’indépendance nationale. Le point de vue italien change au contraire tout à coup à l’endroit de Rome. Les patriotes italiens peuvent maintenant prendre en considération avec une pleine liberté d’esprit l’importance dont peut être pour leur pays la continuation de la résidence du gouvernement du catholicisme dans Rome. Ces patriotes ont désormais le droit de mettre en balance l’avantage qu’a l’Italie à conserver la papauté et l’espèce de découronnement qu’elle subirait, si elle rendait le séjour de Rome impossible au patriarcat catholique. On voit donc que la fin de la conquête autrichienne et de l’intervention française ouvre des perspectives toutes nouvelles sur les rapports des Italiens et de la cour de Rome. Les dispositions des Italiens vis-à-vis du pape sont radicalement changées. Au lieu de redouter et de repousser dans le pape une force complice de la domination étrangère, il leur est permis désormais de voir en lui un élément de grandeur et de lustre pour leur patrie. La franchise des intentions est garantie par la certitude positive des intérêts. L’intérêt évident des Italiens leur prescrit aujourd’hui défaire tout ce qu’ils pourront pour que l’existence de la papauté à Rome se concilie avec les conditions de leur nouvelle vie politique ; sans avoir rien à souffrir dans sa dignité et dans sa liberté intérieure, l’Italie peut montrer à l’égard du pouvoir pontifical la plus facile complaisance et la patience la plus conciliante. Tous les symptômes annoncent que nous ne nous trompons point sur l’idée que les Italiens ont de leur intérêt véritable dans la question romaine et sur la tendance de leurs dispositions. L’écrit le plus avancé auquel ait donné lieu la situation actuelle est la brochure romaine Il Senato di Roma ed il Papa. Or rien de moins révolutionnaire que cette manifestation présentée au nom des Romains, et qui va chercher dans le droit historique les données d’un gouvernement municipal de Rome qui pourrait se concilier avec les immunités légitimes de la papauté. Les mesures et les paroles du gouvernement italien sont décisives. M. Ricasoli est ici sur son vrai terrain, et fait admirer la sincérité de son libéralisme et la fermeté de ses principes. Il ne lui coûte rien de rouvrir leurs diocèses aux évêques qui s’étaient montrés réfractaires au nouveau régime ; il est prêt à laisser à l’église, avec le désintéressement le plus sage, la liberté de recruter elle-même sa hiérarchie ; il se montre décidé à faire respecter par le patriotisme italien la convention du 15 septembre. Enfin il se prépare à envoyer à Rome un négociateur agréable au pape, l’honorable M. Vegezzi.

On peut donc compter sur le bon vouloir de l’Italie ; faut-il désespérer du bon vouloir de la cour de Rome ? Le pape saisira-t-il la première occasion, le premier prétexte pour abandonner la cité souveraine où le gouvernement des âmes a depuis tant de siècles pris l’héritage de l’ancienne domination politique du monde ? Cherchera-t-il un refuge dans l’une de ces frégates que l’Autriche, l’Espagne et le Portugal promènent dans les eaux de Civita-Vecchia ? Ira-t-il cacher l’autorité suprême de l’église dans le vieux donjon de Malte, que ne défendent plus les chevaliers hospitaliers, ou dans le sombre Escurial, imprégné de la féroce mélancolie de Philippe II ? Nous repoussons de notre esprit de si tristes prévisions. Nous sommes convaincus que Pie IX restera à Rome tant qu’il s’y croira obligé ou autorisé par le sentiment du devoir et par la conscience. Les papes de notre époque ne sont point des fanatiques, des sectaires, des joueurs de coups de partie. Le pape actuel n’est point homme à subordonner ses devoirs spirituels à une manœuvre qui, sous l’espoir mesquin de créer des embarras à ses adversaires, pourrait compromettre les grands intérêts religieux qui lui sont confiés. Une mission religieuse donne à ceux qui l’acceptent avec conviction une force passive qui leur permet de dédaigner la maligne petitesse des expédiens politiques. Comme évêque et comme patriarche de la catholicité, le pape n’a en conscience le droit de quitter Rome que tous la pression d’une violence irrésistible. Ceux qui parlent d’un abandon volontaire de Rome par le pape se font une étrange idée des devoirs d’un évêque et des nécessités du gouvernement de l’église catholique. Des motifs d’intérêts temporels n’autorisent point un évêque à déserter son diocèse ; la délicatesse de sa conscience met sur ce point Pie IX à l’abri des incitations imprudentes et des coups de tête. Quand on parle d’ailleurs de la papauté, il ne faut point la restreindre aux intérêts et aux volontés d’un seul homme. A côté du pape, il y a le collège des cardinaux, il y a les congrégations qui forment les départemens ministériels du gouvernement ecclésiastique. Comment de gaîté de cœur, tant qu’on demeure respecté dans l’exercice de l’autorité et de la liberté religieuses, irait-on déplacer sans sollicitude pour le présent et pour l’avenir ce vaste organisme du gouvernement catholique ? Ces cardinaux sont de paisibles vieillards attachés à Rome par les plus fortes et les plus douces habitudes ; peut-on les condamner brusquement aux incertitudes et aux privations d’une émigration errante ? Ces conseils désespérés, auxquels ni le gouvernement italien ni la population romaine ne fourniront de prétexte, ne prévaudront point dans l’âme chrétienne de Pie IX. Il ne fuira point devant l’épreuve que lui impose une force des choses où il doit voir le signe d’une volonté divine. Le pape, nous en sommes convaincus, ne quittera point Rome.

Quant à nous, nous avons une idée si haute des responsabilités du gouvernement italien et de la papauté dans les conjonctures présentes, nous sommes si naturellement portés à croire que Florence et Rome ont en ce moment le sentiment profond de leurs devoirs, que nous eussions désiré qu’aucune ingérence officielle étrangère, trop éclatante et trop prononcée, ne s’exposât à troubler les deux forces politique et morale qui vont se trouver en présence, et sont tenues de commencer sous le regard du monde l’œuvre de leur conciliation. C’est dire que la mission du général Fleury, quoique inspirée par une sollicitude fort naturelle, ne nous paraissait point indispensable. Le rôle de la France devrait être de prêter à l’Italie et à la papauté tous les bons offices que l’une et l’autre pourraient avoir à nous demander, de leur suggérer des idées pratiques de conciliation, s’il nous en vient à l’esprit, de les aider dans les premiers contacts et dans les premiers essais de rapprochement, mais de faire tout cela sans ostentation et sans bruit. Nous voudrions que la France fût à jamais dégagée de toute immixtion dans les affaires intérieures de l’Italie et dans cette portion des affaires romaines qui forme, à vrai dire, une question intérieure italienne. Nous souhaiterions, si l’expérience qui commence venait à échouer, qu’on ne pût se croire autorisé à en attribuer la mauvaise issue au prétexte apparent de quelque empressement intempestif et maladroit de notre part. Aussi n’est-ce point sans une certaine alarme que nous avons entendu récemment parler d’un prochain pèlerinage de l’impératrice à Rome. Les informations données sur ce projet par plusieurs journaux n’ayant point été démenties, il est vraisemblable que la pensée de ce voyage a existé, et rien n’annonce encore qu’elle ait été abandonnée. Nous ne sommes point ennemis de l’intervention des femmes dans la politique ; nous ne sommes point de ces farouches partisans de la loi salique qui croiraient tout perdu, si les femmes se mêlaient des affaires de l’état. En Angleterre, aux États-Unis, il est déjà des femmes qui réclament le droit de suffrage ; quand nos aimables compatriotes nourriront à leur tour une semblable ambition, elles ne trouveront point en nous des adversaires rébarbatifs ; il y a longtemps d’ailleurs que les politiques français ont eu la galanterie de se mettre en règle envers elles, et d’avouer que lorsque les hommes règnent, ce sont les femmes qui gouvernent. Les femmes ont été aussi mêlées parfois aux destinées de la papauté : qui ne se souvient de cette grande figure du moyen âge, la comtesse Mathilde, unie à Grégoire VII par un dévouement si fidèle, et qui donna des provinces au saint-siège ; mais la pensée généreuse qui conduirait aujourd’hui à Rome l’impératrice des Français n’est-elle point contre-balancée par des inconvéniens périlleux auxquels on ne se pardonnerait point d’avoir involontairement donné naissance ? Rien ne serait touchant assurément comme les attentions pieuses de la souveraine d’un grand empire pour le vieux pontife à qui il ne reste plus d’autre arme que la force morale de son caractère et de ses vertus ; mais n’est-ce point justement les surprises de la sensibilité et les incidens qui en pourraient naître qu’il importe d’écarter de la scène austère et grandiose qui va se passer à Rome ? Les hommes en de telles épreuves ont besoin de toute la lucidité de leur esprit, de toute la fermeté de leur caractère, de toute la liberté de leur résolution. Est-ce bien pour le charme et l’attendrissement féminins le lieu et le moment de se produire ? Nous ne parlons point des hasards, des incidens, des pièges de cette vilaine politique si souvent dépourvue d’urbanité et d’entrailles ; mais ne serait-on pas désolé, si la présence de l’impératrice à Rome allait être traversée par quelque stupide et disgracieuse complication ? Tels sont les doutes qui nous assiègent, et nous croyons pouvoir nous permettre de les exprimer avec respect.

