Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1880
30 novembre 1880
Les commencemens de session sont d’habitude une occasion de régler tous les comptes entre le gouvernement et les assemblées, d’évaluer, pour ainsi dire, la situation nouvelle où l’on se retrouve. C’était d’autant plus naturel, d’autant plus opportun à la rentrée récente du parlement de la France, que, dans l’intervalle des deux sessions, des événement d’une évidente gravité s’étaient accomplis.
Le cabinet nouveau avait cru pouvoir dire en paraissant pour la première fois devant les chambres : « Le changement de ministère qui s’est effectué pendant votre absence n’est pas de ceux qui modifient la direction générale des affaires publiques… » C’était une assez grande hardiesse ou une singulière légèreté. S’il n’y avait eu aucun changement dans la « direction des affaires publiques, » comment l’ancien président du conseil avait-il été conduit à se retirer au lendemain d’un discours retentissant qui avait la valeur d’un manifeste ? S’il y avait une modification assez sérieuse pour qu’un premier ministre responsable ne pût, sans renier ses opinions, accepter de rester au pouvoir, comment cette modification était-elle devenue nécessaire ? par suite de quelles circonstances insaisissables avait-elle dû s’accomplir ? Par quelle anomalie surprenante ceux qui, la veille encore, paraissaient s’approprier le discours de leur chef en le faisant afficher dans toutes les communes de France se trouvaient-ils chargés de le désavouer dans leurs actes ? La question naissait d’elle-même ; elle s’est élevée naturellement devant le sénat comme devant la chambre des députés. Dans l’une et l’autre assemblée, le dénoûment du débat a été à peu prés le même en ce sens que le nouveau cabinet a eu une majorité, que dans les deux cas la pensée d’éviter une crise ministérielle a visiblement inspiré le vote. Seulement la discussion du sénat a eu l’avantage d’aller plus droit au but, de porter plus directement sur le point décisif, et elle a eu pour résultat, sinon de tout éclaircir, du moins de produire par la contradiction, par le choc des opinions, par les interventions qu’elle a provoquées, un peu de cette lumière qu’on avait vainement demandée dans la chambre des députés. Ce qu’il y a de clair maintenant, c’est que la retraite de M. de Freycinet n’a pas été aussi insignifiante que le nouveau président du conseil a bien voulu le dire. Ce qu’il y a de parfaitement évident, c’est que le changement de ministère a été en même temps une modification dans la « direction des affaires publiques, » et que cette crise du mois de septembre marque justement l’heure d’une accélération nouvelle dans un mouvement qui se déroule depuis deux ans, qui a déjà dévoré plus d’un chef de cabinet, qui va on ne sait où parce qu’il n’a ni règle ni mesure. C’est là ce que prouve cette instructive discussion du sénat, engagée d’une parole serrée et ferme par M. Buffet, soutenue avec plus de suffisance que de tact par M. Jules Ferry, éclairée par les explications de M. de Freycinet aussi bien que par l’intervention de M. Laboulaye et de M. Jules Simon.
Tous les secrets n’ont peut-être pas été dits. Il reste du moins un fait avéré, incontesté, qui est comme le point de départ de la phase nouvelle où sont entrées les affaires intérieures de la France. Il y a eu un moment où deux politiques se sont trouvées en présence et où c’est la politique la plus prévoyante, la moins hasardeuse, si l’on veut, qui a été vaincue dans le conflit. Assurément M. de Freycinet avait l’idée la plus juste et la plus raisonnable lorsqu’après avoir cédé à des obsessions, à des pressions dont il sentait lui-même le danger, il se proposait de s’arrêter, de modérer l’emportement des passions. Il était dans la vérité lorsqu’il se disait que, sous un régime qui est la paix de l’état et de l’église réglée par un concordat, ce qu’il y avait de plus simple était de chercher à s’entendre par des négociations ou par des « communications, » peu importe le mot, avec le chef du gouvernement religieux qui est au Vatican. Avoir un ambassadeur de France auprès du pape et un nonce apostolique à Paris pour ne pas traiter des affaires religieuses, c’est, en effet, un défaut de logique, un non-sens que l’ancien président du conseil a raison de ne pas comprendre. M. de Freycinet montrait certainement la prudence d’un homme d’état en se préoccupant de dégager du conflit la dignité, la sûreté des consciences religieuses, en se défendant des guerres à outrance, des actes qui ressembleraient à une persécution, et en se disant que, s’il y avait un moyen d’éviter le danger soit par des négociations avec Rome, soit par une loi nouvelle sur les associations, il fallait prendre ce moyen. C’était toute une politique sensée, réfléchie, trop peu apparente peut-être, suffisamment résumée néanmoins dans le discours de Montauban, et de plus, en agissant ainsi, en négociant ou en communiquant avec Rome, M. de Freycinet ne faisait rien d’irrégulier, comme on l’a laissé supposer quelquefois. La marche qu’il se proposait de suivre, qu’il suivait déjà, n’était inconnue ni de M. le président de la république ni de ses collègues, qui ne l’avaient pas désapprouvé dans ses tentatives. Pourquoi donc tout cela a-t-il été emporté dans une bourrasque soudaine ? Comment se fait-il que, dans une question de politique générale, la défaite ait été pour celui qui avait, comme président du conseil, la responsabilité légale de cette politique, et la victoire soit restée à ceux qui, au dernier instant, ont cru devoir se séparer de leur chef ? On ne prétendra pas sérieusement sans doute qu’une déclaration jugée incomplète ou vague des ordres religieux aurait suffi pour ruiner d’un seul coup un système de conduite qui avait été adopté dans l’intérêt de la république, du gouvernement, non dans l’intérêt des communautés !
