Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1875

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Chronique n° 1047
30 novembre 1875


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



30 novembre 1875.

L’assemblée est décidément en train de songer à ses dernières dispositions. Tant qu’elle n’a vu que de loin cette inévitable fin dont elle restait toujours libre de fixer ou de retarder l’heure, elle s’est défendue des découragemens et des défaillances, elle a gardé la fermeté d’un pouvoir qui se sent nécessaire. Maintenant que ses momens sont comptés, elle ne voit pas sans un certain malaise ou sans une certaine mélancolie cette date fatale qui semble encore la troubler quand on la lui montre trop brusquement, qu’elle est bien néanmoins obligée de subir. Elle achève de vivre au milieu de la fatigue, des impatiences et des préoccupations qui l’envahissent, qui se font sentir dans tout ce qu’elle fait. L’assemblée, il est vrai, s’est tracé un ordre du jour qui ne laisserait pas de remplir quelques semaines, si elle persistait à discuter et à voter tout ce qu’elle a devant elle, la loi sur la presse, la loi sur l’administration de l’armée, les conventions relatives à la réforme judiciaire en Égypte, les concessions de chemins de fer ; mais peut-elle se promettre d’épuiser cet ordre du jour dans les conditions extrêmes où elle se trouve ? Ce sera déjà beaucoup si après la loi électorale elle parvient à compléter son testament par le vote de la loi sur la presse et par la nomination des 75 sénateurs inamovibles qu’elle s’est réservé le droit de léguer à la future haute chambre. La vérité est qu’obstinée à mourir comme elle a vécu, elle porte jusque dans ses derniers travaux l’esprit de parti, d’incohérence et de division qui a trop souvent fait son impuissance.

Qu’en sera-t-il de cette loi sur la presse que le gouvernement a proposée, que la commission s’occupe à remanier et à transformer ? Évidemment on est dans une confusion complète, on ne s’entend pas même sur les mots ; à force de subtilité et d’interprétations, on en vient à remettre en question l’organisation constitutionnelle, sous prétexte de batailler sur le principe du gouvernement. Ce que le ministère veut, la commission ne le veut pas, et il n’est point impossible que la loi ne reste en chemin, que tout ne finisse par un vote qui laissera les choses telles qu’elles sont. Le gouvernement n’aura pas peut-être sa loi sur la presse, la commission est fort exposée à n’avoir pas la levée de l’état de siège, et en définitive il n’y aura rien de fait.

Qu’en sera-t-il aussi de cette nomination de sénateurs, qui doit être le dernier acte de l’assemblée ? Ici il faut bien de toute nécessité arriver à un résultat. L’enfantement ne laisse pas toutefois d’être des plus laborieux, et ce serait même vraiment assez comique, si dans toutes ces combinaisons, dans tous ces jeux de stratégie auxquels on se livre, il ne s’agissait de la future représentation du pays. La difficulté est de faire entrer dans une liste tous ceux qui voudraient y être et de concilier des partis divisés par de violentes incompatibilités d’humeur. La diplomatie des plus habiles n’a pu réussir jusqu’à présent à trouver le moyen de contenter tout le monde, pas plus qu’à découvrir la proportion exacte des choix qui pourraient être attribués aux diverses fractions de l’assemblée. La droite peut-elle admettre la gauche, et ira-t-elle jusqu’à ne pas repousser entièrement l’union républicaine ? La gauche de son côté admettra-t-elle la droite, et à quelle nuance de la droite s’arrêtera-t-elle ? Fera-t-on une place aux partisans de l’appel au peuple et aux légitimistes extrêmes sans lesquels il sera malaisé d’avoir une majorité ? C’est à qui passera la revue des noms et des prétentions. Les groupes se comptent, se démènent et font leurs conditions ou imposent des exclusions. Au milieu de la mêlée, le groupe Lavergne s’agite, allant tout affairé du centre droit au centre gauche, donnant raison à l’un sans donner tort à l’autre, brouillant ou renouant les fils de ses négociations ; puis chaque matin on s’aperçoit que c’est un travail à recommencer. On se dit assez mélancoliquement que tout est incertain, qu’on arrivera peut-être avec bien des efforts jusqu’au cinquantième nom, mais qu’au-delà le hasard sera pour tout le monde ; le scrutin ne sera plus que la loterie aux inamovibles, et c’est ainsi que se prépare l’élection des sénateurs dans une assemblée qui a eu le malheur de ne jamais savoir ou de ne jamais pouvoir ce qu’elle voulait, qui, après avoir vécu dans toutes les contradictions, a tenu à laisser jusque dans les chambres futures le témoignage posthume de ses divisions intimes. Heureusement l’assemblée ne se borne pas à ces distractions, et, en épluchant des sénateurs, elle finit non sans peine, non sans bien des discussions traînantes, par voter la loi électorale, dont la troisième lecture s’achève en ce moment, qui reste après tout la chose essentielle aujourd’hui, puisqu’elle est le prélude de la dissolution, le moyen d’arriver à la grande consultation populaire, devenue inévitable.

On ne peut pas dire que cette troisième lecture de la loi électorale, qui a rempli pourtant plus d’une semaine, ait été une discussion nouvelle de nature à changer sensiblement les conditions essentielles créées par la seconde lecture. Il est évident que les points principaux étaient désormais acquis, que l’issue n’était plus douteuse. La lutte ne s’est pas moins ravivée au dernier moment, les questions sérieuses se sont reproduites, et une fois encore le scrutin de liste et le scrutin d’arrondissement se sont retrouvés en présence dans un duel qui n’a pas laissé d’être intéressant. Il ne s’agissait plus, il est vrai, de ramener au combat le système absolu du scrutin de liste, qui est resté l’autre jour sur le champ de bataille. C’était le tour des transactions et de la conciliation. On passait un peu condamnation sur le principe ou du moins on consentait à le voiler, à l’atténuer, et on se bornait à proposer des moyens intermédiaires. Bref, la diplomatie entrait en scène, et on offrait de traiter ; mais la cause était perdue d’avance, elle avait été trop décidément jugée pour pouvoir se relever de la défaite qu’elle avait essuyée. La majorité qui avait prononcé ne pouvait que s’accroître, bien loin de se débander dans le feu d’un nouveau combat.

C’est justement ce qui est arrivé. Vainement M. Jozon et quelques membres de la gauche ont proposé de borner le scrutin de liste à cinq noms et de fractionner les départemens qui auraient plus de cinq députés à nommer. La proposition a échoué d’une façon assez éclatante ; la majorité qui l’a repoussée n’a plus été seulement de 30 voix, comme à la seconde lecture, elle a cette fois dépassé 80 voix. Vainement un des hommes les plus distingués et les plus modestes de l’assemblée, M. Francisque Rive, est intervenu avec un amendement bien plus modéré encore, qui, en respectant le système de circonscription adopté, ne maintenait le scrutin de liste que dans les arrondissemens ayant une population de plus de 100,000 habitans. M. Rive n’a pas été plus heureux, il venait trop tard ; son amendement n’a pas résisté à la verve sensée et impitoyable de M. Dufaure, qui l’a pulvérisé d’un mot, en montrant ce qu’il y avait d’étrange dans un système qui, sous prétexte de remédier aux inconvéniens des deux modes de scrutin, aurait pour résultat Il d’affliger 238 arrondissemens des inconvéniens du scrutin uninominal et 131 arrondissemens des inconvéniens du scrutin de liste. » Après cela, l’amendement de M. Rive est resté enseveli sous les 80 voix de majorité qui avaient enterré l’amendement de M. Jozon. La question était évidemment tranchée dans l’esprit de l’assemblée.

Le scrutin d’arrondissement a encore une fois triomphé de tout, et il devait bien avoir cause gagnée d’avance, puisqu’il n’a pas même été compromis par M. le marquis de Castellane, qui lui a infligé la dangereuse protection de son éloquence. M. de Castellane est un enfant terrible du parti conservateur, il a l’aplomb d’un jeune grenadier de la réaction. Il ne perdrait peut-être rien à être un peu plus modeste, à montrer un peu moins d’imperturbable assurance et à se persuader qu’il ne suffit pas de parler à quelques passions de parti ou de dérouler un tissu de banalités recueillies un peu partout pour faire sérieusement de la politique. Si le parti conservateur n’avait pas d’autres représentans ou d’autres champions pour le conduire au combat, puisque le jeune député du Cantal est si impatient d’aller au combat, il serait fort en péril. Tout ce qu’on peut dire de mieux, c’est que le scrutin d’arrondissement a triomphé de la défense de M. de Castellane, comme il a triomphé d’une attaque nouvelle et cette fois bien plus sérieuse de M. Gambetta, qui est revenu à la charge après la singulière équipée où il s’était laissé récemment emporter.