Une particularité singulière, c’est que le baron Ricasoli, à ce qu’on nous assure, verrait avec plaisir le voyage de l’impératrice à Rome. Nous croyons que le « baron de fer » est en cette circonstance fasciné surtout par la générosité, la grâce et l’éclat qui distingueraient une telle démarche ; cependant il serait surprenant qu’un homme d’état italien se laissât aller à un entraînement d’imagination et de sentiment sans le contrôler par un calcul politique. Évidemment pour M. Ricasoli la présence de l’impératrice aurait l’avantage de diviser les responsabilités. Si les choses venaient à se passer moins heureusement qu’on n’est en droit de le supposer, M. Ricasoli pourrait se décharger en partie sur nos épaules du poids de la mésaventure. Dans le chapitre des accidens que le chef du cabinet italien doit en ce moment tenir sous son regard, il est plus d’une chance assurément où la politique italienne pourrait espérer de tirer parti de l’intervention personnelle de l’impératrice ; mais ce qui nous importe à nous, c’est justement de nous tenir à l’écart de toutes ces incertitudes et de laisser aux seuls acteurs qui sont réellement en jeu leur responsabilité tout entière. Dans la voie de la coopération officieuse et réservée qui nous est ouverte, nous pouvons rendre d’ailleurs au pape et à l’Italie des services très efficaces. Le contact où vont se trouver les gouvernemens italien et romain créera toute sorte de nécessités pratiques qui les lieront progressivement, et conduiront la question romaine à une solution raisonnable. Par exemple, pourquoi, enclavé dans l’Italie, l’état romain conserverait-il des douanes propres ? Le bon sens et l’intérêt commun n’indiquent-ils point que Rome et l’Italie devront former un Zollverein, et qu’il sera plus avantageux à la cour de Rome de recevoir le produit net de son revenu douanier sans avoir les frais et les embarras d’une perception indépendante ? La question de la circulation monétaire et de la banque, qui dans ces derniers temps a créé un grand trouble dans l’état romain, doit aussi se régler par une fusion de la Banque de Rome avec la Banque d’Italie. Les chemins de fer doivent être également une cause de rapprochement et d’action commune. La transformation progressive commencera par les intérêts matériels ; elle ne tardera pas à produire des améliorations dans les relations politiques. Même en gardant un gouvernement séparé, l’état romain ne pourra pas longtemps séquestrer sa population des droits et des intérêts de la nationalité italienne. Les systèmes fédéraux ont donné plus d’une fois la preuve que la communauté de nationalité se pouvait concilier avec la séparation des gouvernemens qui se partageaient des peuples de même race. Tout en restant souverain de l’état romain, le pape ferait acte de justice et de sage politique en laissant ses sujets libres de chercher dans le royaume d’Italie le développement et les applications de leurs ressources, de leur éducation, de leur ambition. Suivant le vœu exprimé depuis longtemps par l’aimable et honnête d’Azeglio, dont M. Eugène Rendu vient de publier l’intéressante correspondance, les Romains ne devraient point être privés par leur gouvernement des droits et des avantages de la concitoyenneté italienne. A l’usage encore, on ne tardera point à connaître l’étendue des besoins financiers de la cour de Rome, et l’on sera en mesure d’y faire face par un arrangement entre les puissances catholiques. L’Italie et l’état romain dans l’ordre des intérêts politiques et matériels se pénétreront ainsi peu à peu ; l’union se fera par la nature et le progrès des choses ; la cour de Rome se convaincra par l’expérience qu’elle peut conserver la somme d’autorité politique nécessaire à son indépendance religieuse, tout en se débarrassant de tracas d’administration locale auxquels elle était peu propre, qui suscitaient contre elle des hostilités légitimes, et qui nuisaient par contre-coup aux intérêts religieux qu’elle représente. La cour de Rome et le gouvernement italien doivent apporter la plus prompte attention à l’ordre d’intérêts que nous signalons, et la France, par ses conseils et son intervention obligeante, peut, dans ces transactions utiles, leur adoucir les aspérités et les désagrémens des premiers frottemens.

Le grand et pressant intérêt de l’Italie est en ce moment l’exécution de la convention du 15 septembre. Il ne faut point cependant négliger les affaires courantes de ce pays. La réunion du parlement aura lieu le 15 décembre ; cette session devra certainement être très laborieuse, et pourra exercer une heureuse influence sur l’administration du pays. Il s’agit maintenant, pour l’Italie, de mettre un terme à la confusion financière où elle avait été retenue par les incertitudes de sa situation politique et par la guerre. Avec de la franchise, de la netteté, de l’ordre, l’Italie, nous n’en doutons point, réussira promptement à relever son crédit et à féconder ses ressources intérieures. Un épisode attristant précédera l’ouverture de la session. Nous voulons parler des débats qui vont s’ouvrir devant la haute cour du sénat le 1er  décembre prochain sur la conduite de l’amiral Persane au malheureux combat de Lissa. Nous regretterions que cet amiral fût livré à une haute cour de justice. La question de la bataille de Lissa n’est point de la compétence d’un tribunal. L’amiral ne peut être accusé ni de lâcheté, ni de désobéissance, ni de trahison, ni même d’incapacité notoire, seuls cas que prévoie le code de la justice maritime : c’est toute la flotte, c’est le ministre de la marine et le gouvernement lui-même qu’il faudrait appeler à la barre, si l’on voulait atteindre la responsabilité collective à qui l’échec doit être imputé. L’affaire de Lissa ne tombe que sous le jugement des hommes de l’art, et voilà pourquoi la Revue n’a point hésité à l’exposer.

Les derniers événemens du Mexique portent encore le caractère de fatalité qui a marqué depuis l’origine tous les incidens de cette affaire. Le général Castelnau est arrivé à Mexico, que l’empereur Maximilien a quitté, et sur ces entrefaites deux envoyés américains, un diplomate et un général, MM.  Campbell et Sherman, partis des États-Unis, vont aborder à l’embouchure du Rio-Grande. L’affaire mexicaine a l’air de se terminer par un complet désarroi, toutes les mesures ayant été prises à contre-temps et trop tard. On ne sait pas encore ici avec certitude si Maximilien quitte brusquement le Mexique, ou s’il compte y prolonger quelque temps encore son séjour malencontreux. C’est au moment où arrivait le général Castelnau, apportant l’ordre de l’évacuation en masse de nos troupes, que le malheureux prince apprenait le terrible coup qui a frappé l’impératrice Charlotte. La fortune n’a pas plus épargné l’homme que le souverain, et il est impossible de refuser sa sympathie à une si tragique douleur. On pouvait prévoir d’avance que Maximilien ne chercherait point à poursuivre tout seul une aventure dont sa femme a été la douloureuse victime. Son départ de Mexico, la répugnance qu’il a montrée à s’entretenir d’affaires avec le général Castelnau, l’expédition de ses bagages à la Vera-Cruz, indiquaient son prochain embarquement pour l’Europe. Le commandant du navire autrichien en station à la Vera-Cruz annonçait positivement que l’empereur avait pris cette résolution ; on assure que Maximilien avait prévenu par un télégramme un officier de sa maison à Miramar, et lui avait même donné rendez-vous à Gibraltar pour les premiers jours de décembre. Cependant une dépêche reçue à New-York annonce que l’empereur Maximilien serait revenu à Mexico. Il est donc impossible pour le moment de déterminer le sens exact de ces allées et venues. En somme, l’intérêt français serait que Maximilien s’en tînt à sa première résolution et revînt en Europe. La prolongation de son séjour au Mexique retarderait notre mouvement de retraite, renouvellerait des solidarités que nous devons rompre au plus tôt, et deviendrait peut-être une cause de frottemens désagréables entre nous et les Américains.

