Aller au contenu

Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1918

La bibliothèque libre.

Chronique no 2079
30 novembre 1918


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




« Ainsi, écrit Bossuet au chapitre premier, livre troisième, du Discours sur l’histoire universelle, quand vous voyez passer devant vos yeux, je ne dis pas les rois et les empereurs, mais ces grands empires qui ont fait trembler tout l’univers ; quand vous les voyez se présenter devant vous successivement, et tomber, pour ainsi dire, les uns sur les autres ; ce fracas effroyable vous fait sentir qu’il n’y a rien de solide parmi les hommes, et que l’inconstance et l’agitation est le propre partage des choses humaines. » Ce langage qu’un Bossuet pouvait tenir à l’héritier d’un Louis XIV, ce serait probablement en vain qu’il serait tenu au Kronprinz, digne héritier de Guillaume II : tous les deux, le père et le fils, ont fait une si vilaine sortie ! Mais ce qui n’est plus la leçon des rois peut encore servir à l’enseignement des peuples. Jamais plus ample matière ne s’est offerte à leurs méditations. Quels bouleversements ! Que de ruines ! Que de germes ! Comme il faudrait que l’Esprit soufflât sur la terre et sur les eaux !

Le 6 novembre, l’Allemagne, abandonnée par ses trois complices, l’un après l’autre, avait envoyé au quartier général du maréchal Foch, une délégation « chargée de conclure un armistice et d’entamer des négociations de paix. » Les « pouvoirs, » parfaitement en règle, que produisit le chef de cette délégation, M. Mathias Erzberger, secrétaire d’État à la propagande, lui avaient été conférés par le chancelier impérial, prince Max de Bade. À cette date, il y avait donc, de toute évidence, un chancelier d’Empire et par conséquent un Empire. Deux jours auparavant, le 4, de toute évidence aussi, il y avait un Empereur, qui adressait au groupe d’armées du Kronprinz un télégramme retentissant, et qui, revenant de visiter les divisions des Flandres, avait partout, au dire de son historiographe particulier Karl Rosner, « reçu des troupes un accueil enthousiaste. » Il est vrai que, déjà, des bruits d’abdication avaient couru ; et, d’autre part, des bruits de démission du chancelier. De ces rumeurs entrecroisées, on avait cru pouvoir inférer que le chancelier ne restait que pour que l’Empereur s’en allât; qu’il s’en irait, si l’Empereur restait ; ou qu’ils ne resteraient ensemble qu’à de certaines conditions. Guillaume II, ayant brusquement quitté sa capitale et, pour parler net, « planté là » ses ministres qui délibéraient, paraissait s’être réfugié auprès de Hindenburg, au milieu de ses armées, dans un dessein militaire désespéré. La situation n’était ni claire ni sûre. Cependant, lorsque la délégation allemande était arrivée, le 8, au quartier général du maréchal Foch, on savait au nom de qui elle se présentait et ce qu’elle représentait. Soixante-douze heures lui furent assignées, pour rapporter une réponse aux conditions qu’on lui avait fait connaître. Dans l’intervalle, et tandis que son courrier allait des environs de Compiègne à Spa et en revenait péniblement, on apprenait la révolte des marins à Kiel, puis à Wilhelmshafen, à Héligoland, à Borkum, à Cuxhaven ; et quelque chose de plus. Une révolution, en Bavière, déposait non seulement le roi Louis II, mais, en sa personne, toute la dynastie des Wittelsbach, une des plus anciennes de l’Allemagne, qui remontait au Xe siècle : un rédacteur du journal socialiste la Münchner Post, Kurt Eisner, improvisait un gouvernement. A Berlin même, les « social-démocrates » majoritaires que le prince Max de Bade avait appelés comme collaborateurs l’obligeaient à donner effectivement la démission qu’il avait offerte : à l’Empereur et de l’Empereur, ils ne disaient d’abord rien. Mais lui, l’Empereur, il parlait toujours. Il disait au ministre de l’Intérieur, M. Drews, qui lui avait été dépêché, qu’étant donnée la désorganisation de toute chose en Allemagne, il « n’abdiquerait pas de son plein gré, en aucune circonstance ; » qu’en tout cas, « il n’abdiquerait pas pour le moment. » Le 11 novembre, au matin, l’armistice était signé, consacrant, dans les termes les plus impératifs, la capitulation de l’Allemagne : Guillaume II, déclarait-on officiellement, avait abdiqué, comme on le lui demandait, en même temps que le Kronprinz renonçait sans trop de résistance à une succession qui n’existait plus : ils avaient même fait ce qu’on ne leur demandait pas, et sans le moindre mot impérial ou royal, sans le moindre geste qui sentit le gentilhomme et le soldat, s’étaient, à quelques heures de distance, misérablement enfuis en Hollande.

