Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1912

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Chronique n° 1935
30 novembre 1912


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Après la phase héroïque vient toujours celle des difficultés : elle s’est ouverte en Orient. La marche des alliés balkaniques a été rapide et brillante ; l’effondrement de la Turquie a paru d’abord irrémédiable : on a pu croire que les questions multiples et compliquées qui se rattachent au problème oriental étaient résolues par un coup de force hardi et heureux : on s’aperçoit maintenant qu’elles ne le sont pas et que les plus délicates ou les plus graves d’entre elles restent posées devant l’Europe qui ne paraît pas disposée à se désintéresser de leur solution. Les pessimistes ont beau jeu. Des bruits d’armemens courent en Autriche et en Russie, sans parler de la Roumanie, et naturellement on s’inquiète ; mais bientôt après, on se rassure ou on essaie de se rassurer, sans y réussir complètement ; la situation demeure incertaine et on ne sait sur quelles bases établir des prévisions nouvelles après avoir vu crouler toutes celles du passé. Il n’y a pas, en ce moment, de rôle plus téméraire ni plus ingrat que celui de prophète : aussi ne nous y essaierons-nous pas et nous contenterons-nous de mettre un peu d’ordre dans les faits actuels. Parmi les faits militaires, il faut dire un mot de la situation des armées en présence. Parmi les faits politiques, le plus important de beaucoup est le conflit austro-serbe, puisque la paix de l’Europe elle-même y semble attachée.

On sait que la Turquie, se sentant à bout de forces, a demandé la médiation de l’Europe entre elle et les alliés balkaniques ; mais l’Europe est une machine lourde et lente à mettre en mouvement, et la Turquie, ne voyant rien venir, a pris le parti de s’adresser directement aux gouvernemens alliés. La guerre a duré quelques jours encore, mais on n’a pas tardé à reconnaître bientôt qu’elle n’avait plus le même caractère : en réalité, les deux principales armées, celle des Bulgares et celle des Turcs, étaient épuisées. Victorieuse ou vaincue, elles avaient fourni toutes deux un immense effort et subi des pertes considérables. On a mieux su ce qui se passait du côté des Turcs ; les correspondans de journaux en ont envoyé dans le monde entier des récits copieux et vraiment effroyables ; jamais la misère des choses humaines ne s’était manifestée en traits plus saisissans et plus douloureux ; il semblait qu’on assistât à la fin d’un monde et, au surplus, on ne se trompait guère. Les malheureux Turcs ne pouvaient rien cacher de leur profonde détresse. Mais les Bulgares ont été plus couverts, plus secrets, plus mystérieux ; ils n’ont laissé voir que leurs succès ; on n’a su que par la suite ce qu’ils leur avaient coûté. Eux aussi ont perdu beaucoup de monde et ils sont arrivés harassés devant les lignes de Tchataldja. Enfin un terrible fléau est venu décimer les adversaires en présence. S’il a particulièrement sévi sur les Turcs, il n’a pas épargné les Bulgares. Les champs de bataille remplis de cadavres étaient devenus des champs de pourriture. Des populations déracinées avaient reflué sur Constantinople, dénuées de tout et dans le plus triste état de délabrement matériel et moral. Quel merveilleux terrain de culture pour le choléra ! Il a fait des ravages qui nous ont remplis d’horreur et de pitié. Cette fois encore, nous avons su tout ce qui se passait du côté turc et peu de chose de ce qui se passait du côté bulgare ; mais là aussi le mal a été grand. Aussi, sans attendre l’armistice, les hostilités ont-elles été suspendues. Les Bulgares se sont même éloignés de quelques kilomètres des lignes de Tchataldja, et les Turcs en ont tiré avantage comme s’ils reculaient devant eux. C’est toutefois une question de savoir s’ils reculaient en effet devant eux, ou devant le fléau. Le choléra aura peut-être préparé la paix : en tout cas, il a contribué à arrêter la guerre, ne fût-ce que pour un temps, et ce temps a permis de réfléchir.