Il y a un an que nous aurions dû abandonner l’entreprise mexicaine ; il fallait songer au retour dès qu’il fut visible que la guerre civile des États-Unis se terminerait par le triomphe de l’Union ; il fallait détourner tout prétexte de contestation avec le gouvernement de Washington, et nous épargner l’ennui des récriminations et des remontrances américaines. Nous exprimions ici ce sentiment dès la fin de la guerre civile, et, sachant que la prévoyance est souvent la meilleure sauvegarde de la dignité des peuples, nous aurions voulu que par une résolution rapide la France échappât au désagrément de la pression du gouvernement fédéral. Les intérêts de notre dignité ont été compris autrement, et nous ne saurions trop le déplorer. Nous ignorons quel peut être l’objet précis de la mission que vont maintenant remplir M. Campbell et le général Sherman. Il est probable que le plan du président Johnson est simplement de prendre une attitude dans le message qu’il va adresser au congrès et d’essayer de compenser par la popularité de sa politique étrangère la défaveur que sa politique intérieure a rencontrée dans le pays. On voit quelques journaux américains se plaindre, sans doute sous l’inspiration du gouvernement, que la France n’ait pas, comme elle l’avait annoncé, commencé dès le mois de novembre l’évacuation du Mexique. Sur ce point, les récriminations américaines manquent de justice. Notre départ en novembre ne pouvait être considéré comme la condition d’un engagement contracté par nous envers le cabinet de Washington. La France s’était d’abord proposé de rappeler ses troupes par détachemens successifs ; mais pendant le cours de cette année les choses ont pris au Mexique une tournure telle que l’évacuation progressive fût devenue périlleuse. Les dissidens faisaient des mouvemens, étendaient et multipliaient leurs attaques avec une énergie qu’on n’avait point prévue. Nous pouvions appréhender, si notre armée était réduite à une fraction, un danger sérieux pour la sécurité de nos derniers soldats, et quelque insulte à notre drapeau qui nous eût obligés à recommencer la guerre et à envoyer une expédition nouvelle. C’est pour éviter ce péril, c’est pour assurer la certitude de la conclusion finale de notre action militaire au Mexique qu’on a renoncé à l’idée du rappel des troupes par détachement dont l’exécution aurait dû commencer dans le mois de novembre actuel. La mission du général Castelnau a eu justement pour objet la préparation de l’évacuation en masse et par conséquent l’accomplissement le plus décisif de notre renonciation aux aventures mexicaines. Les plaintes de M. Johnson et de M. Seward, si elles trouvent issue dans le message présidentiel, seront donc injustes et déplacées. Si l’on en juge encore par la presse américaine, les instructions données à M. Campbell et au général Sherman seraient fort vagues. Ces envoyés seraient surtout chargés d’étudier la situation dans les territoires où dominent les dissidens ; ils devraient s’efforcer de relever le prestige de Juarez, avec lequel ils auraient à s’entendre ; ils devraient travailler à lui concilier les factions dissidentes dirigées par Ortega et d’autres chefs républicains. Ce spectacle des agens américains occupés de grouper au Mexique des élémens que nous n’avons pas réussi à dominer est peu flatteur pour notre amour-propre ; nous sommes pourtant contraints de souhaiter le succès de MM.  Sherman et Campbell. S’ils réussissent à aider les Mexicains à former une organisation quelconque, ils auront soulagé notre conscience ; nous pourrons considérer alors avec moins d’inquiétude le sort des résidens français et des Mexicains qui se sont compromis pour nous, que nous laisserons sous un gouvernement doué de quelque régularité et recommandé par l’alliance et le patronage de la grande république américaine.

On croit rêver lorsque devant ces résultats de l’expédition mexicaine on voit des journaux assez oublieux des choses, assez ignorans des sentimens du pays, pour attribuer l’avortement de l’entreprise mexicaine à une défaillance nationale. Les écrivains dont nous parlons semblent chercher dans cet outrage au sentiment national péniblement ému on ne sait quelle obstinée et cynique adulation à l’adresse du pouvoir. On n’a jamais commis une maladresse plus irritante. L’entreprise mexicaine est maintenant connue du monde entier. Dans son origine, dans ses vues premières, dans la façon dont elle a été commencée, poursuivie, développée et terminée, elle n’a été qu’une série d’erreurs. La pensée de l’empire à fonder pour Maximilien était préconçue ; ce projet, imaginé par des émigrés mexicains que nous avons traînés derrière notre premier corps expéditionnaire, était en contradiction flagrante avec les principes français, qui nous interdisent d’imposer à un peuple un gouvernement par la force. Il était sans proportion avec les intérêts commerciaux engagés par la France au Mexique. Et comment l’a-t-on soutenu ? D’abord par une alliance avec l’Espagne et l’Angleterre, qui devait se briser le jour même où il serait révélé par les faits, puis par une série de mesures militaires insuffisantes et mal préparées. Il faut y revenir à trois fois pour pénétrer dans le pays, prendre Puebla et s’emparer de Mexico. La dernière expédition, celle du général Forey, malgré les leçons précédentes, est retardée elle-même dans ses premiers mouvemens par l’insuffisance des préparatifs ; elle est obligée d’attendre des mulets et des équipemens, représentant une somme énorme, qui lui sont envoyés de New-York et des États-Unis en proie à la guerre civile. Les premiers échecs avaient été prédits d’avance par l’opposition ; l’échec final avait été pressenti par l’instinct général du pays. Qui pourra établir le budget de l’expédition du Mexique ? qui pourra dire les pertes qu’elle a causées à notre armée, la fatigue qu’elle a donnée à notre organisation militaire ? Qui affirmera que l’influence de cette ruineuse diversion ne s’est point fait sentir dans les hésitations et dans les déceptions qui ont marqué cette année la direction de notre politique étrangère en Europe ? Devant cette longue succession de fautes, la France a laissé voir son improbation et n’a point démenti un seul jour sa docilité miraculeuse, et c’est elle qu’on ose accuser d’aveuglement, de parcimonie et de lassitude morale ! Certes, puisqu’il va être mis un terme aux compromissions et aux ruineuses dépenses de l’entreprise mexicaine, nous conseillerons à l’opposition d’être généreuse et indulgente envers le pouvoir. Il faudrait cependant que l’enseignement qui sort avec tant de force d’une telle expérience fût proclamé avec une tranquille énergie. Il est incontestable que l’entreprise mexicaine n’a jamais été voulue par l’opinion publique, et a été l’œuvre de l’initiative du pouvoir. Un plus puissant contrôle de l’opinion eût donc détourné l’erreur à l’origine, ou bien elle en eût atténué les conséquences. Le même esprit de justice et la même sollicitude patriotique devraient donc pousser ensemble le pays et le pouvoir à prendre les précautions connues qui rendent impossibles de pareilles fautes et de pareils mécomptes.

La haute commission formée pour préparer, sous la présidence de l’empereur, la réorganisation de l’armée a eu des réunions fréquentes. Jusqu’à ce que le plan de cette commission ait été achevé et porté à la connaissance du public, il n’est guère raisonnable de discuter les divers systèmes de réserve qui peuvent être présentés. Le débat n’aura de base solide et ne pourra répandre des lumières sur cet intérêt dominant de la politique française que lorsque le plan du gouvernement sera formulé et publié. Il ne semble point que la haute commission, malgré ses délibérations réitérées, ait fort avancé son œuvre. On assure que les objections ont été jusqu’à présent plus fortes que les combinaisons proposées. Il serait temps cependant d’adopter, même à titre provisoire, un système qui jusqu’au vote de la chambre fournirait un aliment utile aux réflexions et à l’élaboration collective de l’opinion publique. L’adoption prompte d’un projet est commandée par l’intérêt de la bonne expédition des affaires. Le budget va dépendre des conditions de la grande réforme militaire. On ne peut porter le budget au conseil d’état tant que la question militaire n’est pas réglée. Si les incertitudes durent encore quelque temps, la réunion du corps législatif ne pourra pas avoir lieu à l’époque habituelle, au mois de janvier ; il faudra peut-être renvoyer au mois de février l’ouverture de la session. Il est d’ailleurs peu sérieux de croire que l’on pourra atteindre du premier coup la forme définitive et parfaite de l’institution qu’il s’agit de réorganiser. Notre sentiment est que la loi future ne sera vraiment bonne et nationale que lorsqu’elle aura été étudiée dans tous ses aspects, ardemment agitée et profondément comprise par l’opinion publique. On devrait se hâter de la porter devant le juge suprême et décisif, qui sera le pays.

