Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1873

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Chronique n° 999
30 novembre 1873


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre 1873.

La question est donc tranchée, autant qu’une question puisse être tranchée dans la condition présente des choses en France. La crise étrange, pénible, aiguë, dans laquelle on s’était fait un jeu d’engager un pays fatigué d’épreuves, cette crise s’est dénouée, non sans avoir provoqué bien des anxiétés, bien des contestations, mais en restant jusqu’au bout à l’abri des agitations et des pressions extérieures. Une circonstance qui aurait pu compliquer singulièrement la situation, qui n’aurait peut-être pas été sans péril, si elle eût été imprudemment divulguée à l’heure même, la présence de M. le comte de Chambord à Versailles ou dans les environs, n’a été connue, à peu près avouée du moins, que lorsque tout était fini, et cette visite furtive du prince sans couronne ressemble à une apparition mystérieuse, à demi romanesque et inutile au milieu de nos laborieuses réalités. Après trois mois perdus à poursuivre une royauté qui s’est évanouie au dernier moment, que M. le comte de Chambord ne pouvait plus espérer faire revivre même en venant à Versailles, trois semaines viennent d’être employées à nouer des combinaisons nouvelles, à chercher un moyen de concilier des regrets, des vœux, des prétentions qui ne sont pas toujours conciliables, et de tout cela que reste-t-il ? Quel est le dernier mot de tant d’efforts poursuivis publiquement ou dans le demi-jour des négociations parlementaires ?

Le dernier mot, il a été dit à Versailles dans la nuit du 19 au 20 novembre par ce vote qui consacre la présidence septennale de M. le maréchal de Mac-Mahon, sans réserves suspensives, sans conditions résolutoires, il est vrai, mais avec la garantie de la discussion prochaine des lois constitutionnelles. La veille encore, le maréchal de Mac-Mahon n’était que le délégué dépendant du pouvoir parlementaire, dénué de tout caractère propre, ayant comme chef du gouvernement une existence limitée à l’existence même de l’assemblée ; depuis la nuit du 19, il est le président de la république constitué pour sept ans, destiné à survivre à l’assemblée, investi d’un droit de permanence indiscutable dans la limite de sa durée. Ce n’est pas tout, la première conséquence du vote sur la septennalité a été la reconstitution d’un ministère qui a cessé évidemment d’être le ministère du 25 mai, qui n’est point non plus absolument à la vérité un ministère nouveau, mais qui ne serait rien et n’aurait même pas de raison d’être, s’il ne devait représenter jusqu’à un certain point l’esprit nouveau de cette situation nouvelle.

Ainsi un gouvernement établi dès ce moment pour sept années sous le titre de présidence de la république, un ministère composé des élémens divers de la majorité qui a consacré cette transformation du pouvoir, c’est là ce qu’on peut appeler la question résolue, la crise dénouée. C’est quelque chose, c’est beaucoup même si l’on veut, à la condition cependant qu’on ne se méprenne pas sur le caractère, la portée et les conditions nécessaires d’une création politique qui s’est dégagée presque à l’improviste de la confusion des partis et des opinions. Tout est là désormais.

À vrai dire, lorsque cette idée de la prorogation s’est produite, trois ou quatre politiques, trois ou quatre systèmes se sont trouvés aussitôt en présence dans la lutte qui s’ouvrait, qui venait offrir à tous les partis une occasion de se mesurer, de s’affirmer, d’avouer tout haut leurs vœux et leurs espérances. L’un de ces systèmes était l’appel au peuple qui a eu pour défenseur le plus habile représentant de l’empire, M. Rouher. Celui-là était pour ainsi dire en dehors du débat, il n’admettait la prorogation que par une sorte de déférence pour le maréchal de Mac-Mahon, pour deux ou trois ans tout au plus, le temps de laisser grandir son prince, — comprenant bien qu’une durée plus longue entraînait une diminution graduelle des chances de l’empire. L’appel au peuple ne comptait point assurément sur un succès ; il n’a pas moins rallié au-delà de 80 voix dans une assemblée certes peu favorable à l’empire. C’était plus que ne pouvaient espérer les promoteurs de cette idée, qui après avoir fait leur manifestation se sont en partie abstenus, en partie ralliés à la combinaison qui a définitivement triomphé. À côté de l’appel au peuple, le parti républicain, lui aussi, avait son système, qui était plus simple, d’une réalisation plus facile. Puisqu’on venait d’échouer dans une tentative de restauration monarchique, puisqu’on prétendait fonder une présidence, n’était-il pas tout naturel de commencer par proclamer définitivement la république ? C’est ce qu’ont soutenu avec talent M. Jules Simon, M, Jules Grévy. Le parti républicain était certainement assez logique, il avait seulement peu de chances de réussir dans une assemblée qui peut bien admettre la république de fait, telle qu’elle existe depuis trois ans, mais qui se déciderait difficilement à en arborer le principe. La proclamation définitive de la république n’a même pas été mise aux voix. La question, ramenée aux termes du possible, se resserrait donc entre les conditions et les formes diverses d’une prorogation également admise par toutes les fractions modérées de l’assemblée. C’est sur ce point précis et pratique que s’engageait le vrai débat au sein de la commission des quinze, de cette commission qui n’a point eu tout le succès que méritaient ses efforts.

De quoi s’agissait-il donc ? Il y avait deux propositions différentes, sinon absolument opposées : — l’une, celle de la majorité de la commission, admettant la prorogation réduite à cinq ans, subordonnant cette prolongation de pouvoirs aux lois constitutionnelles et ne la reconnaissant comme définitive qu’à partir du vote de ces lois, — l’autre, la proposition primitive du général Changarnier et de la minorité de la commission, donnant à la prorogation un caractère définitif dès ce moment, admettant le vote prochain des lois constitutionnelles sans en faire une condition. Qu’est-il arrivé ? Le jour où le grand débat s’est ouvert, la proposition de la majorité de la commission, habilement développée par M. Laboulaye, a disparu, c’est la minorité qui l’a emporté, c’est la minorité de la commission qui s’est trouvée être la majorité dans l’assemblée, et des considérations diverses ont dû contribuer à ce dénoûment. La plus grave de ces considérations a été sans doute l’intervention de M. le président de la république lui-même, qui ne parle pas beaucoup d’habitude, mais qui depuis un mois a multiplié les messages. Au premier instant, on a cru voir dans cette intervention un moyen d’enlever le vote, l’acte d’un dictateur imposant ses volontés, réclamant un pouvoir sans conditions et sans réserves. C’était une méprise évidente, comme il s’en produit souvent dans les assemblées livrées aux impressions soudaines. M. le maréchal de Mac-Mahon n’imposait rien ; il avait été interrogé, et il répondait : il disait que la prorogation pouvait être de sept ans, que dans tous les cas elle devait être indépendante de toute « condition suspensive, » de toute réservé résolutoire. C’était en un mot la septennalité décrétée en principe dès ce moment pour être régularisée, organisée aussitôt que possible par les lois constitutionnelles reconnues nécessaires. L’opinion de M. le président de la république n’avait rien de dictatorial, rien d’impératif, elle n’avait pas moins l’autorité du nom et de la situation de M. le maréchal de Mac-Mahon.

