Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1868

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Chronique n° 879
30 novembre 1868


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre 1868.

Les affaires humaines ne peuvent marcher simplement. On dirait qu’une fatalité ironique se plaît à les compliquer, et les hommes se font de leur mieux les serviteurs de cette fatalité. Il peut y avoir en effet une chose plus redoutable que les conflits accidentels, éclatant dans un moment de passion, c’est l’incohérence naissant des questions mal posées, des débats mal engagés. Notre histoire la plus récente est là peut-être écrite en peu de mots. Nous n’avons pas de bonheur depuis quelque temps ; nous n’échappons aux préoccupations des crises où notre grandeur nationale est en jeu que pour retomber dans un fouillis de procédures qui ne conduisent à rien ou qui n’ont d’autre résultat que d’alimenter les passions, et, tandis que les nuages, qui assombrissaient l’horizon de nos affaires extérieures semblent se dissiper pour le moment, nous restons en face d’une de ces situations intérieures qui sont, pour ainsi dire, en équilibre sur un amas de confusions et de contradictions. Nous en sommes depuis quelques semaines, à nous débattre avec les suites de l’affaire Baudin, qui ne unit pas. Tout est suspendu à un incident qui n’avait assurément rien d’inévitable, dont nous ne méconnaissons pas la signification, et qui a surtout dans notre pensée une moralité ; cette moralité, la voici : c’est qu’il serait aisé de ne pas commettre une faute, et qu’il n’est plus facile, une fois que la faute est commise, de se dérober aux conséquences. Ces conséquences, elles se déroulent aujourd’hui : ce sont tous ces procès engagés simultanément contre une foule de journaux dans les départemens comme à Paris. Les premières poursuites ont engendré toutes celles qui se succèdent depuis quelques jours. Et sur quoi reposent-elles les unes et les autres ? Qu’on le remarque bien, sur un fait reconnu en lui-même légitime, inattaquable, mais qui par voie indirecte, par voie d’extension et d’interprétation, prend le caractère d’un délit difficile à définir. La souscription à un monument en l’honneur de la victime du 3 décembre 1851, on ne l’incrimine pas dans son principe, c’est la « manœuvre à l’intérieur » qu’on poursuit. Les tribunaux ont désormais de la besogne, s’ils doivent découvrir des « manœuvres à l’intérieur » dans toute polémique, dans toute manifestation surprise à rôder autour des origines du gouvernement.

Le souverain danger des débats de ce genre, c’est qu’ils sont absolument sans issue, c’est qu’ils subordonnent à des questions rétrospectives les intérêts actuels les plus pressans, c’est qu’en définitive ils n’ont d’autre effet que de raviver les ressentimens et les irritations, de nous replacer dans une atmosphère où il semble, en vérité, qu’on soit condamné à vivre entre les conspirations et les coups d’état. Assurément, nous n’avons aucune peine à le croire, ce n’est pas la pensée du gouvernement de ramener dans la politique de 1868 les procédés de la politique du 2 décembre 1851, de recommencer les coups d’état, et ce serait une exagération presque puérile de voir dans les poursuites engagées depuis quelques jours le préliminaire d’un vaste plan de réaction qui serait près de triompher de nouveau. Ce qu’on a dit sur tout cela ne pouvait être qu’une imagination saugrenue de quelques nouvellistes effarés. Depuis dix-sept ans, depuis huit ans surtout, la situation de la France s’est singulièrement transformée, et le gouvernement lui-même a marché ; il ne peut pas avoir aujourd’hui l’intention de revenir à son point de départ, ce qui serait un étrange aveu d’impuissance ; il ne peut pas avoir la pensée d’effacer d’un trait de plume ce qu’il a fait dans ces dernières années, de révoquer des lois qui, sans être encore fort libérales, sont du moins un commencement de satisfaction. Le gouvernement le voudrait d’ailleurs qu’il ne le pourrait pas, et la plus périlleuse des politiques pour lui serait de paraître vouloir ce qu’il ne veut pas véritablement. C’est cette apparence qui fait précisément de ces dernières poursuites judiciaires un acte d’impatience compromettante en leur donnant un faux air de retour à des habitudes qui ne sont plus de saison. Nous ne rechercherons même pas si elles sont justes ou si elles ont le caractère d’une évidente nécessité de défense, sûrement elles ne sont ni habiles ni politiques, car enfin à quoi ont servi tous ces procès intentés à la fois sur tous les points de la France ? Le gouvernement n’a réussi qu’à doubler le retentissement d’une manifestation circonscrite à l’origine dans une certaine sphère. Ce 2 décembre qu’il a voulu protéger, il a été sur la sellette dans tous les prétoires, des commentaires passionnés ont pu se produire. On l’a dit spirituellement, il y a depuis quelques jours devant les tribunaux un cours public sur le 2 décembre. Ce n’est même pas là encore un grand mal. Il faut bien nous accoutumer à discuter sur nos points douloureux. Si cette date du 2 décembre excite encore une émotion si vive, ce n’est pas seulement parce qu’elle est la plus récente de nos révolutions, c’est surtout parce qu’on n’en a rien dit jusqu’ici, parce qu’elle est restée inviolable comme un secret que tout le monde connaît vaguement et dont personne ne peut parler. N’eût-il pas été plus habile de laisser passer cette agitation d’un moment à laquelle il fallait bien s’attendre le jour où on aurait la langue un peu déliée, et de montrer par les actes que ce n’est plus là que de l’histoire, que nous sommes réellement dans une époque nouvelle où nous avons autre chose à faire qu’à nous épuiser dans des querelles rétrospectives ?

Il y a eu dans ces poursuites un danger bien autrement sérieux qui n’a point tardé à se révéler, c’est l’invasion de la politique dans la justice et, par une suite inévitable, la division se mettant entre les tribunaux. C’est ce qu’on vient de voir. Sur le même fait, dans les mêmes questions, un juge a prononcé d’une certaine manière, un autre juge prononce d’une façon différente. Ce que l’un condamne, l’autre l’absout. Ce qui est coupable à Paris est innocent à Clermont ou à Alby, et le sera peut-être ailleurs. Voilà le danger : à vrai dire, il n’a rien d’imprévu, il a été pressenti par tous les esprits sérieux le jour où on a mis dans des lois des délits vagues échappant à toute définition juridique, et ici encore c’est la suite d’un système hésitant à prendre résolument son parti. Nous ne demandons plus si, lorsque l’empereur donnait le signal d’une politique plus libérale, il a été bien habile de la part du gouvernement de réaliser cette pensée avec de si évidentes restrictions, de n’avoir l’air de se dépouiller du pouvoir discrétionnaire que pour se décharger sur la justice de la besogne ingrate des répressions. C’était dans tous les cas un dangereux compromis dont la justice payait les frais, puisqu’elle était désormais attirée dans un domaine qui n’est pas le sien. Placée sur ce terrain, elle était exposée à paraître trop obéissante ou trop indépendante, et elle devait inévitablement se diviser. Mais c’est là, dira-t-on, le cours ordinaire des choses ; tous les jours il arrive que les tribunaux ne sont pas d’accord. Rien n’est plus vrai, rien n’est plus simple aussi que des juges se livrent à des interprétations différentes d’un point de droit civil. Dans les poursuites actuelles, c’est une tout autre, affaire. Qu’est-ce qu’une manœuvre à l’intérieur ? On ne le sait certes pas. Qu’est-ce qu’une réunion privée ou une réunion publique, puisque cette question vient de revenir à Nîmes ? On ne le sait pas davantage. Celui qui prononce sur ce point, qu’il le veuille ou qu’il ne le veuille pas, fait évidemment œuvre de politique, et les divergences prennent alors une bien autre portée. Ce sont là les inconvéniens qu’il était facile d’éviter en faisant d’abord des lois moins élastiques, en s’abstenant aujourd’hui de se lancer dans toutes ces poursuites qui ne pouvaient que mettre ce danger en lumière, et qui en fin de compte n’ont pour effet que de prolonger une agitation artificielle dont la liberté, nous le craignons, n’est pas la première à profiter.