La vie politique recommence d’une façon sérieuse en Autriche. Partout les diètes provinciales se réunissent, et le gouvernement, en butte à des prétentions contradictoires, paraît avoir la volonté sincère de faire sortir de tout cela un régime représentatif libéral. Le grand intérêt de ce réveil d’activité politique se concentre principalement sur la Hongrie. Quand on considère le crédit que M. Deak a conservé sur la masse de ses compatriotes et le nombre de voix dont il dispose dans la chambre hongroise, on est autorisé à croire qu’il dépend de la cour de Vienne d’opérer la complète réconciliation de son plus beau royaume avec l’ensemble de la monarchie. M. Deak ne demande que des satisfactions légales d’un caractère parfaitement conservateur, puisqu’elles s’appuient sur ce qu’on appelle de l’autre côté de la Leitha la continuation du droit. La cour de Vienne fera preuve d’habileté, si elle s’abstient de puériles chicanes, et si elle fait de bonne grâce les concessions les plus larges. Sur ce puissant noyau de la Hongrie, il est encore possible de reconstituer une force nécessaire à l’équilibre européen, et la Hongrie, menacée par le fractionnement et la jalousie des races et par l’ambition de puissans voisins, a le même intérêt que l’Autriche à la conservation de cette force. La réconciliation des intérêts autrichiens et des intérêts hongrois est donc désirable et vraisemblable. Une fois la Hongrie ralliée, il sera possible de travailler à la réunion de toutes les forces de la monarchie dans une représentation commune. En même temps que cette œuvre politique s’accomplira, le nouveau ministre autrichien peut contribuer puissamment au groupement des nationalités diverses par une intelligente administration de leurs intérêts économiques. Dans le gouvernement de la Saxe, M. de Beust a prouvé qu’il comprenait les fécondes doctrines de notre époque, et qu’il savait diriger habilement les intérêts matériels d’un pays moderne. Nous ne savons si l’avenir réserve à M. de Beust un grand rôle diplomatique, ce n’est point vers les succès de la diplomatie que nous serions pour notre part disposés à exciter son émulation. Que M. de Beust s’efforce de coordonner et de mettre en valeur les richesses naturelles de l’Autriche; il trouvera sûrement dans cette voie le moyen de rétablir la puissance de sa patrie d’adoption.


E. FORCADE.


ESSAIS ET NOTICES.

Etudes sur le Vin; ses maladies, causes qui les provoquent, procédés nouveaux pour le conserver et pour le vieillir, par M. Pasteur. Paris 1866.


Une tendance générale qui se manifeste dans les travaux d’une nouvelle école de chimistes est de faire intervenir des actions vitales dans l’explication de phénomènes qui semblaient ne dépendre que du jeu des affinités. Les transformations successives de la matière organique en apparence abandonnée par la vie se ramènent ainsi, dans beaucoup de cas, à de véritables phénomènes d’organisation, et quand nous la voyons se décomposer, cette destruction ne s’opère pas sans l’apparition d’une multitude d’êtres nouveaux : la vie préside elle-même au travail de la mort. M. Pasteur, que l’on peut à cette heure regarder comme le principal représentant de la nouvelle école, a étudié à ce point de vue le cercle entier des métamorphoses par lesquelles les matières animales et végétales, exposées au contact de l’air ou enfouies dans le sol, disparaissent en restituant à l’atmosphère et au règne minéral les principes que les organismes vivans en avaient empruntés ; la fermentation, la putréfaction, la combustion lente, tout cela est corrélatif du développement de quelque champignon ou de quelque infusoire. Les atomes qui ont servi à composer un corps vivant et que la mort a brusquement mis hors d’emploi ne se dissolvent pas sans que le microscope nous révèle la mousse des tombes, dernière manifestation de la force organisatrice qui s’éteint.

Prenons pour exemple les fermentations. On les considérait comme étant des altérations chimiques causées par la seule présence d’un principe appelé ferment. Le ferment, disait-on, n’emprunte rien et ne cède rien au corps qui se décompose ; c’est une substance qui, en s’altérant elle-même, communique une sorte d’ébranlement aux molécules du corps fermentescible, et les excite à se désunir. La fibrine, la caséine, l’albumine et beaucoup d’autres substances azotées peuvent jouer le rôle de fermens, mais la plus active sous ce rapport est la levure de bière. Lorsqu’on introduit une de ces substances dans un liquide sucré, le sucre, qui est formé de carbone, d’hydrogène et d’oxygène, se décompose de différentes manières, suivant les circonstances, ou, comme on dit, suivant la nature de la fermentation qu’il subit : dans la fermentation alcoolique, il se dédouble en alcool et en acide carbonique ; dans la fermentation butyrique, il donne naissance à l’acide volatil qui existe dans le beurre rance, et ainsi de suite ; chaque espèce de fermentation est caractérisée par des produits particuliers qui se dégagent. La nature de ces réactions chimiques est suffisamment connue ; on doit à Lavoisier lui-même l’explication de celle qui constitue la fermentation alcoolique. Ce qui n’est encore que très imparfaitement connu, ce qui fait encore de nos jours un sujet de doute et de division pour les savans, c’est la cause qui détermine toutes ces réactions. Les uns, comme nous l’avons déjà dit, se représentent les fermens comme des matières qui, en s’altérant elles-mêmes, ébranlent par communication les groupes moléculaires du corps fermentescible avec lequel on les met en contact ; ils en troublent l’équilibre et donnent, pour ainsi dire, le signal d’une effervescence générale. On pourrait à la rigueur se contenter de cette explication, qui est celle de M. de Liebig, et qui n’a rien de contraire aux principes aujourd’hui admis dans la science ; mais M. Pasteur la rejette et la remplace par une autre, basée sur les résultats de ses expériences. Il a trouvé que toutes les fermentations sont produites par des êtres organisés d’ordre inférieur, par des cellules de levure, de nature végétale, ou par des animalcules infusoires, qui prennent naissance dans la liqueur altérable, s’en nourrissent et en accomplissent directement la transformation. Les matières azotées, qui facilitent les fermentations, doivent cette vertu à la propriété qu’elles ont d’alimenter et de multiplier les fermens vivans ; elles fournissent l’aliment azoté pendant que le sucre fournit l’aliment carboné.

On savait depuis longtemps que la levure de bière se compose de corpuscules ovoïdes d’un diamètre inférieur à un centième de millimètre ; Cagniard-Latour fut le premier qui les reconnut pour des êtres organisés. M. Pasteur nous apprend que ces corps, loin d’agir par leur simple présence, consomment du sucre qu’ils s’assimilent et qu’ils rendent sous forme d’alcool et d’acide carbonique. Ce sont de véritables végétaux parasitaires dont le développement suit une marche parallèle à celle de la fermentation. La levure de bière est la cause de la fermentation alcoolique ; d’autres levures, dont les cellules ont un aspect différent, déterminent d’autres fermentations, ou mieux prennent naissance en même temps que ces fermentations s’accomplissent. Il y a une corrélation étroite, une véritable réciprocité entre la production de ces cellules organisées et l’acte de la fermentation.

Quand la fermentation est accompagnée d’un dégagement de gaz fétides, ce qui a lieu surtout lorsque le corps qui se décompose contient du soufre, on la nomme putréfaction. M. Pasteur démontre que les phénomènes de cette catégorie sont déterminés par des fermens organisés, du genre vibrion, animalcules qui ne consomment ni air ni oxygène libre, au rebours de ce qui s’observe généralement pour les animaux. Les vibrions agissent à l’intérieur du milieu fermentescible, où ils sont à l’abri de l’air ; ils y déterminent des réactions d’un ordre particulier[1]. En même temps d’autres animalcules, appelés bactéries, achèvent l’œuvre de destruction à la surface qui est en contact avec l’air ; ils brûlent les produits de la fermentation qui s’opère en dessous ; ils brûlent ensuite les vibrions-fermens, puis se brûlent eux-mêmes : les derniers survivans provoquent la combustion de la génération précédente en attirant sur les cadavres l’oxygène de l’air. C’est ainsi que se trouve accompli le retour intégral à l’atmosphère et au règne minéral de la matière morte.

Toutes les combustions lentes, dernières phases de ces actions désorganisatrices, paraissent d’ailleurs tenir à la présence d’êtres microscopiques du même ordre. L’oxydation progressive des matières azotées ou ammoniacales qui constitue la nitrification, est peut-être étroitement liée à une végétation parasite qui attend encore son Linné. Dans plusieurs cas, la question a été déjà résolue par l’affirmative. Nous allons voir que le vinaigre n’a pas d’autre origine : il est le produit d’une combustion lente de l’alcool, provoquée par la présence d’organismes d’un ordre inférieur.