Le malheur ou la faiblesse de M. de Freycinet est d’avoir mis peu de précision dans ses idées et de s’être fait quelques illusions, d’avoir montré plus de bonnes intentions que de résolution. Son devoir le plus simple, le plus rigoureusement parlementaire, au moment de la crise, eût été de ne pas passer si vite condamnation, de représenter à M. le président de la république, à ses collègues, que ce qu’il proposait avait été accepté dans le conseil, que son discours de Montauban avait été affiché dans toutes les communes de France somme l’expression de la pensée du gouvernement, que c’était pour tous une obligation d’aller devant les chambres, à qui appartiendrait le dernier mot. Et qu’on ne dise pas qu’il aurait échoué, qu’il aurait été mal compris, peu soutenu, parce qu’on ne prévoyait pas alors les difficultés de toute sorte que l’exécution des décrets allait rencontrer : c’est là l’éternelle raison de ceux qui ne veulent rien tenter ! En cédant avant le combat, presque à la première sommation, M. de Freycinet, sans le vouloir, a paru livrer une politique à laquelle il est réduit aujourd’hui à rendre le témoignage de regrets tardifs et d’une sagesse inutile. En résistant, en demeurant à son poste autant que possible, il aurait rendu un singulier service au gouvernement, il l’aurait empêché de s’engager, comme il l’a dit lui-même, « sur une pente funeste, où peut-être on aura de la peine à se retenir ! » que s’est-il passé en effet ? La retraite même de l’ancien président du conseil a imprimé son caractère et créé une sorte de fatalité au cabinet recomposé. Il est bien clair que le nouveau ministère restant au pouvoir dans ces conditions était obligé d’aller jusqu’au bout, et il est bien certain sous ce rapport, on a été fondé à le dire, que ce qui est arrivé devait arriver. On ne pouvait faire autrement sous peine de n’avoir plus de raison d’être. On s’est étourdiment jeté dans cette aventure sans s’apercevoir que, pour des questions de légalité douteuse, on allait commencer par se heurter contre tous les droits, par recourir à toutes les formes de l’arbitraire administratif, au risque d’offrir ce spectacle étrange de républicains désavouant toutes les traditions libérales, absolvant ou imitant ce qu’ils ont mille fois réprouvé. On s’est exposé à s’entendre dire, l’autre jour, par M. Laboulaye : « Que nous demandez-vous ? Vous nous demandez d’abandonner toutes les convictions de notre vie… Votre programme, je le connais, ce n’est pas une nouveauté, c’est même une réaction étrange ; c’est l’état ayant la main partout,.. c’est l’empire ! » En d’autres termes, c’est la république reconstituant, par un dangereux calcul, le régime discrétionnaire à son profit, épuisant tout pour la domination, — pour une domination de parti.
Ah ! le goût de l’omnipotence, des représailles et de l’arbitraire, quand on est un parti victorieux, on ne s’en défend pas aisément sans doute. Rien n’est plus commode que de s’approprier sans façon les armes, les procédés dont on a si souvent reproché aux autres de se servir, — et comme la plaisanterie se mêle souvent aux choses sérieuses, il y a même des républicains qui s’étonnent plus ou moins naïvement de n’être pas toujours soutenus dans leur rôle nouveau de conservateurs de ce qu’ils appellent les droits de l’état ! Au fond, si on y regarde de près, le signe le plus caractéristique du moment, c’est cette sorte d’abandon avec lequel on épuise toutes les combinaisons de l’arbitraire et on prétend tout refaire, tout reconstituer ou tout juger dans un intérêt de parti. On commence par l’exécution sommaire et administrative des congrégations sans s’inquiéter si la loi est aussi claire qu’on le dit, si on ne va pas se heurter contre des libertés individuelles, contre des droits de propriété et de domicile qui, après tout, échappent à la haute police. On continue par l’exécution de la magistrature sans se demander si l’on ne va pas irréparablement affaiblir la plus puissante garantie de la vie sociale. L’arbitraire se mêle à tout, à un acte de parlement comme à une mesure d’administration, et le gouvernement, qui semblerait devoir rester le gardien de tous les droits, de toutes les garanties respectées, s’est désarmé d’avance contre l’envahissement universel. La rançon des décrets pour lui, c’est qu’il ne peut ni défendre la magistrature, ni combattre les tentatives d’usurpation parlementaire qui peuvent se produire. Autrefois il y avait des idées ou, si l’on veut, des utopies, des propositions de réformes plus généreuses que réalisables ; aujourd’hui il y a des expédions discrétionnaires au service des passions, des préjugés de parti, et même parfois des intérêts personnels.