Et tandis que noire vie intérieure se déroule au courant de ces agitations ou des incidens éphémères qui se succèdent, ce siècle qui a vu tant de choses vieillit rapidement, et à mesure qu’il vieillit, ceux qui ont vécu de sa vie s’en vont à leur tour. La mort frappe à coups redoublés surtout parmi les hautes têtes. L’autre jour, elle frappait Rossini, ce sybarite de la gloire, et du génie qui a eu la courageuse paresse de se survivre pendant plus de trente ans, spectateur sceptique et aimable de ses propres succès ; elle frappait aussi un honorable représentant de la presse démocratique, M. Havin. Elle vient d’atteindre sans se lasser M. de Rothschild dans l’éclat de sa fortune, M. Berryer dans la sérénité de son illustre vieillesse. Celui-ci était entre tous un glorieux athlète de nos luttes parlementaires. Le jour où il entrait pour la première fois dans la chambre des députés, M. Royer-Collard disait de lui que ce n’était pas seulement un talent, que c’était urne puissance. C’est qu’en effet M. Berryer était plus qu’un orateur, c’était la personnification vivante de la parole humaine dans sa splendeur et dans sa majesté. Chez lui, tout était éloquence, l’accent, le geste, l’attitude, comme l’inspiration. Serviteur d’une cause vaincue il faisait oublier ce qu’elle avait de suranné par ces deux choses qui étaient sa force au milieu des partis, un instinct national très vivace et un énergique sentiment du droit. Dans cette vie qui a compté près de quatre-vingts ans et qui vient de s’éteindre doucement, il a eu tous les cliens illustres, depuis le maréchal Ney en 1815 jusqu’à l’empereur actuel des Français en 1840 ; et il est resté jusqu’au bout sinon un homme politique destiné à laisser des traces, du moins un personnage de l’histoire contemporaine réunissant l’honneur du caractère et l’irrésistible ascendant d’une éloquence exceptionnelle.

C’était certes aussi une puissance d’un autre ordre que cet homme qui a été pendant plus d’un demi-siècle en Europe, particulièrement en France, le type du grand financier, prêtant aux rois, et en vérité plus riche que tous les princes, le baron James de Rothschild. Né d’une famille obscure de Francfort, grandi par le travail en même temps que par des actes d’heureuse audace, M. de Rothschild était resté toujours le banquier du vieux temps, des fortes et régulières traditions. Dans l’administration de son opulente fortune, M. de Rothschild portait un caractère original, de larges habitudes de bienfaisance, le goût des arts, les saillies d’un esprit accoutumé à voir beaucoup de choses, la passion des détails unie au sens supérieur des grandes affaires. Les opérations de finance étaient son champ de bataille, et il s’y comportait en général de premier ordre, alliant à la hardiesse une prudence singulière, dominant le marché européen, et au besoin exerçant aussi son influence dans la politique par la toute-puissance de ce nerf qu’il avait dans les mains. Sa vie presque tout entière s’était passée en France, c’est en France qu’il vient de mourir, et voilà encore une grande figure qui s’en va avec le siècle, avec la vieille Europe, qui est elle-même en train de s’en aller au milieu de toutes ces transformations dont nous sommes les témoins.

Les nuages qui depuis quelque temps n’ont cessé d’obscurcir l’horizon européen en tenant l’opinion dans des anxiétés fébriles semblent se dissiper pour le moment, disions-nous. Il y a du moins, si les apparences ne trompent pas, des raisons plus sérieuses de croire que les chances d’un conflit redoutable vont en diminuant, que la cause de la paix a gagné du terrain. Ce n’est pas que les conditions générales soient essentiellement modifiées depuis les grands événemens d’Allemagne. Là-dessus, il n’y a pas trop d’illusions à se faire, et ce serait montrer un optimisme bien peu prévoyant que de se livrer à des espérances indéfinies. L’avenir n’appartient pas même à ceux qui se figurent qu’ils peuvent en disposer souverainement aujourd’hui ; mais enfin la paix, une paix telle quelle, sans trop de garanties, semble pour le moment assurée, et c’est peut-être le résultat d’un travail assez insaisissable qui s’est poursuivi dans ces derniers temps. On a parlé beaucoup d’une médiation, et cette idée a été naturellement éveillée par le discours de M. Disraeli au banquet du lord-maire aussi bien que par le discours plus récent de lord Stanley à ses électeurs de Lynn. Il n’y a eu, si nous ne nous trompons, il ne peut y avoir et il ne se prépare rien de semblable.