L’alcool est composé de carbone, d’hydrogène et d’oxygène. Quand la proportion d’oxygène est augmentée dans une certaine mesure, on obtient les élémens de l’acide acétique, qui caractérise le vinaigre, plus de l’eau ; l’addition d’une quantité encore plus grande d’oxygène change l’alcool en un composé qui se dédouble en eau et en acide carbonique. On peut donc dire que l’acide acétique ou le vinaigre est de l’alcool brûlé, car une oxydation est une combustion ; mais la combustion est ici encore incomplète : si elle s’achève, l’alcool et l’acide acétique se transforment en acide carbonique et en vapeur d’eau. Jusque-là, tout est fort simple ; les réactions qui caractérisent la naissance et la disparition du vinaigre nous sont parfaitement connues ; rien de plus facile que de les exprimer par des formules chimiques et de les mettre en équation. La difficulté ne surgit qu’au moment où l’on cherche à se rendre compte de la cause déterminante de ces réactions. Le cas se présente souvent : on a constaté les faits apparens, mais l’on ne sait rien du principe qui les régit ; on invente alors, pour sortir d’embarras, une force occulte, comme la vertu dormitive de l’opium. L’alcool pur ne paraît pas s’acidifier à l’air ; il faut, pour obtenir ce résultat, y introduire certaines matières organiques telles que de l’orge germée, du marc de raisin ou du vinaigre tout formé. Ces matières paraissent donc indispensables pour commencer la fermentation acétique. Dès lors voici comment M. de Liebig explique le phénomène : « Les substances organiques, dit-il, en présence de l’esprit-de-vin, absorbent l’oxygène et le mettent dans un état particulier qui le rend susceptible d’être absorbé par l’alcool. » Cette théorie, si théorie il y a, semblait être confirmée par quelques faits du même ordre, et notamment par l’action très curieuse que le noir de platine exerce sur l’alcool, car le platine très divisé détermine aussi la naissance de l’acide acétique. M. Pasteur n’est pas de cet avis ; il a découvert un véritable fabricant de vinaigre dans le mycoderma aceti.

On trouve quelquefois dans les vases qui renferment du vinaigre, sous l’aspect de membranes plus ou moins cohérentes, une matière gélatineuse qui est désignée dans le langage des commerçans par le nom caractéristique de mère du vinaigre. Ce nom indique assez la fonction que l’observation populaire attribuait depuis longtemps à ces membranes gluantes et gonflées. Berzélius vint renverser ce qu’il considérait comme un préjugé : la matière gélatineuse, dit-il, se développe aux dépens des élémens du vinaigre, et l’affaiblit ; elle ne saurait en déterminer la formation, puisqu’elle le détruit au contraire. Cette opinion, basée sur une observation exacte, mais incomplète, prit place dans la science.

Les membranes en question se montrent souvent à la surface des liquides fermentes, où elles forment des pellicules grasses, lisses ou ridées ; on les appelle alors fleurs du vin, fleurs de la bière, fleurs du vinaigre ; les botanistes leur ont donné le nom de mycodermes. C’est le comte Chaptal qui a le premier signalé la nature végétale de ces productions. Il en parle dans son traité sur l’Art de faire le vin, qu’il publia peu de temps avant d’être appelé au ministère de l’intérieur[2].

Les mycodermes se rangent parmi les plantes les plus simples. Ce sont des filamens très minces, souvent composés d’articles soudés bout à bout ; on peut les comparer aux champignons. Le mycoderme que l’on appelle fleur du vinaigre consiste essentiellement en chapelets d’articles légèrement étranglés vers le milieu. Il faudrait ranger à la file trois cents de ces articles pour couvrir un millimètre. Quand l’étranglement est très prononcé, on dirait une réunion de deux globules, et la fleur du vinaigre peut alors être confondue avec une autre espèce de mycoderme, sorte de ferment qui se compose de véritables chapelets de grains, et dont il importe de la distinguer. Le mode de multiplication de ces champignons microscopiques est fort simple : les chapelets s’égrènent, les articles s’étranglent de plus en plus, se séparent en deux globules qui s’étranglent à leur tour en grandissant, et ainsi de suite. Beaucoup d’infusoires, et notamment les vibrioniens, se reproduisent de la même façon. Il est très facile de se procurer une liqueur éminemment propre à la multiplication de ces végétaux parasitaires. Que l’on fasse, par exemple, bouillir une petite quantité de levure de bière ou de lie de vin dans de l’eau ordinaire ; la liqueur ayant été ensuite filtrée à clair, on y ajoutera 1 ou 2 parties d’acide acétique et 3 ou 4 parties d’alcool pour 100 parties d’eau. Ce mélange représente en quelque sorte une excellente terre toute préparée à recevoir la semence des champignons microscopiques ; les principes azotés qu’il renferme y jouent le rôle d’engrais : ils nourrissent les champignons-fermens, ils ne sont point fermens eux-mêmes. Que Ton sème à la surface de ce liquide fertile quelques taches de fleurs du vinaigre ; dès le lendemain, on la trouvera couverte d’un voile uni, d’une sorte de pellicule grasse et gluante qui se compose d’un nombre incalculable de mycodermes de la même espèce.

M. Pasteur a étudié avec soin les fonctions physiologiques de ces petites plantes, et il est arrivé à des résultats fort curieux. Ainsi, il a trouvé qu’il faut d’abord établir une distinction entre la fleur du vin et la fleur du vinaigre. La véritable fleur du vin se compose de cellules beaucoup plus grosses que celles de la fleur du vinaigre et dont les contours arrondis rappellent la forme de la pomme de terre ; ces globules ovoïdes se reproduisent par bourgeonnement. Ce parasite est d’ailleurs inoffensif ; il forme souvent à la surface du vin en tonneau une couche blanche épaisse sous laquelle le liquide conserve toute sa limpidité. C’est ce que les anciens agronomes n’ignoraient point. « La fleur du vin blanche, dit Pline, est de bon augure. » L’aspect velouté, d’un blanc un peu sec, de ce mycoderme encore pur et jeune change beaucoup lorsqu’il se trouve associé à la fleur du vinaigre, qui le dévore, le fane et finalement le remplace quand le vin s’aigrit.

Ayant étudié isolément les différentes espèces de mycodermes, M. Pasteur a reconnu que la fleur du vin, aussi bien que la fleur du vinaigre, attire l’oxygène de l’air sur les matières organiques, de manière à en provoquer la combustion lente et progressive ; mais l’action de la fleur du vin est plus énergique, elle détermine toujours une combustion complète, dont le résultat est un dégagement d’acide carbonique qui s’échappe en bouillonnant. La fleur du vinaigre ne donne ce résultat que lorsqu’elle se développe aux dépens de l’acide acétique, qui est déjà un corps à moitié brûlé ; lorsqu’elle agit sur l’alcool même, elle ne fait que le transformer en acide acétique : on dirait une combustion avortée. En cultivant la fleur du vin au contact de l’air sur divers liquides alcooliques, M. Pasteur a pu se convaincre qu’elle n’y déterminait pas la formation de l’acide acétique : bien plus, quand on introduisait directement une certaine dose de cet acide, il disparaissait en même temps que l’alcool. Au contraire la fleur du vinaigre ne manque jamais d’acétifier l’alcool ; mais, si l’on supprime l’alcool et qu’on n’offre à la fleur du vinaigre pour aliment que de l’acide acétique tout formé, elle le détruit en le brûlant. C’est ainsi que s’explique l’observation de Berzélius, et que l’intelligence des phénomènes devient d’une simplicité surprenante.

Le premier résultat de ces études fut un procédé nouveau pour la fabrication du vinaigre. Pour faire du vinaigre, M. Pasteur conseille tout simplement de semer le mycoderma aceti à la surface d’un liquide composé d’eau et d’une faible proportion d’alcool et d’acide acétique déjà formé. A mesure que la fleur se développe et que l’alcool s’acétifie, on ajoute de l’alcool frais, du vin ou de la bière, jusqu’à ce qu’on ait obtenu le titre voulu et que le vinaigre soit propre à la consommation. C’est là l’acétification réduite à sa plus simple expression ; les anciens procédés ne font que masquer le jeu naturel de la fabrique vivante de vinaigre qui s’établit à la surface du liquide à l’insu de l’opérateur.

