Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1916
30 novembre 1916
Tous les yeux et tous les esprits sont tournés vers la Roumanie. Les Allemands sont à Craïova. Le fait en lui-même est important, et, par lui-même, sans en tirer des conséquences ou exagérées ou prématurées, crée une situation sérieuse. Nous n’allons pas ici imiter M. de Ludendorff et ses scribes, ni prétendre qu’une position, importante tant que nous la gardons, perd toute valeur dès que l’ennemi s’en empare. Avouons franchement, parce, que c’est l’évidence, qu’il est fâcheux que Craïova soit tombée aux mains de Falkenhayn, mais ajoutons immédiatement, parce que c’est la vérité, que Craïova n’est pas toute la Roumanie, ni même toute la Valachie, ni le cœur et la tête du royaume, Bucarest.
A le mesurer par les distances, le progrès de Falkenhayn n’en est pas moins considérable. Du Nord au Sud, de la passe de Vulcan à Craïova, en ligne droite, à vol d’oiseau, on peut compter plus de 110 kilomètres, et presque autant de l’Ouest à l’Est, d’Orsova à Craïova. Les Allemands semblent avoir fait la route en deux séries d’étapes très sensiblement inégales, dont la première les avait conduits, avec beaucoup de peine, jusqu’à Targu-Jiu, à trente kilomètres du col de Vulcan; puis de là, par un coude brusque et fortement prononcé sur leur gauche, à Sizorta et à Chtefanechti, quelques kilomètres plus bas. La mention, dans leurs communiqués, de certains villages porterait à croire qu’ils ont alors descendu non pas la vallée tortueuse du Jiu, mais la vallée plus courte et rectiligne de son affluent le Gilort, jusqu’à Filiachu, où se rejoignent, au-dessous des deux rivières, les deux voies ferrées, du Nord au Sud et de l’Ouest à l’Est, celle qui mène de Targu-Jiu, d’une part, et, d’autre part, celle qui mène d’Orsova à Craïova. Quoi qu’il en soit, les y voilà, à Craïova ou Tzraïova, ville sans histoire, sans monumens, qui ne se décore que d’un parc superbe. et plutôt marché que ville, mais marché des plus abondans au milieu d’une des plaines du monde les plus fécondes en céréales; les voilà même à dix lieues de Craïova, aux environs de Slatina, sur l’Oltu. De Chtefanechti à Piliachu et de Filiachu à Craïova, il paraît bien que l’invasion ait foulé en avalanche; mais que les imaginations ne prennent pas le galop, et n’aillent pas prévoir les malheurs de trop loin. Entre Craïova et Bucarest s’interposent des lignes d’eaux nombreuses et serrées ; or, pour ne parler que des plus grosses, il y en a ainsi, sur les 180 kilomètres qui, à vol d’oiseau, séparent Craïova de Bucarest, une bonne douzaine; passé l’Oltu, il y en a d’autres. Malgré les apparences, rien n’est donc définitivement perdu, ni désespéré.