Une médiation, sur quoi porterait-elle entre des puissances qui ne sont pas en guerre, qui n’en sont point à se heurter directement sur une question déterminée ? C’était bon dans l’affaire du Luxembourg, où l’antagonisme éclatait sous une forme nette et criante. Ce qu’on peut dire seulement, c’est qu’il y a eu depuis quelques mois des échanges d’impressions dont divers personnages ont été les intermédiaires de bonne volonté. La diplomatie est très voyageuse de notre temps : elle a toujours plus ou moins la mission de travailler à la paix ; elle observe, elle écoute, elle recueille les impressions, elle rapporte ce qu’elle a vu et ce qu’elle a entendu, La diplomatie a voyagé beaucoup cet été, on s’en souvient, avec ou sans mission expresse. Que s’est-il passé réellement ? Il paraît assez certain que l’empereur des Français, trouvant des occasions de s’expliquer d’une façon tout intime, n’aurait point déguisé ses préférences pour la paix ; il aurait dit sans détour que, si la situation générale avait créé pour la France la nécessité d’une nouvelle organisation militaire, ces armemens ne cachaient aucune velléité agressive, aucune intention de représailles, qu’il regardait comme accomplis les événemens de 1866, que tout tenait à un point : si en Prusse on n’avait pas le dessein de dépasser le traité de Prague, d’emporter de vive force ou par subterfuge l’unification de l’Allemagne, il n’y avait aucune difficulté, aucune raison de croire à un conflit imminent ; si au contraire on avait la pensée de franchir le Mein, la France dans ce cas, et dans ce seul cas, serait probablement entraînée à la guerre. De son côté le roi de Prusse, trouvant, lui aussi, l’occasion, de panier librement avec les mêmes personnages, n’aurait point caché qu’il se tenait pour satisfait de ses récentes conquêtes, et qu’il n’avait mille envie de les risquer au jeu des batailles. Naturellement il ne pouvait engager, l’avenir, un avenir assez lointain ; mais, tant que cela dépendrait de lui, il ne demandait pas mieux que d’en rester là sans tenter de plus grandes aventures, sans franchir le Mein, et il se félicitait même de trouver dans les dispositions résistantes de la Bavière et du Wurtemberg une raison plausible d’éluder les impatiences unitaires du grand-duché de Bade. Il assurait que c’était là sa politique. Au fond, tout en se tenant prêt à la guerre, parce qu’il a pu se croire menacé, le roi Guillaume n’a cessé de savoir gré au gouvernement français de ce qu’il a fait ou plutôt de ce qu’il n’a pas fait en 1866, et il n’a aucune animosité, surtout aucun désir de provoquer un conflit avec la France. La paix dans les limites du traité Prague, il n’allait pas au-delà.

Ces dispositions mutuelles une fois connues et précisées, il restait à en tirer les conséquences et à trouver le moyen de leur donner une forme assez frappante pour réveiller sérieusement la confiance publique. Des discours, encore des discours, c’était un moyen fort usé, on n’y croit plus. Un désarmement eût été sans doute la combinaison la plus naturelle et la plus décisive ; malheureusement le roi Guillaume n’était pas plus disposé que l’empereur Napoléon à entrer dans cette voie, et tout ce qu’on a pu dire à ce sujet ne reposait sur rien. Ce moyen, sans contredit le plus efficace, a été d’avance et au premier mot écarté de la discussion. Une autre idée aurait surgi, à ce qu’il semble, dans ces pourparlers. L’empereur aurait proposé un traité général qui sanctionnerait tous les changemens accomplis en Europe depuis 1815, et qui remplacerait l’acte final de Vienne, qui deviendrait ainsi le droit nouveau placé sous la garantie de toutes les puissances ; mais cette combinaison serait probablement peu du goût de la Prusse, dont elle lierait plus étroitement les mains pour l’avenir, et la Prusse n’aurait pas de peine à trouver l’appui de plus d’un autre cabinet. C’est alors, assure-t-on, que l’empereur aurait dit à un de ces personnages de bonne volonté dont nous parlions, à lord Clarendon lui-même, de chercher, de combiner un moyen d’affirmer la paix, de donner à l’Europe un gage éclatant des intentions conciliantes des grandes puissances ; à quoi lord Clarendon aurait répondu qu’il réfléchirait, et qu’il devait avant tout en parler à lord Stanley. C’est de là qu’est parti sans doute M. Disraeli pour annoncer au banquet de Mansion-House une médiation anglaise qui n’a même pas été proposée. Si d’un autre côté lord Stanley s’est montré plus réservé sous certains rapports, s’il a été moins explicite que M. Disraeli, il faut avouer qu’il a parlé de l’unification inévitable de l’Allemagne, de la résignation nécessaire de la France, de façon à rendre sa médiation assez difficile, et on peut se demander en fin de compte si les deux ministres de la reine n’ont pas parlé de l’intervention pacificatrice de l’Angleterre tout simplement pour échauffer le zèle des électeurs en faveur du cabinet tory. Ce qui apparaît en tout cela, c’est qu’il y a eu depuis quelques mois un travail multiple de pacification qui, sans être arrivé encore à un résultat précis, a déjà contribué tout au moins à créer des rapports plus aisés, plus dégagés de méfiance. Le reste peut venir, si on a la bonne volonté. Quant à l’avantage que M. Disraeli a voulu tirer de ces promesses de médiation diplomatique, il n’a vraiment pas été fort efficace au scrutin, et il n’est point impossible aujourd’hui que ce soit lord Clarendon lui-même qui ait la mission de reprendre ces négociations auxquelles il n’a été mêlé jusqu’ici que comme un médiateur intime et bénévole, à moins que la direction des affaires étrangères ne passe à quelque compétiteur plus heureux, tel que lord Granville, dont le nom paraît avoir été sérieusement prononcé dans les combinaisons nouvelles qui se préparent.

C’est là en effet le grand événement de l’Angleterre : on peut dès ce moment considérer la succession ministérielle comme ouverte, à voir la façon dont vient de se terminer la lutte électorale. Elle s’est déroulée, cette lutte, avec ses incidens, ses surprises, ses émotions, et même les coups de fusil se sont mis de la partie sur certains points, à Belfast, à Newport, à Cork, à Drogheda, à Sligo. Il y a eu des morts sur ce pacifique champ de bataille des élections, et le dernier mot du combat, c’est la défaite éclatante du parti conservateur et du cabinet tory, c’est la victoire décisive du parti libéral, qui rentre au parlement tout triomphant avec une majorité de plus de 100 voix. M. Disraeli a eu beau se prévaloir de l’habileté de lord Stanley dans la direction des affaires extérieures ; il a eu beau laisser entrevoir pour l’Angleterre, représentée par le cabinet tory, ce rôle d’une puissance pacificatrice en Europe, il a eu beau enfin remuer les passions protestantes, mettre en jeu tous les ressorts, cela n’a servi à rien, la défaite n’a pas moins été complète, et, par une circonstance singulière, les jurisconsultes de la couronne n’ont pas été réélus, quoiqu’ils soient obligés d’intervenir dans les travaux parlementaires. A dire vrai, ce dénoûment était dans le sentiment public. Il pouvait y avoir de l’incertitude sur la mesure de la victoire des libéraux ; pendant ces quelques jours de la durée des élections dans les bourgs, dans les villes, dans les comtés, quelques succès partiels des conservateurs ont pu faire illusion et adoucir pour les chefs tories l’amertume de la déroute. Au fond, depuis le premier moment il n’y avait point de doute possible, et le dénoûment de la crise électorale anglaise est d’autant plus grave que les libéraux marchaient au combat principalement sous le drapeau de l’abolition de l’église d’Irlande.