Tout a servi la prorogation pure et simple, même la manière dont elle a été combattue par certains orateurs, par les plus habiles. M. Jules Simon, M. Jules Grévy, ont certes déployé de l’éloquence, de la verve ; ils n’ont pas vu seulement qu’ils allaient contre leur but. Lorsque M. Jules Simon s’est évertué à prouver qu’on ne faisait rien, qu’on voulait tout simplement se donner du temps pour faire en sept ans ce qu’on n’avait pu faire en trois mois ou en trois ans, il ne s’est pas aperçu qu’il rassurait, qu’il justifiait d’avance ceux qui, sans l’avouer, se promettaient effectivement de se servir de la prorogation pour renouveler leurs tentatives ; ils craignaient de se lier pour trop longtemps. M. Jules Simon leur a prouvé qu’ils ne seraient pas liés du tout. M. Jules Grévy, de son côté, a visiblement froissé l’assemblée dans son orgueil, dans son autorité, en la mettant au défi, en lui refusant le droit de créer un pouvoir destiné à lui survivre. On croyait ébranler la majorité, on ne faisait que la raffermir et la fortifier en la piquant d’honneur, en donnant à toutes les fractions conservatrices une occasion ou un prétexte de se rallier. Puis enfin, qu’on tienne toujours compte de ceux qui subissent la pression des choses, l’influence naturelle du gouvernement, dès qu’ils se sentent placés entre une crise possible et une proposition qui, sans répondre à toutes leurs idées, leur donne une apparence de satisfaction. Ceux-là votent avec résignation pour éviter la crise, et c’est ainsi que, tout compte fait ; la prorogation pure et simple, telle qu’elle a été primitivement proposée par le général Changarnier, maintenue par la minorité de la commission, interprétée par M. le président de la république lui-même, et défendue au dernier moment par M. le duc de Broglie, a fini par rallier au scrutin non plus la modeste majorité de 15 ou 20 voix qu’on lui promettait à peine, mais une majorité de 68 voix. On a voté : la droite, moins quelques légitimistes extrêmes, le centre droit tout entier, quelques bonapartistes, quelques membres du centre gauche se sont rencontrés sous le même drapeau.

La question est seulement aujourd’hui de se fixer sur ce qu’on a voulu faire réellement, sur la signification de ce vote et de cette majorité. Il s’agit de savoir si ce pouvoir qu’on vient de créer sera organisé de façon à donner au pays la stabilité pour laquelle il a été fondé, ou s’il n’est qu’une combinaison de circonstance, un expédient imaginé dans un intérêt de parti, destiné à rester au service d’un intérêt de parti. C’est ici précisément que les contradictions les plus passionnées, les doutes les plus étranges, ont commencé à s’élever dès le lendemain de la grande bataille de la prorogation, et, à dire vrai, ces doutes ne seraient même pas possibles, si on avait voulu procéder plus simplement, si, au lieu de diviser ce qui était moralement et rationnellement indissoluble, la prorogation des pouvoirs et les lois constitutionnelles, on avait dès la première heure et d’un seul coup offert au pays cette double garantie de la présidence septennale e de l’organisation publique qui en est la condition nécessaire.

Ce qu’on n’a pas fait avant, il faut le faire après, et il n’y a plus même de choix désormais, tant la nécessité s’impose d’une façon irrésistible. Que les partis interprètent les événemens à leur manière et s’efforcent de tout ramener à la mesure de leurs illusions et de leurs espérances ou de leurs calculs, c’est leur rôle, c’est leur habitude. Les légitimistes en sont là aujourd’hui, ils ont quelque mélancolie et un certain dépit contre tout ce qui se passe, même contre ce vote de la prorogation, auquel la plupart d’entre eux ont contribué ! Évidemment les choses n’ont pas tourné comme ils l’entendaient, ils ont de l’amertume contre tout le monde, contre leurs alliés de la veille dans les projets de restauration monarchique aussi bien que contre leurs adversaires, et cette prorogation qu’ils ont accordée à M. le maréchal de Mac-Mahon n’est à leurs yeux, cela est bien clair, qu’un palliatif banal, un médiocre expédient. Ils l’ont cependant sanctionnée de leurs suffrages, cette prorogation, et ce serait maintenant se méprendre étrangement de croire qu’on n’a rien fait, qu’on peut chaque matin rentrer en campagne et tout remettre en doute. Chose étrange, les légitimistes ont été les premiers à invoquer la nécessité d’établir un régime définitif, et aujourd’hui ils n’ont d’autre souci que de prolonger le provisoire. Ils ont échoué dans leur tentative de restauration monarchique, et, puisqu’ils n’ont pas réussi à faire la monarchie, ils n’ont d’autre pensée que de supprimer jusqu’au nom de république. Ils viennent de concourir à la fondation d’une présidence septennale, et leur premier soin est d’empêcher qu’on ne croie à cette présidence, de revendiquer le droit de reprendre ou de continuer leurs entreprises. Le dépit et l’hallucination ne sont pas précisément de la politique.

Qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, les situations ont leur logique, les votes ont leurs conséquences. La prorogation est née de cette idée, qu’une certaine stabilité était nécessaire à la France. Si on a voulu faire une chose sérieuse, on doit désormais cette stabilité au pays avec les conditions qui peuvent la rendre possible. La première de ces conditions est le vote des lois constitutionnelles venant compléter le vote de la présidence septennale. Ces lois, elles deviennent une affaire de nécessité et de prévoyance pour le pays, pour l’assemblée, pour le gouvernement même qu’on vient de créer. Il faut bien en venir à un régime qui sera plus ou moins définitif, comme on le voudra, qui dans tous les cas sera un régime régulier. Aujourd’hui rien n’est régulier, tout est extraordinaire. Il y a un fait dont on ne paraît pas s’apercevoir beaucoup à Versailles. L’assemblée oublie qu’elle va bientôt être âgée de trois ans, et, s’il y a quelque chose d’étrange, d’anormal dans un pays, c’est cette existence indéfinie d’une assemblée unique qui est tout, qui résume tout, le gouvernement aussi bien que le pouvoir législatif, qui exerce le droit de grâce aussi bien que le droit de réviser des grades. Tant que la France se trouvait dans une situation exceptionnelle au lendemain de la guerre, tant qu’il y avait la paix à reconquérir, une formidable insurrection à dompter, le territoire à délivrer, l’ordre à rétablir partout, rien n’était plus simple. Maintenant ces épreuves sont passées, et il ne reste que ce phénomène d’une assemblée unique, omnipotente, phénomène absolument nouveau qui ne s’est pas reproduit depuis la convention, — on peut bien répéter le mot, puisqu’il a échappé l’autre jour à un membre de la majorité.

Qu’en résulte-t-il ? C’est que la moindre crise met tout en question et peut devenir aussitôt un péril pour la paix publique, c’est que tout prend un caractère exceptionnel : on vient de le voir par les derniers incidens qui se sont produits. On vient de passer près de trois semaines en délibérations, en négociations peut-être nécessaires, et pendant trois semaines l’existence même du pays s’est trouvée en quelque sorte suspendue ; il s’agissait tout simplement de savoir si la France aurait un gouvernement, sous quel régime elle se réveillerait le lendemain. On parle aujourd’hui d’une loi qui interdirait les élections partielles tant que la représentation d’un département ne serait pas réduite à un certain chiffre. Nous ne jugeons pas la mesure sous d’autres rapports, mais il est bien évident qu’il ne s’agit nullement ici d’un bon ou mauvais système d’élections ; c’est un acte d’omnipotence politique tout exceptionnel, uniquement inspiré par la pensée de maintenir l’intégrité actuelle de la majorité parlementaire. Une fois dans cette voie, on peut aller loin, même en croyant sauvegarder les intérêts conservateurs, et voilà pourquoi il faut en finir avec ce qui n’est après tout qu’un état absolument révolutionnaire. Voilà pourquoi le plus pressé aujourd’hui est de voter ces lois constitutionnelles, dont l’unique objet doit être de donner au pays une certaine organisation publique, de faire revivre la distinction et la pondération des pouvoirs, de substituer enfin un régime régulier à une situation exceptionnelle et passagère, comme les circonstances qui l’ont produite.