Au débouché du col de la Tour-Rouge, l’avance des Austro-Allemands, sur Rimnik, menace, il est vrai, le flanc droit de l’armée roumaine, en retraite à l’Est de Craïova; les Bavarois de Kraft von Delmensingen rôdent autour de Curtea d’Arges. Mais, en suivant de passe en passe les Alpes de Transylvanie, au défilé de Torzburg, entre Dragoslavele et Tzanipulung, le terrain n’est arraché et cédé que pied à pied ; à Prédéal, et au-delà, en remontant, dans les Carpathes, la frontière de Moldavie, la situation est ou stationnaire, ou renversée en faveur des Russo-Roumains. Le foyer du mal est à l’Ouest, dans ce qu’on appelle la pointe et qui est en réalité la courbe dont Orsova marque le sommet. Aux alentours d’Orsova et de Turnu-Sévérin, une force roumaine lutte encore dans des conditions qui pourraient devenir difficiles, si elle ne s’était ménagé une issue pour échapper à l’encerclement. Mais ce ne serait jamais qu’un épisode, ce ne serait pas de l’irréparable. Il n’y a point, quant à présent, d’irréparable, et il n’y en aura point, tant que la masse de manœuvre russo-roumaine qui, infailliblement, se constitue quelque part, ne sera pas entrée en mouvement et n’aura pas engagé le combat. Nous répétons, avec les maîtres, que les passages ne se défendent pas dans les passages mêmes, qu’un pays n’est pas écrasé parce que sa frontière est forcée, une portion même de son territoire occupée par l’ennemi, et nous rappelons, à l’appui, d’illustres exemples, anciens et modernes. Si l’ennemi est finalement battu, peu importe où il le sera ; il importe seulement qu’il le soit. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a pas de victoire acquise avant la dernière bataille, et que la dernière bataille n’est livrée que lorsque la dernière armée est anéantie. Cette masse de manœuvre, qui va se révéler à ses coups, et dont nous sentons l’existence plutôt que nous ne la connaissons, en osant affirmer qu’elle est, surtout parce qu’il serait trop absurde et trop imprévoyant qu’elle ne fût pas, nous ne savons pas précisément en quel endroit, de quels élémens, ni sous quel chef elle se forme. Nous savons simplement, et il nous suffit pour l’instant, que depuis plusieurs jours des renforts russes ne cessent de traverser Galatz, tandis que, sur les deux rives du Danube, et en Dobroudja, on ne signale que des canonnades et des fusillades intermittentes. Dans ce calme, la tempête s’amasse : dans ce silence et dans cette ombre, ayons-en la foi, se forge pour la Roumanie l’instrument du salut. Mais l’intervention ne doit pas être différée. Mackensen a passé le Danube en deux endroits au moins, à Zimmitza et à Islazu ; il a poussé jusqu’à Alexandria; et, dans cette région, les armées allemandes, si elles n’ont pas fait leur jonction, se touchent par leurs avant-gardes. Alexandria, sur la route qui part de Turnu-Magurele, est à une centaine de kilomètres au Sud-Ouest de Bucarest; Rimnik, au Nord-Ouest, à 160 ; Pilechti, où se croisent les Lignes de Craïova par Slatina, et de Kronstadt par Tzanpulung, à 100 kilomètres aussi.
Des alliés de la Roumanie, dressés en une pressante aspiration vers elle, dans la rude épreuve où elle est plongée, si les Russes de Sakharoff sont seuls à portée de la secourir de tout près et tout de suite, cependant une aide plus lente et, à cause des distances, plus faible, mais non pas inefficace, peut en supplément lui venir de « pressions latérales. » Des Russes encore, de ceux de Letchitsky au Midi de Dorna-Vatra, dans les Carpathes boisées, et au bord de la Transylvanie, sur les derrières de l’armée austro-hongroise du général von Arz. De l’armée alliée de Salonique, qui fait maintenant beaucoup mieux que d’accrocher les Bulgares et de leur donner à retordre du fil de fer barbelé. La prise de Monastir a empli de joie tous les cœurs : après les plus récens succès dans la boucle de la Cerna et autour du lac de Prespa, on l’attendait assurément, mais on croyait l’attendre davantage. Quand on l’apprit, vers trois heures, le dimanche 19 novembre, qui fut un clair et beau dimanche, il courut dans la foule un de ces frissons brefs qui ne sont des signes que d’une émotion fière et saine. En un clin d’œil, les marchands de journaux furent dévalisés, et les passans, sans s’être jamais vus, s’arrêtaient pour se communiquer l’heureuse nouvelle, comme il arrive au soir des grandes journées. L’entrée ou la rentrée des troupes serbes, françaises et russes dans Monastir apparaissait d’abord comme le premier pas sur la voie glorieuse, après tant de pas sur les voies douloureuses, comme le premier acte de réparation et de restauration envers un peuple de héros et de martyrs; et ce qu’il y a de plus délicat et de plus décisif, de plus fin et de plus fort dans notre âme nationale, son instinct exact et toujours éveillé de la justice et de l’honneur, en fut subitement exalté : on voudrait qu’il fût permis de dire que ses sentimens spontanés de patriotisme et d’humanité s’allumèrent et brûlèrent comme un encens pur. Il retrouvait enfin une ville où asseoir son gouvernement, ce chevalier errant de la souffrance et de l’exil, ce jeune prince Alexandre, que Paris avait accueilli, presque recueilli, consolé, bercé dans la nef symbolique, et qui, ballotté sur les flots comme elle, émergeait de l’abîme de son malheur. En outre, c’était une main tendue vers la Roumanie prête à plier, en dépit de sa vaillance, sous la violence répétée des assauts où se multipliait toute la fureur teutonique excitée par la proie; et, cette main, on l’eût voulue plus prompte ou plus puissante; mais du moins elle l’était assez pour saisir au collet le Bulgare, le clouer au sol macédonien et l’empêcher de courir, pour achever le mauvais coup, au sifflet de son chef de bande.