Qu’est-ce donc que cette réforme ou cette prétendue réforme de l’ordre judiciaire, qui, après les décrets de mars, est devenue l’affaire la plus urgente, l’objet d’une sorte de passion fixe et qui a été expédiée en quelques séances, en toute hâte, comme une mesure de salut public ? Sans doute, si on l’avait voulu, si l’on ne s’était préoccupé en toute impartialité que du bien du pays, cette question d’une réforme de l’administration de la justice en France méritait d’être abordée. Depuis longtemps elle attire l’attention des esprits réfléchis, et dans cette discussion même qui vient d’occuper quelques journées de la chambre, il s’est trouvé des députés qui ont su prouver qu’ils en comprenaient l’importance. Un jeune représentant des opinions modérées, M. Ribot, a défendu avec autant d’indépendance que de talent les idées les plus vraies et les plus saines, les idées que le gouvernement lui-même aurait dû soutenir. Un autre orateur d’une nuance d’opinion plus avancée, M. René Goblet, a su allier à l’esprit réformateur le respect des Conditions essentielles de toute justice. Un député de la droite, M. Fauré, a parlé simplement et habilement, en homme instruit. Pour les uns et les autres, la question garde son caractère sérieux et son ampleur. Il y aurait à examiner ce qu’on pourrait faire pour relever l’institution des juges de paix en l’affranchissant des influences de parti, pour adapter la répartition des tribunaux à la situation créée par les transformations économiques, pour rendre la justice moins coûteuse en simplifiant les procédures, pour régulariser l’accessibilité et l’avancement dans la magistrature. C’est une œuvre considérable, utile, qui ne peut être conduite qu’avec une impartialité supérieure, avec le sentiment le plus équitable des intérêts multiples qui sont en cause ; mais ce n’est vraiment pas de cela qu’il s’agit. M. Bardoux, qui, lui aussi, est intervenu avec talent sur le point décisif, qui a tenté un effort malheureusement inutile pour sauver le principe de l’institution judiciaire, M. Bardoux l’a dit avec raison, avec une franchise qui aurait dû réveiller quelques scrupules : « Toute la loi, c’est l’article 8 ! L’article 8, c’est la suspension de l’inamovibilité pendant une année, et la suspension de l’inamovibilité, c’est l’épuration discrétionnaire légalisée, érigée en système, suspendue sur la magistrature tout entière. Voilà la question qui pour le moment éclipse et domine toutes les autres ! »
Vainement on fait observer à ces réformateurs, en vérité assez vulgaires, que la république existe depuis dix ans, que la constitution date déjà de cinq années, qu’un régime ne procède pas après un si long espace de temps comme au lendemain d’une révolution, que d’ailleurs, dans cet intervalle, un renouvellement incessant s’est accompli dans la magistrature ; vainement on fait observer tout cela, les réformateurs de la chambre ont décidé l’épuration ! Est-ce à dire que la magistrature française puisse être soupçonnée, dans son intégrité, dans la manière dont elle rend la justice ordinaire ? Nullement ; un des plus vifs défenseurs de la réforme, M. Allain-Targé, dont l’esprit semble osciller entre la passion de parti et un respect de souvenir pour l’ordre judiciaire, M. Allain-Targé lui-même déclarait, l’autre jour, que la magistrature était honorée, qu’aucun soupçon ne pouvait atteindre son intégrité, qu’elle n’était pas riche, mais qu’elle méprisait l’argent, — que de plus elle était généralement indépendante. Pourquoi donc tant d’hostilités violentes et de déclamations furieuses auxquelles le gouvernement a même cessé d’opposer la plus légère protestation, comme s’il était le premier à livrer ce grand corps de la justice française ? C’est tout simple, le crime est évident ! La magistrature est suspecte de tiédeur pour la république ; elle est accusée de sédition, de rébellion ou de complicité dans la rébellion. On hésitait jusqu’ici à la frapper, on n’hésite plus depuis qu’elle a manqué de zèle dans la campagne des décrets. Une question s’est élevée, tellement incertaine que près de deux mille jurisconsultes se sont prononcés contre l’interprétation du gouvernement, que près de quatre cents magistrats du ministère public ont honorablement donné leur démission pour ne pas s’associer à l’exécution des décrets ; parce que, sur cette question contestée, certains tribunaux ont partagé l’opinion de juristes comme M. Demolombe et M. Rousse ; parce que ces tribunaux n’ont pas voulu accepter comme parole d’évangile ce que M. le ministre de l’intérieur a dit dans un mémoire, ce qui ne s’était pas dit depuis longtemps que l’administration est seule juge « de la mesure des sacrifices qu’elle peut imposer aux droits privés, » parce que ces faits se sont produits, la magistrature est traitée en ennemie de la république, — de l’ordre et de la société !