M. Gambetta a-t-il voulu réparer la maladresse qu’il avait commise, et rétablir sa réputation de tacticien ? Ce qui est certain, c’est qu’une fois de plus il a montré qu’il y a en lui deux hommes, toujours occupés à se contredire et à se quereller, l’un fatalement entraîné par des inspirations ou par des engagemens de parti, l’autre sentant la nécessité et le prix de la modération. Il y a quelque temps, c’était le tour du tribun impatient et fougueux, remuant les passions, compromettant par sa violence ce qu’il voulait servir, blessant ceux qu’il aurait dû ménager, et cette sortie furieuse, mal calculée, avait le succès de toutes les violences de parti ; elle trouvait son châtiment dans un humiliant échec. Ces jours derniers, c’est le modéré qui s’est retrouvé maître de lui-même, raisonnant au lieu de déclamer, évitant d’être agressif, et, si la cause du scrutin de liste avait pu être relevée, elle l’aurait été par ce dernier discours. M. Gambetta en effet a dit tout ce qu’on pouvait dire, il a su trouver et développer les raisons sérieuses ou spécieuses qu’on peut invoquer en faveur du scrutin de liste. M. Gambetta s’est exprimé certainement en politique lorsqu’il a parlé de la nécessité de fonder, pour la période qui va s’ouvrir par les élections prochaines, « un gouvernement véritablement fort, puissant sur l’opinion de la France comme sur l’opinion de l’Europe. » Il a eu surtout des paroles qui sont des engagemens, qui sont sans doute l’expression d’un patriotisme réfléchi, lorsqu’il a montré en traits saisissans la nécessité de la modération, de la conciliation, et lorsqu’il a donné la vraie raison, la meilleure garantie de la persistance nécessaire de cette modération qui a produit le 25 février, en montrant « la trouée des Vosges. » Rien de mieux que tout cela. Pourquoi donc M. Gambetta n’a-t-il pas tenu ce langage il y a trois semaines au lieu d’offenser des libéraux qui, eux aussi, ont eu à faire des sacrifices, et qui les ont faits dans l’intérêt de la France ? S’il avait parlé ainsi, il n’aurait pas sans doute sauvé le scrutin de liste, il n’aurait pas vraisemblablement empêché l’adoption du scrutin d’arrondissement ; mais il aurait contribué à mettre plus de confiance entre des partis dont le rapprochement serait utile ; il n’aurait pas aigri les dissentimens, et à défaut d’un succès sur la question du scrutin, il aurait aidé peut-être à préparer des conditions plus favorables pour l’élection des sénateurs. Hier, il était trop tard pour ces appels à la modération, on le lui a dit. Nous savons bien que M. Gambetta a pu répondre qu’il n’était jamais trop tard pour la modération, que la raison qui avait inspiré la constitution du 25 février restait toujours la raison qui devait rapprocher les partis libéraux pour la défendre en commun. C’était vrai sans doute à un point de vue général, au point de vue politique ; seulement ces considérations ne pouvaient plus avoir aucune influence sur un résultat désormais assuré. Le scrutin d’arrondissement est resté définitivement victorieux.

La question est donc tranchée. C’est par le scrutin uninominal que se feront les élections, dont la date va être fixée ces jours prochains. C’est le système le plus vrai, le plus sincère, et cette raison a décidé sans nul doute bien des esprits. Il ne faut pas croire cependant qu’on ait tout gagné. Si le scrutin de liste a ses inconvéniens, qui l’ont fait justement écarter, le scrutin d’arrondissement, lui aussi, a ses inconvéniens, contre lesquels il faut dès ce moment se tenir en garde. Évidemment on irait vers un autre danger, si les élections devenaient trop locales, si elles devaient remplir la chambre de petites importances d’arrondissement. On risquerait alors de n’avoir plus qu’une assemblée de notables, un corps législatif de l’empire sans l’empire, c’est-à-dire une petite machine sans le moteur ou le régulateur qui savait s’en servir et au besoin s’en passer. Il ne faut pas s’y tromper, ce serait là pour le scrutin d’arrondissement une manière de tomber du côté où il penche. Des assemblées ainsi composées n’auraient peut-être pas l’autorité et le prestige nécessaires pour tenir tête à toutes les crises qui peuvent se produire, pour prêter au gouvernement la force dont il a besoin dans les difficiles conditions créées à la France en Europe. Le ministère ne peut sans doute intervenir directement ; il n’a, que nous sachions, ni l’intention ni le pouvoir de revenir à des candidatures plus ou moins officielles. C’est surtout aux hommes sensés, réfléchis, qui vivent dans tous les arrondissemens français de bien comprendre qu’en tenant compte dans une juste mesure des considérations locales, ils ne doivent pas cependant se laisser enchaîner par ces petites préoccupations, qu’ils doivent au contraire ne rien négliger pour créer des assemblées sérieuses, intelligentes, capables de porter sans fléchir le fardeau des affaires de la France. Voilà le nouveau problème qui s’élève, aujourd’hui, qui domine même les questions de parti, et dont la solution dépend des élections prochaines.

La saison parlementaire recommence un peu partout avec l’hiver. Elle a recommencé à Rome et à Vienne ; elle a recommencé aussi à Berlin, où M. de Bismarck a reparu pour venir en aide au ministre des finances, M. Camphausen, réduit à demander à l’Allemagne le prix de sa grandeur par de nouveaux impôts, et le tout-puissant chancelier n’a pas laissé d’abord de se plaindre de ses souffrances, de l’injustice de ceux qui lui reprochent de rester trop longtemps à Varzin. D’ici à peu enfin, le parlement anglais va sans doute être réuni.

Ce n’est point au surplus dans les parlemens que se passent maintenant les choses les plus sérieuses ou les plus extraordinaires. Les assemblées sont pour l’expédition des affaires courantes, pour la sanction des faits accomplis ; la diplomatie se charge des grandes combinaisons, des secrets et des surprises. La question toujours grave et dominante est de savoir ce qui se prépare en Orient, ce que se proposent les cabinets ou ce que l’imprévu peut faire sortir de ces complications, devant lesquelles toutes les politiques semblent hésiter à dire leur dernier mot. Tout le monde parle de la paix ; ce serait pour le mieux, si en même temps on n’avait pas l’air de se méfier et de s’attendre à tout. On est d’accord ou l’on paraît être d’accord sur la nécessité de maintenir l’intégrité de l’empire ottoman, à la condition de ne pas prendre trop au sérieux cette intégrité et de se mettre en mesure de faire face à des accidens qu’on s’expose à précipiter. La Turquie est dans une situation des plus compliquées, des plus tristes, cela n’est point douteux. Elle ne peut arriver à réprimer une insurrection qui dure depuis plus de six mois, qui est la fatale conséquence d’une administration oppressive ; elle a profité de la circonstance pour se mettre à l’aise avec ses créanciers européens en recourant à une réduction de sa dette, qui a compromis son crédit. Elle laisse voir son impuissance sous toutes les formes. Et après ? comment se propose-t-on de l’aider à sortir de là ? C’est M. le comte Andrassy qui s’est chargé, à ce qu’il paraît, de préparer de concert avec la Russie la charte des réformes que l’Europe veut demander à la Porte. Déjà le premier ministre autrichien aurait, dit-on, rédigé son programme, qu’il aurait communiqué à Saint-Pétersbourg et qui touche nécessairement aux points les plus aigus : perception des impôts par des agens chrétiens dans les localités chrétiennes, tribunaux mixtes pour les procès entre Turcs et raïas, égalité entre musulmans et chrétiens même dans le service militaire. Il reste à savoir si ce programme est dès ce moment agréé par le gouvernement du tsar, si, dans le cas où il serait accepté par la Russie, il sera subi sans contestation par la Turquie, et enfin dans quelle mesure les cabinets européens, agissant d’intelligence ou isolément, sont décidés à intervenir pour la réalisation des réformes qu’ils proposent. Tout cela n’est point aussi facile qu’on le croit. Le premier inconvénient de cette politique, c’est de placer l’Europe dans l’alternative de reculer, de se borner à de vaines réclamations ou de se laisser entraîner par degrés dans de singulières aventures. Un autre danger, qui éclate brusquement aujourd’hui, a été de réveiller dans toute sa gravité cette question d’Orient, que l’Angleterre, de son côté, vient d’aborder à sa manière avec une hardiesse dont elle semblait avoir perdu l’habitude depuis bien des années. L’Angleterre a laissé l’Autriche et la Russie à leurs projets de réformes intérieures pour la Turquie, elle est allée droit en Égypte, là où elle croit avoir ses intérêts à sauvegarder. Le coup a été bien monté et résolument exécuté, on n’en peut disconvenir. L’Angleterre s’est-elle assuré d’avance l’assentiment plus ou moins explicite des autres cabinets ? s’est-elle méfiée de tout ce mouvement qui se faisait autour de la question d’Orient, de cette stratégie diplomatique qui tend à enlacer la Turquie, et a-t-elle voulu à tout événement, sans consulter personne, prendre ses sûretés ? Toujours est-il que le gouvernement anglais, profitant de la détresse financière où le vice-roi d’Égypte se trouve, comme son suzerain le sultan, a acheté pour 100 millions au khédive ses parts de propriété sur le canal de Suez. Il se trouve ainsi substitué au vice-roi. Par cette transaction audacieuse, il n’a encore, il est vrai, que 177,000 actions sur 400,000, c’est-à-dire moins de la moitié. Il n’a pu acquérir plus de droits que n’en avait le khédive lui-même. Il n’est qu’un gros actionnaire de plus qui dans les affaires du canal n’a qu’une faculté d’immixtion et un nombre de voix limités, précisés par les statuts qui sont la charte de la compagnie de Suez ; mais il serait parfaitement inutile, ce serait même montrer de la naïveté, de se faire illusion sur la gravité et les conséquences possibles de ce coup de théâtre qui vient d’éclater en Europe sous la forme, bien justifiée cette fois, d’une « nouvelle à sensation. » Les journaux anglais peuvent bien nous dire que ce n’est pas une opération financière, quoique ce ne soit pas une mauvaise affaire, que c’est un acte essentiellement politique : on s’en serait douté. Le gouvernement anglais n’a pas l’habitude de prendre des actions, surtout pour 100 millions, dans une entreprise privée. Il a cru évidemment la Turquie plus que jamais malade et menacée, il a trouvé une occasion favorable, il l’a saisie pour ne pas se laisser devancer, et ce que le gouvernement anglais a fait, ce que les journaux de Londres applaudissent avec cette unanimité qu’ils ont toujours dans les affaires d’intérêt national, le parlement le sanctionnera, on peut y compter. On en doute si peu que, par son contrat, le khédive a été dès ce moment autorisé à tirer des traites sur la maison Rothschild.