Par des opérations bien enchaînées, Monastir avait été débordé au Nord-Est, serré de près à l’Ouest et au Sud-Ouest ; l’ennemi, s’il se fût entêté, eût risqué de se voir interdire la route de Prilep ; quelques dispositions qu’il eût prises, et quelque amertume qu’il en ressentît, il ne lui restait d’autre échappatoire que de filer, tandis que c’était encore possible. La cavalerie française, en entrant dans la ville, trompettes sonnant, n’y trouva plus personne; elle-même et les Russes et les Serbes, qui suivirent, éteignirent aisément le feu mis à la hâte aux casernes et autres édifices publics, maigres incendies, mal attisés, où l’on ne reconnaissait pas la perfection, classique en ce genre, du travail bulgare. A cet échec incontestable l’état-major allemand se montra plus sensible qu’on ne l’aurait cru ; il en craignit probablement l’effet sur le moral, — ce qui est une façon de parler, — de ses complices de Sofia, qui n’aiment la guerre que pour ses profits; et, bien qu’il n’en soit plus très riche, il leur envoya d’urgence une demi-douzaine de bataillons choisis, grâce à l’arrivée desquels la retraite ne se changea pas en fuite, ni la défaite, en déroute. Repris vigoureusement et ramenés par la poigne prussienne, les soldats du roi Ferdinand se sont établis sur des hauteurs, à quatre kilomètres au Nord de Monastir ; et la même opération, qui a amené la chute de la ville, recommence : déjà la nouvelle position est débordée par un de ses côtés, serrée de près par l’autre : la fin aussi sera vraisemblablement la même.
Ainsi nous nous rapprocherons de notre double but dans les Balkans: ressusciter la Serbie, et soulager la Roumanie. Qui sait si ce n’est pas en Bulgarie autant et plus qu’en Roumanie même que la Roumanie pourrait être sauvée ? A cet égard, aujourd’hui encore, certains expriment le regret que, devant et voulant tendre une main fraternelle aux Roumains, nous leur ayons tendu la gauche, et non la droite ; c’est-à-dire, sans métaphore, que notre armée de Salonique ait fait son principal effort par son aile gauche, sur la Cerna et dans la région des lacs, non par son aile droite, sur la Strouma; et il va de soi qu’il y en a eu des raisons, dont la première est que les Grecs, en remettant traîtreusement aux Bulgares le fort de Ruppel et les autres ouvrages, nous avaient fermé le passage; mais justement, qu’il y ait eu ces raisons, et que nous n’ayons pu l’empêcher, c’est ce qui demeure regrettable. Cependant, aujourd’hui encore, il n’est pas téméraire de penser que le salut de la Roumanie est en Bulgarie et en Grèce; que, pour aller sûrement le chercher là, il faut pouvoir partir sûrement d’ici. Si on le voit avec certitude, et si on le veut avec énergie, les centaines de milliers d’hommes des armées alliées de Salonique, auxquels se joindrait naturellement tout ce que l’Italie a débarqué et tout ce qu’elle pourrait débarquer, accords faits, à Vallona ou à Santi-Quaranta, apporteront à l’œuvre nécessaire, qui est premièrement, par leur proximité et par les effectifs dont ils disposent, mais qui pourtant ne saurait être uniquement, l’œuvre des Russes, une collaboration des plus utiles. C’est pourquoi nous ne souffrirons pas plus longtemps qu’Athènes soit, dans notre dos, comme une citadelle allemande; et pourquoi nous avons bien fait de reconduire à Cavalla, les ministres, plus extraordinaires encore que ne l’annonçait leur titre, qu’y entretenait la Mitteleuropa; sans compter, maîtres et élèves, ces archéologues à lunettes, chers au bon M. Lambros, qui ne consacraient pas à d’innocentes antiquités toute leur passion et toute leur habitude des fouilles. Si même d’autres mesures deviennent indispensables, n’hésitons pas; ne nous réglons que sur cette maxime, hors de laquelle il n’y a que duperie et dérision : à tout prix, il nous faut avoir derrière nous une Grèce qui nous donne pleine sécurité, loyale ou impuissante, et qui soit notre amie, ou dont nous soyons les maîtres. Politique de guerre, que la guerre commande tant qu’elle dure, et qui cessera avec la guerre; loi martiale, dure loi, mais c’est la guerre.