Toute l’histoire de cette abdication reste obscure : n’y a-t-il là que l’ordinaire confusion des catastrophes? Dès le 9, dans une dernière proclamation, le prince Max de Bade annonçait que la résolution était prise. Le texte de ce manifeste est à retenir en entier : c’est le seul fil qui puisse servir à se conduire dans les ténèbres où le monde est plongé sur ce qui se passe réellement et ce qui se prépare peut-être en Allemagne. « L’Empereur et roi, disait le prince, a décidé d’abdiquer. Le chancelier restera en fonctions jusqu’à ce que les questions se rapportant à l’abdication de l’Empereur, à la renonciation du Kronprinz au trône de l’Empire allemand et de Prusse, et à l’installation d’une régence soient réglées. Il a l’intention de proposer au régent la nomination du député Ebert comme chancelier et le dépôt d’un projet de loi portant fixation immédiate d’élections générales en vue d’une assemblée allemande constituante qui aurait pour tâche de déterminer définitivement la constitution future du peuple allemand, y compris les éléments qui pourraient désirer entrer dans le cadre de l’Empire. »

Interrogeons premièrement cette formule, ces titres joints dans une intention qui n’est pas ici de redoublement de majesté : « l’Empereur et roi. » C’est qu’en effet ils sont inséparables. Dans le droit public de l’Empire fondé en 1871, il n’y a ou il n’y avait d’empereur, que parce qu’il y a ou il y avait un roi. Le roi de Prusse, par le fait qu’il était roi de Prusse, devenait empereur allemand. Empereur allemand et non empereur d’Allemagne : la politesse exagérée des chancelleries étrangères lui a seule reconnu protocolairement cette qualité que les princes, ses collègues, lui avaient, lors de la fondation de l’Empire, positivement et formellement refusée. La fonction impériale n’était vraiment, et au pied de la lettre, qu’une fonction. On sait que, pressé d’affirmer son existence et fort embarrassé de l’organiser autrement, le nouvel Empire adopta à la hâte pour constitution, en se contentant de la démarquer, la constitution de la Confédération de l’Allemagne du Nord de 1867. Il y avait un chapitre intitulé : la Présidence, das Præsidium. On le débaptisa, on le badigeonna au goût du jour : on le recouvrit en quelque sorte du manteau impérial; on l’appela: l’Empereur, der Kaiser. Mais ce changement de surface ne changea rien au fond. Sous la différence des noms, la substance juridique demeura la même. L’autorité la plus considérable de la science allemande en droit public et constitutionnel, le professeur Laband, de l’ex-Université de Strasbourg, dont le loyalisme germanique ou même l’impérialisme n’était pas douteux, exprimait là-dessus une opinion catégorique : « Il faut bien insister sur ce point, a-t-il écrit, que le rétablissement de la dignité impériale n’a pas créé une nouvelle institution de droit public. La notion de Præsidium fédéral n’a pas été modifiée par le fait qu’on y a adjoint le titre d’Empereur. Des circonstances historiques qui amenèrent le rétablissement de ce titre, des motifs et des déclarations qui accompagnèrent la proposition et la discussion du texte de la Constitution actuelle et surtout de l’article XI de cette Constitution elle-même, il résulte, avec pleine certitude, que la fonction impériale est absolument identique au Præsidium fédéral et que, en dehors du titre et des insignes qui répondent à ce titre, elle ne contient pas d’autres droits que les droits présidiaux. »