Ces lois, l’assemblée doit se hâter de les voter non-seulement par une prévoyance générale, mais encore dans l’intérêt même de la dignité du gouvernement qu’elle vient de fonder. On a donné une présidence de sept ans à M. le maréchal de Mac-Mahon, soit ; mais que veut-on que soit ce pouvoir sans des lois organiques qui en définissent et en précisent l’action ? Il est pour ainsi dire en l’air, dans le vide, sans prérogatives et sans droits reconnus ; il n’est aujourd’hui comme hier qu’un simple délégué, et rien n’est changé. Est-ce là ce qu’on veut ? C’est sans doute la pensée assez peu déguisée de ceux qui représentent déjà la septennalité comme une grande fiction ou comme un moyen dont ils entendent se servir pour recommencer le plus tôt possible leurs campagnes monarchiques ; mais ne voit-on pas que, sous prétexte d’honorer M. le maréchal de Mac-Mahon, on n’aurait réussi qu’à lui faire la plus cruelle injure en lui attribuant une sorte de rôle ridicule, aussi vulgaire que peu digne de lui ? Ainsi l’intègre soldat ne serait plus qu’un prête-nom complaisant, destiné à couvrir toutes les entreprises qu’on pourrait combiner et tenter contre lui aussi bien que contre la paix de la France ! Ce n’est point là certainement ce qu’ont pu vouloir ceux qui ont proposé sérieusement la prorogation. Ce n’est pas sans doute pour pratiquer cette politique équivoque et puérile que s’est reconstitué le ministère, d’où sont sortis M. Beulé et M. Batbie, de compagnie avec M. de la Bouillerie et M. Ernoul, où sont entrés d’un autre côté M. le duc Decazes, M. Depeyre, M. de Larcy, M. de Fourtou, qui était ministre de M. Thiers au 24 mai, qui sort des régions du centre droit avoisinant le plus le centre gauche.

L’enfantement de ce ministère semble, il est vrai, avoir été assez laborieux, et même en tenant compte des difficultés réelles de la situation, c’est peut-être un peu la faute de l’esprit qui règne à Versailles. On croit trop dans ces régions qu’on supplée à tout par de la finesse, de l’habileté et de la diplomatie ; la politique consiste trop dans l’art de rallier les hommes en combinant des convenances personnelles. La question après tout était on ne peut plus simple pour le moment ; un ministère sérieux aujourd’hui était, il nous semble, un ministère reconnaissant la nécessité de faire respecter la situation qui vient d’être créée, de la compléter par les lois constitutionnelles, d’organiser un régime régulier, d’inaugurer enfin une politique de trêve et de modération faite pour rallier tous les conservateurs des fractions moyennes de l’assemblée.

C’est sur ce terrain, dit-on, que M. le duc Decazes, destiné à prendre le ministère des affaires étrangères, aurait placé la question. Au premier instant, M. Beulé seul semblait devoir se retirer, cédant la place de ministre de l’intérieur à M. le duc de Broglie, qui reste toujours vice-président du conseil dans toutes les combinaisons. M. le duc Decazes aurait dit que, s’il s’agissait de remplacer un ministre par un ministre, ce n’était pas la peine, puisque la veille encore le cabinet tout entier avait obtenu un avantage assez marqué dans des interpellations relatives aux élections, que, s’il s’agissait d’inaugurer une situation nouvelle par un ministère nouveau, il fallait s’entendre sur les hommes, sur la politique. On s’est expliqué, on ne s’est pas entendu, et c’est ce qui a décidé la retraite de MM. Ernoul et de La Bouillerie, On peut donc dire que le caractère du cabinet résulte de son origine, des circonstances qui ont accompagné sa formation. Tel qu’il est, il représente assez fidèlement la situation et la majorité possible. Il donne timidement une main au centre gauche par M. de Fourtou, une autre main à la droite modérée par M. de Larcy et M. Depeyre, en s’appuyant fortement au centre droit par M. le duc de Broglie et M. le duc Decazes, en gardant aussi dans M. Magne un ministre des finances habile et conciliant. Quelle sera maintenant sa politique ? Le meilleur moyen pour le ministère, c’est de compter beaucoup moins sur des mesures répressives que sur l’autorité d’une modération sérieuse et franche. Il perdra ainsi des alliés à droite, il en retrouvera au centré gauche, et peu à peu se formera ainsi la seule majorité sur laquelle puisse s’appuyer un gouvernement à la fois libéral et conservateur.

C’est le moment où la saison politique recommence pour tout le monde, quoique pour tout le monde elle n’ait pas les mêmes rigueurs et ne soit pas chargée des mêmes nuages ; c’est la saison parlementaire par excellence. Il y a de cela trente ans tout au plus, combien y avait-il de parlemeus en Europe ? À part la vieille et indépendante Angleterre, dès longtemps façonnée au gouvernement représentatif, quelques pays à peine sur le continent avaient l’honneur et le bienfait des institutions libres, de la vie politique au grand jour. La France, par la propagande de ses idées, par son exemple, ne contribuait pas peu à populariser cette monarchie constitutionnelle dont elle a oublié de se réserver les durables et salutaires garanties pour se jeter dans des aventures nouvelles. Ce qu’elle n’a su garder pour elle jusqu’au bout, elle l’a donné aux autres. Maintenant il y a des parlemens partout, sauf en Russie, et partout ces parlemens viennent de s’ouvrir presque en même temps, à Vienne, à Berlin, à Rome. Le bruit des discussions publiques a remplacé le silence des régimes absolus, et c’est par le mouvement libre des opinions que se résolvent les plus graves problèmes de la politique, même en Autriche, dans la vieille Autriche de M. de Metternich,

D’ici à deux jours, le 2 décembre, il y aura vingt-cinq ans que l’empereur François-Joseph montait tout adolescent sur le trône de Marie-Thérèse, et depuis ce moment ce ne sont point certes les épreuves qui lui ont manqué. Que d’événemens accomplis dans ces vingt-cinq ans ! La Hongrie reconquise avec l’aide de la Russie, puis rendue à la liberté, presque à l’indépendance sous le sceptre impérial, les provinces italiennes perdues par la guerre, la maison de Habsbourg s’effaçant devant les Hohenzollern en Allemagne, c’est de tous ces événemens qu’est sortie l’Autriche nouvelle transformée par le malheur, par des crises terribles, successives, qui ont servi à éclairer tous les esprits, à commencer par l’esprit de l’empereur lui-même. Aujourd’hui François-Joseph est un souverain constitutionnel, et c’est en chef constitutionnel de son empire qu’il ouvrait récemment le Reichsrath, dont la réunion avait cette fois une importance particulière, puisque c’était le premier parlement né du nouveau régime électoral, du système de l’élection directe adopté l’an dernier. Sans doute dans ce nouveau Reichsrath, comme dans ceux qui l’ont précédé, ce sont toujours les mêmes complications constitutionnelles, résultant des revendications absolues des Tchèques, des réclamations plus modérées, mais persévérantes, des Polonais, de la lutte du libéralisme centraliste et de l’esprit fédéraliste et clérical. Le système de l’élection directe, en augmentant le nombre des membres du Reichsrath, n’a pas supprimé ces antagonismes, qui sont en quelque sorte l’essence de la monarchie autrichienne. Les Tchèques s’abstiennent plus que jamais ; ils sont plus embarrassans par leur absence qu’ils ne le seraient par leur présence. Les fédéralistes, qui ont pour chef un ancien président du conseil, le comte Hohenwarth, refusent d’admettre la constitution de 1867. Les cléricaux se débattent contre les lois qui tendent à fortifier l’autorité de l’état dans l’ordre religieux, ils rêvent la résurrection du concordat. Tous ces partis ont leurs représentans, et, sans compter les Tchèques, dont la place reste vide, l’opposition arrive à près de cent voix. Le ministère Auersperg, qui représente un libéralisme modéré, qui s’inspire de la constitution de 1867, ne garde pas moins une majorité assez considérable, que lui ont assurée les élections dernières et qui s’est déjà manifestée dans les premières discussions de l’adresse. La nouveauté de ce Reichsrath, c’est la présence de quelques démocrates ou socialistes qui font leur apparition dans les assemblées autrichiennes. Ils sont une dizaine. Vienne, à l’instar de Paris, s’est donné le luxe de nommer sept radicaux sur douze députés. Ils peuvent, en certaines circonstances, porter leur contingent à l’opposition, ils ne sont pas près de devenir un parti bien sérieux et bien menaçant. La politique intérieure de l’Autriche ou plutôt de la Gisleithanie reste telle que l’a faite le ministère du prince Auersperg, libérale sans doute, mais assez disposée aussi à s’accommoder de tempéramens que la situation si compliquée des états autrichiens rend toujours si nécessaires.