Il était naturel de retourner le problème : si le vinaigre se produit par l’intervention des mycodermes, ne pourra-t-on pas en empêcher la formation en détruisant les parasites ? C’est en effet ce qui a été observé. On prévient l’acidification du vin en le préservant de l’invasion des fleurs du vinaigre. Ce résultat une fois constaté, M. Pasteur se mit à étudier les autres maladies du vin, — la pousse, la graisse et l’amertume, — et il ne tarda pas à découvrir qu’elles sont toujours causées par la présence de parasites particuliers, dont les évolutions vitales ont pour effet d’altérer la composition du liquide et d’en modifier le goût. Les recherches du savant chimiste sur ce sujet important viennent d’être publiées dans un volume orné d’un grand nombre de planches coloriées, et dont nous allons donner une analyse sommaire.

L’idée que l’on se faisait autrefois des maladies du vin était bien vague. Le vin, disait-on, est toujours en travail. Il est le produit de la fermentation du moût de raisin ; mais, quand le vin est fait, l’équilibre n’est pas encore entièrement établi entre les divers principes de la liqueur. Ces principes continuent de réagir les uns sur les autres, et si par hasard une de ces réactions occultes est favorisée par les circonstances, le vin devient malade. Le comte Chaptal attribue la plupart des altérations du vin à un excès du ferment qui a produit l’alcool, et qui n’aurait pas été épuisé par ce travail. Cette opinion est celle de la plupart des auteurs qui ont écrit sur la matière ; on cherchait la cause de la dégénération du vin dans des réactions purement chimiques compliquées de forces inconnues, et les divers procédés de la vinification en usage jusqu’à ce jour répondent à cette théorie. On combattait les symptômes du mal, ne pouvant s’attaquer à la source inconnue. La conséquence de ces procédés incertains ne pouvait être que ce qu’elle a été : les remèdes, aussi multiples que peu sûrs, réussissaient quand le hasard le voulait. On sait que chaque année la maladie de l’amertume détériore de grandes quantités des meilleurs vins de Bourgogne. Les propriétaires affirment volontiers que leurs vins sont en parfait état, mais le plus souvent il est facile de s’assurer que cette assertion est dictée par l’intérêt ou par l’amour-propre. M. Pasteur, après avoir examiné les vins de bon nombre de caves, est arrivé à cette conviction, qu’il serait difficile d’en trouver une seule qui ne renferme pas quelque portion de vin plus ou moins altéré. Les vins d’exportation sont encore plus sujets aux avaries, et les pertes qui en résultent chaque année sont immenses.

Le résultat principal des recherches de M. Pasteur est d’établir que les variations que le vin subit avec le temps ont pour origine des influences extérieures, que le vin vieillit par suite d’une oxydation ou combustion lente, et que les altérations maladives qu’il éprouve sont déterminées par des végétations microscopiques. De là une conséquence capitale : détruisez la vitalité des germes de ces champignons par un moyen quelconque, et le vin sera à l’abri des maladies qu’ils occasionnent. Nous verrons tout à l’heure que ce moyen consiste dans une simple élévation de température.

La plus commune des maladies qui peuvent atteindre le vin est l’acescence. Le vin se transforme partiellement en vinaigre ; on dit qu’il est devenu aigre, acide, piqué. Ce changement s’opère sous l’influence du mycoderme appelé fleur du vinaigre. Les vins ordinaires à tous les âges et les vins de choix lorsqu’ils sont nouveaux n’offrent guère que le mycoderme inoffensif qui constitue la fleur du vin proprement dite ; il n’altère pas la qualité du vin : tout au plus pourrait-il diminuer le bouquet de certains vins fins, tels que ceux de la Côte-d’Or, en brûlant quelques-uns des principes volatils qu’ils renferment. La fleur du vinaigre se développe de préférence dans les vins fins que l’on laisse vieillir en tonneaux avant de les mettre en bouteilles. Le vin est tout à fait perdu, propre seulement à être converti en vinaigre, dans le cas où ce champignon l’a envahi d’une manière exclusive, en refoulant peu à peu la fleur du vin, qu’il prive d’aliment et qu’il détruit même directement en s’y attachant comme parasite. La pratique de l’ouillage, qui consiste à tenir toujours pleins les tonneaux en vidange, paraît dans beaucoup de cas arrêter les progrès du mal.

Quand la chaleur de l’été a pénétré dans les caves et en a élevé la température, il arrive fréquemment que le vin tourne. Il est alors plus ou moins trouble ; si on l’agite dans un verre, on y voit des ondes soyeuses courir en divers sens ; sur les bords, il se forme une couronne de petites bulles. Dans les tonneaux bien fermés et pleins, le liquide semble se dilater ; il suinte par les joints des douves, il fait bomber les fonds du tonneau, et, si l’on pratique une ouverture, il jaillit parfois avec force et très loin. Les propriétaires disent alors que le vin a la pousse. Au contact de l’air, il change de couleur en prenant une teinte plus foncée ; la saveur s’affaiblit, s’altère et prend quelque chose de fade. La bière et le cidre sont sujets à la même maladie. On l’attribuait jusqu’ici à la lie, qui, disait-on, remontait dans le liquide. M. Pasteur, en examinant avec M. Balard un vin tourné qui était devenu si fade que l’on aurait pu croire à une falsification par addition d’eau, n’eut pas de peine à reconnaître que l’origine du mal devait être cherchée dans un ferment particulier, ferment organisé et semblable en tout à celui qui produit d’ordinaire l’acide lactique. Des recherches ultérieures ont complètement confirmé cette manière de voir. La maladie du vin tourné ou monté est toujours due à des filamens d’une extrême ténuité, qui ont souvent moins d’un millième de millimètre d’épaisseur. Ces filamens forment des chapelets d’articles analogues à la tige du blé ou à celle des bambous, sans étranglemens apparens ; ce sont de véritables fils non rameux et qui peuvent paraître très longs quand les articulations sont peu accusées. Réunis en masses, ils donnent lieu à ces ondes soyeuses qui se montrent lorsqu’on agite le vin. Quant au dépôt du tonneau, il n’est point formé par la lie ordinaire ; c’est toujours un amas de ces filamens qui, enchevêtrés les uns dans les autres, présentent l’aspect d’une masse noirâtre, glutineuse, qui s’étire en fils muqueux lorsqu’on l’entame avec un bâton de verre. La fermentation à laquelle ce parasite donne lieu est accompagnée d’un dégagement de bulles d’acide carbonique. C’est ce gaz qui produit le pétillement dans les verres et la pression qui dilate les parois du tonneau.

Le parasite, du vin tourné se multiplie principalement après les grandes chaleurs, mais il existe à l’état de germe dès les premiers temps de la vinification. Le microscope en fait reconnaître la présence, et par suite annonce le commencement de la maladie, quand rien dans le goût du vin ne la trahit encore. On comprend maintenant les bons effets des soutirages fréquens, par lesquels on éloigne les dépôts, qui sont de véritables foyers d’infection. Le parasite remonte dans la masse du liquide dès qu’il rencontre les conditions de température favorables à son développement ; les bulles de gaz qui se dégagent du fond l’aident à s’élever en faisant l’office de vessies natatoires. On voit que dans ce cas, comme dans tant d’autres, les vieilles coutumes que nous ont léguées nos devanciers expérimentés finissent par se rattacher d’une manière rationnelle aux principes de la science.

Les vins blancs sont très sujets à une troisième maladie qui n’atteint que rarement les vins rouges : c’est celle de la graisse. On la rencontre fréquemment dans les vins faibles, tels que les vins blancs du bassin de la Loire et de l’Orléanais. Les vins attaqués perdent leur limpidité naturelle, prennent un goût plat et fade, filent comme de l’huile lorsqu’on les transvase. Cette altération est encore due à un ferment organisé. On trouve dans le vin gras des chapelets de globules arrondis excessivement petits ; un millier de ces globules rangés à la file couvre à peine un millimètre. Les chapelets, enchevêtrés et agglutinés par une matière muqueuse, forment quelquefois une véritable peau. Il est très probable que les germes de ce ferment sont empruntés à des grains de raisin qui ont pourri sur le cep par l’effet du même parasite. La surface un peu gluante du raisin retient facilement les poussières que les vents y déposent ; que la peau se déchire en un point quelconque, les germes des champignons pénétreront dans les tissus du fruit, s’y développeront en altérant les sucs, et viendront continuer cette œuvre de destruction dans la cuve de vendange et dans le vin qu’elle fournit. Les germes des infusoires, bactéries, kolpodes, vibrions, anguillules, ne prospèrent pas dans les liquides fermentes tels que le vin, parce que l’acidité les fait périr. Les germes qui y trouvent un milieu favorable et s’y développent, ce sont ceux des fermens végétaux qui peuvent s’accommoder d’une certaine proportion d’oxyde et d’alcool.