« L’Empereur et roi a décidé d’abdiquer, » disait, le 9 novembre, le prince Max de Bade. Aucun acte authentique d’abdication n’a été jusqu’à ce jour révélé : aucun acte d’abdication comme empereur allemand, aucun acte d’abdication comme roi de Prusse. Tout ce que nous en savons, c’est ce qu’on a raconté ces jours-ci à Zurich. «Le gouvernement allemand » se proposerait de publier sous peu cet acte, qui constituerait « une espèce de bref plaidoyer où le Kaiser s’efforcerait de justifier la guerre entreprise par la nécessité de rompre l’isolement de l’Allemagne, et qui se terminerait par cette phrase : « Pour mettre un terme aux deuils et aux souffrances de mon peuple, je renonce au trône et laisse mes fidèles sujets libres de choisir le gouvernement qui leur parait le plus compatible avec leur honneur et leur intérêt. » Il faut prendre garde. Eussions-nous entre les mains l’instrument, signé, paraphé et scellé, de l’abdication impériale, cet instrument serait nul et de nulle valeur, ce ne serait qu’un chiffon de papier de plus, tant que nous ne tiendrions pas l’abdication de Guillaume de Hohenzollern comme roi de Prusse, pour la raison que nous venons de donner : la fonction impériale, d’après la Constitution du 16 avril 1871, n’est qu’une fonction; c’est le roi de Prusse qui saisit et qui fait l’empereur allemand : il en résulte que l’empereur ne peut se défaire que si le roi se défait. A Supposer qu’il y ait lieu d’ajouter foi à la version qui circule en Suisse, Guillaume II aurait dit simplement : « Je renonce au trône. » Auquel de ses trônes? A son trône d’empereur? Bien que le plus élevé, ce n’est que l’accessoire, qui n’emporte pas le principal. A son trône de roi de Prusse? Alors, ce serait sérieux : du même coup qu’il n’y aurait plus de roi, il n’y aurait plus d’empereur.

Mais, s’il n’y a plus d’empereur, peut-il y avoir un chancelier d’empire? Sans doute, — et la nuance mérite d’être notée, — le prince Max de Bade n’a pas dit le 9 novembre : « L’Empereur et roi a abdiqué, » mais seulement : « L’Empereur et roi a décidé d’abdiquer. » Par suite, et tant que l’abdication n’était pas chose faite, tant que sa démission à lui-même n’avait pas été acceptée, le prince m’avait pas cessé d’être chancelier. Toutefois, il ne pouvait exercer, à l’heure de la crise, des pouvoirs qui ne lui appartenaient point en temps normal. Or, au titre IV de la Constitution de 1871, qui est précisément celui du Præsidium, l’article 15 stipule : « Le chancelier de l’Empire est nommé par l’Empereur. » En ajoutant qu’il avait « l’intention de proposer au régent la nomination du député Ebert comme chancelier, » le prince Max de Bade restait dans la stricte correction. Mais, quand il n’y a plus eu d’empereur et roi, il n’y a pas eu de régent du royaume de Prusse, et par conséquent pas de vice-empereur allemand. Personne n’avait qualité pour nommer un chancelier de l’Empire. Lors donc qu’on nous faisait savoir, le 10, que, « c’est le député sozialdemokrate Ebert qui gère les affaires de la chancellerie de l’Empire, » on ne nous renseignait pas sur ce point essentiel, l’armistice devant être conclu le lendemain 11 : « Qui avait désigné pour gérant de la chancellerie le député Ebert, et que valait son investiture ? »

En dehors de l’Empereur et du chancelier, l’Empire allemand avait deux autres organes : le Bundesrath, assemblée fédérale, réunion de plénipotentiaires plutôt que Chambre haute, sorte de Diète ou siégeaient les envoyés des princes co-souverains, et le Reichstag Chambre populaire, élue au suffrage universel, égal et direct, pour toute l’Allemagne, représentation du peuple allemand en son unité. A défaut d’un Empereur, qui, pourtant, dans la doctrine et dans l’usage, était « le seul et unique représentant de l’Empire vis-à-vis des tiers, » on eût pu validement traiter avec le Bundesrath ; car, affirme Laband avec force: « l’Empereur n’est pas monarque de l’Empire, c’est-à-dire souverain de l’Empire: la puissance d’Empire n’appartient pas à l’Empereur, mais à la collectivité des princes confédérés et des villes libres allemandes. » Mais voici une difficulté qui va jusqu’à l’impossibilité. Des vingt-cinq États, qui composaient l’Empire fédératif, nous avons sûrement devant nous les trois villes libres, Lubeck, Brème, Hambourg, et encore sous quel régime ? Le reste, les rois, princes, grands-ducs et ducs régnants, pour la plupart, s’en , vont ; ils s’en sont allés. Le roi de Bavière, disparu on ne sait où, le roi de Prusse parti en Hollande, le grand-duc de Hesse, le roi de Wurtemberg, le roi de Saxe, le grand-duc de Saxe-Weimar, le grand-duc de Bade, le prince de Lippe-Detmold, le prince Henri XXXVII de Reuss, le duc de Saxe-Meiningen, le grand-duc de Mecklembourg, le duc de Saxe-Cobourg-Gotha, le prince de Waldeck et Pyrmont, le prince de Schaumbourg-Lippe, le prince de Schwarzbourg-Rudolstadt, à peu près tous, sauf erreur ou omission, se sont évanouis. Comme il n’y a plus de princes confédérés, il n’y a plus de Bundesrath. Et c’est le troisième organe de l’Empire qui s’est dissous après les deux autres.