À Berlin aussi le parlement vient de s’ouvrir, et, comme le Reichsrath d’Autriche, le Landtag de Prusse est le produit d’élections toutes récentes, qui ont eu lieu il y a moins d’un mois. Naturellement ces élections n’ont pu modifier d’une manière sensible les conditions générales de la politique prussienne. Une majorité considérable reste acquise au gouvernement. Ceux qui ont perdu le plus dans la dernière lutte électorale sont les vieux conservateurs, qui sont restés fidèles à l’ancienne politique prussienne, et qui ont refusé de suivre M. de Bismarck dans toutes ses évolutions. Ils faisaient jusqu’ici une figure assez respectable dans les chambres, ils pouvaient se faire compter ; ils ne sont plus maintenant qu’un petit nombre, la plupart sont restés sur le champ de bataille électoral. La majorité d’aujourd’hui, majorité singulièrement grossie par le dernier scrutin, se compose surtout de nationaux-libéraux qui, depuis les grands changemens de fortune de l’Allemagne et de la Prusse, se sont ralliés à M. de Bismarck, et qui par le fait sont désormais plus nationaux que libéraux. Avec les progressistes, qui font en certains cas quelques réserves théoriques, mais qui en définitive marchent du même pas, au risque de faire le plus souvent bon marché de toutes les garanties libérales, ils forment le gros de l’armée dont se sert l’impérieux chancelier. L’opposition de son côté ne laisse pas d’avoir eu quelques succès dans les élections ; sans cesser d’être une elle rentre au parlement assez compacte, au nombre de plus de quatre-vingts membres catholiques ou protestans, ou particularistes, formant ce qu’on appelle le centre sous la direction d’un homme de talent et de ressources, l’ancien ministre du roi de Hanovre, M. Windthorst, et par une singularité de plus, c’est ce parti qui prend aujourd’hui le rôle libéral. C’est lui qui proteste contre la politique religieuse du ministère, qui plaide la cause de la presse, qui réclame l’extension du droit électoral. Dans ces conditions parlementaires renouvelées par les élections, mais qui n’ont assurément rien d’embarrassant pour le gouvernement, quelle est la signification du retour soudain de M. de Bismarck à la présidence du cabinet de Berlin ?

Il y a un an, M, de Bismarck se retirait en quelque sorte dans son rôle de chancelier de l’empire, laissant la place de chef du cabinet prussien au général de Roon. Aujourd’hui le général de Roon s’efface à son tour devant le chancelier, qui redevient président du ministère de Berlin, concentrant plus que jamais entre ses mains tous les fils des affaires prussiennes et allemandes. Le changement qui vient de s’accomplir à Berlin n’est-il que la réalisation d’une pensée conçue au moment où les affaires de la France pouvaient se compliquer par suite d’une restauration monarchique ? M. de Bismarck a-t-il été conduit à se préoccuper des symptômes de mécontentement, même des résistances qui se manifestent dans certaines parties de l’Allemagne en présence des projets ou des efforts qui tendent à compléter l’unification de l’empire ? Le chancelier a-t-il voulu être personnellement sur la brèche pour pousser à fond l’exécution des lois religieuses votées il y a quelques mois ? Il y a peut-être un peu de tout cela. Toujours est-il que les victorieux eux-mêmes, à ce qu’il paraît, ont leurs embarras. Le roi de Bavière n’aime pas les couleurs prussiennes et regimbe contre les coups de férule de Berlin. Le changement de règne qui vient d’avoir lieu en Saxe par suite de la mort du roi Jean semble avoir été le prétexte ou l’occasion de certains froissemens, et il y"a eu depuis peu, dit-on, des manifestations assez singulières dans l’armée saxonne, des officiers se seraient engagés à ne plus porter la croix de fer décernée par le roi de Prusse. D’un autre côté, si accoutumé qu’on soit à vaincre, et eût-on même, pour conduire ces sortes de guerres, l’appui des « nationaux-libéraux, » ce n’est peut-être pas toujours une besogne facile de batailler avec les chefs d’une église. M. de Bismarck, après avoir déclaré la guerre au pape, se constitue pape lui-même. Il fait des évêques a vieux-catholiques, » qu’il pourvoit de copieux bénéfices, et il est sur le point de déposer, peut-être de faire incarcérer, l’archevêque de Posen, l’évêque de Paderborn, sans parler de toutes les condamnations prononcées depuis quelque temps contre des ecclésiastiques de tout ordre. M. de Bismarck se pique décidément d’honneur dans cette guerre qu’il a entreprise ; sa politique a trouvé une sanction de plus dans les élections dernières, et il sera certainement soutenu par son parlement. C’est là l’intérêt de cette session nouvelle qui vient de s’ouvrir, et puisque M. de Bismarck n’aura plus à s’armer, à nouer des alliances contre la monarchie en France, il bataillera contre les évêques et les prêtres !

Cette malheureuse monarchie, un moment apparue à l’horizon, était devenue en vérité un fantôme pour bien des esprits en Europe. Le fan-tôme s’est évanoui, et s’il est un pays où, ce moment de trouble passé, la politique doive revenir à ses traditions naturelles, c’est l’Italie. Là aussi le parlement vient de s’ouvrir, et le discours par lequel le roi Victor-Emmanuel a inauguré la session nouvelle laisse percer ce sentiment légitime de satisfaction d’un souverain qui voit ses espérances comblées, qui, après être arrivé à ouvrir le parlement à Rome, n’a plus à demander pour son pays que le respect de son indépendance reconquise, un avenir garanti par la paix, par le développement de toutes les ressources nationales, L’ItaUe est trop pratique pour se jeter dans les vastes combinaisons et même dans les guerres religieuses où M, de Bismarck voudrait l’entraîner. Qu’y gagnerait-elle ? Elle irait au-devant de difficultés intérieures qui n’existent pas réellement pour elle. Elle compliquerait, elle aggraverait et elle finirait par compromettre sans motif une situation qu’elle s’est appliquée jusqu’ici à pallier par un esprit de libéralisme et de modération. Elle a bien assez à faire chez elle. La plus grave question faite pour l’occuper est celle de ses finances, dont le président du conseil, M. Minghetti, vient de résumer les conditions dans un savant et lumineux exposé qui complète le discours du roi, qui l’accentue même dans le sens pacifique.