Oui, assurément l’acte est tout politique, et c’est là précisément ce qui en fait la gravité, car enfin, si ce n’est pas une prise de possession matérielle, territoriale de l’Égypte, c’est un premier pas. L’Angleterre s’est donné un client qui a besoin de plus de 100 millions pour liquider ses dettes ; elle ne peut plus l’abandonner, elle surveillera ses finances, elle viendra encore une fois et sous d’autres formes à son secours, et naturellement il lui faudra d’autres gages, des sûretés nouvelles. Où cela conduira-t-il ? Ainsi, après avoir tout fait pour décourager M. de Lesseps, pour contrarier l’entreprise conduite jusqu’au bout par ce vaillant homme, l’Angleterre, se ravisant tout à coup, ne trouve rien de mieux que d’étendre la main sur cette grande œuvre, au besoin elle l’achètera tout entière si l’on veut. Après avoir professé depuis plus d’un siècle que l’intégrité et l’indépendance de l’empire ottoman sont une condition de l’équilibre de l’Europe, après avoir fait, il y a vingt ans, la guerre de Crimée pour disputer au tsar la protection des chrétiens, après avoir fermé l’oreille aux propositions que l’empereur Nicolas faisait à sir Hamilton Seymour relativement à l’Égypte, l’Angleterre est la première à donner un signal qui peut devenir redoutable. C’est son intérêt, dira-t-on, elle ne peut pas livrer au hasard de toutes les compétitions un passage d’où dépendent ses communications avec l’Inde. Nous ne prétendons nullement que ce ne soit pas l’intérêt de l’Angleterre. C’est peut-être aussi d’une certaine façon un signe des progrès que fait le droit public en Europe.

Que va-t-il résulter de tout cela ? Si l’Angleterre s’est entendue avec les autres puissances, la difficulté est moins grave sans doute au point de vue de ce qui peut arriver immédiatement. Si elle n’a consulté que ses convenances et son audace pour déguiser sous la forme d’un contrat financier ce qui pourrait passer pour une expropriation graduelle de l’Égypte pour cause d’utilité britannique, il est possible qu’elle n’ait pas suffisamment calculé l’effet du grand coup qu’elle vient de frapper. Par crainte d’une crise qu’on aurait pu éviter encore, elle se serait exposée à précipiter la crise sérieuse et décisive. Ce qu’il y a d’étrange, c’est que cette question d’Orient, qu’on va chercher dans l’Herzégovine, en Bosnie, dans la Bulgarie, aille se réveiller en Égypte, où l’on croyait qu’il n’y avait que la convention sur la réforme judiciaire, soumise en ce moment à l’assemblée de Versailles.

À dire vrai, cette question de la réforme judiciaire égyptienne, sans être assurément dénuée d’importance, pâlit un peu aujourd’hui devant l’incident de Suez, et la commission parlementaire de Versailles, qui est depuis longtemps au travail, choisit peut-être singulièrement son heure pour proposer à l’assemblée de refuser la ratification de la France à une œuvre de nécessité. De quoi s’agit-il réellement ? Il y a en présence un intérêt égyptien et un intérêt étranger. L’objet essentiel de la réforme est de dégager un certain ordre du chaos judiciaire où l’Égypte a vécu si longtemps, et d’adapter l’ancien régime des capitulations aux exigences d’une situation immensément modifiée par le développement des intérêts modernes, surtout depuis que l’isthme est ouvert au commerce du monde. Les anciennes capitulations, legs de la vieille France, ne disparaissent pas, la juridiction consulaire est toujours applicable aux affaires entre sujets d’une même nationalité ; le point particulier et nouveau de la réforme est la création de tribunaux mixtes pour juger les procès entre Égyptiens et étrangers. Depuis huit ans déjà, depuis 1867 la question est engagée. Le gouvernement égyptien a proposé son programme judiciaire, des négociations ont été suivies avec les états intéressés, surtout avec les grandes puissances de l’Europe. Ces négociations ont abouti à un système définitif auquel dix-sept cabinets ont accédé, que le gouvernement français a fini par accepter à son tour avec tout le monde, sauf la ratification de l’assemblée souveraine. C’est dans ces conditions que la commission parlementaire de Versailles propose de refuser cette ratification, de retirer la signature de la France de l’œuvre commune ! Demander aujourd’hui à M. le ministre des affaires étrangères d’ouvrir des négociations nouvelles, c’est certainement une illusion. M. le ministre des affaires étrangères, qui n’a point créé cette situation, qui en a recueilli l’héritage de tous ses prédécesseurs, s’est déjà employé de son mieux à obtenir quelques concessions, il a fait des réserves qui ont été agréées, il a gagné du temps. Maintenant il n’y a plus à reculer. La réforme judiciaire doit être en vigueur au 1er janvier prochain. Dix-sept états refusent de revenir sur ce qu’ils ont fait, et le gouvernement égyptien, le voulût-il, ne pourrait pas modifier de son autorité propre ce qui a été adopté en commun. C’est à prendre ou à laisser.

Soit, ajoute-t-on, il n’y a qu’à rester dans les conditions anciennes, qui offrent plus de garanties, qui sont plus protectrices. C’est bientôt dit. Qu’en résultera-t-il ? Les Français résidant en Égypte vont évidemment se trouver dans une situation embarrassée et fausse à côté des autres étrangers qui ont accepté le régime nouveau. Les confusions, les difficultés, les conflits peuvent naître à tout instant. De plus, la France aura fait en petit, dans un ordre fort modeste si l’on veut, ce qu’elle a fait d’autres fois dans des circonstances plus sérieuses sans aucun profit ; elle se sera isolée ! Est-ce bien le moment pour elle de se réfugier dans l’isolement au milieu de ces complications orientales qui recommencent ? N’a-t-elle pas au contraire tout intérêt à rester plus que jamais en communauté d’action avec tout le monde ? On ne l’accusera pas aujourd’hui d’ambition, de fantaisies de prépondérance. Elle est la plus désintéressée des nations dans les conflits qui s’agitent, et dans la situation difficile qui lui est faite, elle peut jouer un rôle utile, efficace, par son désintéressement même, par l’appui qu’elle prêtera au droit public menacé, aux combinaisons équitables ; mais la première condition est de ne pas paraître avoir toujours une politique particulière, de ne pas offrir le spectacle d’une diplomatie désavouée dans un acte qui n’a pas une telle gravité, puisque c’est une expérience limitée à cinq ans, et que même pendant ces cinq ans on s’est encore réservé le droit de se dégager, si le régime nouveau ne suffisait pas à sauvegarder les intérêts étrangers en Égypte. L’assemblée peut donc sans crainte accorder cette ratification qu’on lui propose assez légèrement de refuser : elle ne compromet pas les intérêts réels du pays et elle maintient l’autorité de notre diplomatie dans un moment où il est utile de mettre une certaine suite dans ce qu’on fait.

Il y a, nous le savons bien, des diplomates de fantaisie qui n’y regardent pas de si près ; si on les écoutait, ils feraient refleurir partout d’un coup de baguette l’influence française ; ils auraient devancé l’Angleterre à Suez, de même qu’ils défendraient l’intégrité des capitulations à Alexandrie, tout comme ils disputeraient victorieusement à la Russie son influence dans l’Europe orientale. Ils ont les moyens de tout faire à la fois sans se préoccuper d’aucune difficulté. On nous permettra de douter un peu de l’infaillibilité de cette sagesse, de l’efficacité de cette pétulance agitatrice qui ne tient compte de rien, qui frapperait des coups en l’air au risque de réveiller les ombrages, les jalousies, les inimitiés contre notre pays et d’offrir des prétextes dont on ne manquerait pas de servir contre nous. Le gouvernement français a en vérité mieux à faire qu’à se laisser aller à ces conseils imprévoyans. Sans s’isoler, sans se désintéresser, il doit garder une circonspection qui, à un moment donné, sera sa force. Il est tenu démontrer que, si la France n’est point impatiente, elle reste une alliée assez sérieuse dans des circonstances qu’il n’est point impossible de prévoir. La France n’a qu’à ne point se hâter, à ne point refuser sa signature là où elle peut la donner sans péril, à ne point s’engager dans des aventures compromettantes et à laisser les événemens éclairer les peuples, les gouvernemens libéraux sur leurs véritables intérêts, sur les combinaisons qui pourraient menacer leur indépendance, sur les alliances qui sont les plus naturelles pour eux.

On y viendra, on y est déjà venu en partie, et certainement, quelques efforts que fassent les partis extrêmes en Italie pour entretenir les susceptibilités contre la France, il y a au-delà des Alpes un instinct qui ne se trompe pas. Les Italiens sont de fins politiques, ils tiennent à sauvegarder, au milieu des oscillations européennes, la sécurité de l’œuvre nationale qu’ils ont accomplie, et il ne faut pas leur demander de se montrer insensibles à tout ce qui rassure ou flatte leur sentiment d’indépendance. Ils ont été heureux, il y a quelque temps, de recevoir l’empereur d’Autriche à Venise ; ils ont reçu dernièrement de leur mieux l’empereur d’Allemagne à Milan, et dès les premières séances du parlement qui vient de se réunir, ils ont tenu à constater l’importance de cette visite ; le gouvernement s’est empressé d’élever au rang d’ambassade la légation d’Italie à Berlin de même que l’Allemagne a fait un ambassadeur de son ministre à Rome. Rien de plus simple, d’autant mieux que M. Visconti-Venosta n’a point caché que ce ne serait point sans doute une mesure isolée, que selon les circonstances, selon les accords qui interviendraient, on agirait d’une manière semblable avec d’autres puissances. Des rapports amicaux, oui assurément, il y en a ; mais après tout la politique n’en est point changée, et au lendemain de la visite de l’empereur Guillaume à Milan M. Minghetti a parlé dans une réunion publique de façon à bien laisser comprendre que l’Allemagne était libre de suivre la politique religieuse qu’elle voudrait, que l’Italie, elle aussi, restait maîtresse de la direction de ses affaires. En d’autres termes, c’est dire que les politiques diffèrent parce que les intérêts ne sont pas les mêmes. Que les affaires d’Orient, qui sont toujours menaçantes, viennent à s’aggraver, l’Italie sentira bien plus encore la force des liens qui la rattachent à la France. Elle verra aussitôt tout ce qu’il y aurait de redoutable dans ces combinaisons, dans ces remaniemens de territoires qui tourneraient infailliblement contre ses intérêts, peut-être contre son indépendance, qui amèneraient l’Allemagne plus près de ses frontières ou de ses rivages qu’elle ne le voudrait. Que faut-il pour que le sentiment de solidarité entre la France et l’Italie se développe et devienne durable autant qu’il est naturel ? Il suffit que l’Italie se sente rassurée contre les intempérances et les démonstrations cléricales dont elle s’est peut-être quelquefois exagéré l’importance, qui n’ont eu aucun effet même lorsqu’elles auraient pu être un embarras. Le gouvernement français, par sa prudence, par sa modération prévoyante, a dissipé les nuages momentanément amassés par quelques passions religieuses, et aujourd’hui tout ce que le libéralisme, un libéralisme modéré, gagnera dans les élections prochaines, sera nécessairement autant de gagné pour l’alliance des deux nations. Que les élections rendent vraiment la France à elle-même, le libéralisme modéré sera toujours son guide dans ses alliances comme dans sa politique intérieure. La France sera l’amie de l’Espagne constitutionnelle comme elle est l’amie naturelle de l’Italie indépendante.