C’est au roi des Bulgares que s’est adressé directement le grand vizir Kiamil pacha pour demander un armistice, c’est-à-dire la paix elle-même, car l’un doit conduire à l’autre et tout le monde a eu le sentiment que les conditions de celle-ci ne différeraient pas sensiblement des conditions de celui-là. Mais ces conditions, telles qu’elles ont été tout d’abord énoncées, ont paru si dures que le gouvernement ottoman les a rejetées. Elles sont dures, en effet. Elles consistent dans l’évacuation des lignes de Tchataldja que les Bulgares n’ont pas encore pu emporter, dans la cession d’Andrinople qu’ils n’ont pas pu prendre, de Janina que les Grecs n’ont pas pris davantage, de Scutari enfin contre lequel les Monténégrins, depuis le commencement de la guerre, usent vainement leurs efforts. Habituellement, après la guerre, le vainqueur ne conserve pas la totalité du territoire qu’il a occupé : il en garde une partie et rend l’autre. Ici, ce serait le contraire : le vainqueur non seulement garderait tout ce qu’il a pris, mais il obtiendrait quelque chose en plus. Que dire des lignes de Tchataldja ? C’est la dernière défense des Turcs. S’ils l’abandonnent, ils se livrent ; toute discussion ultérieure de leur part devient inutile. Aussi, à supposer qu’ils renoncent aux trois villes, il n’est pas probable qu’ils cèdent sur Tchataldja : toute insistance des Bulgares sur ce point équivaudrait à une reprise des hostilités et l’entraînerait effectivement. Or personne n’y a intérêt.

Le roi des Bulgares a montré que s’il savait risquer beaucoup lorsqu’il le fallait, sa hardiesse était tempérée de prudence. Il y a quelques semaines, après les foudroyantes victoires de son armée, on a cru le voir franchissant déjà les murs de Constantinople et entrant à Sainte-Sophie pour y remplacer le Croissant par la Croix ; l’œuvre de Mahomet II était anéantie, les derniers vestiges en étaient effacés ; quatre siècles et demi n’étaient plus qu’un souvenir. Ceux qui annonçaient ces merveilles se trompaient ; ils n’avaient pas compté avec la sagesse du roi Ferdinand, de son gouvernement et de son peuple. On n’a pas tardé à apprendre que les Bulgares n’avaient nullement l’intention d’entrer à Constantinople. Ils avaient compris que l’occupation de la capitale ottomane, qui n’avait d’ailleurs pas été prévue dans le plan primitif des alliés, soulèverait tout un monde de questions dont la solution n’était pas mûre et ne pouvait pas être improvisée. Comment oublier les leçons de l’histoire ? Nous sommes dans un siècle où on les a beaucoup étudiées. Elles enseignent que, le plus souvent, les choses qui, vues à distance, prennent dans les imaginations l’apparence d’une catastrophe inopinée et définitive, se sont faites en réalité peu à peu, à travers des accidens divers, avec des oscillations opposées et que toutes les fois qu’un mouvement trop précipité s’est produit, il y a eu ensuite une réaction et un recul. Le progrès s’accomplit quand même ; des changemens longtemps combattus finissent par aboutir ; les révolutions des Empires ne sont pas un vain mot ; mais ce qui est excessif ne subsiste jamais intégralement et n’a d’autre conséquence, après avoir bouleversé un ordre de choses depuis longtemps établi, que de rendre plus laborieux l’établissement d’un nouveau, en suscitant des ambitions endormies, en aiguisant des appétits assoupis, en sonnant l’hallali qui appelle tous les chasseurs à la curée. Après les premières victoires des alliés balkaniques, beaucoup d’esprits ont cru que les solutions étaient simples et qu’elles deviendraient plus faciles encore à mesure qu’on les simplifierait davantage. C’était méconnaître la marche naturelle des choses. Nous rendons au gouvernement bulgare la justice qu’il ne s’est pas laissé éblouir par les premières apparences ; il a su s’arrêter et sans doute il le saura encore. Ses victoires ont été telles qu’il doit en tirer de grands avantages et personne ne les lui disputera. Mais, s’il n’éprouve pas le besoin d’occuper Constantinople, il convient de laisser à la Porte le moyen d’y vivre et d’y conserver la forme d’un gouvernement. Pour cela, que faut-il faire ? Quelles sont les conditions territoriales à déterminer ? Jusqu’où la Bulgarie doit-elle aller ? Où doit-elle s’arrêter ? Ce n’est pas à nous de le dire. On négocie.