Que le roi Victor-Emmanuel, qui ne parle dans sa harangue ni de la France, ni de l’Angleterre, ni de la Russie, ait cru devoir parler d’une façon particulière de l’Autriche et de l’Allemagne en rappelant le voyage qu’il a fait cet été à Vienne et à Berlin, ce n’est point assurément le signe d’une politique engagée dans des alliances compromettantes. L’Italie, quoi qu’on en dise, n’est pas plus liée aujourd’hui avec l’Allemagne qu’elle ne l’était il y a un an, ou, si l’on veut, elle est liée au même degré, c’est-à-dire que, si elle se sent menacée, elle est invinciblement portée à chercher des appuis ; si elle se sent respectée dans son existence nationale, elle va naturellement là où ses sympathies et ses intérêts l’appellent. C’est au nouveau ministre français des affaires étrangères de s’inspirer de cette situation, et de bien comprendre qu’il n’y a qu’à le vouloir pour que la France ait à Rome et en Italie la place privilégiée qu’elle doit avoir. Il paraît s’en être occupé dès les premiers momens, et, si M. Fournier ne doit pas revenir à Rome, il serait remplacé, dit-on, par un homme dont le nom serait certainement le gage des dispositions les plus franches, les plus sympathiques. Le nouveau représentant de la France à Rome serait notre ministre actuel à Washington, M. le marquis de Noailles, esprit libéral, éclairé, sympathique à toutes les causes généreuses, et fait pour bien servir la France en la faisant aimer, en donnant à notre diplomatie au-delà des Alpes le caractère de cordialité qui peut la rendre efficace.

Que devient cependant l’Espagne aujourd’hui ? Est-ce la dictature qui règne à Madrid ? La république représentée par le chef actuel du gouvernement, M. Castelar, a-t-elle l’air de se fonder ou fait-elle quelque progrès ? M. Castelar y met à coup sûr tout ce qu’il a de bonne volonté ; malheureusement ce qu’il a de pouvoir réel n’égale ni sa bonne volonté, ni son imagination, ni son talent d’orateur, et l’Espagne tourne dans le même cercle d’anarchie,’ayant à se débattre entre l’insurrection communiste, toujours maîtresse de Carthagène, et l’insurrection carliste, toujours maîtresse des provinces du nord. Ce qui se passe à Carthagène serait certes difficile à dire. Voilà des mois que cette ville populeuse et commerçante est au pouvoir d’un gouvernement révolutionnaire multiple, confus, où apparemment sous prétexte de liberté il y a un ancien marchand de nègres. On a envoyé des troupes pour réduire l’insurrection, on a fini par être obligé d’entreprendre un siège en règle par terre, en même temps que quelques navires bloquent le port du côté de la mer. Jusqu’ici tout a été inutile, et maintenant il faut en venir à un bombardement qui a déjà commencé. — Ce qui se passe dans les provinces du nord n’est guère plus favorable. On a expédié, il y a quelque temps, de Madrid un nouveau chef militaire, le général Moriones, qui allait sans plus tarder en finir avec les carlistes. Moriones est arrivé, il a mis d’abord une prudente lenteur à s’organiser, puis il a fini par livrer bataille, et il a remporté une grande victoire, au dire des bulletins officiels ; malheureusement le lendemain il était réduit à battre en retraite, il n’a plus recommencé depuis, et par le fait les carlistes restent maîtres de ces provinces du nord, sauf les villes, dont les plus importantes sont bloquées. Toute communication est à peu près coupée avec Pampelune, Tolosa, Saint-Sébastien. Le quartier-général du prétendant est à Estella, d’où l’on ne peut le déloger.

Comme si ce n’était pas assez cependant, voilà une complication de plus et non la moins grave, une complication extérieure. Un navire espagnol a eu le malheur de prendre aux Antilles, dans les eaux de la Jamaïque, un bâtiment, le Virginius, naviguant sous le pavillon américain et accusé d’aller porter du secours à l’insurrection cubaine. Le bâtiment, pris comme corsaire, a été conduit à Santiago de Cuba, où le gouvernement militaire, après ou sans jugement, a fait fusiller une cinquantaine de personnes, parmi lesquelles étaient le général américain Ryan, de New— York, un fils de Cespedes, le chef principal de l’insurrection cubaine. Un cri d’indignation s’est immédiatement élevé aux États-Unis, on ne parlait de rien moins que de se jeter de vive force sur l'île de Cuba. Dans tous les cas, le ministre américain à Madrid, le général Sickles, a reçu l'ordre de demander les réparations les plus éclatantes; mais ce n'est pas tout : il s'est trouvé que parmi les personnes fusillées à Santiago de Cuba il y avait quelques Anglais, et voilà l'Angleterre de son côté nécessairement obligée de prendre l'Espagne à partie. Que peut le gouvernement de Madrid? S'il subit la nécessité inexorable, s'il donne les satisfactions qu'on lui demande, il est exposé à voir le patriotisme espagnol se soulever contre lui ; s'il refuse, s'il fait bonne contenance, ce serait donc la guerre avec les États-Unis? De toute façon, c'est probablement la perte définitive de l'île de Cuba, que l'Espagne dispute depuis quelques années à une insurrection qu'elle ne peut parvenir à réduire. Voilà "donc où en est pour le moment l'Espagne : la guerre civile ravageant les provinces du continent, l'île de Cuba plus que jamais compromise. C'est le triste fruit de l'anarchie et des révolutions qui épuisent ce généreux et malheureux pays.

ch. de mazade.


THEATRES.

Gymnase. — Monsieur Alphonse, pièce en trois actes de M. Alexandre Dumas.

À mesure que les vrais talens se font rares, ceux qui nous restent nous deviennent plus chers : leurs erreurs ou leurs défaillances nous attristent davantage, leurs triomphes nous touchent de plus près. Lorsqu'on vit M. Alexandre Dumas se fourvoyer dans une route où il était décidément impossible de le suivre, s'enfoncer dans les brouillards d'une métaphysique obscure et bizarre, on pouvait s'inquiéter sérieusement de cette fâcheuse aberration qui menaçait de faire perdre à la scène française une de ses gloires. Le retour soudain que M. Alexandre Dumas vient de faire sur lui-même est un signe de force, une promesse d'avenir : il a retrouvé sa voie et obtenu un succès des plus francs et des plus mérités avec une pièce simple, émouvante, saine, honnête, qui possède la qualité la plus essentielle de toute œuvre dramatique, la vie. Averti par la froideur que gardait le public chaque fois qu'il le convoquait au prêche, M. Dumas, sans renoncer précisément à ses visées de moraliste, a compris que le seul moyen de se faire écouter était d'incarner ses idées dans des personnages vivans, de les faire jaillir du choc des caractères, du conflit des passions et des lois, de les imposer non par des déclamations, mais par cet argument qui appartient en propre à l'art dramatique, — la terreur et la pitié. Il s'est recueilli, il est redevenu l'observateur fin et pénétrant des côtés pratiques de la vie qui entre dans le vif des mœurs de son temps, sondant les plaies et mettant à nu les faiblesses de l'organisation sociale par l'éloquence des faits et la logique des situations. Dans la pièce nouvelle, il s'agit toujours un peu, à la vérité, de la révision du code civil, mais la thèse s'efface pour laisser toute la place à la langue de feu que parle la passion et aux généreuses émotions du cœur. Ce n'est pas à dire qu'on ne puisse discuter la supposition sur laquelle repose la pièce; mais, ce point de départ une fois accepté, — et le spectateur n'a pas le temps d'y réfléchir, — les péripéties se développent d'une manière naturelle et pour ainsi dire spontanée jusqu'au dénoûment, provoquant tour à tour le rire et les larmes.