Telles qu’elles se sont accomplies cependant, ces élections offrent plus d’un trait curieux. Avec tout ce qu’elle a d’éclatant, d’incontestable, cette victoire des libéraux ne laisse pas de trouver elle-même ses limites dans la manière dont elle a été obtenue, dans quelques-unes des circonstances qui l’ont, accompagnée. Il ne faut pas croire que la défaite morale des conservateurs soit absolument en proportion de leur défaite matérielle. Le parti tory reste puissant encore, malgré son infériorité numérique dans le prochain parlement ; on a bien vu à divers incidens de la lutte qu’il garde toujours de profondes racines dans le vieux sol anglais ; on a pu voir aussi avec quelle habileté le bill de réforme a été combiné de façon à faire la part des élémens conservateurs. Vaincu en masse, le parti tory n’est pas sans avoir eu quelques avantages sur certains points ; il a montré ce qu’il a de vivace, et, par une singularité peut-être un peu inattendue, le parti libéral de son côté, en triomphant dans l’ensemble, n’est pas sans avoir subi quelques sérieux échecs. Nous ne parlons pas de l’élimination à peu près systématique des candidats populaires, des représentans des classes ouvrières qui se présentaient aux élections : c’était là une nouveauté pour laquelle l’Angleterre n’était pas encore mûre. La première application du bill de réforme a fait bien d’autres victimes. M. Milner Gibson, un des hommes les plus éclairés du parti libéral, a échoué à Asthon. Un des chefs du parti radical, M. Roebuck, est resté sur le champ de bataille. M. Stuart Mill, l’éminent philosophe, l’homme qui avait été élu il y a quelques années à peine d’un mouvement en quelque sorte spontané, M. Stuart Mill a été vaincu à Westminster ; le défenseur du droit des femmes n’a pas trouvé grâce devant les électeurs. M. Gladstone lui-même a essuyé un échec dans son district du Lancashire, et lui, le triomphateur, le premier ministre désigné, nécessaire, il n’est du parlement que parce qu’il a été élu dans une autre circonscription, à Greenwich. Dans la Cité de Londres, M. Lionel de Rothschild n’a pu réussir à être un des trois élus, et c’est un conservateur qui a été nommé à sa place. La victoire des libéraux n’a donc pas la signification d’un déplacement subit de toutes les conditions politiques de l’Angleterre. La majorité de la nouvelle chambre est formée à peu près des mêmes élémens qui composaient déjà les autres parlement c’est-à-dire qu’elle s’est recrutée comme par le passé dans les classes restées jusqu’ici en possession du pouvoir. C’est pour le 10 décembre qu’est convoqué le parlement nouveau ; mais, sans attendre jusqu’à ce moment, le résultat des élections est assez décisif pour qu’un changement de ministère ne soit plus qu’une question de forme, et déjà on pourrait dire que M. Disraeli est occupé à mettre ordre à ses affaires. La reine vient d’accorder un titre de noblesse à la femme du premier ministre, et elle lui aurait offert à lui-même la pairie, à ce qu’il semble. M. Disraeli aurait décliné cette offre, et on conçoit bien qu’avec son habileté de tacticien, avec son active ambition, il tienne à rester de préférence le chef du parti conservateur dans la chambre des communes. M. Gladstone triomphe donc, et dans quelques jours il sera sans doute appelé à former un nouveau ministère. Là commenceront ses embarras, ils pourront être de plus d’une sorte, si, comme on l’a dit, la reine a laissé voir déjà ses scrupules au sujet de l’abolition de l’église d’Irlande ; mais, cette difficulté même écartée, il restera toujours à réaliser cette grande réforme de façon qu’elle soit acceptée par le pays ; il restera encore à gouverner en face d’adversaires comme M. Disraeli, qui n’est pas homme à déserter le combat, à laisser échapper l’occasion de rendre guerre pour guerre à son grand antagoniste. C’est pour le premier ministre de demain le moment de prouver qu’il est vraiment l’homme d’état du libéralisme anglais, et l’expérience qui va se faire peut assurément n’être pas sans influence sur les destinées du libéralisme européen.

La vie parlementaire renaît en Italie sans agitation et sans trouble. Jusqu’à la veille de l’ouverture de la session nouvelle cependant, il y avait dans l’air des bruits de guerre contre le ministère. Les partis se remuaient et se comptaient comme à l’approche d’une lutte sérieuse. L’élection du président de la chambre était l’occasion naturelle qui allait tout d’abord mettre aux prises la majorité et l’opposition, et cette élection semblait devoir être assez vivement disputée. De la part du gouvernement, le choix ne laissait pas d’offrir quelque difficulté ; le président de la dernière session, M. Lanza, ne pouvait plus être le candidat ministériel pour la session nouvelle, il s’était séparé avec éclat du gouvernement dans la discussion relative à une des plus graves questions financières, celle des tabacs, et depuis ce moment M. Lanza est rentré dans ce groupe piémontais qui forme une opposition à part au sein du parlement italien. La majorité, en cela d’accord avec le gouvernement, a dès lors adopté comme candidat un homme estimé, M. Mari, qui a été déjà président de la chambre, et qui a même un instant fait partie du ministère actuel à sa naissance. Le choix n’était pas moins délicat pour l’opposition. A part M. Lanza, dont on aurait pu prendre le nom avec avantage, si l’ancien président s’y était prêté, pour faire la guerre au cabinet, M. Rattazzi semblait un candidat assez naturel ; mais M. Rattazzi est un habile homme qui flaire les échecs, et qui ne se soucie pas de s’y exposer ; il a compris tout de suite que, séparé de la majorité par sa politique de l’an dernier, il ne pouvait espérer rallier des voix dans cette fraction de la chambre, pas même dans ce qu’on appelle le tiers-parti, dans ce groupe de MM. Mordini, Correnti, et que d’un autre côté la gauche seule ne lui suffisait pas. M. Rattazzi, en tacticien prudent, a préféré ne pas se faire battre dès l’ouverture de la campagne, et il a laissé M. Crispi se mettre en avant, courir les chances de la lutte, en se réservant, quant à lui, de rester le chef de l’opposition, prêt à saisir des circonstances plus favorables. Le calcul était juste ; M. Rattazzi eût été certainement vaincu, car M. Mari l’a emporté sur M. Crispi à une majorité considérable, et le ministère est entré dans, la session nouvelle par. un premier succès qui le met du moins en bonne position pour attendre les assauts qu’on lui prépare.

C’est une destinée singulière, en vérité, que celle de ce ministère Ménabréa. Né dans un moment terrible, sous le coup du combat de Mentana, de cette affreuse déception préparée par la triste politique de M. Rattazzi, il semblait avoir à peine devant lui quelques, jours d’existence. Il y a plus d’un an qu’il vit, il a tenu tête à toutes les difficultés, à toutes les attaques, et même dans cette année laborieuse il a fait plus que bien d’autres. M. Cambray-Digny a pansé de son mieux les plaies financières de l’Italie, il a réalisé des réformes devant lesquelles on reculait jusqu’à lui, il s’est donné du temps, et récemment encore, dans une de ces réunions à l’anglaise comme il y en a quelquefois au-delà des Alpes, dans un banquet qui lui a été offert au cœur de l’Apennin, chez le marquis Corsini, M. Cambray-Digny pouvait constater une sensible amélioration. M. Broglio est un ministre de l’instruction publique actif et énergique qui a entrepris de mettre de l’ordre dans l’enseignement. Le nouveau ministre de l’intérieur qui a succédé récemment à M. Cadorna, M. Cantelli, est un esprit capable qui sent la nécessité de refaire l’administration publique. Le ministre de la marine, l’amiral Ribotti, n’a pas reculé devant de sérieuses réformes en commençant par se mettre lui-même à la retraite. En un mot, le général Ménabréa et ses collègues ont conduit les affaires avec fermeté, sans recourir d’ailleurs à rien qui ait l’air d’un coup d’état, de façon à préserver l’Italie des suites d’une crise redoutable et à tenir l’opposition en échec. La nomination de M. Mari à la présidence de la chambre est pour le cabinet un nouveau succès qui révèle tout au moins l’existence d’une majorité sérieuse.