Sur le front occidental, les événemens sont comme suspendus. Depuis la dernière quinzaine, dans l’intervalle entre le moment où notre chronique est livrée à l’impression et celui où elle est publiée, les troupes britanniques ont remporté, les 13 et 14 novembre, une vraie victoire. Elles ont enlevé, dans cette boucle de l’Ancre qui couvre Bapaume, les villages, savamment fortifiés, de Saint-Pierre-Divion, de Beaumont-Hamel, de Beaucourt. Huit kilomètres de la ligne allemande sont tombés, ou ont subi un de ces « fléchissemens élastiques » dont, à la longue, on ne se relève plus. Les Anglais ont fait, dans ces deux journées et dans les suivantes, tout près de sept mille prisonniers, capturé des canons, du matériel de tranchées, des munitions, des approvisionnemens, donné un fort coup de lime sur l’épée allemande, usé une quantité notable de force allemande. Dans le même temps nous reprenions, au Nord de la Somme, le hameau de Saillisel, une première fois pris par nous, et perdu. Puis une sorte d’apaisement s’est fait, à peine troublé, sur la Meuse, par le bombardement des décombres de Douaumont ; interrompu, un peu partout, par le spectacle, où l’audace française s’amuse toujours, de luttes aériennes entre avions. Mais les pluies et le brouillard ne sont pas sans doute les seules causes de cette espèce de sommeil des armées. Et, certes, nous avons supporté de pires angoisses ; nous sommes résignés, nous sommes résolus à tout supporter tant qu’il le faudra ; néanmoins, ces trois mois d’hiver, s’ils devaient être tout à fait vides, coûteraient à notre impatience de voir le territoire national libéré, le droit vengé, le crime puni. Ah ! vienne vite le printemps, si bien préparé de semaine en semaine, que nous puissions, au premier soleil, dire sans retard : « Levez-vous, orages désirés ! »
Vainqueur aussi la quinzaine dernière, le général Cadorna se réserve dans les Alpes Juliennes et sur le Carso. Peut-être est-il au carrefour de deux routes, et se demande-t-il laquelle est la meilleure, quoiqu’elles conduisent toutes les deux au même but : Trieste par Trieste, ou Trieste par Laybach (que la géographie pardonne ce détour à la politique). Peut-être encore est-il retenu par le bruit, mis en circulation, d’une nouvelle offensive autrichienne qui se déclencherait du Trentin. Mais précisément ce bruit n’a-t-il pas été, avec trop de soin, « mis en circulation, » et ne serait-ce pas une simple offensive en paroles, combinée par les chancelleries plus que par les États-majors, exécutée sur le papier par une presse docile et complaisante ? Il semble que l’Autriche ait, à cette heure, mieux à faire que d’attaquer ; en tout cas, que d’attaquer sur le lac de Garde, quand elle attaque déjà sur les Alpes de Transylvanie, quand elle-même est attaquée en Galicie, sur les Carpathes, sur le Carso. Ce qu’elle veut, c’est que, pour lui permettre de se tirer d’embarras, l’armée royale lui laisse du répit, et ne bouge pas, dans l’incertitude du lieu où il lui faudra se porter. Elle voudrait la paralyser, en lui enlevant l’initiative. Mais la finesse italienne est séculairement à l’épreuve de l’astuce autrichienne et de l’astuce allemande conjuguées. La réponse de Cadorna pourrait bien venir de son colloque avec Joffre, et de la conférence tenue à Paris, quelques jours après. D’où qu’elle sorte, et où qu’elle lui soit signifiée, dès maintenant l’Autriche aurait tort de se flatter que cette réponse puisse être telle qu’elle la souhaite.