Voici, en quelques mots, le sujet de ce drame. Raymonde , la jeune femme du commandant de Montaiglin, avait été, avant son mariage, la victime d'un lâche séducteur; elle a caché à son mari l'existence d'une fille qu'elle fait élever chez des paysans et qu'elle aime tendrement. Son mari l'adore , et depuis deux ans elle cherche à le dédommager de sa supercherie par un dévoûment sans bornes, quand l'amant reparaît. Octave a surveillé de loin l'éducation de la jeune Adrienne, qui ne le connaît que sous le nom de Monsieur Alphonse; il est sur le point d'épouser une veuve riche, plus âgée que lui, ancienne servante d'auberge, dont il... escompte les bonnes grâces. Cependant il craint de lui avouer qu'il a un enfant ; il se souvient alors que le commandant a été l'ami intime de son père, et il imagine de lui confier sa fille. C'est là peut-être le côté faible de l'intrigue : le plan d'Octave est trop plein de dangers pour paraître habile et logique. Quoi qu'il en soit, le commandant, après avoir sermonné son jeune ami, accepte, et sa prompte décision fait taire les scrupules de Raymonde. La jeune fille n'est pas loin, Octave l'amène, elle se jette dans les bras de sa mère; elle est déjà prudente et discrète, elle saura cacher sa joie devant son père adoptif. D'ailleurs le commandant va réprendre la mer, il ne s'apercevra de rien. Il est déjà si charmé d' Adrienne qu'il dit à Octave : « Tu sais, si tu en as une autre comme ça, tu peux l'amener! » Par malheur, M""« Guichard est jalouse de son amant; elle l'a suivi, a vu Octave avec sa fille, et lui arrache l'aveu de son péché de jeunesse; elle finit par lui pardonner et lui offre d'adopter son enfant, qui n'a plus de mère. Octave le lui jure. Ce dernier ne sait quelles raisons lui donner pour refuser cette proposition; mais Raymonde ne veut plus se séparer de sa fille. Elle s'efforce de convaincre M. de Montaiglin qu'on ne peut confier Adrienne à une femme sans éducation ; elle s'échauffe à mesure qu'elle plaide sa cause, elle s'emporte contre Octave : tout à coup elle rencontre le regard de son mari, et elle comprend qu'elle s'est trahie. Brisée par la douleur, elle tombe à genoux. Le commandant, un instant ébloui par la terrible lumière qui s’est faite, se retrouve lui-même ; il prend son parti, et il pardonne sans phrases. Il ne sera pas généreux à demi ; Monsieur Alphonse ayant refusé de reconnaître sa fille, M. de Montaiglin s’en déclare le père et force Octave de signer l’acte de reconnaissance comme témoin, en dédaignant la réparation qu’Octave croit devoir lui offrir. Tout n’est pas fini cependant. Mme  Guichard, cédant à une inspiration de son cœur, est allée de son côté à la mairie reconnaître Adrienne comme sa fille, afin de couper court au débat qui s’est élevé. Lorsqu’elle apprend ce qui s’est passé pendant son absence, elle conçoit des soupçons, et une épreuve qu’elle fait subir à Mme  de Montaiglin lui révèle le douloureux secret de la mère d’Adrienne. Cette dernière découverte la fixe définitivement sur le caractère de son amant, et Monsieur Alphonse est chassé avec mépris. Le commandant ira faire un séjour aux colonies avec sa femme et sa fille.

Tous les personnages de cette pièce sont étudiés sur le vif et rendus avec une étonnante vérité. Les artistes qui les représentent ont leur bonne part dans le succès obtenu : ils se sont montrés à la hauteur de leur tâche. Il fallait de la part d’un débutant (M. Achard) quelque courage pour affronter le rôle ingrat de Monsieur Alphonse, car le spectateur ne peut se défendre d’un certain malaise en présence de ce personnage douteux. Les gauloiseries de la veuve choqueront peut-être les délicats ; on peut l’excuser en lui disant avec Voltaire : Répandez sur vos adversaires le sel dont il a plu à Dieu de favoriser votre conversation.
R.

ESSAIS ET NOTICES.

LES ORIGINES ET LE CARACTÈRE DE L’ANTRUSTIONAT.

La Trustis et l’antrustion royal sous les deux premières races, par Maximin Deloche, membre de l’Institut ; Paris, Imprimerie nationale, 1873.

Depuis tantôt trois siècles, l’histoire de nos origines nationales sous les deux dynasties franques a été l’objet de très nombreux travaux. Au moyen âge, les traditions fabuleuses qui se rattachent au berceau de tous les peuples avaient obscurci les premiers temps de la monarchie française, et, par une étrange bizarrerie, aucune de ces traditions ne rappelait la Gaule, Rome ou la Germanie. Les unes remontaient à la Bible et aux fils de Japhet, les autres à l’Iliade et aux migrations troyennes. Frédégaire, dans sa Chronique, donne pour aïeux directs aux Mérovingiens Francus ou Francion, prétendu fils de Priam ; Dagobert s’honore de descendre du noble sang des Troyens. Charles le Chauve invoque la même généalogie ; la fable s’impose jusqu’au xvie siècle. Enfin en 1557 un jésuite, le père Lacarry, proteste pour la première fois contre ce mensonge historique dans un livre aussi bizarre que savant, intitulé Discours non plus mélancolique que de diverses choses qui appartiennent à notre France. Dès ce moment, l’érudition entre dans la voie des recherches positives. Claude Fauchet, Pithou, Étienne Pasquier, commencent à débrouiller le chaos des invasions franques, à chercher aux Mérovingiens d’autres aïeux que le petit-fils de Laomédon. Du Cange et Baluze éclairent à leur tour d’une vive lumière ce côté jusqu’alors ténébreux de nos annales. Montesquieu, Mably, Dubos, Boulainvilliers, l’abbé de Gourcy au xviiie siècle, et de notre temps même MM. Guérard, Naudet, de Pétigny, Pardessus, Lehuërou, Augustin Thierry, Fauriel, Guizot, ont abordé par l’ensemble ou le détail les questions qui se rattachent à l’établissement des peuplades germaniques dans la Gaule, à la condition des terres et des personnes, au gouvernement, aux institutions publiques, sous les dynasties mérovingienne et carlovingienne.

L’Allemagne s’est montrée, à l’égard de cette période historique, plus curieuse encore que la France, parce qu’elle lui rappelait des idées de conquête, et il n’est pas au-delà du Rhin une seule université qui n’ait produit quelques thèses et quelques volumes sur Frédegonde ou Brunehaut, Gondovald ou Charles de Lorraine. Les dissertations sur les maires du palais formeraient à elles seules une petite bibliothèque. MM. Pertz, Luden, Waitz, Bonnell, Zinkeisen, Schoene, Leo, Zoepft, bien d’autres encore, se sont livrés au sujet de ces personnages aux plus patientes recherches ; mais sur ce point, comme sur la plupart de ceux qui se rapportent à la société gallo-franque, la lumière est loin d’être faite. Il n’est pas un seul docteur allemand qui soit d’accord avec ses collègues, et chez nous les avis ne sont pas moins partagés. Chateaubriand voit dans les maires des chefs librement élus par leurs compagnons ; Lehuërou assimile leurs fonctions à celles du curopalate de l’empire byzantin ; Sismondi prétend qu’il y en avait deux auprès du même roi investis chacun d’attributions différentes, et tandis que les uns les regardent comme les agens de l’aristocratie franque, et attribuent leur élévation à cette aristocratie, d’autres cherchent le point de départ de leur fortune dans les relations adultères qui unissaient Landry à Frédégonde, et Protadius à Brunehaut. Les mêmes divergences d’opinion se produisent au sujet de la succession royale sous les Mérovingiens. Les uns veulent que la couronne ait été élective, d’autres, comme Vertot, Fauchet et Bignon, qu’elle ait été élective héréditaire ; d’autres enfin, comme Foncemagne, prétendent qu’elle était purement successive. S’agit-il de l’organisation judiciaire, nous nous trouvons en présence des mêmes incertitudes et de la même obscurité. Quels étaient ces rachimbourgs, ces scabins, ces sagibarons, ces boni homines, qui assistaient aux plaids locaux, ces proceres ou optimales, qui jugeaient dans la cour du roi les causes politiques et celles où se trouvaient engagés les évêques et les personnes de haut rang ? Les textes anciens ne le disent pas, ils se bornent à les mentionner, et quand on cherche dans les livres modernes des explications claires et précises, on n’y trouve le plus souvent que des indications vagues et contradictoires, car les ténèbres qui couvrent ces temps si loin de nous ont permis à toutes les hypothèses de se produire.