La Porte cherchera à faire durer la négociation, non seulement parce qu’elle l’a fait constamment à travers toute son histoire et qu’il y a là pour elle une tradition invétérée, mais aussi parce que les derniers incidens qui se sont produits en Europe sont de nature à lui faire croire qu’elle a intérêt à gagner du temps. En revanche, la Bulgarie poussera énergiquement, impérieusement, dans le sens d’une conclusion rapide. L’opinion n’est pas unanime à Constantinople sur l’opportunité d’une paix immédiate. Après l’abattement bien naturel qu’on y a éprouvé le lendemain des défaites de Kirk-Kilissé et de Lule-Bourgas, on s’est repris, faut-il dire à l’espérance ? Le mot serait sans doute exagéré, mais enfin les cœurs se sont relevés. Les Turcs font l’observation, que tout le monde fait d’ailleurs avec eux et qui est très juste, que leur armée se renforce sans cesse, tandis que celle des Bulgares reste stationnaire, ou plutôt diminue numériquement par suite des pertes qu’elle subit. Chaque jour, au contraire, plusieurs milliers d’hommes viennent d’Asie Mineure et, à peine débarqués en Europe, sont envoyés renforcer les lignes de Tchataldja. Sur ce point, incontestablement, la situation s’améliore. Enfin, s’il faut en croire les journaux, et il n’y a pas de raison pour ne pas le faire, d’assez nombreux officiers allemands apportent à la Turquie le concours de leur expérience et de la supériorité de leur instruction militaire. Cette instruction est ce qui manque le plus aux Turcs ; le général von der Goltz est fort, loin de la leur avoir donnée au degré qu’on avait cru ; son œuvre d’organisation n’a pas résisté à l’épreuve qu’elle vient de subir ; il y a eu, de ce chef, un immense déchet. Mais s’il est vrai que des officiers allemands, — à la retraite ou démissionnaires, — ont pris, du service dans l’armée ottomane, la défense de Tchataldja peut prendre une face nouvelle. On dit que les meilleurs canons turcs avaient été employés sur les Dardanelles à la défense du détroit contre les Italiens ; disponibles aujourd’hui, ils auraient été dirigés contre les Bulgares et, manœuvres par des mains plus habiles, ils produiraient des effets nouveaux. Tout cela malheureusement est bien tardif ! A propos des lignes de Tchataldja, on a parlé de celles de Torrès-Védras derrière lesquelles Wellington a résisté victorieusement aux forces de Masséna, qu’il a obligées finalement à battre en retraite. C’est en effet un grand souvenir, mais les souvenirs de ce genre, s’ils apportent des leçons, apportent aussi quelquefois des déceptions. Il y a peu de chances pour que la Turquie reprenne vraiment le dessus. En tout cas, elle ne peut compter pour cela que sur ses propres ressources. Des nouvelles tendancieuses ont été répandues ; elles ont causé plus de surprise encore que d’émotion, car on s’est refusé à y croire. Hussein Hilmi pacha, ambassadeur de Turquie à Vienne, aurait télégraphié à son gouvernement, à la suite de conversations avec le comte Berchtold, que l’Autriche et l’Allemagne désiraient la continuation de la guerre et la conseillaient à la Porte. Un démenti est venu de Vienne ; on l’attendait, on a même trouvé qu’il s’était fait un peu attendre. Il ne faut voir dans ces bruits de journaux que des manœuvres destinées à influer sur les négociateurs bulgares, mais elles sont trop maladroites pour atteindre leur but. Qui oserait aujourd’hui assumer la responsabilité de conseiller une reprise des hostilités à un gouvernement dont les armées ont été constamment battues et sont réduites à la défensive sur un dernier bout de territoire ? Quelques grands que soient les hasards de la guerre, la Porte fera bien de se garder de toute illusion. Les Bulgares commencent à dire que, si on les oblige à prendre les lignes de Tchataldja, ils les forceront avec le concours de leurs alliés, mais qu’alors ils iront à Constantinople. Il serait téméraire de les y provoquer. A moins que la Turquie ne soit provoquée à son tour par des conditions inacceptables, elle fera bien de cesser une résistance qui pourrait, nous le voulons bien, coûter cher aux Bulgares, mais ne les arrêterait pas et rendrait leur mouvement offensif plus violent. L’heure de la paix est venue.