François-Joseph ne l’entendra pas. Il s’est éteint, en son château de Schœnbruhn, à l’âge de quatre-vingt-six ans, paisiblement, disent les dépêches; avec des mots inintelligibles, à la suite d’une crise de larmes ; il nous plaît de croire qu’à cet âge, lorsque des millions de jeunes gens sont morts à cause de lui, il ne pleurait pas sur lui-même, et qu’à cette heure, ce n’était déjà plus devant les hommes qu’il pleurait. On ne s’est pas fait faute de remarquer que son règne, qui a duré soixante-huit ans, fut le plus long des temps modernes après le règne de Louis XIV. Mais cet astre ne fut jamais très brillant; il lui manqua la grandeur et l’éclat; et ce n’est que par leurs misères que les deux monarques se ressemblent. La fin de l’un rappelle assez bien celle de l’autre; 1916 évoque le souvenir de 1715. Louis XIV et François-Joseph eurent entre eux ce point commun de voir disparaître successivement tous leurs héritiers les plus proches et de s’épouvanter du vide qui se creusait sous leur trône. Guillaume II, à qui l’on ne saurait disputer le privilège du mot en situation, s’est empressé d’écrire au nouvel empereur Charles : « Le règne de l’Empereur défunt comptera dans l’histoire de la monarchie comme une ère de bénédictions. » C’est une manière d’écrire cette histoire, mais il y en a d’autres, et de plus véridiques. L’observateur le plus indifférent ou même le plus hostile tremble d’horreur et de pitié en songeant à l’accumulation de ces bénédictions, publiques et privées, si abondantes que la vie de François-Joseph est sans doute la première vie de prince, et peut-être la première vie d’homme, pour laquelle on ait en l’idée de dresser un graphique de ses calamités. Bénédictions de l’empire qui s’appellent Magenta et Solférino. la Lombardie, Sadowa, la Vénétie, par-dessus tout, la suprême bénédiction de la présente guerre consommant et consacrant l’asservissement de l’Autriche à l’Allemagne; bénédictions de la famille : l’exécution de Maximilien, le suicide ou l’assassinat de l’archiduc Rodolphe, l’assassinat de l’impératrice Elisabeth, l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand; et ce résumé très abrégé néglige la rosée des bénédictions mineures.
Les courtisans et les panégyristes ont mené grand bruit de l’affection respectueuse que les sujets de François-Joseph auraient vouée à leur souverain, pour ses vertus, ses mérites, et d’abord pour sa loyauté chevaleresque et pour sa paternelle bonté. « Paternelle » était l’épithète qui revenait incessamment dans les discours de l’Empereur allemand comme dans les propos des politiciens austro-hongrois. Il était pour ceux-ci « un maître paternel, » comme pour celui-là « le paternel ami. » Nous-même, au retour d’un voyage d’études, nous nous faisions dans la Revue l’écho de ce sentiment étalé sans discrétion; il était difficile de se tromper ou d’être trompé plus complètement, nous l’avouons à présent en toute humilité. Si l’on y eût regardé mieux, on eût compris que le respect allait à la fonction bien plus qu’à la personne, dont les faiblesses alimentaient les commérages de la petite bourgeoisie viennoise, et que l’affection était faite surtout de commisération. A force de plaindre l’Empereur, chaque fois qu’une tragédie, plus terrible que la précédente, lui enlevait un parent ou une province, on avait fini par l’aimer. Et nous, d’après ce qu’on nous en avait montré, nous lui appliquions le mot du poète antique : « Hélas! hélas ! infortuné, c’est la seule parole que je puisse t’adresser, et ce sera la dernière! » Mais, quelque part qu’il faille faire à l’inconscience de la sénilité, François-Joseph, ne fût-ce que comme instrument, a depuis lors déchaîné sur l’Europe le fléau qui la couvre de feu et de sang; en face de la postérité qui le jugera et ne l’excusera pas, le mot « infortuné » ne peut plus être la seule ni la dernière parole.