M. Pasteur a enfin étudié la maladie de l’amertume, maladie qui porte un grand préjudice au commerce des vins, parce qu’elle atteint de préférence les vins vieux, c’est-à-dire les meilleurs crus. Ce sont les coteaux célèbres qui souffrent le plus de cette dégénération du vin ; l’amer ou goût de vieux est en quelque sorte, si on veut nous permettre cette comparaison, une maladie aristocratique, comme la goutte. Tous les vins rouges peuvent la contracter, mais surtout les vins les plus délicats de la Côte-d’Or. Par contre, les vins communs sont plus que les grands vins sujets à tourner. La saveur amère est souvent précédée par un léger goût fade et doucereux ; si l’on n’y prend garde, le vin tourne à l’amer et se gâte tout à fait. Dans ce cas encore, on constate l’action d’un ferment particulier. Lorsqu’on examine au microscope une goutte de vin amer, on y remarque des espèces de branchages rameux, noueux, plus ou moins articulés, incolores, rougeâtres ou même d’un brun foncé ; ils représentent le ferment de l’amer. A côté de ces filamens, que l’on peut à première vue confondre avec le ferment du vin tourné, se montrent souvent des cristaux de certains sels et des amas mamelonnés de matière colorante. Dans le vin très vieux, le ferment de l’amer se colore d’une manière plus intense, les filamens y sont plus gros, et ressemblent à des branches de bois mort. La maladie entraîne souvent une légère décoloration du vin, qui devient d’un rouge plus clair. Il n’est pas d’ailleurs parfaitement certain que les deux maladies par l’effet desquelles le vin tourne ou contracte un goût amer soient réellement distinctes, car d’abord les fermens qui caractérisent ces deux altérations sont assez difficiles à distinguer l’un de l’autre, ensuite le vin qui tourne est généralement un peu amer. Il faudra donc recourir à de nouvelles observations pour décider s’il s’agit ici de deux parasites différens ou seulement d’une modification dans la manière d’être d’un même et unique parasite végétal.

Nous arrivons aux moyens que M. Pasteur propose pour combattre les maladies que nous venons d’énumérer. Nous pourrons faire abstraction de certains traitemens chimiques à l’aide desquels on peut améliorer tel vin devenu acide ou filant ; nous ne parlerons ici que de la méthode générale applicable à tous les vins, à laquelle le savant chimiste s’est vu conduit par ses études sur les fermens organisés. Elle consiste simplement à chauffer le vin pour tuer les fermens. Une température de 50 à 60 degrés suffit pour obtenir ce résultat. Cela peut surprendre, car on sait que dans l’eau la plupart des germes ne périssent que si on la fait bouillir ; quand il s’agit de liquides très altérables, il faut même dépasser la température de 100 degrés pour détruire la vitalité des êtres microscopiques qu’ils renferment. Il est probable que l’alcool contenu dans les vins favorise beaucoup l’action purificatrice de la chaleur ; on s’expliquerait ainsi la facilité avec laquelle on arrête le développement des parasites dans ces liquides par une élévation de température qui, au besoin, pourrait être demandée aux rayons solaires. M. Pasteur avait d’abord jugé nécessaire de pousser la température jusqu’à 75 degrés, mais l’expérience a montré qu’on pouvait se contenter de 60 et de 50 degrés ; il y aurait peut-être moyen de descendre encore et de s’arrêter vers 45 degrés.

Le procédé de chauffage que propose M. Pasteur est fort simple et peu coûteux. On peut le pratiquer sur le vin que l’on vient de mettre en bouteilles ou sur celui qui est en bouteilles depuis longtemps, qu’il soit sain ou malade. La distinction est d’autant moins importante que tous les vins naturels contiennent les germes de la maladie ; il n’y a de différence, à proprement parler, que dans le degré de développement de ces germes. C’est là ce que le microscope permet de constater, alors que le dégustateur le plus expérimenté ne reconnaît encore dans le vin aucun symptôme d’altération. Le siège des parasites est avant tout dans les dépôts ; aussi convient-il de les séparer par un transvasement lorsqu’on agit sur du vin qui est depuis longtemps en bouteilles. Voici comment se fait l’opération. Les bouteilles que l’on veut conserver sont bouchées, ficelées, puis portées au bain-marie ; pour les manier plus facilement, on peut les enfermer dans un panier en fer. On introduit dans le même bain une bouteille pleine d’eau dans laquelle plonge un thermomètre ; quand il marque le degré voulu, par exemple 60°, on retire les bouteilles. Avant d’introduire une nouvelle fournée, on coupe, le bain avec de l’eau froide afin d’éviter l’action trop brusque de la chaleur, ou mieux encore, pour ne pas perdre de temps, on a soin de chauffer préalablement les bouteilles du second panier. De cette façon il n’est pas à craindre qu’elles se brisent par l’effet de la dilatation du liquide ; le vin, en s’échauffant, ne fait que chasser le bouchon. On a pu constater cet effet au concours agricole de Paris en 1860, où la température du Palais de l’Industrie s’éleva un dimanche jusqu’à 40 degrés centigrades ; les bouchons des vins exposés étaient à demi sortis des bouteilles. C’est la même chose qui arrive lorsqu’on applique au vin le procédé de chauffage de M. Pasteur, mais il n’y a aucun inconvénient à cela : la ficelle ou le fil de fer qui entoure le bouchon le retient, et le vin suinte entre le bouchon et la paroi intérieure du goulot. Quand on laisse ensuite refroidir les bouteilles, le liquide se contracte, et il en résulte un vide que l’on comble en renfonçant le bouchon. Il ne reste plus alors qu’à ôter la ficelle et à mettre le vin en cave. On peut le placer dans un cellier, au rez-de-chaussée ou au premier étage, à l’ombre, au soleil, comme on veut ; cela n’a aucune importance pour la conservation du vin, car les germes des parasites sont morts, et le vin est désormais à l’abri des maladies ordinaires. La manière dont les bouteilles sont placées n’a d’influence que sur la couleur et le mode de vieillissement du vin, ce dont il sera question plus loin. Pour appliquer ce procédé en grand, il y aurait lieu d’employer une grande cuve à étages de planches percées de trous ; l’eau de cette cuve serait chauffée par un jet de vapeur. Rien ne s’oppose d’ailleurs à ce qu’on fasse usage d’une étuve à air chaud ou à vapeur. Dans le midi, on pourrait même sans inconvénient charger le soleil de cette fonction, en plaçant les bouteilles dans une serre à double vitrage. L’effet des rayons solaires dans ces sortes d’appareils est si énergique qu’il peut produire des températures supérieures à 100 degrés ; sir John Herschel, au Cap de Bonne-Espérance, a préparé un pot-au-feu dans une caisse noire fermée par plusieurs vitres superposées sur laquelle le soleil dardait ses plus chauds rayons.

Le chauffage du vin en fût est également praticable ; on porte le tonneau dans un bain-marie à 80 degrés, et on l’y laisse pendant environ six heures, temps nécessaire pour que toute la masse du vin prenne une température de 60 degrés. M. Pasteur a abandonné, du mois d’avril au mois de décembre, en plein air, sur une terrasse exposée au nord, des tonneaux de vin rouge et de vin blanc qui avaient subi cette préparation ; aucun de ces vins n’est devenu malade. On peut même mettre en bouteilles le vin qui a été chauffé en fût sans procéder à une nouvelle application de la chaleur, mais il faut alors coucher les bouteilles ; si on les laisse debout, elles prennent des fleurs, car le vin reçoit toujours quelques germes pendant le transvasement, qui le met en contact avec l’air. Sur ce point, de nouvelles expériences seront nécessaires ; elles montreront jusqu’à quel point le chauffage en fût pourra remplacer le chauffage en bouteilles.