Il est d’ailleurs facile de se rendre compte des motifs qui ont pu donner à croire que l’Autriche et l’Allemagne désiraient la prolongation des hostilités : le but serait d’affaiblir les forces des alliés pour diminuer les prétentions de l’un d’eux sur un point sensible. Nous avons déjà parlé de la grave question qui s’agite entre l’Autriche et la Serbie : elle serait insoluble si elle restait posée dans les termes intransigeans où elle l’est encore aujourd’hui, et elle justifierait les préoccupations de l’Europe. Depuis quelques jours, on parle d’une guerre qui éclaterait d’abord entre l’Autriche et la Serbie et qui serait bientôt vidée si elle demeurait restreinte à ces deux puissances d’inégale grandeur, mais qui se généraliserait si une troisième y entrait et qui dégénérerait alors en conflagration générale. Quel serait donc le motif de cette guerre et pour servir quel intérêt mettrait-elle le monde en feu ? L’effet ne serait-il pas en immense disproportion avec la cause ? Nous savons bien que, sous le motif initial, il y en aurait d’autres, que le premier ne serait bientôt qu’un prétexte et que les autres seuls auraient une consistance réelle dans le secret profond des consciences ; mais enfin, le motif avoué serait de savoir si la Serbie aurait, ou non, un port sur l’Adriatique. Est-ce suffisant pour allumer un incendie qui risquerait de s’étendre partout ? Encore ne paraît-il pas impossible d’obtenir de l’Autriche, et nous croyons qu’on l’obtiendra, qu’elle consente à ce que la Serbie ait un port ; seulement, elle ne veut pas que ce soit Durazzo. La Serbie, de son côté, déclare qu’elle n’en acceptera pas un autre. Le prétexte de la guerre, on le voit, se rétrécirait encore, au point que, du moins dans l’apparence et l’apparence frappe d’abord, quelquefois même frappe seule l’imagination des peuples, il serait un défi au bon sens autant qu’à l’humanité.

Il faut pourtant se rendre compte de l’intérêt sérieux et profond qu’a l’Autriche-Hongrie dans cette affaire. Nous sommes loin d’attribuer son attitude à un caprice de l’amour-propre, à une fantaisie de la force, à la poursuite d’une chimère politique ; il s’agit de tout autre chose ; l’Autriche peut même croire que, dans une certaine mesure, il s’agit pour elle d’une question d’existence. Elle est composée de nationalités différentes, parfois divergentes, entre lesquelles s’est difficilement établi, à la longue, un équilibre qui est souvent troublé et qui reste instable. Parmi ces populations, il y en a d’allemandes dont le nombre a diminué, et il y en a de slaves dont le nombre a augmenté. Il y en a d’autres encore, et notamment les magyares qui occupent une si grande place dans la politique de l’Empire. Celui-ci est divisé en deux parties : à l’Ouest, la Cisleithanie où les Tchèques luttent d’influence avec les Allemands, à l’Est, la Transleithanie où les Slaves de noms divers sont en réalité gouvernés par les Hongrois : on sait qu’ils n’en supportent pas le joug sans impatience. Tel est cet édifice artificiel, mais puissant, œuvre de tradition et de politique dont la solidité, il faut le dire, importe à l’Europe tout entière et lui importe même aujourd’hui plus que jamais, car, si après l’ébranlement qui vient de se produire dans