Est-ce à dire que le ministère italien soit à l’abri de toute atteinte sur cette mobile scène parlementaire où les questions naissent à chaque pas ? Il a au contraire à se défendre contre une. opposition à laquelle les dissidences piémontaises ou napolitaines sont toujours près de porter un contingent redoutable, et qui, maniée par un homme tel que M. Rattazzi, peut devenir dangereuse. De quoi n’accuse-t-on pas le ministère ? En réalité les deux points principaux d’accusation sur lesquels l’opposition paraît devoir se fonder dans sa campagne nouvelle sont les finances et l’affaire de Rome. Sans être complètement résolue, la question financière est certainement aujourd’hui dans de meilleures termes qu’il y a un an. La compagnie des tabacs s’est constituée, des obligations ont été émises, elles sont même en hausse ; mais c’est là précisément le grief. On voit dans ce succès la preuve que l’opération aurait pu être faite avec plus d’avantage pour le trésor. Il semble réellement que dans la situation de l’Italie il n’y a qu’à ouvrir la main pour recevoir de l’argent, et qu’il n’en coûte rien pour relever un crédit fort délabré. Nous serions assez curieux de savoir comment l’Italie aurait réussi encore une fois à attirer les capitaux dans ses affaires sans les allécher par quelques avantages. Les détails importent peu. Le mérite de M. Cambray-Digny est d’avoir marché, de s’être donné de l’espace, d’avoir assuré pour un an les services publics en réduisant le déficit à des proportions moins inquiétantes.

Une autre question plus grave et plus délicate dont l’opposition compte sans doute tirer parti, c’est l’éternelle affaire de Rome. Le ministère Ménabréa n’a point certes tranché d’autorité ce qu’il ne pouvait pas trancher. Ce qu’il a fait est peu de chose. Il s’est borné à régler définitivement avec le concours de la France le partage de la dette pontificale. Sur le point essentiel, il n’a trouvé aucune solution, quoiqu’il l’ait peut-être cherchée, et en définitive qui aurait trouvé une solution ? Quel moyen l’opposition tient-elle en réserve ? Tant que la France ne se décidera point à quitter Rome, et il y a désormais peu de chances pour qu’elle prenne une décision quelconque avant les élections, la question restera en suspens. On parlera du pouvoir temporel, des aspirations nationales de l’Italie, d’un modus vivendi à trouver, de l’occupation française. On se passionnera, on s’aigrira, et on n’arrivera à rien. C’est là une de ces situations que la force ne peut dénouer, qui s’imposent à l’opposition comme au gouvernement, et le mieux est d’attendre en profitant de cette trêve pour constituer réellement l’Italie, pour lui donner une administration qui lui manque. Malheureusement on ne fait guère à Rome ce qu’il faudrait pour aider à cet apaisement des passions italiennes, et peu d’incidens pouvaient venir plus mal à propos que la double exécution qui vient d’avoir lieu dans la ville même du pape. Les deux condamnés étaient peu intéressans, nous le voulons bien. Ils avaient fait sauter une caserne de zouaves et avaient causé la mort de nombre de soldats pontificaux. Seulement il y a une année de cela, on était alors dans une heure de lutte violente ; aujourd’hui l’animosité du combat est tombée, et la mort des deux condamnés n’ajoute rien à la victoire de Mentana ; elle n’a fait naturellement que réveiller les passions en Italie, si bien que le général Ménabréa lui-même n’a pu se défendre de s’associer à une manifestation qui a éclaté en plein parlement à Florence. Massimo d’Azeglio raconte dans ses Souvenirs une exécution dont il avait été autrefois le témoin à Rome, et il voyait dans ce fait la preuve de l’incompatibilité entre la souveraineté spirituelle et le pouvoir temporel des papes. Les événemens n’ont fait que rendre plus saisissante cette incompatibilité, et le gouvernement du pape a choisi une étrange occasion pour déployer les rigueurs extrêmes de l’autorité temporelle sur ce dernier lambeau de terre qui lui échappera demain.

Un singulier mystère aujourd’hui, c’est ce qui se passe ou ce qui se prépare au-delà des Pyrénées. L’Espagne elle-même ne paraît guère le savoir, et naturellement on le sait encore moins hors de l’Espagne. Toujours est-il que, plus on va, moins on semble approcher d’une solution, et de toutes parts c’est à qui évitera de s’expliquer sur le dernier mot de la révolution. Pour le moment, les partis s’organisent et s’agitent. D’un côté le parti monarchique, composé des chefs de l’union libérale, des progressistes et d’une certaine fraction démocratique ralliée à une royauté élue. Ce parti vient de publier son programme ; il donne le mot d’ordre à ses partisans des provinces, il provoque des manifestations, il multiplie les discours. D’un autre côté le parti républicain se remue plus que jamais ; il publie, lui aussi, son programme, il a ses manifestations, ses comités. Dans les principales villes, à Barcelone, à Séville, à Malaga comme à Madrid, il y a les processions monarchiques et les processions républicaines qui se rencontrent dans les rues promenant leurs drapeaux.

Jusqu’ici tout cela s’est passé sans collision sérieuse ; on défile sur les places publiques, on pérore pour la royauté ou pour la république fédérale, et on ne va pas plus loin. À ne considérer que le moment présent, ce serait sans doute une exagération de voir dans ce qui se passe en Espagne un état purement anarchique, de s’effrayer, outre mesure de ce déploiement d’une liberté nouvelle. Il y a mieux, les chefs républicains eux-mêmes sont les premiers à prêcher le calme et l’ordre à leurs partisans, car ils sentent qu’ils y sont intéressés plus que tous les autres ; mais enfin combien de temps croit-on qu’une situation semblable puisse se prolonger sans que les passions s’allument, sans que les dissentimens s’aigrissent, sans que les processions dégénèrent en conflits ? On commence par promener les drapeaux de la république et de la monarchie avec la pensée de faire une manifestation pacifique, et on finit par en venir aux mains. Or que fait le gouvernement, provisoire institué pour conduire la révolution espagnole jusqu’à son dénoûment ? En vérité, il ne fait rien. La plus simple et la plus naturelle politique eût été de hâter la réunion d’une assemblée nationale pour constituer au moins un pouvoir régulier ; bien au contraire le gouvernement vient d’ajourner encore une fois les élections. Les chefs de la révolution ne se fient pas absolument au suffrage universel. Ils sont tout au moins d’accord, dit-on, et cet accord est la meilleure garantie de la paix publique. Effectivement les chefs de la révolution semblent être convenus entre eux d’abord de ne pas soulever pour le moment la question des candidatures royales, et en outre, quand ils auront fait un choix, de se rallier à la décision de la majorité du conseil pour la soutenir unanimement devant les cortès ; mais quand cela serait, est-ce que la difficulté se trouve supprimée ? C’est justement la question grave qu’on met en interdit, parce qu’on sent bien que c’est là qu’éclateront les divisions malgré toutes les apparences d’unanimité dans le gouvernement. On laisse ainsi s’envenimer une situation où tout deviendra également possible et impossible. ch. de mazade.