Que devait donc faire la magistrature pour échapper à ces accusations, pour mériter, comme l’a dit naïvement M. le garde des sceaux, « la confiance du gouvernement ? » C’est encore assez clair, elle aurait été la meilleure des magistratures si elle s’était montrée soumise et muette, si elle avait accepté sans mot dire ces déclinatoires d’incompétence par lesquels, selon une expression spirituelle, on a remplacé avantageusement l’article 75 de la constitution de l’an VIII. Elle est traitée en ennemie parce que quelques tribunaux, quelques magistrats ont jugé en toute indépendance, sous leur responsabilité, au risque de déplaire. C’est pour cela que la suspension de l’inamovibilité doit être prononcée pour un an, — et qu’on remarque bien ce qu’il y a d’étrange dans cet expédient de représaille contre une institution. Évidemment, cette suspension temporaire est plus équivoque, plus dangereuse que la suppression même de l’inamovibilité. La suppression complète de l’inamovibilité est un système dont l’application comporte des garanties d’un autre ordre ; l’élection des juges est encore un système. La suspension temporaire n’est pas un système. C’est tout simplement l’arbitraire introduit dans la loi, consacré par la loi. Ainsi, pendant un an, et pendant cette année des élections vont se préparer, un garde des sceaux, celui qui est aujourd’hui à la chancellerie ou tout autre, disposerait souverainement du corps judiciaire tout entier, exclurait ou déplacerait des magistrats à son bon plaisir ! M. Bardoux, M. Ribot, ont eu certes raison de le dire : « C’est la justice suspendue pendant un an ; ., pendant un an c’est un rendez-vous donné à toutes les dénonciations, à toutes les rancunes, à toutes les convoitises… » C’est ainsi qu’on prétend donner satisfaction à l’opinion publique, sans compter qu’on n’a pas apparemment l’illusion que ce qu’on ferait aujourd’hui serait respecté par d’autres, de sorte que si le sénat n’arrêtait pas au passage de telles fantaisies, on arriverait tout simplement à créer un régime d’arbitraire tempéré par l’anarchie.
Oui, vraiment, un des plus dangereux ennemis, c’est ce goût d’arbitraire, qui n’exclut pas l’anarchie, que les théories officielles consacrent souvent, que les pratiques ou les faiblesses du gouvernement encouragent et qui est la contradiction de ce qu’on avait l’habitude de considérer comme la tradition libérale du pays. Dès qu’un intérêt de parti est en jeu, il est entendu que tout est permis, les abus de domination aussi bien que les plus violentes iniquités de polémique contre les hommes. Il suffit de se couvrir d’un grand mot, la démocratie, l’état ou même le patriotisme, pour se donner tous les droits ou plutôt toutes les licences. Rien, certes, ne peut être plus pénible et plus tristement significatif que ce qui se passe depuis quelque temps soit dans le parlement, soit dans la presse, au sujet d’un des plus anciens chefs de l’armée, qui depuis 1870, a été ministre de la guerre successivement sous M. Thiers et sous M. le maréchal de Mac-Mahon.
Un jour, il y a quelques semaines, un procès né de cette fureur de soupçon et de dénigrement qui règne aujourd’hui divulgue deux lettres que M. le général de Cissey aurait pu sans doute se dispenser d’écrire, qui ne sont après tout pourtant que des actes d’un ordre privé sans gravité et sans conséquence pour l’intérêt public. Que ces lettres aient pu être une imprudence, le gouvernement en a jugé ainsi, puisqu’il a cru devoir relever de son commandement celui qui les avait écrites à l’époque où il était ministre, — et l’expiation était assez dure pour un vieux soldat près d’arriver au terme de l’activité. Cela n’a cependant pas suffi. Depuis quelques semaines, c’est un véritable déchaînement d’outrages, de diffamations, d’iniquités, d’inventions injurieuses contre un homme qui a passé sa vie à servir le pays, qui l’a servi souvent avec éclat. Rien n’est respecté, ni la carrière du soldat, ni la dignité de l’homme, ni l’intégrité de l’administrateur. Concussions, malversations, fraudes, abus d’autorité, rien n’a été négligé, — et bientôt il a été clair que ce qu’on poursuivait surtout en M. de Cissey, c’était le chef militaire ramenant au mois de mai 1871 un dos corps de l’armée de Versailles dans Paris ravagé et incendié par la commune ! Dans cette campagne d’outrages organisée par d’étranges vengeurs de la morale et du patriotisme, il y avait une partie qui ne relevait vraiment que de la justice. M. le général de Cissey a fait ce qu’il y avait de plus simple ; il a livré aux tribunaux les diffamateurs en les sommant de justifier leurs allégations, et devant la justice naturellement pas une ombre de preuve n’a été produite. La régularité de l’administration de M. le général de Cissey a été démontrée, mise en lumière par un ensemble de témoignages, de dépositions qui ont fait crouler l’édifice de mensonge et de calomnie. Tout a disparu notamment sous la parole ferme, lucide et décisive d’un des plus jeunes et des plus brillans chefs de notre armée d’aujourd’hui, M. le général Berge, qui a été, comme directeur de l’artillerie, un des plus actifs coopérateurs de la réorganisation militaire de la France. Le tribunal a prononcé ; mais il y a une autre partie. À cette campagne se sont trouvés plus ou moins mêlés des législateurs, des députés qui ont voulu voir dans ce fouillis d’allégations une affaire de parlement, un objet d’enquête, et c’est justement ici que reparaît cette ardeur d’arbitraire qui se manifeste sous toutes les formes, à tout propos.