la péninsule balkanique, une autre secousse, contre-coup démesuré de la première, se produisait en Autriche-Hongrie, un nouvel équilibre ne s’établirait pas cette fois sans de grandes calamités. Il faut souhaiter du moins que ces transformations, si elles doivent se faire, se fassent lentement et par des transitions qui ne ressemblent pas à des tremblemens de terre. L’Autriche, et rien n’est plus naturel, nous voulons dire plus légitime de sa part, se préoccupe depuis longtemps de la situation que créera dans les Balkans le développement des puissances slaves, et plus particulièrement de la Serbie, sa voisine immédiate. Qu’elle ait été toujours habile dans la politique que lui a inspirée cette préoccupation, ce n’est certes pas nous qui le dirons. L’Autriche a commis beaucoup de fautes. Elle n’a jamais cherché à se faire de la Serbie une cliente ; elle a cherché seulement, et elle a réussi sous le roi Milan, à la domestiquer ; depuis, elle n’a rien négligé pour l’empêcher de vivre d’une vie normale. Si le principe de sa politique s’explique rationnellement, l’application en a été souvent défectueuse. Mais enfin il faut prendre les choses comme elles sont : on ne peut pas demander à l’Autriche, pas plus qu’on ne peut en attendre, quelle change du jour au lendemain tout son système politique, à l’encontre d’une longue tradition qui a tant bien que mal assuré sa sécurité. Ces choses-là, pas plus que celles dont nous avons parlé plus haut, ne se font pas d’un seul coup. L’Autriche estime qu’elle a intérêt à ce que, à côté d’elle, la Serbie ne devienne pas trop grande, trop puissante, trop agissante. Elle craindrait, s’il en était autrement, de la voir devenir un centre d’attraction pour les populations slaves de la Transleithanie, d’agitation pour les autres dans l’autre partie de la monarchie, et on peut en effet envisager des hypothèses où cette crainte ne serait pas tout à fait vaine. Quelles que soient pourtant les préoccupations qui l’obsèdent, nous ne pensons nullement que l’Autriche-Hongrie ait le droit de condamner la Serbie à une éternelle minorité, de porter atteinte à son indépendance, de l’empêcher de grandir, de limiter sa prospérité. Quand la Serbie, forte des victoires qu’elle vient de remporter, réclame, elle aussi, le droit à l’existence avec toutes les conséquences qui doivent en résulter, elle a certainement raison de le faire. Mais entre le droit de l’Autriche et celui de la Serbie, qui sont égaux moralement, n’y a-t-il aucune conciliation possible ? L’antinomie est-elle irréductible ? Elle le sera, si on y apporte de part et d’autre une même intransigeance : elle sera résolue au contraire si l’Europe s’emploie à préparer les transactions nécessaires et à les faire accepter. Des deux côtés, il faut renoncer aux sentimens d’amour-propre, oublier les griefs du passé, renoncer à une hégémonie devenue impossible, ne pas chercher à venger de vieilles injures, toutes choses qui compliquent singulièrement les questions les plus simples et, à plus forte raison, celles qui ne le sont pas. De cette dernière catégorie est celle qui s’agite en ce moment, car si étouffer la Serbie serait odieux, troubler l’équilibre de l’Autriche, si nécessaire à la paix de l’Europe, serait criminel.