Cette reprise des Huguenots que l’Opéra vient de faire, et qui finalement devait réussir, n’aura été au début qu’une suite d’inextricables mésaventures. L’abbé de Bernis disait à M. de Choiseul, qui lui refusait un poste de secrétaire d’ambassade : « Soit, monseigneur, vous m’empêchez de faire une petite fortune, eh bien ! j’en ferai une grande. » Si le destin qui gouverne les chances d’une soirée théâtrale n’était pas un de ces êtres de raison auxquels on ne parle et qu’on n’incrimine guère que dans les tragédies classiques, c’est un peu là le langage que le directeur de l’Opéra aurait pu lui tenir en cette circonstance. Tout craquait, s’effondrait ; tout a été sauvé en un clin d’œil. Voyons comment la partie s’était d’abord engagée, nous verrons ensuite comment elle vient d’être complètement gagnée. Reprendre les Huguenots sans un ténor de race, et quand on laissait M. Villaret en possession du rôle de Raoul, c’était déjà bien aventureux ; mais on avait une Valentine toute neuve, Mlle Hisson, et pour la reine de Navarre Mlle Battu, un talent noble, éprouvé, et qui n’avait encore jamais fait un faux pas. Les débuts de Mlle Julia Hisson dans le Trouvère, ces fameux débuts, dégagés aujourd’hui de tous les feux de paille qui les accompagnèrent à la Saint-Jean, étaient-ils bien de nature à justifier un tel empressement ? Ce n’est pas nous qu’il faudrait interroger sur ce point, et nous aurions en vérité trop beau jeu à nous écrier : « Nous vous l’avions bien dit ! » Il y a de ces prophéties dont personne n’aime à tirer gloire. D’ailleurs les encouragemens, même excessifs, faits à la jeunesse n’ont jamais rien qui doive effaroucher. C’est déjà si rare qu’on lui ouvre la barrière, qu’il paraît fort simple qu’elle en profite, d’autant plus que c’est à ses risques et périls qu’elle s’y lance. L’exemple de Mlle Hisson l’a bien prouvé. Jusqu’à la veille de la représentation, tout le monde croyait à son succès, une cantatrice allait naître, on chantait déjà noël autour d’elle, lorsque soudain, à la répétition générale, revirement complet. « Madame se meurt, madame est morte ! » L’illusion s’était prolongée aussi longtemps qu’on n’avait eu affaire qu’à des études partielles, elle disparaissait au vrai moment, à cette heure critique entre toutes où il s’agit de résumer, de rassembler, de créer, d’être dans son entier, vivant et agissant, le personnage dont on s’était laissé raconter l’anecdote par ses professeurs de chant et de déclamation. Après avoir commencé par bien atteler, Mlle Hisson n’a point su partir. Des pieds et des mains elle s’est embarrassée dans les rênes, et le char entraîné l’a lancée dehors comme l’Hippolyte de Phèdre. Par bonheur, au premier cri d’alarme, Mme Marie Sass, qui se tenait là toute prête, est accourue pieusement pour voir tomber la jeune victime et recueillir le rôle échappé de ses mains. Pour dire cette chute épique et ses interminables péripéties, il faudrait tout un récit de Théramène. Qu’on le rassure, nous ne le ferons pas. Il nous en coûterait cependant de nous taire sur le triste sort de Mlle Battu, la princesse Aricie de cet événement, si mal à propos enveloppée dans les catastrophes du premier soir. Au moins la tragédie de Mlle Hisson s’était passée dans l’avant-scène, on en parlait, on n’y assistait pas, tandis que cette infortunée reine Marguerite, si maussade et si enrhumée au milieu de ses baigneuses, et dont l’enrouement opiniâtre, horrible, rappelait l’histoire de ce Joseph qui chante sa cavatine au-dessus du ton pour être resté trop longtemps dans la citerne, quel spectacle et quel deuil ! Une artiste de cet ordre compromise, et peut-être sans retour, par un excès de zèle, et pour s’être dévouée en voulant nous sauver tous du déplaisir d’entendre à sa place Mlle Hamackers !