Évidemment ce n’est pas le droit d’ordonner et de faire une enquête qui peut être contesté à la chambre des députés. Le droit existe, il s’est exercé de tous les temps. Encore cependant faut-il que cette enquête ait des raisons précises, qu’elle s’applique à des faits déterminés ; sans cela elle s’engage dans le vague, dans une voie d’arbitraire indéfini. C’est précisément ce qui arrive aujourd’hui. Sur quoi va-t-elle porter cette enquête, qui a été acceptée en effet, qui n’a cependant été votée que dans la confusion, par une chambre partagée et incertaine ? La commission qui a proposé l’enquête assure qu’elle ne prend d’autre point de départ que « les faits révélés au cours du procès jugé le 12 octobre, » elle décline l’intention de s’occuper « des polémiques qui ont suivi. » — Non, dit-on d’un autre côté, ce n’est pas assez ; l’enquête doit s’étendre à tous les actes de l’administration de M. le général de Cissey. À qui faut-il croire ? Où est la limite ? S’il ne s’agit que des a faits du procès du 12 octobre, » c’est-à-dire des lettres de M. le général de Cissey lues dans une audience, ces lettres sont connues, elles ne sont pas niées et, de plus, elles ont été expiées ; il ne reste plus rien à voir ni à dire sur ce point. Si les recherches doivent s’étendre aux actes sans nombre de l’administration de la guerre pendant une certaine période, sait-on bien où l’on va ? Les opérations auxquelles M. le général de Cissey a présidé comme ministre, embrassent près de cinq années. Elles ont été soumises aux commissions du budget, à la commission de liquidation, à la cour des comptes. La commission nouvelle aura donc le droit de reprendre cette instruction, de revoir ce qui a été fait, de surprendre en défaut les commissions qui l’ont précédée ! Et pour entrer dans ce fourré quel fil conducteur a-t-on ? Des bruits, des allégations, ces « polémiques » qu’on ne veut pas connaître, des commérages, pas un fait précis, pas une présomption à demi spécieuse. M. le ministre de la guerre a bien essayé, si l’on veut, de détourner l’enquête en déclarant qu’il n’avait rien trouvé dans son département qui fût de nature à justifier les imputations dirigées contre M. le général de Cissey, en montrant les inconvéniens de l’œuvre qu’on allait entreprendre. Il est évident que s’il avait plus fermement insisté, si M. le président du conseil l’avait appuyé, si le gouvernement, en un mot, n’avait pas craint de s’exposer à un échec, il eût épargné à la chambre de tomber dans un piège où elle se sent embarrassée aujourd’hui, de s’engager dans une voie où une enquête, qui n’a rien de précis ni de plausible, est réduite par cela même à être un acte d’omnipotence arbitraire. Et qu’on prenne bien garde que l’arbitraire, parce qu’il revêt la forme parlementaire, ne cesse pas d’être l’arbitraire.
C’est là le danger, et ce qu’il y a de certain, c’est qu’avec tout cela on crée d’étranges précédens. Depuis trois ans, avec la grande campagne des invalidations parlementaires, avec l’exécution des congrégations par la haute police, avec les mesures d’épuration qu’on prépare contre la magistrature, avec l’enquête qu’on vient de voter sur toute une période de l’administration de la guerre, on s’est exposé à forger des armes pour ceux qui voudront ou sauront s’en servir. On a justifié d’avance les représailles qui pourraient être exercées par d’autres. S’attaquer tantôt aux croyances religieuses, tantôt à la magistrature, tantôt à l’armée, accusée ou livrée dans ses chefs, C’est peut-être une étrange façon de servir la république. De tous ces faits on pourrait certes dire ce que M. de Freycinet disait l’autre jour en parlant des mesures d’exécution des décrets : « Nous ont-elles fait un seul ami ? Pouvaient-elles nous en faire un ? Non, elles ne pouvaient nous créer que des adversaires, et elles nous ont créé des adversaires parmi des gens dont peut-être un certain nombre seraient venus à nous. » C’est après tout la moralité la plus évidente de la politique du jour.