Il n’est pas sous les deux premières races une seule institution, une seule fonction administrative, une seule condition sociale qui n’ait donné lieu à quelque controverse. La truste royale et le titre d’antrustion ont particulièrement soulevé de vives polémiques, et provoqué de nombreux dissentimens entre les érudits, en France aussi bien qu’en Allemagne. M. Deloche, dans un livre qu’il vient de publier, a entrepris de résoudre la question, et tout en faisant quelques réserves sur un très petit nombre d’ailleurs des interprétations nouvelles qu’il propose, nous devons lui rendre cette justice, qu’il a porté dans ses recherches une rare sagacité, et procédé avec une rigueur mathématique que l’on cherche trop souvent en vain dans les travaux d’histoire.

Que faut-il entendre au juste, se demande d’abord M. Deloche, par ce mot trustis, qui tient une si grande place dans les textes de la période franque ? quel est le sens que lui ont attribué les écrivains modernes ? Ici nous nous trouvons en présence des contradictions que nous avons signalées. Canciani, Garnier, Guérard, Grimm, Waitz, donnent chacun à l’institution de la trustis un caractère différent, mais toujours un caractère unique. M. Deloche analyse leurs systèmes ; il établit d’une manière péremptoire que parmi ces systèmes il n’en est aucun qui reçoive des textes une pleine et entière confirmation, et l’explication qu’il propose nous paraît très concluante. La trustis, dit-il, n’était rien autre chose que le compagnonnage guerrier, et l’antrustion le compagnon volontaire des rois francs. C’était là le sens général de ces deux mots ; mais ce sens subit, suivant les textes, quelques modifications : il exprime tantôt l’assistance que les Francs juraient au roi, et non, comme on l’a quelquefois prétendu, la protection que le roi accordait aux Francs, — tantôt la condition, l’état social et politique de ceux qui avaient promis cette assistance, — tantôt enfin il s’applique à l’ensemble des individus liés par leur serment envers le prince. « Ces modes d’emploi différens d’un même terme, dit M. Deloche, ont un lien commun : l’idée de l’assistance armée et du devoûment personnel promis au roi, et je dois faire remarquer qu’ils ne se présentent pas dans un ordre chronologique et comme ayant été successivement usités, chacun à l’exclusion des deux autres pendant le temps de sa durée ; ils ont au contraire existé simultanément, comme le prouvent les dates des documens cités. »

Après avoir très nettement indiqué ce qu’était la truste. M, Deloche démonte, pour ainsi dire, pièce à pièce tous les rouages de cette institution. Il montre d’abord, contrairement à l’opinion de M. Guérard, que les femmes n’étaient point admises à l’antrustionat, par la raison bien simple qu’il leur était impossible de remplir un rôle essentiellement militaire ; les hommes libres de race franque en ont seuls fait partie dans les premiers temps de la conquête, et ce n’est que sous les derniers successeurs de Clovis qu’on y voit figurer à côté d’eux des Gallo-Romains.

Quand un guerrier franc voulait obtenir le titre d’antrustion, il faisait demander, pour lui et pour sa clientèle militaire, une audience au comte du palais ou au roi lui-même. L’audience obtenue, il se présentait avec ses hommes devant le prince et lui jurait pour lui et pour les siens aide et fidélité. L’admission prononcée, il en était dressé procès-verbal, et le récipiendaire en recevait une copie. À dater de ce moment, les nouveaux antrustions appartenaient aux rangs les plus élevés de la société franque. Les uns étaient investis des fonctions de duc ou de comte ; les autres recevaient des terres à titre de bénéfices, ou à défaut de terres des présens qui consistaient en armes, en chevaux, en argent monnayé, ce qui était de tout point conforme aux coutumes nationales des Germains.

Outre les prérogatives générales qu’il partageait avec tous les hommes libres ayant droit de cité, l’antrustion jouissait, en vertu de son titre, de privilèges spéciaux. Sa vie, dans les compositions pénales, était évaluée au triple de celle d’un Franc de condition ordinaire, soit 600 sols lorsqu’il était victime d’un meurtre simple, et 1800 sols quand le meurtre était accompagné de circonstances aggravantes. Il occupait les premières places, probablement la première après les dignitaires de l’église, dans les cérémonies publiques, les plaids royaux, ainsi qu’à la table du roi ; mais, contrairement à ce qu’affirment Montesquieu, Guérard et Pardessus, M. Deloche ne pense pas qu’il ait eu le privilège de ne pouvoir être actionné que devant le tribunal du roi : il était, comme tous les hommes libres, justiciable des plaids locaux présidés par le comte ou le centenier, et ne tombait comme eux sous le coup de la juridiction royale que dans le cas où il refusait de comparaître, après sept assignations, devant les juges ordinaires, ou qu’il cherchait à se dérober par la fuite à l’action des lois.

De même qu’il participait à toutes les prérogatives des hommes libres ayant droit de cité, de même l’antrustion était soumis à tous leurs devoirs ; il avait en outre des obligations spéciales qui l’enchaînaient pour ainsi dire à la personne et à la destinée du prince. Il lui devait un dévoûment absolu et l’assistance de son bras en tous lieux, envers et contre tous, c’est-à-dire non-seulement à l’armée, devant l’ennemi, mais aussi en temps de paix contre ses ennemis privés ; il était tenu de se faire au besoin l’instrument de ses vengeances particulières, et l’accomplissement de ce devoir barbare est peut-être entré pour une bonne part dans les meurtres sans nombre qui ont souillé les Mérovingiens. Lorsqu’il manquait à ses engagemens, il était privé de son titre, et chacune des causes de sa déchéance répondait à l’une de ses obligations. Ces causes étaient : la trahison envers le souverain, — l'antrustionat contracté sans autorisation avec un autre prince, — la désertion ou le refus de répondre au ban de guerre, — la défense insuffisante de la personne royale en présence d’un danger imminent, — un acte de lâcheté sur le champ de bataille, — l’abandon de la cause du roi dans ses querelles privées. L’antrustionat, étant un engagement conditionnel et d’homme à homme, pouvait cesser du consentement des deux parties, et dans tous les cas il finissait avec la vie du prince vis-à-vis duquel il avait été contracté ; on ne peut donc l’assimiler à la noblesse, prise dans le sens moderne que nous y attachons, car il était purement personnel, résiliable et viager ; il n’appartenait pas, comme plus tard le titre de comte ou de baron, à des familles investies de prérogatives publiques, exclusives et héréditaires, et M. Deloche dit avec raison que, si on voulait admettre sous les Mérovingiens l’existence d’une sorte de noblesse, il faudrait la chercher dans une qualité immuable, non concessible, transmissible par la naissance, c’est-à-dire dans la qualité d’homme de race franque ou de barbare salien, formant une caste supérieure en droit et en fait au reste de la population, ayant des avantages et des immunités par la seule vertu de l’origine, à l’exclusion des individus d’origine différente.