Prince médiocre, à la fois indécis et têtu, orgueilleux et intéressé, chez qui la tradition, le protocole, la forme, cacha et sauva plus d’un demi-siècle l’insuffisance du fond ; momie d’une monarchie embaumée, comme en des bandelettes, dans sa tunique de drap blanc ; j’ai sous les yeux, tandis que je trace ces lignes, de grandes photographies qui le représentent suivant, à travers les rues de Vienne, la procession du Très-Saint-Sacrement, entouré d’archiducs avec la Toison d’Or, escorté de trabans et de pertuisaniers. Sur l’une d’elles, il est debout, les mains jointes, la tête baissée, et l’on ne retient, de cette image, outre la dévotion de l’altitude, que l’air d’accablement du corps qui se ratatine et se lasse : sur l’autre, il est agenouillé, le front dans les mains ; on aperçoit le dessus du crâne, allongé et étroit. François-Joseph apparaît là au vrai, dans la pompe d’une religion et d’une majesté tout extérieures, ombre vaine parmi des ombres, fantôme accompagné de spectres ; de pierre, avant que son effigie ait été sculptée sur sa tombe, dans la crypte des Capucins.
Viribus unitis, proclamait tranquillement sa devise, qui ne fut pas à demi menteuse. Quelle devise va se donner son successeur, après avoir, non sans tergiverser, choisi son numéro ? Il sera donc, comme empereur d’Autriche, Charles Ier, et Charles IV comme roi de Hongrie: preuve de plus que la monarchie est double, et que l’unité ne s’en est jamais parfaite, même dans l’unité du souverain. Sa première pensée avait été, en se faisant appeler Charles VIII, de s’insérer à son rang de successeur de Charles-Quint ; et, pour les Puissances de l’Entente, elles n’y eussent point vu d’inconvénient. Mais pour l’Allemagne qui, par ses hommes d’État et par ses professeurs, prétend aussi à l’héritage du Saint-Empire romain des nations germaniques et qui a laborieusement fondé, sur cette filiation plus que contestable et d’ailleurs contestée, l’Empire prussien des Hohenzollern, c’eût été, de la part de l’Autriche, comme une revendication de titre. Guillaume II ne pouvait souffrir qu’on effaçât ni 1866, ni 1871 ; et, sans ménagement, il a ramené son protégé et allié à 1806 ; ce qui lui a procuré à bon compte le plaisir de se contempler une fois de plus en Napoléon. Devant le froncement du sourcil olympien, il a fallu que l’empereur Charles en fit son deuil: il ne sera ni Octave, ni Auguste : il restera Habsbourg-Lorraine et ne renouvellera pas les Habsbourg d’Espagne. Comme s’il n’avait pas assez des hérédités immédiates qu’il porte; comme si, en particulier, ne pesait pas sur lui la lourde hérédité de cet archiduc Othon dont la turbulente jeunesse et l’orageuse maturité firent si souvent le désespoir et la fureur de François-Joseph ; comme s’il était désireux d’ajouter aux charges directes de son ascendance les tares historiques du sang d’ancêtres éloignés, par exemple, cet étrange amour de la mort, cette thanatophilie, qu’on a décrite médicalement, et qui fut la manie obsédante des Charles-Quint et des Philippe II! On a dit de Charles Ier, que de tous les archiducs que, l’un après l’autre, François-Joseph dut regarder comme ses successeurs possibles, il est celui que le vieil Empereur préféra. L’éloge, en lui-même, ne vaut guère, puisqu’il ne vaut que par comparaison. Nous verrons ce que la vie et le règne nous révéleront des motifs de cette préférence.