On le voit, la mauvaise chance n’y avait point épargné sa peine. Cependant il est des cas où la mauvaise chance elle-même se trompe, et finit par servir les intérêts qu’elle croyait trahir. Ainsi M. Villaret, mis hors de cause à l’improviste par une indisposition, passe la main à M. Colin, un jeune, qui, sans expérience ni grand talent, mais fort d’une voix capable de ne pas rompre, supporte à l’étonnement de tous pendant cinq heures le fardeau de ce rôle écrasant. M. Colin, que cette épreuve à brûle-pourpoint a tiré de l’obscurité, n’est assurément pas un chanteur ; mais c’est une voix d’opéra, un ténor de résistance et de répertoire, et j’avoue que rencontrer cet avantage chez un jeune homme d’encolure svelte est aujourd’hui un bien trop précieux pour qu’on se montre très difficile sur des qualités de distinction et de virtuosité, qui d’ailleurs pourront venir plus tard. Le plus pressé pour le moment était de conjurer le sort et d’en finir une bonne fois à l’Académie impériale avec la période éléphantine des ténors. Somme toute, cette première soirée, malgré ses désastres, avait encore eu d’heureuses rencontres, — les chœurs d’abord en général, et en particulier la bénédiction des poignards, exécutée avec une magnificence de sonorité due à de vigoureux renforts habilement distribués, et le soin partout apportée la restauration musicale du chef-d’œuvre. En même temps qu’on renouvelait les décors et les costumes, qu’on s’ingéniait à rajuster la mise en scène, à donner aux ballets une physionomie plus pittoresque, on remontait au texte de la partition, on révisait les mouvemens. C’était assurément la chose la plus simple qui se pût faire en pareille occasion ; mais on avait compté sans les musicastres, sans les gardiens de palimpsestes qu’enflamme toute modification imposée à la ritournelle dont ils ont les oreilles rebattues. A les entendre, M. Gevaërt, en ralentissant ici et là les mouvemens, manquait à tous ses devoirs d’honnête homme et de maestro, comme si la précipitation n’était pas toujours le fait d’un mouvement qui se dérange ou d’une pendule qui se détraque. A mesure que la désuétude entreprend un ouvrage, l’exécution n’en devient que plus rapide. Est-ce la hâte d’être plus vite débarrassés qui à la longue pousse ainsi orchestre, chanteurs et chœurs à mener plus lestement la besogne ? On n’ose le dire, et cependant la question de métier en arrive toujours si bien à avoir raison de la question d’art qu’on serait presque tenté de croire à quelque influence de cette espèce. Quoi d’étonnant alors à ce que le premier souci d’un musicien tel que M. Gevaërt, chargé de reconstituer après cinq ans l’intégrité d’une partition, s’applique à modérer, à tempérer les mouvements plutôt qu’à les pousser ou les maintenir sur une voie où leur propre pente les entraîne ? Cependant le but de cette reprise des Huguenots n’était atteint qu’à moitié. Le succès se dessinait tant bien que mal, on réussissait, mais par des élémens connus et en quelque sorte à demeure à l’Opéra, les chœurs, l’orchestre, la mise en scène. Mme Marie Sass et sa voix splendide dans Valentine, M. Faure dans le comte de Nevers, n’offraient au public qu’un intérêt déjà depuis longtemps escompté. C’était un peu le dîner de Boileau : on n’avait ni Lambert ni Molière, et l’important était de les avoir. L’imprévu, l’inédit, s’obstinaient à faire défaut ; on se piqua au jeu, et l’engagement de Mme Carvalho fut résolu et signé en quelques heures, au milieu des pourparlers qui devaient aplanir le différend survenu à propos de la question de Faust. Aujourd’hui que l’éclat de ces débuts a dépassé tout ce qu’on pouvait attendre, il devient très facile d’approuver et de prophétiser. Il n’en est pas moins juste de reconnaître que ce coup de tête profitera immensément au répertoire. La question n’est pas de savoir si au théâtre l’engagement de Mme Carvalho plaît à tout le monde ; ce qu’il y a de certain, c’est que le public s’en accommode à merveille. La foule énorme, les applaudissemens, tout cela porte un assez haut témoignage en faveur de la mesure qu’on vient de prendre. Nous parlions dernièrement de l’insensibilité du public à l’endroit des artistes de théâtre : elle existe en effet, brutale et féroce ; mais ne frappe que sur ceux qui n’ont plus de talent. Dans le cas contraire, aux élans de son admiration se mêlé une véritable frénésie sympathique. Ainsi, dans les applaudissemens qui l’autre soir accueillaient Mme Carvalho avant même qu’elle n’eût ouvert la bouche, on sentait je ne sais quelle tendresse émue qui, dans la virtuose, cherchait la femme pour lui parler au cœur. A des avances faites sur ce ton, il n’y avait qu’une manière de répondre, Mme Carvalho l’a compris, et la cantatrice s’est exécutée de la meilleure grâce. Elle a dit sa cavatine avec une délicatesse, une bravoure, un art dont la perfection n’est plus en cause. L’unique préoccupation était de savoir si dans cette vaste salle de l’Opéra, très sonore pourtant, sa voix porterait, et, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, on peut être rassuré. Il en est un cependant sur lequel j’appelle toute l’attention de Mme Carvalho, je veux parler de son geste et de ses mouvemens de physionomie, presque toujours empreints d’un naturel d’opéra-comique. Ainsi, dans le duo avec Raoul, dans la strette surtout, elle a des espiègleries qui rappellent les Noces de Jeannette. Chose curieuse, chez Mme Carvalho, qui est en musique le style même, l’actrice a toujours plus ou moins manqué d’élévation, elle chante grand et joue petit.

A peine l’engagement de Mme Carvalho était-il connu, qu’une lettre de Mlle Nilsson paraissait dans les journaux. L’aimable et brillante Suédoise, rendant à l’ancienne directrice du Théâtre-Lyrique tous les hommages qui lui sont dus, déposait modestement à ses pieds le rôle de Marguerite dans l’opéra de M. Gounod. « Après vous, madame, et quand vous êtes là, en vérité, qui oserait jamais ? » Tel était en quatre mots le sens de cette lettre, d’ailleurs on ne peut plus courtoise et mesurée, et à laquelle au demeurant on ne saurait reprocher que d’avoir été publiée, car, s’il est des causes qui demandent à être portées devant le public, celle-là, par sa nature, appartenait au genre tout intime. D’ailleurs, pour peu que cette propagande épistolaire continue, il n’y aura plus moyen de s’y reconnaître. Nous ne sommes pas de ceux qui voudraient voir les administrations de théâtre militairement organisées comme à Saint-Pétersbourg, et, Dieu merci, nous ne regrettons point le régime du Fort-l’Évêque ; que penser pourtant de cette manie de porter au dehors des controverses qui, à l’exception d’un directeur et de sa pensionnaire, n’intéressent et ne regardent personne. Du moment qu’on s’était résolu à jouer cette partie de Faust, il convenait d’en bien calculer toutes les chances ; or, comme le succès est la première idée qui se présente en pareil cas, on s’est très judicieusement demandé ce que deviendrait ce succès, s’il fallait que le congé de Mlle Nilsson vînt l’interrompre au bout de six semaines. Mlle Nilsson créera donc Marguerite à l’Opéra ; puis, quand au mois de mai elle s’en ira pour ne revenir qu’en janvier, ce sera Mme Carvalho qui prendra le rôle. Ce métier d’étoile voyageuse a de tels avantages, qu’on peut aussi parfois en supporter les inconvéniens. Il faut bien songer à remplacer qui nous délaisse, et diviser un peu, sinon pour régner, du moins pour maintenir l’autorité d’une administration. Une deuxième étoile au ciel corrige l’autre, et personne ainsi ne fait la pluie et le beau temps.