La truste est mentionnée pour la dernière fois en 877 dans le deuxième capitulaire de Quierzy ; le nom d’antrustion disparaît vers le même temps. Les liens qui unissaient les hommes libres au roi se relâchant de plus en plus sous les derniers Carlovingiens, le vieux compagnonnage germain disparaît devant le régime du vasselage, et vers la fin du xe siècle le vasselage se transforme à son tour dans le système féodal, qui triomphe définitivement avec l’avénement de la dynastie capétienne.

On le voit par les détails qui précèdent, et qui sont loin d’ailleurs de reproduire tous les faits du livre que nous signalons aux amis de la saine et forte érudition, M. Deloche a exposé avec une grande sûreté de critique les origines et le caractère de l’antrustionat. Il convient d’ajouter que son travail, tout en embrassant dans l’ensemble l’histoire de cette institution, ne s’y enferme pas, et qu’il touche en passant à quelques-unes des questions les plus intéressantes de la période franque. Nous citerons entre autres les passages relatifs à la condition des personnes aux divers degrés de la hiérarchie sociale. C’est comme un long défilé de Gallo-Romains et de barbares où se mêlent toutes les grandeurs et toutes les misères des vainqueurs et des vaincus, les convives du roi et les antrustions, les comtes, les centeniers et les dizainiers, les recteurs et les grands du palais, les fidèles du roi, les serfs de la glèbe, les ingénus, les lides et une foule d’autres personnages, grands ou petits, désignés sous des noms latins dont il est souvent impossible de reproduire le sens historique par des équivalens français, tels par exemple que les proceres, les potentes, les primates, les primarii, les primores, les priores, les seniores, les aulicolæ, les pueri regis, les puellæ in verbo regis, etc. Sans arriver toujours à des interprétations décisives, M. Deloche donne sur ces] divers ordres de personnages des renseignemens nouveaux, et ce n’est pas l’un des côtés les moins curieux de son livre. Il éclaire également avec sagacité l’histoire des origines et des attributions de la royauté barbare inaugurée par Clovis sur la terre gauloise.

Cette royauté se rattache directement au compagnonnage germain ; elle a par cela même, dans sa forme primitive, le caractère du patronage bien plus que celui de la souveraineté, et elle préside plutôt qu’elle ne gouverne une société d’hommes libres qui sont presque ses égaux ; mais dès les premiers temps de la conquête la population romaine, qui se rallie autour d’elle avec ses habitudes hiérarchiques et administratives, le clergé qui la conseille et qui veut organiser la société civile sur le modèle de la société religieuse en lui donnant pour base le principe d’autorité, poussent la royauté vers le pouvoir unitaire et absolu. Elle se trouve ainsi entraînée par deux courans opposés, au gré desquels elle flotte au hasard. Lorsqu’elle penche vers le despotisme romain, elle trouve devant elle ses leudes et ses fidèles, qui ont toujours le droit de la désavouer, de se placer dans la recommandation d’un autre prince, et de la combattre, si la fantaisie leur en prend. Ne pouvant imposer aux hommes de sa race l’obéissance par le droit, elle achète leur concours par des bienfaits ; elle leur donne des terres, à titre viager d’abord, et plus tard à titre héréditaire, et c’est là une cause irrémédiable d’affaiblissement, car la royauté crée autour d’elle, par les aliénations territoriales, une classe de guerriers propriétaires, qui cherchent et qui trouvent un nouveau point d’appui pour leur indépendance dans la possession du sol : quand elle essaie de transformer le patronage en souveraineté effective, les forces anarchiques de la société se liguent contre elle et l’écrasent, et malgré l’effort d’organisation gouvernementale qu’elle tente dès les premiers jours de la conquête, elle est à peine debout qu’elle penche déjà vers la ruine. La royauté franque est du reste l’image fidèle et vivante de la société au milieu de laquelle elle s’est développée. Cette société, suivant le mot d’un écrivain du vie siècle, était un chaos où Dieu broyait les peuples pour les rajeunir ; mais déjà de ce chaos se dégageaient quelques-uns des élémens du monde moderne, et l’anarchie franque n’est que la préface des temps féodaux et de la monarchie capétienne. Le vassal carlovingien, qui succède aux leudes et aux antrustions, devient le baron du moyen âge. Les princes francs, en faisant revivre les traditions de la Rome impériale, en combattant les libertés publiques, en s’alliant avec l’église, lèguent à Hugues Capet et à ses successeurs la notion du despotisme, car déjà aux yeux des petits-fils de Clovis le pouvoir royal était ce qu’il fut pour Louis XIV, non plus une délégation des peuples, mais un don du ciel, un privilège immense et inviolable qui absorbait tous les droits, élevait le souverain au-dessus des autres hommes et en faisait comme l’image de la Divinité sur la terre.

M. Deloche, en bien des pages de son remarquable livre, mentionne les travaux des Allemands ; il les discute toujours avec impartialité, les réfute au besoin et les cite quelquefois avec éloge. Quant à nous, sans chercher le moins du monde à contester leur mérite, nous nous sommes demandé plus d’une fois si nos voisins d’outre-Rhin ont bien réellement sur nous, dans les choses de l’érudition, la supériorité que certains esprits se plaisent à leur attribuer. Il y aurait là le sujet d’une curieuse étude, et nous pensons, en laissant de côté tout amour-propre national, que la comparaison ne serait pas à notre désavantage. L’Allemagne en effet, parmi les publications d’ailleurs fort remarquables de ses académies et de ses sociétés savantes, compte-t-elle des collections qu’elle puisse opposer à cette immense encyclopédie, où elle n’a cessé de puiser depuis cent cinquante ans et qu’on appelle les Mémoires de l’Académie des Inscriptions ? En fait de recherches patientes et profondes, a-t-elle fait mieux que l’Histoire littéraire de la France, les préfaces des Ordonnances, ou celles du recueil de dom Bouquet ? Elle a de savans éditeurs de textes mérovingiens et carlovingiens, mais Baluze les a précédés de près de deux siècles ! Elle a de très remarquables lexicographes, mais nous avons Du Cange, et lui seul nous suffirait contre tous ; elle a d’éminens orientalistes, mais nous avons Champollion, Sacy et Eugène Burnouf ; elle a de savans annalistes ecclésiastiques, mais nous avons Mabillon, Lecointe, Martene, Fleury, Labbe, d’Achéry, Claude de Vert, et toute l’école des bénédictins ; elle a sans aucun doute réalisé depuis un siècle de grands progrès dans les diverses branches des études historiques, mais elle n’est venue qu’après nous dans les voies que nous lui avions ouvertes, et s’il fallait établir un parallèle pour notre temps même et dans la spécialité des travaux dont nous nous occupons ici, nous pourrions en toute confiance opposer à la science germanique des Merkel, des Grimm, des Gaupp, des Eichhorn, et même de MM. Roth et Georg Waitz, les proceres de l’érudition transrhénane, la science gauloise des Naudet, des Guérard, des Pétigny, des Lehuërou, des Pardessus, des de Rozière, en ajoutant à ces noms celui de M. Deloche, qui comptera désormais aux premiers rangs des autorités de la critique historique contemporaine.
Charles Louandre.