Décidément la cause carliste est en décadence au-delà des Pyrénées, et au besoin rien ne le prouverait mieux que cette étrange démarche faite il y a quelques jours par le prétendant, qui a écrit au roi Alphonse pour lui offrir généreusement une trêve. Don Carlos proposait au gouvernement de Madrid de réunir les forces des deux partis pour défendre Cuba contre les États-Unis ; il était prêt même, assurait-il, à faire partir sa marine des côtes cantabriques pour aller attaquer les Américains jusque dans leurs ports ! C’est, à vrai dire, une assez plaisante forfanterie qui est probablement le signe d’une situation désespérée. Le prétendant peut bien en effet continuer à faire bombarder quelques malheureuses villes qu’il ne peut plus même espérer conquérir : en réalité, il est serré de toutes parts ; chaque jour il voit ses forces diminuer, et des chefs qui servaient sa cause, les uns ont été réduits à passer en France, les autres ont été emprisonnés par don Carlos lui-même et sont menacés d’être mis en jugement. La Catalogne est maintenant à peu près pacifiée par le général Martinez Campos, elle a été purgée des dernières bandes carlistes. Le général Quesada, de son côté, s’avance au cœur des provinces du nord. L’insurrection, harcelée, vaincue sur tous les points, est obligée de se replier dans les montagnes, d’où elle n’a plus désormais la chance de pouvoir sortir.

Est-ce à dire que la guerre civile soit tout à fait près d’être terminée et que l’insurrection, une fois rejetée dans la Navarre, soit facile à dompter ? Ici les esprits paraissent assez partagés à Madrid. Pour tous, le dénoûment n’est plus douteux ; seulement les uns croient qu’en effet il n’y a plus qu’un dernier coup à frapper, et ils insistent pour qu’on réunisse toutes les forces dont on pourra disposer pour frapper ce coup ; les autres, mettant plus de prudence dans leur jugement, ou étendant un peu plus leurs vues politiques, ne croient pas à une solution si prompte, et ils n’y croient pas parce qu’ils veulent cette fois une solution complète et décisive. Il y a quelque temps encore sans doute, ils se seraient prêtés à un renouvellement des privilèges des provinces du nord, si les populations s’étaient montrées disposées à la paix. Maintenant que la guerre a été poussée jusqu’au bout, ils entendent mettre l’Espagne à l’abri de ces insurrections périodiques, et la première condition pour atteindre ce but est une occupation permanente du pays jusqu’à une pacification complète et solide. Plus de 100,000 hommes sont nécessaires et vont être réunis pour opérer dans le nord.

L’armée doit être divisée en trois corps, l’un sous les ordres du général Quesada, l’autre commandé par Martinez Campos, le troisième par Moriones, à qui les montagnes navarraises sont familières. Le jeune roi Alphonse lui-même se dispose à se rendre dans le nord, il restera à Vittoria, à portée de l’armée et prêt à combattre avec elle. Pendant ce temps, M. Canovas del Castillo va rentrer au gouvernement comme président du conseil. Ce n’est pas une politique nouvelle qui revient au pouvoir, c’est toujours la même politique ; seulement elle va être de nouveau conduite par l’homme le mieux fait pour diriger la transformation constitutionnelle de l’Espagne, comme aussi pour présider aux élections, qui sont désormais prochaines. La grande question qui s’agite à Madrid est celle de savoir à quelle constitution on s’arrêtera. Il y a une chose certaine, c’est qu’on ne peut pas revenir à la constitution de 1869, à moins qu’on ne veuille préparer à la monarchie d’Alphonse XII le sort de la monarchie d’Amédée. Toutes les autres constitutions, celle de 1837 ou celle de 1845, sont favorables à une politique réellement libérale, la seule à laquelle s’attache M. Canovas del Castillo. L’essentiel est d’en finir avec tous ces conciliabules intimes, avec toutes ces incertitudes, et de replacer le plus tôt qu’on pourra l’Espagne dans des conditions régulières. C’est la pensée du président du conseil, c’est aussi la pensée du jeune roi, qui, bien loin de se laisser aller à des conseils de réaction, témoigne sans cesse les dispositions les plus libérales, et se plaît à s’entourer d’hommes de toutes les opinions. Cette œuvre de fusion de tous les partis libéraux, habilement préparée par M. Canovas del Castillo, est déjà plus qu’à moitié accomplie. Elle est la meilleure garantie de la royauté nouvelle, de même que la paix conquise dans le nord sera le gage de sa sécurité.

CH. DE MAZADE.
REVUE SCIENTIFIQUE.


Le prix solennel de 20,000 fr. que l’Institut décerne tous les deux ans en séance publique devait cette année être accordé par l’Académie des Sciences. Ce sont les travaux de M. P. Bert qui ont été couronnés, et ce choix a été approuvé sans restriction. L’étude que M. Bert a faite de la respiration offre le plus grand intérêt, non-seulement au point de vue des résultats eux-mêmes, aussi inattendus qu’importans, mais encore au point de vue de la méthode qui permet d’entrevoir la prompte solution de quelques problèmes physiologiques des plus délicats.

Chacun sait que Lavoisier, créateur de la chimie, est en même temps celui qui a donné à la fonction de respiration sa signification véritable : consommation d’oxygène et production d’acide carbonique. Cette combustion se fait-elle dans les poumons, ou ailleurs ? Voilà ce que Lavoisier ne découvrit qu’imparfaitement. Plus tard William Edwards, dans son beau livre, Influence des agens physiques sur la vie, démontra qu’en réalité cette combustion avait lieu non dans le poumon, mais dans tous les tissus. Magnus, Liebig et plus récemment M. Cl. Bernard ont surabondamment démontré le même fait, de sorte qu’on doit admettre aujourd’hui que la chaleur animale est produite par les combinaisons chimiques qui s’opèrent dans l’intérieur des tissus, que ces combinaisons sont sans cesse renouvelées par le courant sanguin amené par les capillaires, enfin que c’est une opération chimique complexe qui d’une part détruit l’oxygène amené par les globules rouges du sang artériel, d’autre part produit de l’acide carbonique, lequel est entraîné avec le sang veineux. M. Bert a tenté de rendre le fait plus démonstratif encore. Il a fait respirer les tissus eux-mêmes, et, mettant à profit les expériences déjà anciennes de Spallanzani, il a institué une série d’expériences aussi curieuses qu’instructives, prélude de celles qui lui ont valu le prix de l’Académie.

Si, dans une atmosphère d’oxygène, au lieu de plonger un animal vivant on en met un fragment quelconque vivant encore, on voit que ce tissu se comporte comme si l’animal subsistait tout entier. Il y a en effet absorption d’oxygène et production d’acide carbonique. Le sang, le tissu osseux, le tissu hépatique, mais surtout le tissu musculaire, absorbent rapidement l’oxygène contenu dans la cloche, et le volume d’acide carbonique qu’ils exhalent est à peu près égal au volume d’oxygène qu’ils consomment. Il ne faut pas trouver le fait surprenant, car c’est absolument ce qui se passe dans l’économie quand l’animal vit et respire. Seulement, au lieu d’emprunter de l’oxygène à la cloche, le muscle, parcouru dans tous les sens par des capillaires, empruntera cet oxygène qui lui est nécessaire au sang artériel qui l’irrigue. Le sang est donc pour tous les tissus un milieu intérieur. C’est là qu’ils peuvent accomplir leurs fonctions, quelle qu’en soit la nature ; c’est là qu’ils peuvent respirer. Ainsi la principale fonction du sang est d’apporter de l’oxygène aux tissus. Si donc un animal a beaucoup de sang, il aura aussi beaucoup d’oxygène et pourra bien mieux résister à l’asphyxie. Cette idée si simple a conduit M. Bert à expliquer la résistance que certains animaux, le canard par exemple, offrent à l’asphyxie. Un canard plonge dans l’eau quatre minutes sans être incommodé, tandis que pendant le même espace de temps un poulet serait noyé ; c’est qu’en effet le canard contient près de deux fois autant de sang qu’un poulet. Pour qu’un canard se noie aussi vite qu’un poulet, il suffira de le saigner, et alors en quatre ou cinq minutes de submersion le canard ainsi saigné périra. Un autre fait inattendu qui résulte des recherches de M. Bert, c’est l’inégalité qu’il y a entre la vitalité des tissus chez les animaux nouveau-nés et les adultes. On sait depuis longtemps que les animaux nouveau-nés, les petits chats par exemple, ne meurent qu’après une demi-heure, une heure de submersion. Cela ne tient qu’à une seule cause : leurs tissus consomment peu d’oxygène, et par conséquent sont lents à mourir, en sorte que l’activité des combustions entraîne, s’il y a asphyxie, une mort rapide, et que, là où un adulte meurt, un nouveau-né vit longtemps encore, là où un moineau meurt, un mollusque continuera de vivre des heures et des journées entières.