Une illustre existence vient de disparaître sans que l’émotion dans Paris ait été bien grande. La mort de Rossini n’aura pas causé, la moitié seulement de l’impression qui suivit, on s’en souvient, la mort de Meyerbeer. C’est que Meyerbeer fut enlevé debout, en plein combat ; le coup qui le frappait tuait en même temps toute une postérité d’œuvres nées ou à naître, d’idées et de formes flottant dans les limbes de son cerveau infatigablement surexcité. Par là ce coup devenait vraiment un deuil public. La fin de Rossini n’a rien eu de ce prestige militant. L’auteur de Guillaume Tell avait, depuis quarante ans environ, renoncé à toutes les pompes du monde et du théâtre pour se confiner dans les relations et les jouissances domestiques. S’il écrivait encore, c’était en dehors du mouvement des esprits, et, comme Ingres composa ses derniers tableaux, en n’exposant plus. Aussi bien des gens pouvaient le croire mort, lorsque voici quelques semaines le bruit se répandit des atroces souffrances au milieu desquelles succombait ce génie jusque-là si favorisé de tous les dons. C’est un martyrologe en effet que l’histoire des derniers momens de cet homme pour qui le destin semblait n’avoir encore jamais eu que des couronnes et des sourires. Nous reviendrons sur cette grande existence, que nous avons déjà ici même à diverses reprises et une fois surtout bien longuement étudiée[1]. Laissons passer en attendant les petits racontages de circonstance, car aux jours où nous sommes la mort d’un homme de génie n’est guère plus que l’occasion d’une sorte de foire où l’on met à l’encan, comme les vieilles nippes de sa garde-robe, tout un solde d’anecdotes drolatiques et scandaleuses. Pour le pauvre Rossini, ce carnaval macabre n’a pas même attendu l’heure des funérailles. La fête musicale donnée à la Trinité n’était guère de nature à remonter le sérieux dans les âmes. On y jasait comme dans un salon du meilleur monde, les programmes circulaient de main en main avec un froissement de papier satiné on ne peut plus en harmonie avec le cérémonial liturgique, et les bravos se contenaient à peine lorsqu’est venu le duo de l’Alboni et de la Patti, une incomparable merveille d’exécution. Quant à l’illustre défunt, qui pourtant payait les violons, c’était dans cette foule de gens curieux et distraits à qui s’en soucierait le moins. On ne tournait le dos, on grimpait sur les chaises pour mieux voir. Et vraiment Rossini ne pouvait mieux faire que de mourir pour donner à cette aimable compagnie le divertissement d’une si édifiante matinée. Laissons à toutes ces misères le temps d’être oubliées, et parlons du Barbier de Séville et de Guillaume Tell. Le jour viendra bientôt peut-être où quand il sera question de Rossini on ne trouvera plus à citer que ces deux chefs-d’œuvre, deux dates entre lesquelles tout un monde de créations aura vécu, brillé, multiplié à l’infini et disparu sans retour. C’est contre ces réactions exagérées qu’il importe à la critique de s’élever. Du Rossini de Stendhal avec sa Pietra di paragone, sa Ceneventola, sa Gazza et même son Otello, tout n’est certes pas à conserver ; mais on aurait aussi par trop mauvaise grâce à vouloir aujourd’hui tout rejeter. Lui-même, dans la pleine conscience qu’il avait de sa force, n’hésitait pas à faire la part de l’oubli, et la faisait très large, tout en invoquant pour circonstance atténuante les mœurs du temps où il avait vécu, sa jeunesse et les conditions hâtives d’un travail obligé, car c’était le bon sens en personne que cet homme de génie, et tous ceux qui, s’évertuant à bien définir, à classer son œuvre, chercheront à fixer le trait original de cette physionomie trouveront comme nous que c’est grand dommage qu’il n’ait pas eu son Eckermann.


F. DE LAGENEVAIS.



ESSAIS ET NOTICES.
Les Arts au moyen âge et à l’époque de la renaissance, par Paul Lacroix (bibliophile Jacob). 1 vol. in-8o ; Didot.


De toutes les manières d’interroger le passé, une des plus attachantes est d’étudier les diverses manifestations de l’art qu’il nous a léguées. L’histoire des événemens politiques, des guerres, des invasions, ne nous enseigne que la vie extérieure d’un peuple ; l’histoire de l’art nous révèle sa vie intime, son âme. Les vieilles églises romanes, les cathédrales gothiques, nous en ont plus dit que les chroniques sur l’état d’esprit des hommes du moyen âge. Et ce n’est pas seulement dans ces monumens magnifiques, dans ces œuvres où se résument les forces vives de l’intelligence d’une nation, que l’on peut saisir sur le fait les pensées secrètes d’une société disparue. Les meubles, les poteries, les étoffes, les armes d’une époque, nous donnent sur les gens qui s’en servirent des renseignemens précis et inattendus. Cette histoire des arts éclaire l’histoire civile, et jusqu’à un certain point pourrait même servir à la reconstituer.

Pour être appréciée et aimée, il ne manque à l’archéologie que d’être mieux connue. On lui a fait une sorte de mauvaise réputation. Beaucoup de gens ne sont pas éloignés de la considérer comme une étude à la fois pédantesque et puérile. Il faut dire que ces jugemens sommaires sur une science qui a fait maintenant ses preuves trouvent de moins en moins de faveur. Pour remettre ces recherches attrayantes et utiles à leur vraie place dans l’estime des gens du monde, M. Paul Lacroix a pris le moyen plus sûr : il a consacré à l’histoire des arts en France, du IVe siècle aux abords du XVIIe, un livre dont le fond est sérieux et la lecture agréable. Dans une matière où la tentation d’étaler un peu trop d’érudition était peut-être naturelle, il a eu le bon esprit de ne nous donner que le suc de la science. Il a fait mieux, il s’en est surtout remis au crayon du soin de familiariser notre esprit avec les formes et le sens de l’art ancien. Cette éducation par les yeux est la meilleure. Il a du reste été servi par une exécution soignée et par des procédés de reproduction irréprochables. Cette remarque s’applique surtout aux planches, chromolithographiques dont l’ouvrage est orné.

Le livre de M. Lacroix nous introduit successivement dans un palais barbare, dans un château du XIIIe siècle, dans une élégante habitation de la renaissance. Il nous fait toucher du doigt les objets qui y furent contenus. Meubles, ustensiles, écrins, livres, tableaux, rien n’est oublié. Nous connaissons après cela les propriétaires, il suffit pour dégager le caractère des habitants de tirer les conclusions qui ressortent naturellement du milieu où ils vécurent. Si nous avions un reproche à faire à l’auteur, ce serait d’avoir un peu écourté ce qui concerne le moyen âge pour s’attacher à la renaissance. Sans doute l’art du XVIe siècle est né d’une inspiration sinon plus haute, du moins plus rapprochée de nos conceptions présentes que celui du XIIIe. Il est aussi représenté par des individualités plus saisissantes. Certainement un intérêt dramatique s’attache à la vie et aux œuvres des vaillans artistes qui, comme Lucca della Robbia, Bernard de Palissy, Benvenuto Cellini ou Guillaume de Marseille, le verrier du pape Jules II, portèrent jusqu’aux limites du grand art un métier d’artisan renouvelé par eux. Le livre de M. Lacroix gagne en chaleur et en animation quand il nous dépeint les efforts de ces fondateurs de plusieurs industries contemporaines. Peut-être cependant, pour réserver une place suffisante aux grands hommes de la renaissance, qui en eut tant dans tous les genres, a-t-il un peu parcimonieusement mesuré l’espace aux artistes anonymes des époques antérieures. Il y avait là tout un champ de recherches qui aurait dû l’attirer.


ALFRED ÉBELOT.


L. BULOZ.

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  1. Voyez la Revue des 1er et 15 mai 1854.