La justice oblige d’ailleurs à reconnaître les sacrifices qu’a faits l’Autriche, nous voulons dire les renoncemens auxquels elle paraît bien avoir consenti sur ses prétentions antérieures. On lui a depuis longtemps attribué la ferme intention d’aller à Salonique ; peut-être cela n’est-il pas tout à fait exact, mais on l’a dit si souvent que le fait est devenu une de ces vérités d’opinion qui finissent par prendre la consistance d’un axiome. On ne sait pas encore aujourd’hui à qui sera Salonique. Sera-ce à la Grèce qui y est ? Sera-ce à la Bulgarie qui pourrait vouloir y être ? Ne sera-ce à personne ? En tout cas. ce ne sera pas à l’Autriche et elle semble bien en avoir pris son parti. Il y avait aussi le sandjak de Novi-Bazar qu’elle occupait militairement depuis plus de trente ans en vertu du traité de Berlin et qu’elle a rétrocédé à la Turquie au moment de l’annexion de l’Herzégovine et de la Bosnie. Beaucoup croient que le sandjak était le couloir par lequel l’Autriche comptait aller un jour à Salonique ; d’autres estiment que c’était un tampon placé entre le Monténégro et la Serbie pour les empêcher de se joindre : à ce dernier point de vue, il importait peu que le sandjak appartînt à l’Autriche ou à la Porte. Il est aujourd’hui occupé par les Serbes, et il semble bien encore que l’Autriche en ait pris son parti. Qu’arrivera-t-il plus tard du contact du Monténégro et de la Serbie ? Bien hardi qui pourrait le dire. Hier les deux pays se jalousaient et se détestaient : quels seront demain leurs sentimens réciproques ? Peut-être était-ce leur rendre service que de les séparer. La Porte ne peut plus le faire, puisque le sandjak lui échappe, ni l’Autriche, puisqu’elle y a renoncé en 1909. Sans cet abandon, certains événemens auraient pu tourner autrement qu’ils ne l’ont fait et, à ce point de vue, la politique du comte d’Æhrenthal pourrait bien n’être pas jugée dans l’avenir comme un chef-d’œuvre. Donc l’Autriche a renoncé à ses espérances sur Salonique et sans doute à sa politique au sujet du sandjak : ce sont là des actes de haute raison dont on aurait tort de ne lui savoir aucun gré. Elle insiste sur un point, sur un seul : l’Albanie.

Là aussi il y a une tradition de sa politique et, par une heureuse rencontre, cette tradition s’accorde avec le principe nouveau que nous avons entendu proclamer avec quelque fracas : les Balkans aux nationalités balkaniques. L’Albanie en est une ; l’Autriche demande en conséquence qu’on lui laisse sa portion des Balkans. C’est, il est vrai, une nationalité d’un genre tout particulier que l’Albanie ; elle est divisée en dans opposés, de religions et même de langues différentes, souvent en guerre les uns contre les autres et qui n’ont eu qu’assez rarement une vie nationale commune ; cependant un instinct de solidarité les a toujours réunis lorsqu’on a voulu leur enlever une fraction de territoire ou porter atteinte à leur indépendance dont ils sont passionnément jaloux. C’est par là qu’ils ont conscience de leur nationalité. Ce pays de l’anarchie, qui était gouverné de loin par la Porte dans des conditions dont nous avons souvent parlé, aura bien du mal à se gouverner lui-même. Néanmoins l’Autriche réclame son indépendance et l’Europe est disposée, décidée même à la reconnaître, à l’encontre de la Serbie, de la Grèce et du Monténégro, qui auraient voulu arracher et s’attribuer chacun un lambeau de son territoire. L’Autriche ne cache pas l’intérêt qu’elle prend à cette solution. De tout temps elle a, qu’on nous passe le mot, soigné l’Albanie comme devant faire éventuellement contrepoids à la Serbie, et ce n’est pas au moment où ce contrepoids est plus que jamais nécessaire à ses yeux qu’elle pourrait renoncer à le maintenir et à le fortifier. L’existence d’une Albanie indépendante est à ses yeux d’un tel prix que rien ne l’amènera à y renoncer et, — c’est ici que la question se complique, — cette indépendance, qui ne peut être complète que si le pays n’est pas morcelé, exige que Durazzo continue de lui appartenir. Qu’on jette les yeux sur la carte : on y verra que Durazzo est situé au bon milieu de l’Albanie sur la côte de l’Adriatique, de sorte qu’on ne pourrait l’attribuer à la Serbie sans couper le pays en deux. Que deviendrait alors son indépendance ? Que deviendrait son unité ? A toutes les difficultés de vivre qui travaillent déjà l’Albanie, une autre, très redoutable, viendrait s’ajouter. Demander à l’Autriche de renoncer à ce que Durazzo appartienne à l’Albanie, c’est lui demander de renoncer à tout ce qui reste de sa politique dans les Balkans après les renoncemens dont nous avons parlé plus haut ; ou pour mieux dire, et on ne saurait s’y tromper, c’est aller avec elle à un conflit certain. On obtiendra, croyons-nous, son consentement à ce que la Serbie ait un port situé à la frontière septentrionale de l’Albanie et méridionale du Monténégro, Saint-Jean de Medua, Alessio par exemple ; mais Durazzo, il n’y faut pas compter en dehors de l’emploi de la force, et qui voudrait employer la force contre l’Autriche pour que la Serbie ait sur l’Adriatique un port plutôt qu’un autre ?