Nous arrivons maintenant à l’influence des pressions barométriques sur cet échange de gaz oxygène et acide carbonique qui constitue la respiration. C’est le sujet du travail que l’Académie des Sciences vient de couronner. Si on met un oiseau dans une cloche contenant de l’air raréfié, au bout de quelque temps il cherche à s’échapper : il respire difficilement, fait des efforts désespérés d’inspiration ; puis, après une lutte de quelques instans, il est pris de convulsions violentes et retombe sur le flanc, comme épuisé, haletant et respirant à grand’peine. Si, par un robinet, on introduit de l’oxygène dans la cloche, l’animal se ranimera, et on assistera à une véritable résurrection. Donc c’est l’oxygène qui seul entretient la respiration. Voilà le fait depuis longtemps connu, tel que Lavoisier l’a merveilleusement établi. Supposons maintenant qu’au lieu de laisser l’animal respirer tranquillement dans cet oxygène, nous abaissions la pression. L’oxygène deviendra très raréfié, et, avant que l’animal soit pris de convulsions, il faudra que la pression soit beaucoup plus faible que tout à l’heure. C’est qu’en effet, au lieu d’avoir un mélange d’oxygène et d’azote dans les proportions de 1 et de 4, nous avons de l’oxygène pur. Ce qui démontre que la mort n’est pas due à l’abaissement de la pression, c’est qu’on peut introduire de l’azote dans la cloche ; cet azote ne changera absolument rien aux conditions de l’expérience, et l’animal mourra tout aussi vite que s’il était dans l’oxygène raréfié. Que ce soit un oiseau, un mammifère ou un reptile, le fait sera toujours le même, avec cette différence que, dans une atmosphère confinée, l’oiseau meurt plus vite que le mammifère, et le mammifère plus vite que le reptile.

M. Bert a varié l’expérience, et au lieu d’une atmosphère d’air a fait respirer des animaux dans 2, 3, 4 et 5 atmosphères ; toujours l’animal mourait quand il avait absorbé la quantité d’oxygène qui lui était nécessaire, en sorte que dans une cloche à 2 atmosphères l’animal mettait deux fois plus de temps à s’asphyxier que dans une cloche à une seule atmosphère. Ainsi, quelles que soient les variations de l’expérience, toujours on constate ce fait, que l’oxygène mélangé à l’azote est respiré comme s’il était pur, et qu’au point de vue de la respiration, mettre un animal dans une cloche d’oxygène pur à la pression normale, ou dans une cloche avec de l’air à 5 atmosphères, c’est absolument la même chose. N’y a-t-il pas là quelque chose d’analogue à la loi physique de la solubilité des gaz, qui, mélangés en présence d’un liquide, se dissolvent dans ce liquide, comme si chacun d’eux était seul ? Notons que, pour que ces expériences soient rigoureuses et concluantes, il faut absolument que l’acide carbonique exhalé soit enlevé ; sinon la présence de ce gaz troublerait les résultats. En effet, il est démontré que l’acide carbonique est un gaz toxique, que sa présence en excès dans l’air empêche l’acide carbonique contenu dans le sang de se dégager, et que la mort surviendrait plutôt par accumulation d’acide carbonique que par insuffisance d’oxygène. Les moyens employés par M. Bert pour absorber ce gaz délétère à mesure qu’il se produit sont trop minutieux pour être rapportés ici. Il nous suffira de dire que dans tous les cas cette cause d’erreur a été rigoureusement écartée.

On se tromperait fort, si on croyait que ces données n’ont pas d’application pratique. Elles en ont une immédiate dans l’aéronautique. En effet, l’abaissement de la pression de l’air n’étant rien, la diminution d’oxygène étant tout, on peut y suppléer dans une certaine mesure en apportant dans la nacelle une provision d’oxygène. On sait que dans cette funeste ascension qui a fait périr Crocé-Spinelli et Sivel, M. Tissandier n’a échappé à la mort que par l’oxygène qu’il respirait de temps à autre. Il n’est pas besoin d’ailleurs de courir les risques d’une ascension aérostatique pour étudier les effets de la raréfaction de l’air. Au laboratoire de la Sorbonne, M. Bert a fait construire deux immenses réservoirs en rapport avec une machine pneumatique Mlle par la vapeur, et où deux personnes peuvent trouver place. Un manomètre indique l’état de la pression. Deux petites vitres permettent aux opérateurs de suivre de l’œil l’attitude du patient, et chacun peut être le patient à son tour. On observe alors sur soi-même des faits fort curieux, l’impuissance du système musculaire par exemple, et l’incapacité de tout effort intellectuel. L’œil ne distingue plus les objets, le ciel, au lieu d’être bleu, paraît noir. On entend de sourds bourdonnemens, et la voix est à peine perçue. C’est dans ces appareils, et non dans un ballon capricieusement ballotté par les vents à des hauteurs effrayantes, que l’on peut faire de vraies études physiologiques. Il est vrai que l’aéronaute seul peut nous renseigner sur les courans aériens, la condensation de la vapeur d’eau, et autres phénomènes météorologiques ; mais au point de vue physiologique tout peut être étudié dans l’appareil de M. Bert.

Voici donc la conclusion physiologique de la première partie du travail de M. Bert : l’oxygène mélangé avec peu d’azote ou beaucoup d’azote est respiré comme s’il était seul. Il s’agit de savoir comment il est absorbé par le sang. Sur ce point, les expériences de M. Claude Bernard sont des plus concluantes. L’oxygène ne se dissout pas dans le sang, il y forme une combinaison chimique, instable il est vrai, mais suffisante pour que ce gaz traverse la légère trame des capillaires du poumon et aille se porter sur l’hémoglobine contenue dans le globule sanguin. Cette hémoglobine est une substance albuminoïde qui peut être isolée du sang par des procédés chimiques ; on la fait cristalliser et on peut sous cette forme la combiner à l’oxygène. On a alors de l’oxyde d’hémoglobine. M. Bernard a montré que, dans les empoisonnemens par la vapeur de charbon, il se forme un gaz toxique, l’oxyde de carbone, qui va se porter sur le globule pour se combiner à l’hémoglobine. Cette combinaison est tellement fixe que l’oxygène ne peut plus déplacer l’oxyde de carbone, et que, le globule sanguin ne pouvant plus prendre de l’oxygène, l’individu meurt en réalité par asphyxie. De son côté, M. Bert a établi que, si on augmente la pression de l’oxygène, l’oxygène se mélangera au sang en plus grande quantité, mais que ce ne sera pas un véritable mélange, car l’accroissement de la quantité d’oxygène dans le sang, par rapport à la pression, sera bien plus grand que si c’était une simple dissolution. Il en est de même quand, au lieu d’augmenter la pression, on la diminue lentement ; enfin tout semble confirmer cette vérité, que le sang veineux au contact de l’air oxygéné dégage son acide carbonique et prend de l’oxygène, qui se fixe sur le globule, grâce à l’affinité de l’hémoglobine pour ce gaz.

Si, après avoir soumis un animal à une pression considérable, on le rend brusquement à la pression normale, ce qu’on peut appeler décomprimer, les phénomènes sont alors très graves : l’animal est pris de convulsions, de paralysie, et meurt en quelques instans. Que s’est-il donc passé ? Les gaz accumulés dans le sang par la haute pression à laquelle on les a soumis se dégagent brusquement et oblitèrent les petits vaisseaux. C’est encore l’application d’une loi toute physique qui veut que, dans les canaux étroits et capillaires, la résistance des gaz est considérable. Tous les petits vaisseaux sont remplis de bulles de gaz, notamment les capillaires de la moelle épinière ; c’est ce qui explique les paralysies soudaines et les convulsions. L’air a obstrué les vaisseaux qui portent le sang au système nerveux central, et, comme toujours, l’effet premier de cette suppression du liquide vivifiant est une excitation de ces centres qui se traduit par des convulsions générales, suivies bientôt d’une paralysie complète. En même temps le sang, trouvant une résistance considérable, ne peut plus circuler, et le cœur s’arrête, vide et flasque, contenant à peine quelques gouttes d’un sang rouge et écumeux mélangé à des bulles de gaz : seulement, si l’animal est soumis à plusieurs atmosphères d’oxygène, la mort est moins rapide et moins sûre que s’il s’agissait d’une même pression d’air ; elle reconnaît une tout autre cause sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure, et on peut affirmer qu’il n’y a jamais de bulles de gaz dans le sang. En effet l’oxygène de l’air, même après la décompression, peut rester dissous dans le sang, tandis que l’azote, qui a de très faibles affinités chimiques, se dégage immédiatement.

L’application pratique est évidente. Quand un pêcheur ou un ouvrier est sous la cloche à plongeur, on a soin de renouveler par une pompe foulante sa provision d’oxygène, on fait même en sorte que l’air poussé par la pompe refoule le liquide, pour que le plongeur puisse être à sec au milieu de l’eau. Mais on ne peut pas éviter la pression de toute la colonne d’eau qui l’entoure, et quand le plongeur est à une profondeur de 10, de 20, de 30 mètres, il est soumis à une pression de 1, 2, 3 atmosphères en plus de la pression normale : si alors on le ramène brusquement à la surface, il est sujet à des vertiges, des fourmillemens, des paralysies partielles qu’on doit expliquer par la présence de bulles de gaz dans les vaisseaux du système nerveux. Souvent, ces bulles de gaz dans les capillaires offrant une résistance considérable, le sang poussé par le cœur fait effort pour la vaincre, et rompt le vaisseau. De là ces démangeaisons, ces hémorrhagies de la peau que les ouvriers connaissent bien et qu’ils appellent la puce. Ces accidens peuvent être conjurés, si on a soin de faire la décompression lente, au lieu de la faire brusquement, comme on en a trop souvent l’habitude.