Sous cette dernière forme, le procédé de M. Pasteur paraît donner de bons résultats. Au mois de novembre 1865, plusieurs membres de la commission qui représente le commerce des vins dans Paris ont procédé à la dégustation de vingt et une sortes de vins qui étaient conservés dans une cave de l’École normale après avoir subi l’application de la chaleur. M. Pasteur avait placé à côté des bouteilles chauffées d’autres bouteilles des mêmes vins qui n’avaient subi aucune préparation. En parcourant le rapport de cette commission, on est loin de constater toujours une supériorité décisive du vin chauffé. Néanmoins l’impression générale est que le chauffage maintient le vin limpide, et qu’il en empêche l’altération maladive. Les vins communs, provenant de mélanges, prennent quelquefois un faible goût de cuit ; mais ce n’est qu’une nuance de goût à peine perceptible. En résumé, la commission approuva le procédé, tout en ayant soin de ne rien préjuger de l’influence que le temps pourrait exercer sur les qualités relatives des vins qui ont été comparés. Ce jugement très réservé contraste un peu avec celui contenu dans le rapport que M. Dumas a lu, au nom du comité central agricole de Sologne, pour justifier la médaille d’or que ce comité a décernée à M. Pasteur au mois de mai dernier. M. Dumas y parle déjà de récompense nationale ; c’est un peu vendre la peau de l’ours, à notre avis. Toutefois nous sommes loin de contester en rien le mérite des recherches de M. Pasteur, il est même probable que le procédé qu’il a inauguré conduira au but désiré ; mais c’est au temps et à l’expérience de décider sur ce point. En attendant, on a commencé à faire l’essai du nouveau procédé. Un agriculteur éminent du midi, M. Mares, correspondant de l’Institut, l’a appliqué aux vins très altérables de l’Hérault, qui ne se conservent d’ordinaire qu’au moyen de fréquentes additions d’alcool ; il a constaté que cette opération devient inutile lorsque les vins ont été portés à 60 degrés. Quelques expériences qui ont été faites en Italie par MM.  Ottavi et Meloni ont également donné de bons résultats. Il paraît donc possible et même probable que l’introduction du nouveau procédé dans les pratiques de la vinification y produise une véritable révolution.

La question est trop complexe néanmoins pour être complètement résolue par la suppression des parasites. À côté de ces fermens organisés qui produisent les maladies des vins, il faut encore considérer les réactions purement chimiques qui peuvent avoir lieu dans la masse du liquide et en modifier la qualité. C’est notamment l’influence de l’oxygène atmosphérique sur les principes oxydables du vin qu’il faudra éclaircir. On sait, depuis van Helmont, que l’air est nécessaire pour déterminer la fermentation ; les germes ne se transforment en cellules de levure que sous l’influence de l’oxygène, à peu près comme une graine a besoin de se saturer d’oxygène libre pour prendre racine et pousser une tigelle. Plus tard, la fermentation se continue et s’achève à l’abri de l’air, et tout porte à croire que les cellules, une fois formées, n’ont plus besoin d’oxygène libre pour se multiplier. Enfin personne n’ignore que le vin laissé en vidange au contact de l’air s’évente, c’est-à-dire s’affadit en perdant son bouquet. M. Berthelot a le premier reconnu que cette altération a pour cause une absorption d’oxygène. Il a démontré que la force du vin est due non pas seulement à l’alcool qu’il renferme, mais encore à d’autres principes qui, selon toute apparence, existent déjà dans le raisin, de sorte qu’il y a sans doute des raisins forts et des raisins faibles, comme il y a des vins de force très différente. Ces principes, qui donnent au vin le bouquet et le goût vineux, peuvent être isolés ; le liquide qui en a été privé n’offre plus qu’un goût et une odeur désagréables de vinasse. L’action brusque de l’oxygène les détruit, et on dit alors que le vin est éventé ; mais quel est l’effet d’une action lente et progressive de l’oxygène, lorsqu’il pénètre peu à peu dans les bouteilles ou dans les tonneaux ? M. Pasteur, en désaccord sur ce point avec M. Berthelot, nous dit que c’est l’oxygène qui fait le vin, qui le vieillit. « L’oxygène modifie les principes acerbes du vin, et en fait disparaître le mauvais goût ; il provoque les dépôts de bonne nature dans les tonneaux et dans les bouteilles, et loin, par exemple, qu’une absorption de quelques centimètres cubes de gaz oxygène par litre de vin use ce vin, lui enlève son bouquet et l’affaiblisse, je crois que le vin n’est pas arrivé à sa qualité et ne doit pas être mis en bouteilles tant qu’il n’a pas absorbé une quantité d’oxygène bien supérieure à celle-ci. » M. Pasteur pense que les pratiques de la vinification, si ennemies qu’elles paraissent être de l’introduction de l’oxygène, sont en réalité de nature à favoriser une aération lente et progressive du liquide, tout en s’opposant à une aération trop brusque. L’ouillage par exemple n’est pas tant commandé par la nécessité d’éloigner l’oxygène que par celle d’entraver le développement des parasites. Il est d’ailleurs certain que les tonneaux de bois donnent accès à l’air et exposent le vin à une action oxydante lente, mais sensible. Aussi le choix des tonneaux est-il très important pour le vieillissement du vin.

En résumé, si l’on fait abstraction des réactions lentes qui ne cessent pas d’avoir lieu entre les divers principes du vin, et qui font eu ce moment l’objet des recherches de plusieurs chimistes éminens, M. Pasteur a éclairé d’une vive lumière la question des maladies auxquelles ce liquide est sujet. Il est parvenu à ce résultat par le raisonnement, et des expériences très précises ont confirmé ses vues théoriques. On pourra se demander si personne avant lui n’avait songé à l’application de la chaleur en vue de la conservation du vin. M. Pasteur lui-même nous apprend que les anciens faisaient bouillir certains vins pour les rendre plus résistans, ou bien les exposaient au soleil pour les faire vieillir. A Cette, ainsi qu’à Avignon, on expose le vin à la chaleur solaire ; mais la température dans ce cas ne dépasse jamais une trentaine de degrés, et ne détruit pas les germes. Le procédé de chauffage employé par MM.  Privas et Thomas, de Mèze, ne supprime pas non plus les parasites. Au contraire la fabrication des conserves par le procédé d’Appert ressemble beaucoup au procédé de M. Pasteur, et nous ajouterons que M. Gervais a fait breveter dès 1829 un moyen de conservation du vin par le chauffage à l’abri de l’air. Enfin M. de Vergnette-Lamotte, qui s’est beaucoup occupé de la conservation des vins et qui avait déjà essayé à cet effet la congélation, a communiqué à l’Académie des Sciences un procédé identique en principe à celui de M. Pasteur ; seulement M. de Vergnette prolonge le chauffage pendant plusieurs mois. La publication de sa note a croisé une communication de M. Pasteur ; nous n’entrerons pas dans les détails du débat de priorité que cette circonstance a soulevé ; qu’il nous suffise de constater que les coïncidences de ce genre sont une heureuse confirmation de l’utilité d’une découverte.

Si le temps, qui juge en dernier ressort la valeur de toute innovation, confirme les espérances que l’on fonde sur le procédé recommandé par M. Pasteur, il en résultera des conséquences immenses. La France possède deux millions d’hectares plantés en vigne ; cela représente annuellement 50 millions d’hectolitres de vin et un capital d’environ 500 millions de francs. La récolte du vin est donc, après celle des céréales, la plus importante du pays ; le seul département de l’Hérault produit trois fois plus de vin que le royaume de Portugal. Si on considère maintenant que les vins français se transportent sur tous les marchés du globe, et que l’usage s’en généralise davantage de jour en jour, on comprend toute la portée d’un procédé destiné à convertir tous ces vins en vins de garde. Jusqu’ici peu de nos vins supportaient les voyages de longue durée, et les détériorations auxquelles ils étaient sujets ont, par exemple, considérablement restreint l’extension du commerce des vins français en Angleterre. Désormais peut-être le nord de la France, l’Angleterre et les autres pays déshérités recevront des vins stables à bas prix ; le vin naturel, le vin aliment, sera mis à la portée de l’ouvrier dans les régions où la vigne ne prospère point ; il luttera contre l’influence abrutissante de la bière, qui nous envahit depuis vingt ans. On prévoit quels immenses débouchés s’ouvriront ainsi aux vins de France et particulièrement aux vins du midi. Le commerce de détail tirerait sans doute aussi un parti utile du chauffage, car il est naturel de penser que ce procédé doit diminuer les inconvéniens de la vidange. C’est ainsi que la science, en se mettant au service des plus humbles intérêts comme des plus élevés, grandit elle-même et conquiert le respect des masses.


R. RADAU.

F. Buloz.
  1. Ces animalcules ne vivent qu’à l’abri de l’oxygène libre ; le contact de l’air les fait mourir, les brûle, les étouffe, parce qu’ils ont trop d’affinité pour l’oxygène qu’il renferme. En revanche, ils usent sobrement de l’oxygène qui existe à l’état de combinaison dans les matières organiques, et ils touchent ainsi à la constitution moléculaire de ces produits ; de là la fermentation. Si les poissons, au lieu de consommer l’oxygène de l’air dissous dans l’eau, tiraient ce gaz de l’eau elle-même en la décomposant, la mer dégagerait sans cesse des torrens d’hydrogène, elle fermenterait.
  2. La première édition est de 1799, la seconde de 1807.