Enfin, il y aurait le Reichstag, Chambre des députés de l’Empire allemand. Mais son président, M. Fehrenbach, ayant demandé au « nouveau » gouvernement s’il en envisageait comme possible la réunion dans un avenir prochain, le gouvernement a répondu que le mandat du Reichstag était expiré, et qu’il ne le rappellerait pas, puisqu’il le tenait pour mort. Sur quoi M. Fehrenbach a beau protester que lui-même le convoquerait au besoin, dans telle conjoncture qui rendrait sa présence nécessaire : pour l’instant, il n’y a pas plus de Reichstag que de Bundesrath, de chancelier ni d’empereur. De l’ancien gouvernement, il ne subsiste juridiquement rien. Du nouveau, qu’est-ce qui existe légalement?

Ou du moins, qu’est-ce qui existe de fait ? L’Empire allemand s’est écroulé, mais qu’est-ce qui est demeuré debout, qu’est-ce qui s’est relevé à sa place? Le nom de l’Empire allemand est aboli, et l’on ne nous parle plus que d’un « État » allemand, dont on ne nous dessine ni ne nous définit la forme, et qui, réduit à cette expression vague, est proprement sans nom comme sans figure. Le camarade Kurt Eisner a bien fait part de la naissance, à Munich, d’une république bavaroise. Et l’on nous promet pour bientôt, à Berlin, une république prussienne, mais tant de royaumes, principautés, grands-duchés et duchés, dont les souverains n’ont tout à coup aspiré qu’à descendre, que sont-ils devenus? Se sont-ils mis en république? C’est Berlin, autant comme capitale de la Prusse dont l’empreinte a si profondément marqué toute l’Allemagne que comme tête du défunt Empire allemand, qui nous intéresse le plus. Il semble, en fait, — il semble, c’est tout ce qu’on peut dire, — qu’une manière de Directoire de six membres, tous sozialdemokrates, trois majoritaires, trois minoritaires, se soient, révolutionnairement ou pseudo-révolutionnairement, installés aux affaires qu’ils dirigent ou contrôlent. Ils ont formé une administration qui emprunte à l’ex-administration impériale le fond de son personnel, ses traditions et ses méthodes : ainsi, par exemple, M. Soif se survit à lui-même, survit au chancelier, à l’Empereur et à l’Empire, comme secrétaire d’État aux affaires extérieures; et il survit, de plus, comme chargé des questions coloniales, à toutes les colonies allemandes. De même, le feld-maréchal Hindenburg en personne. Il est toujours chef d’état-major général, et nous laissons à de mieux informés le soin de décider s’il protège le gouvernement du 9 novembre ou s’il est protégé par ce gouvernement qui, de toute façon, le recommande à tous les égards, afin que, des logements qu’il a pris à Wilhelmshöhe près de Cassel (Wilhelmshöhe où fut interné Napoléon III vaincu, ô juste retour des jeux de la destinée !), il puisse du moins ramener sans trop de désarroi les armées allemandes dans les villes allemandes.

De même aussi pour la politique extérieure. Le Directoire des Six refuse de recevoir à Berlin l’ambassadeur de Lénine et de Trotsky, loffe, que le chancelier impérial avait fini par expulser; mais, dans le même moment, on surprend le « Conseil des ouvriers et soldats allemands » en correspondance avec le commissariat du peuple russe à Moscou, dont il sollicite les complaisances; et tandis qu’il nous montre le bolchevisme comme un épouvantail, il le caresse comme un animal apprivoisé. Pour la conduite de la politique allemande au dehors, toute la révolution a consisté à placer le docteur Soif, on n’aura garde de dire entre deux gendarmes, mais entre deux « hommes de confiance » de la « sozial-démokratie ; » à le flanquer, à droite, de M. Ebert, à gauche de M. Haase, l’un qui pousse et l’autre qui retient. Il est possible que le groupe Spartacus donne au gouvernement encore mal assis quelques inquiétudes, et lui pique les flancs ; mais il se compose surtout de Karl Liebknecht et de Mme Rosa Luxembourg ; et il n’y a qu’un groupe de révoltés, tout le reste ne comprenant que des esclaves qui, par une vieille habitude, aimaient trop leurs fers pour les avoir tout à fait brisés. De là, les singuliers accouplements qui nous sont chaque jour signalés : les membres les plus en vue, c’est-à-dire les plus scandaleusement compromis de la diplomatie impériale, priés par le gouvernement révolutionnaire de vouloir bien conserver leurs postes : dans toutes les directions, dans tous les services, le même procédé, la même tactique : une sorte d’universel acoquinement de l’Empire et de la sozial-démokratie; du bolchevisme, soit, un peu, très peu; mais du bolchevisme à l’allemande et même à-la prussienne, conservateur, militariste et caporalisé.