A tout cela, on répond à Belgrade : Durazzo ou la mort ; si nous sommes seuls, nous résisterons seuls ; advienne que pourra : si l’Autriche entre en Serbie, elle y entrera ; si nous devons être anéantis, nous le serons ; mais nous irons jusqu’au bout, coûte que coûte à nous, coûte que coûte, aux autres ! — C’est M. Pachiteh, président du Conseil, qui tient ce langage, qu’on est un peu surpris de trouver dans sa bouche. La Serbie se montre, dans la forme, plus intransigeante que l’Autriche, car le comte Berchtold a toujours été prudent et mesuré dans ses paroles. Et alors, on est amené à se demander sur quel concours elle compte. Sur celui de ses alliés balkaniques ? Mais ils sont bien fatigués et nous hésitons à croire qu’ils aient pris des engagemens avec elle jusques et y compris le port de Durazzo : on dit même que M. Daneff, dans ses conversations avec le comte Berchtold, à Pest, a reconnu le contraire. Serait-ce sur la Russie ? Mais la Russie lui a donné et nous a demandé, ainsi qu’à l’Angleterre, de lui donner avec elle des conseils de modération. On ne croit pas à Belgrade à la force de ces conseils. Le gouvernement russe, y dit-on, sera entraîné par l’opinion et il l’est déjà. Sans doute, tout peut arriver ; mais, à force d’envisager tous les possibles, on aboutit à l’absurde. A quels étranges ricochets l’imagination des pessimistes ne s’abandonne-t-elle pas déjà ? La Russie sera obligée d’intervenir pour les Serbes contre l’Autriche ; et alors l’Allemagne sera obligée d’intervenir pour l’Autriche contre la Russie ; et alors la France sera obligée d’intervenir pour la Russie contre l’Allemagne ; et alors l’Italie et l’Angleterre… Nous hésitons à croire que leurs traités engagent si étroitement toutes les puissances les unes envers les autres dans une affaire qui aurait pour point de départ l’intransigeance de la Serbie dans sa prétention sur Durazzo. Sûrement, le fil casserait en quelque endroit. Mais nous n’en sommes pas encore là !

Il est vrai que l’Allemagne et l’Italie soutiennent l’Autriche, leur alliée ; elles la soutiennent officiellement et, nous voulons le croire, très sincèrement : l’Italie toutefois ne le fait que dans certaines limites et l’Allemagne qu’à certaines conditions. C’est du moins ce qui résulte de toutes les notes, de tous les communiqués officiels ou officieux qui paraissent dans les journaux et qui, nous devons le dire, contribuent peu à clarifier la situation. L’attitude de l’Italie, en particulier, est curieuse, quand on la rapproche de sa politique. Cette politique, en ce qui concerne l’Albanie, est connue. L’Albanie est depuis assez longtemps le champ clos où l’Italie et l’Autriche luttent d’influence sur la côte orientale de l’Adriatique ; elles ont même essayé un moment de cesser la lutte en décidant que le statu quo, tel qu’il existait alors, serait maintenu ; mais la lutte n’en a pas moins continué et il faut bien dire que, jusqu’à présent, elle a tourné à l’avantage de l’Autriche, qui s’est assuré une assez belle avance sur sa rivale. L’Italie, néanmoins, se montre aussi attachée qu’elle à l’indépendance de l’Albanie, comme si elle aimait mieux y voir l’Autriche que la Serbie. Elle ne va pourtant pas jusqu’à refuser à celle-ci tout port sur l’Adriatique : son exclusion ne porte que sur Durazzo. Tout en répétant qu’on ne peut rien prédire, nous avons un vague espoir que les choses s’arrangeront ainsi. Quant à l’Allemagne, il n’est pas douteux qu’elle marche avec l’Autriche, mais il est probable que, tout en marchant avec elle, elle la modère. Aussi, pour finir par une note optimiste, nous dirons un mot d’une note qui a paru dans la Gazette de l’Allemagne du Nord et qui a tous les caractères d’une communication officielle du gouvernement allemand.