Mais de tous les faits nouveaux établis par M. Bert le plus nouveau peut-être, — et à coup sûr le plus surprenant, — c’est l’action toxique de l’oxygène. On savait que l’oxygène active la respiration, que dans une atmosphère d’oxygène pur un animal devient très excité, qu’il s’agite, qu’il bondit, enfin que toutes les fonctions nutritives sont exaltées ; mais, si, au lieu d’une atmosphère d’oxygène, on le soumet à 8 ou 9 atmosphères de ce gaz, la mort survient en quelques instans. On ne peut soutenir que la mort est due à l’élévation de la pression, car, si au lieu d’oxygène pur on met de l’air, c’est-à-dire un mélange d’oxygène et d’azote, l’animal supporte très bien une pression de 6, 7 et même 12 atmosphères. Il semble que dans ce cas l’oxygène se porte sur le globule sanguin et le détruise de manière à le rendre incapable d’accomplir sa fonction. La mort d’un animal dans de l’oxygène comprimé à 8 ou 9 atmosphères est toute différente de la mort par décompression dont nous parlions tout à l’heure. Il n’y a pas de paralysie, et surtout les accidens ont déjà lieu sous la cloche de compression, tandis que chez les animaux respirant de l’air comprimé les accidens ne commencent qu’au moment de la décompression. Ce qui est remarquable, c’est que l’animal, une fois empoisonné par l’oxygène, ne peut plus revivre. C’est en vain qu’on lui rend l’atmosphère normale : si dans la cloche il a déjà été pris de convulsions, tous les moyens qu’on emploie pour le rappeler à la vie sont inutiles. L’oxygène est un poison qui a détruit ses globules et qui lui prépare une mort prompte.

M. Bert a eu l’idée très ingénieuse d’appliquer aux tissus d’un animal ce qui était exact pour l’animal lui-même, et le fait est resté vrai pour les tissus. Non-seulement les tissus deviennent incapables de fonctionner, mais ils perdent toute activité chimique, en sorte que les phénomènes de putréfaction sont ralentis et même suspendus. C’est ainsi que M. Bert a conservé pendant une année de la viande, des œufs, du lait, des fruits, qu’il avait soumis à la pression de plusieurs atmosphères d’oxygène, sans que ces substances aient subi même un commencement de moisissure ou de putréfaction. Il est vrai de dire que l’œuf avait perdu toute propriété vitale. C’était un œuf mort, mais arrêté dans sa mort même, et gardant tous les caractères extérieurs et les apparences de la vie. Ni à l’œil nu, ni au microscope, on n’aperçoit de modification des cellules d’un organisme ainsi éprouvé ; mais sans doute il y a eu une sorte de destruction mystérieuse de leurs propriétés actives, propriétés dont la science ignore encore la cause anatomique. Le vin lui-même, soumis à plusieurs atmosphères d’oxygène, subit des modifications importantes. Il est vieilli et dépouillé, au dire des connaisseurs, mais il a en même temps perdu un peu de son bouquet, ce qui exclut, au moins pour le présent, toute tentative d’application industrielle prématurée.

Cependant toutes les substances organiques ne subissent pas cette action paralysante de l’oxygène à haute pression. Ainsi par exemple le ferment du suc gastrique, la pepsine, le ferment de la salive, la ptyaline, d’autre part certains virus tels que la vaccine, conservent leurs propriétés tout aussi actives. M. Bert a remarqué que le mode d’action de l’oxygène justifiait la division déjà ancienne qu’on a établie entre les fermens : fermens figurés, fermens amorphes ; 8 atmosphères d’oxygène tuent les fermens figurés, dont la levure de bière peut être considérée comme le type, mais n’altèrent pas la constitution d’un ferment amorphe, tel que la pepsine. C’est qu’en effet les fermens amorphes ne sont pas de vrais fermens ; ils agissent chimiquement, par action catalytique, en provoquant une série successive de dédoublemens et de reconstitutions, tandis que les fermens figurés sont des organismes, des êtres organisés qui naissent, vivent, se reproduisent et meurent, et qui pendant toute la durée de leur existence ont besoin d’oxygène pour entretenir leur activité vitale.

Tels sont les principaux faits exposés par M. Bert. A un certain point de vue, la méthode physiologique est complètement changée par ces recherches, non pas en elle-même assurément, mais par la transformation des moyens d’expérience. Par exemple, une machine pneumatique ordinaire ne suffit pas, il faut qu’elle soit très grande et mue par la vapeur. Au lieu de petites cloches en verre, il faut d’immenses cloches bardées de fer et capables de résister à une pression de 25 atmosphères. Il faut de plus que la cloche soit transparente au moins en un point : le morceau de verre qui sert ainsi à éclairer ce qui se passe dans les appareils de compression est énorme, et, malgré les précautions qu’on prend, il arrive quelquefois qu’il éclate. Au laboratoire de la Sorbonne, rien n’est plus intéressant que de voir ces immenses appareils aussi délicats que gigantesques.

Ce n’est pas seulement pour l’étude de la respiration qu’il faut avoir des appareils très coûteux, c’est pour l’étude de toutes les fonctions vitales, c’est-à-dire de la physiologie tout entière. Certes ce ne sont pas les appareils qui créent les hommes ; vérité vieille sans doute, mais trop souvent méconnue, mieux vaut un vrai savant sans appareils qu’un mauvais savant muni de toutes les balances et de tous les chronomètres du monde ; mais, pour ne pas rester en arrière des autres pays, il faut que la France fasse des sacrifices et consacre le plus d’argent qu’elle pourra à établir à Paris trois ou quatre laboratoires de physiologie dignes de la Faculté de médecine, de la Faculté des sciences, du Collège de France et du Muséum d’histoire naturelle.

Avec les appareils de précision, avec les instrumens délicats et perfectionnés, la physiologie est entrée dans une voie nouvelle. Elle tend de plus en plus à devenir une science aussi rigoureuse et précise que la physique et la chimie. Ramener les phénomènes de la vie aux lois physico-chimiques, voilà le problème que les physiologistes modernes essaient de résoudre. L’anatomie et l’histologie comparées, la pathologie, la physique et la chimie en fourniront la plupart des élémens ; mais, ainsi que le remarque avec beaucoup de raison M. Bert, il y a une fausse précision et une vraie précision. La fausse précision, que trop souvent de l’autre côté du Rhin on regarde comme la science idéale, consiste à aligner des chiffres et traiter les phénomènes vitaux avec une rigueur mathématique. Par malheur, nous ne connaissons pas assez ces phénomènes pour les faire entrer dans des équations algébriques. Il faut se contenter d’éliminer toute cause d’erreur et de comparer les expériences entre elles. Voilà la vraie précision, celle qui peut mettre sur la voie d’une découverte : c’est la méthode française, moins brillante, mais plus sûre et plus proche de la vérité que la méthode mathématique des Allemands.

CHARLES RICHET.

Les quatre livres de l’Imitation de Jésus-Christ, traduction de Michel de Marillac, publiée par les soins de M. D. Jouaust, préface par M. E. Caro, de l’Académie française, dessins par Henri Lévy gravés à l’eau-forte par Waltner, 1 vol. gr. in-8o, 1875.


La librairie Jouaust vient de mettre en vente une édition de l’Imitation de Jésus-Christ à laquelle on peut prédire un sérieux et légitime succès. La traduction choisie par l’éditeur est celle que le chancelier Michel de Marillac a donnée en 1621 et que M. de Sacy a si heureusement remise en lumière il y a une vingtaine d’années. Le public sait avec quel soin M. Jouaust s’applique à la reproduction de nos monumens littéraires dans tous les genres ; il serait superflu de louer ici la beauté de l’exécution typographique. L’attrait nouveau de cette édition, ce sont les poétiques dessins de M. Henri Lévy, gravés avec une rare finesse par M. Waltner, et l’étude si élevée, si précise, si pénétrante, que M. Caro a consacrée à l’œuvre du grand consolateur.

On ferait une bibliothèque de tous les éditeurs, traducteurs, commentateurs de l’Imitation de Jésus-Christ. Des paroles d’or ont été prononcées au sujet de ce livre unique, et, malgré les vicissitudes des âges, chaque génération les répète. Après tant de savans maîtres, comment dire quelque chose de neuf ? M. Caro y est parvenu en faisant du point de vue laïque, — mais du point de vue le plus élevé, — sans v nul empressement indiscret, mais aussi sans le moindre embarras, l’examen philosophique du livre. C’est là l’originalité de ces pages excellentes. D’autres ont parlé de l’Imitation en curieux, en érudits, en moralistes, en poètes, en mystiques, et, parmi ces derniers, que de belles âmes profondément touchées dont les joies divines se fondaient en larmes ! M. Caro en a parlé en philosophe, je dis en philosophe attentif, pénétrant, qui sait monter des sphères de l’esprit dans les sphères de l’âme pour mettre chaque doctrine à son rang dans le monde des idées pures.

Ce rang, pour l’Imitation de Jésus-Christ, dans l’ordre sublime où nous ravissent ces élans de la vie intérieure, c’est le premier de tous. M. Caro n’a pas la prétention de savoir mieux que ses devanciers à qui revient l’honneur d’avoir composé ce chef-d’œuvre ; il se borne à résumer le débat en vrai critique, c’est-à-dire à le juger, et dans ce résumé les plus habiles trouveront encore à s’instruire. L’auteur de l’Imitation est-il un Français, un Italien, un Allemand ? Est-ce notre chancelier Jean Gerson ? Est-ce le doux religieux du Mont-Sainte-Agnès, Thomas à Kempis ? M. Caro déclare qu’après une enquête scrupuleuse il est obligé de s’abstenir. J’ai à peine besoin de dire qu’il s’y résigne sans difficulté. Ne vaut-il pas mieux que l’auteur d’un pareil livre soit demeuré inconnu ? Rechercher trop curieusement sa personne, ne serait-ce pas comme un contre-sens à l’esprit de son œuvre ? N’est-ce pas lui enfin qui dans une ardente prière à Dieu a jeté ce cri profond : da mihi nesciri ? « Respectons ce mystère, ajoute M. Caro. L’œuvre sans nom participe d’une sorte d’autorité plus grande ; un nom d’homme, quel qu’il soit, la diminuerait. Ce livre est comme la grande voix de l’humanité chrétienne résumant dans un cri sublime des siècles de souffrance et une immortelle espérance. »