Bien d’autres nations que la France ont assurément aujourd’hui leurs problèmes et leurs embarras. Il y a en Europe, dans la plupart des pays, grands ou petits, des questions de toute sorte. Il y a avant tout, pour les puissances qui représentent la civilisation de l’Occident, il y a la question d’ordre international, d’équilibre général qui intéresse la paix, la sécurité universelle et dont la diplomatie est chargée. Celle-là, sans cesser d’être la première, la plus sérieuse par son caractère, n’a plus rien d’immédiatement menaçant depuis quelques jours, depuis que Dulcigno occupé par les Turcs a pu être transmis au Monténégro ; mais à part cette affaire commune à tous les états intéressés à l’équilibre des forces dans le monde, il y a dans tous les pays bien d’autres questions de toute nature, questions religieuses, politiques, sociales, économiques, toutes plus ou moins graves, plus ou moins pressantes selon les circonstances, souvent selon la passion du jour. Quel est le pays qui n’ait pas aujourd’hui sa question ? L’Angleterre a l’Irlande, dont les agitations passionnées deviennent un embarras croissant et ont failli, ces jours derniers, provoquer une scission dans le ministère de M. Gladstone. La Russie a le nihilisme, qu’elle s’efforce de combattre ou de neutraliser, tantôt par des répressions, tantôt par des apparences de concessions à des désirs, à des besoins de réformes intérieures qui ne font que s’accroître. L’Autriche a ses luttes de races, occupées à se disputer l’influence, la suprématie dans l’empire. La petite Belgique elle-même a ses conflits plus vifs que jamais entre libéraux et cléricaux. Qui aurait dit cependant qu’à l’heure présente du siècle, au milieu des progrès du temps, dans cette Allemagne qui se croit modestement la nation la plus civilisée du monde, qui aurait dit que, dans cette Allemagne, orgueilleuse de ses idées autant que de ses victoires, il se produirait tout à coup une question sémite ? Qu’est-ce que la question sémite en Allemagne ? C’est vraiment un phénomène assez curieux. Le fait est que, depuis quelque temps, il y a dans une partie du pays, dans certaines classes de la société allemande, toute une agitation organisée, dirigée contre les juifs. On accuse sans déguisement les juifs de tout envahir, de former une nation dans la nation, d’être une menace pour la prépondérance de l’élément chrétien et germanique, de profiter des crises économiques pour accaparer la richesse, d’opprimer le commerce de leur influence, d’offenser la simplicité de la vieille société allemande aussi bien que la misère des classes populaires par leur faste. On ne se borne pas à des polémiques plus ou moins violentes ; partout, dans ces derniers temps, ont circulé des pétitions qui ne tendraient à rien moins qu’à replacer les Israélites sous le coup d’interdictions légales, à les réduire à une sorte d’infériorité dans l’empire. On demande tout simplement contre eux des lois d’exception qui les excluraient « de certaines carrières, de certaines distinctions, de certains postes publics, » et, qu’on le remarque bien, les chefs, les promoteurs de l’agitation, de ce qu’on appelle la « ligue antisémitique » ne sont pas les premiers venus ; les principaux sont un prédicateur de cour, le docteur Stoecker, qui s’est constitué l’apôtre d’un « socialisme chrétien, » un savant renommé, le professeur Treitschke, qui est connu par des travaux historiques et qui s’est créé une assez grande popularité dans la jeunesse universitaire, qui recevait même récemment de bruyantes ovations. Il ne faut rien exagérer sans doute. À cette agitation ont répondu bientôt des manifestations d’un esprit plus libéral, et contre les « pétitions antisémitiques » il y a eu tout dernièrement une protestation signée de personnages considérables, hommes politiques, administrateurs et savans, M. Delbruck, — le premier bourgmestre de Berlin, M. de Forkenbeck, — M. Gneist, M. Mommsen, M. Virchow. « On réveille aujourd’hui d’une façon imprévue et tout à fait honteuse, dit la protestation, les haines de race et le fanatisme du moyen âge… Le legs de Lessing est attaqué par des hommes qui, du haut de la chaire et de la tribune, devraient annoncer que la civilisation moderne a fait cesser l’isolement dans lequel on avait tenu la race qui nous a donné le monothéisme… » Le « legs de Lessing » n’est pas sérieusement menacé, il faut le croire. La question n’est pas moins devenue assez vive pour provoquer des animosités violentes, même un certain nombre de duels, et elle a pris assez de gravité pour être récemment portée devant le Landtag. Oui, pendant quelques séances, dans le parlement de Berlin, on a discuté éloquemment sur ce qu’il y avait à faire ou ne pas faire contre la race qui, de nos jours, a donné Meyerbeer et Henri Heine à l’Allemagne !
Il y a, on en conviendra, des signes étranges dans la vie des peuples les plus puissans. Que la réaction « antisémitique, » qui se manifeste en Allemagne s’explique d’une manière plus ou moins spécieuse, par des circonstances particulières, c’est possible. Les israélites expient un peu l’éclat d’une fortune qui a considérablement grandi, qui est surtout devenue plus frappante depuis dix ans, depuis la guerre de 1870. Ils ont excité les jalousies, les ressentimens par leurs succès, par l’habileté avec laquelle ils ont su profiter des événemens, de cette profusion de milliards qui a produit pour le pays une crise économique désastreuse, et ces jalousies, ces ressentimens, échauffés, conduits par l’esprit de secte, se tournent aujourd’hui contre eux. Ils expient peut-être aussi jusqu’à un certain point les inconséquences des chefs, des orateurs qu’ils ont eus dans le parlement. Ceux-ci ont compté parmi les plus ardens auxiliaires de la campagne du Culturkampf contre les catholiques, et aujourd’hui, à leur tour, ils voient recommencer contre eux une guerre qu’ils ont trouvée bonne contre d’autres : preuve évidente que désormais, pour toutes les religions comme pour tous les partis, le libéralisme est de la prévoyance ! Au fond, les animosités d’un autre temps n’iront pas bien loin sans doute, elles ne remporteront pas sur la raison allemande, et le vice-président du conseil, le comte de Stolberg, a déclaré qu’on n’avait pas l’intention de diminuer les droits des juifs ; mais ici précisément il y a un autre point assez curieux. Le gouvernement a bien déclaré effectivement qu’il ne voulait porter aucune atteinte aux droits constitutionnels des israélites ; il n’a pas dit un mot pour décourager ou pour blâmer l’agitation « antisémitique. » Qu’est-ce à dire ? M. de Bismarck se serait-il proposé de faire sentir aux israélites, comme il l’avait fait déjà avec les libéraux-nationaux, que ni les uns ni les autres ne pouvaient rien sans lui, que seul il pouvait les protéger ? Aurait-il cédé, une fois de plus, à cette tentation méphistophélique de laisser les partis se diviser, se dévorer pour intervenir en souverain pacificateur ? N’importe, il y a désormais, en plein siècle de la libre pensée, une question sémite à Berlin ! L’agitation contre les juifs n’est probablement pas près de finir, et l’esprit de tolérance se manifeste sous des formes étranges dans cette victorieuse et puissante Allemagne !