Le gouvernement allemand, voulant par cette publication rassurer les esprits qui commençaient à s’énerver et menaçaient de s’égarer, a démenti quelques-unes des nouvelles les plus sensationnelles de « es derniers jours. On avait dit, par exemple, que l’Autriche avait mobilisé cinq corps d’armée : il n’en est rien, la note l’affirme. On l’a dit également de la Russie, et cela n’est pas plus vrai d’elle que de l’Autriche, mais l’Allemagne ne peut parler que pour cette dernière. Dans les deux pays, on a pris quelques mesures de précaution, comme on l’avait fait en 1909, comme on le fait toujours quand la situation n’est pas normale, mais cela n’a aucun rapport avec une mobilisation. Le bruit avait couru aussi que l’Autriche s’apprêtait à envoyer un ultimatum à la Serbie : heureusement il n’en est rien. Dans l’état où sont les esprits à Belgrade, une pareille démarche aurait passé pour une menace et aurait pu provoquer quelque imprudence : cette démarche ne sera pas faite. Mais il y a mieux encore dans le communiqué allemand. On avait dit que M. Sasonoff avait modifié sa manière de voir dans l’affaire du port serbe : le communiqué déclare que c’est impossible et il en donne le motif, à savoir que « les puissances se sont mises d’accord pour ne pas se prononcer d’avance sur une question particulière quelconque du problème balkanique, » et que « les questions albanaise et adriatique ne devront être discutées et réglées que conjointement avec les autres questions soulevées par les événemens des Balkans. » Voilà qui est bien et qui nous rassure plus que tout le reste. Si aucune puissance ne se prononce d’avance sur une question particulière, si toutes les questions sont réservées jusqu’au moment du règlement général, on évitera les improvisations hâtives, les entraînemens unilatéraux, les à-coups qui pourraient résulter de ces mouvemens d’opinion dont nous avons signalé le danger d’autant plus grand que les gouvernemens n’y résistent pas toujours. Cette politique d’attente, on la connaît : M. Asquith et M. Poincaré l’ont définie dans des discours dont nous avons loué il y a quinze jours la sagesse. C’était la leur, mais rien ne nous prouvait que ce fût aussi celle de la Triple-Alliance, et nous avions laissé percer quelque inquiétude en constatant qu’à la suite de la demande adressée à toutes les puissances de faire profession d’un désintéressement territorial absolu, l’Europe s’était partagée en deux groupes distincts. Le danger créé par cette attitude sera conjuré, autant qu’il peut l’être, si tout le monde est d’accord pour ne se prononcer sur aucune question particulière. Le communiqué allemand assure qu’on l’est, et nous voulons le croire, tant nous le désirons.

Mais, dira-t-on peut-être, réserver les questions ce n’est pas les résoudre ; la sécurité qui en résulte est toute provisoire ; les oppositions subsistent et le péril, pour être différé, n’est pas dissipé. Sans doute. Nous devons même avouer que la note allemande a éveillé quelques susceptibilités et provoqué quelques contradictions à Vienne. Il n’est que trop certain que nous vivons au jour le jour, le lendemain est souvent en contradiction avec la veille et, à la suite de la grande surprise causée par le dénouement de la guerre, les esprits n’ont pas encore retrouvé leur assiette. Mais c’est précisément pour ce motif que le mieux est de s’abstenir de toute initiative prématurée et isolée. L’accord entre les puissances montre que chacune se défie un peu d’elle-même et conserve quelque confiance dans les autres. Au milieu de tout cela, on n’aperçoit aucune grande politique, et il semble bien qu’il n’y en ait nulle part ; mais on croit reconnaître de la prudence et de la bonne volonté. C’est l’impression que la note allemande a voulu donner ; elle est rassurante ; nous en avions besoin, il n’y faut pas résister.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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