En attendant, Charles Ier d’Autriche, Charles IV de Hongrie accomplit les rites, conformément au plus strict cérémonial, notifie son avènement aux Cours étrangères, se prépare à aller ceindre à Budapest, sur le tertre formé de la terre apportée de tous les comitats, et avec le geste de l’épée pointée aux quatre points de l’horizon, cette couronne de Saint-Etienne, sans laquelle la fierté magyare ne connaît pas de roi apostolique. Non est rex, nisi coronalus, affirme le droit constitutionnel de l’État qui fut le dernier à parler et à écrire le latin. Le nouvel Empereur lance des messages à ses alliés, à ses frères les empereurs et rois, à ses cousins les présidens des républiques neutres, des proclamations à ses peuples, à ses armées et à sa flotte. On s’est ingénié, nous ne savons pour quelle cause, à trouver dans ces documens un accent plus original, plus personnel ou plus profond qu’il n’y en a en général dans ce genre de compositions. Mais la vérité, dépouillée de tout ornement diplomatique, est que cette littérature est insignifiante. Charles Ier ou Charles IV peut bien, sous les premiers feux du diadème, promettre et se promettre tout ce qu’il voudra. Ainsi François-Joseph, sortant empereur et roi du palais archiépiscopal d’Olmüitz, sur les débris encore fumans d’une révolution et après l’abdication de l’innocent Ferdinand Ier, jurait avec solennité et, alors, avec sincérité : « Convaincu de la haute valeur d’institutions libérales, nous sommes prêt à admettre les représentans de la nation au partage de nos droits. » Ce serment de fiançailles ou d’épousailles impériales ne l’empêchait pas d’inaugurer, trois mois après, le régime d’absolutisme le plus rigoureux, et de le maintenir, par la prison et par le gibet, jusqu’à ce que les coups de foudre répétés de la guerre d’Italie et de la guerre de Bohême l’eussent contraint à radoucir et à chercher dans la tolérance des peuples le fondement que la fortune de la monarchie lui refusait. Curieuses rencontres de l’histoire ! C’était un prince de Windisch-Graetz qui, comme général, venait, en décembre 1848, de réduire l’insurrection de Vienne; et c’est un prince de Windisch-Graetz qui, en novembre 1916, vient, comme président de la Chambre des Seigneurs, demander à l’Empereur de convoquer sans délai le Parlement. Mais la présente guerre est tout ensemble, et pour l’Autriche plus que pour tout autre pays, la plus grande des guerres et la plus grande des révolutions. Assurer « les droits de la Couronne » n’est rien ou ne serait qu’un jeu ; le problème, que nous croyons franchement insoluble, Ou qui est déjà résolu en sens contraire, par la négation catégorique, par une impossibilité radicale et définitive, c’est de sauvegarder dorénavant « l’intégrité de l’Empire. »
Nous avons fait allusion tout à l’heure à une étude publiée par la Revue, il y a une vingtaine d’années, dans la conclusion de laquelle nous nous efforcions d’établir que « si l’Autriche n’existait pas, l’Europe devrait l’inventer; » et que, « puisque l’Autriche existe, l’Europe doit tout faire pour la conserver, » étant « intéressée à avoir à son centre, où elle lui pèse infiniment moins, cette éponge de nationalités qu’est la monarchie austro-hongroise, au lieu d’y avoir, comme elle l’y aurait, le lourd « rocher de bronze » de l’Allemagne prussienne, grossi et alourdi encore du bloc rendu compact de l’Autriche allemande. » Seulement, cette conclusion était intitulée, par un raccourci un peu trop synthétique, l’Europe sans Autriche ; c’en fut assez pour que, sans qu’elle fût lue ou comprise, elle fût condamnée, du chef de Hochverrath, de « haute trahison, » ni plus ni moins, par le tribunal administratif de Vienne, siégeant comme tribunal de la presse : là encore, la bureaucratie autrichienne se découvrit telle qu’elle est et telle qu’elle a toujours été : la plus belle des bureaucraties. Mais, sur le fond des choses, cette Autriche que