CH. DE MAZADE.
M. Rayet publie une nouvelle collection des Monumens de l’art antique ; nous en avons sous les yeux la première livraison, qui contient quinze planches avec des notices explicatives. En commençant, M. Rayet rappelle que beaucoup d’autres ont imaginé avant lui de réunir dans un livre maniable les œuvres les plus intéressantes de l’antiquité, et il s’excuse de recommencer ce qui a été déjà fait avec talent. Je crois qu’il obtiendra aisément son pardon. Il est facile de comprendre qu’un ouvrage de ce genre, quoique très bien fait, soit toujours à refaire. Les procédés par lesquels on reproduit les modèles se perfectionnent sans cesse, le goût du public change, la science marche, les monumens nouveaux qu’on tire du sol inépuisable de la Grèce aident à comprendre les anciens. Aussi, quelque admiration qu’on éprouve pour les Winckelmann, les Millingen, les Ottfried Müller, les Welcker, on peut, sans être accusé d’impertinence, reprendre leur œuvre avec des ressources nouvelles et dans un esprit différent. M. Rayet se propose un autre dessein qu’eux ; ils travaillaient surtout pour les archéologues ; lui s’adresse plutôt aux artistes et aux gens de goût. « Nous voulons, dit-il, faire passer sous leurs yeux, sans nous astreindre à un ordre méthodique, sans tenir compte de la chronologie, sans nous inquiéter des publications antérieures, les œuvres de ces heureuses époques où l’on cherchait avec un zèle si honnête à copier la nature, mais à la copier dans ce qui mérite d’être regardé, où rien n’était ni extravagant ni vulgaire, où le bon sens courait les rues en compagnie du sens du beau, où l’œuvre de l’artiste restait vraie et où le moindre objet sorti des mains du dernier artisan révélait une étude et avait un style. Nous ne publierons que ce qui nous paraîtra intéressant au point de vue de l’art, mais nous trouvons intéressant tout ce qui témoigne d’un effort sincère, d’un sentiment juste, même lorsque la main est encore maladroite et rend mal la pensée. La rude et gauche naïveté des maîtres primitifs n’a rien qui nous effarouche, l’habileté banale des artistes de la décadence nous ennuie. Aussi nous remonterons quelquefois très haut, rarement nous descendrons très bas. Et lorsque nous quitterons la Grèce du Ve et du IVe siècle, ce sera plus volontiers pour nous diriger sur l’Égypte des pharaons et l’Assyrie des Sargonides que pour nous acheminer vers la Rome des Césars. »
Dans ces lignes, M. Rayet trahit ses préférences. Si la perfection le charme par-dessus tout, il aime mieux se placer à l’aurore des époques parfaites qu’à leur déclin. Il éprouve le plus vif attrait pour ces esprits vigoureux et sains qui précèdent et préparent les artistes accomplis. Ils ont entrevu le beau, ils le cherchent avec sincérité, et s’il leur arrive de le dépasser quelquefois, avant de l’avoir atteint, par une sorte d’excès d’énergie, M. Rayet est tout prêt à leur pardonner. De là vient son goût pour les ruines admirables des temples d’Olympie, que les Allemands achèvent de déblayer. Pæonios de Mendé et Alcamène de Lemnos, dont les œuvres viennent de nous être rendues en débris, lui paraissent être bien près de Phidias. C’est précisément par une de ces œuvres qu’il a tenu à commencer son ouvrage. Il s’agit des fragmens d’une métope qui fut trouvée à Olympie par l’architecte Blouet, pendant l’expédition de Morée, et qui est aujourd’hui au Louvre. Elle représente Héraclès domptant le taureau crétois. M. Rayet ne la trouve pas inférieure aux métopes du Parthénon : je crois même qu’au fond il la préfère. « Nous sommes loin, dit-il, d’avoir assez de monumens de l’art grec du Ve siècle pour pouvoir, avec certitude, distinguer les diverses écoles et marquer les qualités propres de chacune : il semble bien cependant permis d’affirmer, dès aujourd’hui, que les sculpteurs du Péloponèse ont eu plus de puissance et d’ampleur que les artistes de l’Attique, particulièrement épris de la grâce et soigneux du détail. »
Phidias, pourtant, reste toujours le maître des maîtres. Il est représenté, dans cette livraison de M. Rayet, par un de ses chefs-d’œuvre, le groupe de Demêter et de Coré. que possède le British Muséum. M. Rayet explique, commente ce groupe merveilleux, il en fit ressortir la simplicité, le naturel, l’élégance, et il termine par ces paroles : « L’homme qui a tiré du marbre ces divines figures n’a pas encore, après vingt-trois siècles, trouvé son égal, et ses œuvres inspirent à qui les regarde les mêmes sentimens d’étonnement et de respect que, dans l’hymne homérique, les immortels éprouvent à la vue d’Athéna s’élançant armée au milieu d’eux. » A côté de ces chefs-d’œuvre, M. Rayet fait une place à ce que nous pouvons appeler l’art industriel chez les Grecs, Il a reproduit deux plaques estampées en terres cuites, dont l’une représente un convoi funèbre. Enfin, il s’est bien gardé d’omettre ces charmantes figurines de Tanagra, qui sont si recherchées depuis quelques années. Personne n’en peut parler avec plus de compétence que lui : il a eu la chance heureuse, dans ses voyages, d’être un des premiers à les connaître et à les faire connaître au public, il les a vues sortir de terre avec l’éclat de leurs couleurs véritables, il a rapporté lui-même et possédé, dans sa collection, quelques-unes des plus belles. Celles qu’il reproduit dans son ouvrage sont des merveilles d’élégance et de vérité.