Toute cette discussion, que j’abrège à regret, est conduite par M. Caro avec autant d’art que de savoir. Ce n’est pas là-pourtant la partie la plus originale de son étude. L’analyse délicate et profonde qu’il a faite des méditations du pieux solitaire me paraît un morceau achevé, interrogeant la psychologie du livre, il recherche s’il n’y a pas un ordre, un plan, une dialectique puissante dans ce qui semble une effusion passionnée ; or l’âme de l’ouvrage, pour qui sait découvrir le fond sous la forme, c’est une science inconnue avant le christianisme, la science de la vie intérieure a présentée dans le plus beau jour et comme dans un vivant idéal. »

Quels sont, d’après l’Imitation, les actes essentiels de cette vie intérieure ? Le premier, c’est de se retirer du tumulte des hommes, même en vivant au milieu d’eux, de se créer en soi un inviolable asile par l’esprit de paix, le silence et la bonne volonté. Avec quelle saveur d’expérience, avec quelle connaissance précise du cœur humain, l’auteur de l’Imitation parle de l’homme de bien pacifique qui convertit tout en bien, tandis que l’homme passionné convertit le bien en mal ! Dans cet asile et ce retranchement impénétrable, l’homme intérieur a encore des périls à éviter, des ennemis à combattre ; il doit se vaincre lui-même, vaincre non-seulement les tentations grossières, mais les tentations spirituelles, la frivolité, le sens propre, l’ambition, l’esprit de révolte et d’orgueil. Persuadé que toutes les attaches du dehors le tiennent éloigné de la véritable vie, il s’efforce de les rompre. De là le goût du renoncement, la joie du sacrifice, l’ardent désir de s’humilier. Ce n’est pas, comme chez le sombre misanthrope du XIXe siècle, le dégoût universel porté jusqu’au mépris du mépris. De l’un à l’autre, sous des formules presque semblables, les différences creusent un abîme. Le renoncement de Schopenhauer a pu être résumé ainsi : spernere mundum, spernere seipsum, spernere sperni ; le renoncement chez l’auteur de l’Imitation est exprimé en ces termes : despicere mundum, despicere seipsum, orare despici. Les deux premières règles sont les mêmes, la troisième rétablit la vérité des situations. Schopenhauer, dans son mépris du monde, s’acharne à la poursuite du néant ; l’auteur de l’Imitation est appliqué tout entier à la recherche de la vie. Si M. Caro ne fait pas cette comparaison, il la suggère, et ce n’est pas le moindre mérite de ces pages que d’éveiller et de féconder la pensée. Non, le doux solitaire ne condamne pas la science, comme on l’a cru à tort. « Il ne faut pas, dit-il, blâmer la science,… la science considérée en soi est bonne et ordonnée de Dieu. Non est culpanda scientia… bona est in se considerata et a Déo ordinata. » Ce qu’il condamne de son temps, c’est la mauvaise direction des facultés de l’esprit, l’aridité des abstractions, la stérilité de la scolastique : « O Dieu de vérité ! il m’ennuie souvent de lire et d’ouïr bien des choses. Que tous les docteurs se taisent. Vous seul, parlez à moi ! Taceant omnes doctores. Tu mihi loquere solus. » Enfin détaché, dépouillé de tout ce qui est extérieur et périssable, de toutes les sciences fausses qui détournent de la science vraie, l’homme de l’Imitation s’efforce de mourir à lui-même pour renaître en Dieu. Tel est, du premier au troisième livre, ce travail de régénération, ce renouvellement de la vie, ce passage de la sphère d’en bas à la sphère supérieure. Tout commence par le détachement successif, tout finit par le commerce de l’âme avec Dieu, exprimé en des dialogues d’une tendresse incomparable.

M. Caro, en historien consommé de la philosophie, a pris plaisir à montrer combien cette doctrine, au seul point de vue de la science psychologique, se distingue de toutes les théories morales qui l’ont précédée. Il admire certes autant que personne et le De officiis de Cicéron et l’Encheiridion d’Épictète ; quelle distance pourtant de la plus pure morale des anciens à cette conception si neuve, à cette pensée tout ensemble si humble et si audacieuse, qui descend au plus profond de notre âme pour y saisir un germe d’infini !

Craindra-t-on que de tels élans ne soient périlleux de nos jours et n’y affaiblissent le sens de la vie réelle ? « Pour moi, dit M. Caro, j’augurerais bien d’une société dans laquelle se répandrait le goût de pareilles méditations, où je verrais refleurir, avec l’idée du sacrifice, le sens du divin, le sentiment de la liberté intérieure, l’obéissance virile et volontaire à la règle, qui dans la vie civile s’appelle la loi, rattachement à la cellule agrandie qui s’appelle le foyer domestique, enfin les fortes vertus de la discipline qui rendent un peuple invincible, et tout un ensemble de croyances capables de lui refaire une conscience dans cette anarchie morale où le monde s’agite et se dissout. » Nous nous garderons bien de rien ajouter à de telles paroles. On a vu quel est le plan de cette noble étude ; il suffit d’en avoir indiqué l’esprit philosophique et les viriles conclusions pour inspirer le désir d’y regarder de plus près, Nul penseur sincère ne la lira sans profit.


SAINT-RENE TAILLANDIER.


L’Histoire de France racontée à mes petits-enfans, par M. Guizot, tome cinquième et dernier. Paris 1875. Hachette.


Quand ici même, voilà trois ans à peine[1], M. Vitet saluait l’apparition du premier volume de l’Histoire de France racontée à mes petits-enfans, et qu’il y exprimait le vœu de voir bientôt achevé le monument qu’un illustre historien élevait à la mémoire de la patrie, nul ne prévoyait que l’historien et l’ami qui lui rendait hommage dussent nous être sitôt enlevés, tant il y avait dans cet hommage de jeunesse encore et de chaleur de cœur, tant il se déployait de force et de vigueur dans l’œuvre que la mort allait si brusquement interrompre ! M. Guizot toutefois aura eu ce rare bonheur que les siens se soient trouvés capables de conduire à sa fin l’œuvre suspendue, et que les mains pieuses d’une fille n’aient pas défailli à la lourde tâche qu’il leur léguait. C’est l’esprit du grand historien qui revit dans ce dernier volume, c’est sa pensée profonde qu’on y retrouve, également maîtresse des idées et des faits, son patriotisme austère, détaché de toute haine comme de toute, flatterie, et si, par intervalles, nous nous permettons de dire qu’on y regrette ce style sobre à la fois et plein, cette grande phrase protestante, tendue comme une sorte d’hymne, dont il emporte avec lui le secret, nous sommes assurés que la piété filiale de Mme de Witt y verra moins une critique qu’un dernier hommage au souvenir d’un grand nom.

C’est une triste époque, triste surtout au lendemain de ce siècle de Louis XIV, grand dans la prospérité, plus grand peut-être dans les revers, que celle dont le dernier volume de M. Guizot nous retrace l’histoire. Stat magni nominis umbra : la France du régent et de Dubois, de Fleury, de Louis XV, n’est plus que le fantôme de la France d’autrefois, son histoire à cessé d’entraîner dans son cours l’histoire européenne, c’est contre elle que l’Angleterre, par-delà l’Océan, fonde son empire colonial, c’est sans elle ou plutôt c’est à la faveur de son apathie que la Russie, que la Prusse, exemples uniques de nations passées en un jour de la faiblesse de l’enfance à toute la force de la maturité, prennent leur place au soleil et s’introduisent dans le système de l’équilibre européen. En même temps qu’un roi sur le trône ; les hommes manquent sous la main ; la seule entreprise de quelque grandeur et de quelque génie d’invention, c’est un aventurier venu d’Ecosse qui là tente ; c’est un aventurier saxon, bâtard d’une race d’aventuriers, qui remporte les seules victoires dont l’éclat jette sur la France un dernier rayon, aussitôt éclipsé. Tout au loin cependant, aux Indes, en Amérique, les La Bourdonnais, les Dupleix, les Montcalm

Et tant d’autres encor de qui les grands courages
Des héros d’autrefois sont les vives images,


soutiennent l’honneur chancelant du nom français. Nous les connaissons mal ; aussi ne saurait-on savoir à M. Guizot trop de gré d’avoir généreusement donné dans son histoire, au récit de leurs grandes pensées et de leurs exploits désespérés, la place que d’ordinaire nos historiens leur mesurent avec tant d’économie. Il serait bon pourtant de savoir qu’un Français, avec une supériorité de vues, une énergie d’action que n’ont pas dépassées les Clive ni les Hastings, mais avec un sentiment plus profond du juste et de l’honnête, a conçu le premier ces moyens de guerre et de politique qui dans le dernier siècle ont donné l’empire de l’Inde aux Anglais.

Une chose du moins peut nous consoler du spectacle d’incurie et de honte que présente le règne de Louis XV, je veux dire l’influence que par ses écrivains et ses « philosophes de génie, » comme les appelle Grimm, la France continue d’exercer sur l’Europe. M. Guizot s’y est arrêté longuement, et ceux qui liront le chapitre qu’il consacre aux Montesquieu et aux Voltaire, aux Diderot et aux Rousseau, y trouveront sur le XVIIIe siècle, si singulièrement mélangé de bien et de mal, mais « supérieur à ses sceptiques, » un jugement dont il nous semble qu’on peut dès à présent accepter les conclusions comme l’arrêt définitif de l’histoire. Je croirais faire injure à M. Guizot en louant son impartialité, — n’est-ce pas toutefois un rare mérite à ce vieillard, dont la foi religieuse croissait avec les années d’ardeur et d’austérité, que d’avoir su rendre justice pleine et entière à ces maîtres de l’invective et de la raillerie qui sont les hommes de l’Encyclopédie ? C’est qu’aussi bien, à ses derniers jours comme à ses débuts, il y a quelque soixante ans, M. Guizot était soutenu dans sa tâche par une profonde conviction des devoirs de l’historien. Lui-même il l’a exprimée dans la phrase qui termine le volume et l’ouvrage : « Dès les premiers jours de la réunion des états-généraux, dans l’ardeur d’une discussion violente, Barrère s’était écrié : « Vous êtes appelés à recommencer l’histoire. » Il se trompait arrogamment. Depuis plus de quatre-vingts ans la France moderne poursuit laborieusement et au grand jour l’œuvre qui s’était lentement élaborée dans les flancs obscurs de la France ancienne. Entre les mains toutes-puissantes du Dieu éternel, l’histoire d’un peuple ne s’interrompt et ne recommence jamais. » Ainsi c’était toute la France, l’ancienne et la nouvelle, qu’il aimait d’un même amour, — dans la patrie commune, il n’avait pas voulu, comme tant d’autres, se faire une seconde patrie de ses préjugés et de ses liaisons de parti. Homme nouveau, il n’admettait pas qu’une seule classe revendiquât elle seule l’ancienne France, mais il n’admettait pas non plus qu’on reniât ses origines, et qu’on se parât comme d’une marque d’indépendance de ce signe de l’étroitesse d’esprit et de la sécheresse de cœur.