l’Europe devait conserver, c’était, bien entendu, l’Autriche autrichienne, autonome, indépendante, et ce ne pouvait pas être l’Autriche germanisée, pis que cela, prussifiée. On était alors au temps où la mode voulait qu’on fixât au jour du décès, dès ce moment, escompté, de François-Joseph la dissolution de la monarchie austro-hongroise. Chacun désignait le morceau que s’attribuerait l’un ou l’autre des co-partageans. A notre avis, il n’était pas si sûr qu’il y eût dissolution et partage, bien que nous eussions garde de nier les difficultés. Ceux qui se piquaient de prévoyance, il y a vingt ans, avaient prévu tout, sauf la guerre. Elle n’a pas résolu le problème, mais elle l’a posé autrement. Elle n’a pas supprimé, pour l’Autriche-Hongrie ces difficultés de vivre, mais elle en a changé la nature ou l’aspect, elle a bouleversé les conditions et les rapports. Il y aurait de l’ironie à dire que le passage de l’ancien au nouveau règne en sera rendu plus heureux, mais il en est peut-être rendu plus aisé, à l’intérieur de la Monarchie. La querelle qu’on prédisait, à fin de partage, n’a plus d’objet. Entraînée par une loi fatale, à laquelle elle ne peut ni ne veut se soustraire, dans l’orbite de l’Allemagne, enchaînée au char de Guillaume II, conduite, le fouet levé, par Hindenburg, l’Autriche ne sera pas mise en pièces. C’est inutile. Elle est déjà dévorée en entier.
La grande idole de guerre est insatiable. Elle réclame des hommes et des hommes, les générations et les races. « Libération » carillonnée de la Pologne russe, « libération » annoncée de la Lithuanie russe, déportation en masse des Belges au-delà du Rhin, mobilisation civile en Allemagne et en Autriche-Hongrie, ces quatre mesures sont des mesures militaires, prises pour conjurer ou prévenir la crise des effectifs. Qu’il y ait réellement « crise » ouverte ou que ce soit un effort « colossal » qui se prépare, que cette seconde et extrême « mobilisation » de l’Europe centrale, avec ses annexions tout éphémères, contienne une part de « bluff » plus ou moins forte, qu’allons-nous faire pour répondre ? Nous disons, nous, les Alliés, la Quadruple, la Décuple Entente. Ce n’est pas par le défaut de nombre que nous péchons, mais bien plutôt par l’absence d’unité. Le service le plus certain que nous puissions nous rendre à nous tous est de nous en convaincre les uns les autres. Jusqu’ici, nous avons trouvé une formule, qui fait merveille au bas de l’acte final d’une Conférence : » l’unité d’action sur le front « unique; » peut-être même est-ce plus qu’une formule admirable, est-ce un « mythe, » dans la bonne acception du mot. Mais les mythes n’ont d’importance que lorsqu’ils deviennent créateurs de force et d’action. Ce qui était à dire est dit ; il reste ce qui est à faire.
D’où la nécessité, pour chaque nation de l’Entente, d’un gouvernement, et, pour l’Entente en son ensemble, d’un gouvernement des gouvernemens. Nous voyons bien que la Russie a remplacé M. Sturmer par M. Trépoff (comme l’Allemagne, du reste, M. de Jagow par M. Zimmermann). Mais il ne s’agit pas de changer de ministres, et n’allons pas commettre la vulgaire erreur de confondre le « ministère » et le « gouvernement. » C’est Jérôme Paturot qui s’exprime ainsi, ce n’est ni Montesquieu, ni Tocqueville; c’eût été encore moins l’école des politiques réalistes. La Chambre, chez nous, va entrer en retraite: que Dieu l’éclaire, et que l’Esprit se pose sur le président du Conseil; mais, s’il nous accorde cette grâce, sous une autre forme que celle d’une « langue de feu! » Un ministère de vingt-cinq membres, dont quelques-uns sont éminens, la plupart distingués, et le surplus indifférent, entre au Comité secret ; qu’il en sorte un gouvernement. Les mêmes noms, les mêmes hommes, les mêmes ministres, mais avec une volonté de plus. C’est le besoin impérieux, l’appel ardent, le vœu unanime de la France.
CHARLES BENOIST.
Le Directeur-Gérant, RENE DOUMIC.