L’Égypte aussi figure dans sa première livraison. Il y a reproduit une tête de scribe, de la quatrième ou de la cinquième dynastie, d’un réalisme expressif, et diverses statuettes en bois qui représentent un prêtre, une femme et un soldat. C’est M. Maspéro qui s’est chargée des notices explicatives. Il s’est d’abord demandé pourquoi les statues de ce genre se rencontrent si fréquemment dans les tombeaux. Elles n’étaient pas faites pour conserver à la famille le souvenir du mort, puisqu’on les enterrait avec lui, qu’elles étaient placées dans des salles étroites, sans jour, murées, et que personne ne pouvait plus les revoir. M. Maspéro leur attribue une autre destination. Les Égyptiens, nous dit-il, se faisaient de l’âme humaine une idée assez grossière. Ils la considéraient comme une reproduction exacte du corps de chaque individu. Ce double, comme ils l’appelaient, avait toutes les infirmités de la vie terrestre : « Il buvait, mangeait, se vêtait, s’oignait de parfums, allait et venait dans sa tombe, exigeait un mobilier, une maison, des serviteurs, un revenu. On devait lui assurer dans l’autre monde la possession de toutes les richesses dont il avait joui dans celui-ci sous peine de le condamner à une éternité de misères indicibles. La première obligation que sa famille contractait à son égard était de lui fournir un corps durable, et elle s’en acquittait en momifiant de son mieux la dépouille mortelle, puis en cachant la momie au fond d’un puits, où l’on ne l’atteignait qu’au prix de longs travaux. Toutefois le corps, quelque soin qu’on eût mis à l’embaumer, ne rappelait plus que de loin la forme du vivant. Il était d’ailleurs unique et facile à détruire. Lui disparu, que serait devenu le double ? On lui donna pour support des statues représentant la forme exacte de l’individu. Les statues en bois, en calcaire, en pierre dure, étaient plus solides que la momie, et rien n’empêchait d’en fabriquer la quantité qu’on voulait. Un seul corps était une seule chance de durée pour le double ; vingt statues représentaient vingt chances. » Telle était la destination véritable des statuettes qui garnissent en si grand nombre les armoires du musée égyptien du Louvre ; et de là vient aussi qu’elles ne sont pas toujours belles. Les héritiers du mort ne cherchaient pas à lui procurer un corps idéal et embelli. Ils copiaient exactement son image. Quand le défunt avait le malheur d’être laid, comme le scribe de la cinquième dynastie, il fallait bien le représenter comme il était ; sans cela, le double aurait pu ne pas reconnaître son ancien associé. Mais si ces petites statues n’ont pas toute la beauté des figurines grecques, elles ont toujours une vie et une vérité singulières, parce qu’elles sont l’image exacte de la réalité.
Telle est la première livraison des Monumens de l’art antique de M. Rayet. Elle annonce bien l’ouvrage et en fait vivement désirer la suite. Rien n’a été négligé pour satisfaire les gens de goût. Les monumens sont reproduits par le procédé héliographique de M. Dujardin, qui a toute la sincérité et toute la vigueur de la photographie sans en avoir les inconvéniens. Les notices, sans aucun appareil d’érudition, sont savantes, précises, attachantes, souvent pleines de vues et d’idées nouvelles. M. Rayet annonce « qu’il voudrait rendre aux amateurs sérieux l’abord de la science plus aisé, donner à quelques indifférens le goût des recherches approfondies et ramener l’attention des gens du monde sur les civilisations antiques, où nous avons tant à apprendre et tant à admirer. » Je crois que son livre est fait pour y réussir.
GASTON BOISSIER.
Le directeur-gérant : C. BULOZ