F. BRUNETIÈRE.


Ismaïlia, a narrative, etc., by sir Samuel White Baker, 2 vol., Londres 1875 ; MacMillan. — II. Ismaïlia, récit d’une expédition dans l’Afrique centrale, par sir Samuel White Baker, traduit par M. Hippolyte Vattemare, avec 56 gravures et 2 cartes, Paris 1875 ; Hachette.


Parmi les explorateurs de l’Afrique équatoriale, sir Samuel White Baker figure au premier rang. C’est lui qui a découvert l’un des grands réservoirs que traverse le Nil avant de descendre vers les plaines de l’Égypte, le lac Albert Nyanza, dont Speke avait seulement signalé l’existence d’après les rapports des indigènes. Le « voyage aux sources du Nil, » qui fut entrepris par lui, il y a quatorze ans, et dans lequel il n’eut pour compagnon que sa courageuse femme, a été raconté ici même dans tous ses détails. Après son retour, la reine d’Angleterre lui accorda le titre de baronnet, et notre société de géographie lui décerna sa grande médaille d’or. Mais M. Baker était revenu avec la pensée d’une noble et grande entreprise par laquelle il s’est acquis de nouveaux droits à la reconnaissance publique, la pensée d’une expédition ayant pour but la suppression de la traite des noirs dans l’Afrique centrale.

Lors de son premier voyage, il avait traversé des contrées fertiles, douées d’un climat salubre et favorable à l’établissement des Européens, grâce à une altitude moyenne de plus de mille mètres au-dessus du niveau de la mer. Cette vaste zone était peuplée par une race douce et docile, ne demandant que la protection d’un gouvernement fort pour prendre un grand essor en développant les admirables richesses du sol. Dans certaines régions, le sucre, le coton, le café, le riz, les épices, pouvaient être cultivés avec succès ; mais, en l’absence de toute espèce de gouvernement civilisé, la traite y florissait, décimant la population et arrêtant tout progrès. Des contrées riches étaient changées en désert ; les femmes et les enfans étaient emmenés en captivité, les villages brûlés, les récoltes détruites, les habitans chassés. Les trafiquans qui se livraient à cet odieux commerce se recrutaient parmi les Arabes sujets du gouvernement égyptien ; ils s’étaient constitués en bandes nombreuses et bien armées qui ravageaient le pays. On portait à 15,000 le nombre de ces forbans, sujets du khédive, qui, prétextant le commerce d’ivoire, se livraient à la traite des noirs dans les districts du Nil-Blanc. Quant au nombre des esclaves enlevés annuellement de l’Afrique centrale, il est impossible de l’évaluer exactement. M. Baker pense que 50,000 individus au moins sont capturés chaque année. M. É.-F. Berlioux, professeur d’histoire au lycée de Lyon, dans un excellent travail publié par une société abolitioniste anglaise[2], porte le nombre des esclaves exportés annuellement à 70,000 ; mais le chiffre des décès qu’entraînent les razzias d’hommes et les traitemens barbares infligés aux captifs est peut-être cinq ou six fois plus considérable.

C’est pour mettre un terme à ces horreurs, ou du moins pour les atténuer dans la mesure du possible, que M. Baker entreprit l’expédition qu’il raconte dans le livre récemment publié par lui sous le titre d’Ismaïlia, et dont M. Hippolyte Vattemare vient de donner une traduction française. L’expédition, organisée sous les auspices du khédive d’Égypte, qui avait élevé sir Samuel Baker au rang de pacha et l’avait investi du pouvoir suprême sur les pays qu’il devait parcourir, fut organisée en 1869 et dura quatre années ; elle eut pour but avoué de soumettre à l’autorité du gouvernement égyptien les contrées situées au sud de Gondokoro, de supprimer la traite, d’inaugurer un système de commerce régulier, d’ouvrir à la navigation les grands lacs équatoriaux, enfin d’établir une ligne de postes militaires et d’entrepôts commerciaux, séparés les uns des autres par une distance de trois jours de marche, à travers l’Afrique équatoriale, en prenant Gondokoro pour base d’opérations. Il faut savoir gré au khédive d’avoir osé concevoir un tel projet et surtout d’avoir osé en confier l’exécution à un chrétien dont il armait le bras d’un pouvoir discrétionnaire. Le khédive y risquait sa popularité, car tous ses sujets, presque sans exception, regardaient l’entreprise avec un dépit mal déguisé, et M. Baker ne devait pas tarder à éprouver les effets de l’hostilité sourde des autorités, qui sans vergogne contrecarraient ses plans et faisaient naître sous ses pas des obstacles presque insurmontables.

Nous ne suivrons pas Baker-Pacha dans le récit de son expédition, qui renferme des renseignemens fort curieux sur les pays compris dans le bassin du Nil-Blanc, et qui emprunte un intérêt presque dramatique aux nombreuses péripéties de sa lutte énergique contre les difficultés sans nombre que lui suscitait le mauvais vouloir des autorités égyptiennes, dont la connivence avec les marchands d’esclaves était manifeste. Cette lutte, semée de combats à main armée, eut pour résultat d’entraver momentanément la traite sur les points où Baker-Pacha portait ses moyens d’action ; mais le mal était trop ancien, trop invétéré, pour céder à cet essai de cautérisation locale. Il est vrai qu’on a officiellement annexé Gondokoro, qui a pris le nom d’Ismaïlia en l’honneur du khédive, et que la traite a été ostensiblement désavouée et même prohibée par le gouvernement égyptien ; M. Baker a infligé des pertes sensibles à quelques traitans, a confisqué des bâtimens négriers et délivré les captifs qu’ils emmenaient ; mais un revirement complet s’est opéré après son départ. Hélas ! les chasseurs d’esclaves sont tous sujets et même fermiers du gouvernement. L’expédition placée sous le commandement de Baker-Pacha avait pour objet la suppression des compagnies arabes investies du droit de commerce dans l’Afrique centrale, droit qu’elles avaient acquis à beaux deniers comptans en retour d’une rente payée au gouverneur-général du Soudan. Baker-Pacha, muni d’un firman du khédive qui rappelle le bon billet de La Châtre, s’en allait ruiner les fermiers du gouvernement !

« Sur une étendue de 2,600 kilomètres, disait sir Samuel Bakes en terminant son livre, de Khartoum à l’Afrique centrale, le Nil-Blanc est pur maintenant de l’abominable trafic qui souillait ses eaux depuis tant d’années. Tous les nuages se sont dissipés. Arrivé au terme de mon mandat, je ne vois plus que paix et lumière. Gloire à Dieu ! » Puis vient ce laconique et lamentable épilogue : « Après mon départ d’Égypte, Abou-Saoud a été mis en liberté, et le gouvernement a fait de lui le bras droit de mon successeur. » Il faut savoir qu’Abou-Saoud est un abominable forban, agent des principaux marchands d’esclaves de Khartoum, à qui M. Baker avait confisqué trois navires avec 700 nègres, et qui devait être jugé au Caire, devant le tribunal public des medjildis. Le khédive s’y refusa, offrant d’abord de déférer la cause à un tribunal spécial et secret ; puis le négrier fut mis en liberté, et on apprit qu’il avait été pourvu d’un emploi important dans l’expédition, que Baker-Pacha avait laissée aux mains du colonel Gordon. Peut-être est-il appelé à succéder au colonel Gordon dans le commandement de cette expédition, qui a pour objet la suppression de la traite ! On sait que le gouvernement égyptien a besoin de troupes noires pour ses cadres. Le territoire annexé a donné au khédive plusieurs millions de sujets nouveaux, et Abou-Saoud fera un excellent officier de recrutement.

Malgré tout, sir Samuel Baker reste convaincu que le khédive était sincère lorsqu’il lui donna la mission d’abolir le trafic infâme dont ses gouverneurs partagent cependant les bénéfices illégaux ; mais il fallait à ce souverain un courage plus qu’ordinaire pour lutter contre l’opinion publique du pays, d’après laquelle l’institution de l’esclavage est absolument nécessaire à l’Égypte. Et pourtant il est facile de comprendre que la suppression de la traite donnerait une immense extension au commerce de l’ivoire. Ce commerce étant monopolisé par le gouvernement d’Égypte, les indigènes ne pourraient plus échanger leur ivoire contre des bestiaux seulement et seraient obligés d’accepter d’autres marchandises. Les produits des fabriques européennes se troqueraient contre l’ivoire avec un bénéfice illimité. Enfin la construction déjà projetée du chemin de fer du Caire à Khartoum et le transport de quelques steamers de Gondokoro sur le lac Albert ouvriraient au commerce honnête l’intérieur de l’Afrique jusqu’à l’équateur ; puis, à la suite des trafiquans réguliers, la civilisation prendrait possession d’un immense territoire habité par des millions d’hommes pour lesquels ne s’est pas encore levé le soleil de la liberté.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1872.
  2. The Slave-trade in Africa in 1872, by E.-F. Berlioux, London 1872. Marsh. — Voyez aussi la Traite orientale, par M. E.-F. Berlioux. Paris 1870. Guillaumin.