Révolution? Camouflage? Véritable mouvement populaire? Comédie? Peut-être l’un, peut-être l’autre; probablement les deux superposés. Quand ils se sont sentis battus, les Allemands ont attaché leurs yeux sur le Président Wilson. Il voulait de la démocratie. Le prince Max de Bade a commencé à lui en offrir. M. Wilson a paru trouver que ce n’était pas assez. M. Ebert en a mis davantage. Le Président a semblé redouter que cette fois ce ne fût trop : après avoir dit qu’il n’écouterait qu’un gouvernement démocratique, il venait de dire qu’il ne ravitaillerait qu’un gouvernement régulier. Il s’agissait, après lui avoir fourni de la démocratie, de lui fournir de l’ordre : ces deux articles, pure camelote allemande, made in Germany; mais quel beau trait de l’hypocrisie nationale, quel beau modèle de la fausseté de la race ! C’est contre le Président des États-Unis qu’ont été, d’abord, dirigées les batteries de la duplicité germanique. Elle s’est flattée d’attendrir son humanité et d’apitoyer sa vertu. La pauvre Allemagne a tant souffert! Les vieillards allemands, les femmes allemandes, les petits enfants allemands meurent de faim ! Tel a été le thème des récriminations et des jérémiades alternées, depuis les discussions sur l’armistice dans le train du maréchal Foch. Quatre heures durant, M. Erzberger et ses compagnons l’ont rebattu, pendant la nuit du 10 au 11 novembre. Si le blocus était maintenu, si l’Allemagne était obligée de livrer tout ce matériel roulant, 5 000 locomotives, 150 000 wagons, ne fût-ce qu’une restitution, comment s’approvisionnerait-elle, et comment transporterait-elle de quoi manger? À cette pensée de la disette qui se prolongerait, les parlementaires allemands n’avaient pu retenir leurs larmes ; mais les Alliés avaient promis de prendre en considération, dans la mesure du possible, et une fois les régions martyres et les nations amies suffisamment alimentées, les nécessités de l’Allemagne. Et les parlementaires, les plénipotentiaires avaient signé. Maintenant, le quasi-ministre, le tiers de ministre, mi-impérial, mi-révolutionnaire, le docteur Soif, épilogue. Il tente d’ébranler, par les secousses répétées et accélérées de la télégraphie sans fil, les nerfs de M. Wilson, et il y met une si grande indiscrétion que M. Lansing se voit contraint de l’avertir que ces communications doivent être adressées, non pas au seul Président des États-Unis, mais à l’ensemble des Puissances alliées ou associées; qu’au surplus, il existe, dans les rapports internationaux, d’autres moyens de correspondre que les radios. Ce qui prouve, pour le dire en passant, qu’il y avait peut-être quelque imprudence à condamner si fort la diplomatie secrète et à si fort vanter la diplomatie publique, sans avoir très exactement défini le nouveau jeu et en avoir posé assez rigoureusement les règles. Malgré la mercuriale, qu’il n’avait pas volée, le docteur Soif s’est enhardi, il ne se borne plus à pleurer misère. Il découvre d’autres soucis et dévoile d’autres desseins.

Dans un de ses plus récents radiotélégrammes, qui, celui-là, n’était pas seulement pour les États-Unis, mais qui visait également la France, la Grande-Bretagne et l’Italie, le gémissement s’élargit, la plainte gronde et presque menace. Le manque de nourriture, la peur de la famine en est encore l’amorce ; mais des denrées de bouche M. Soif passe aux marchandises ; du pain, il en vient au minerai, au charbon, à la potasse ; il songe à la batellerie, aux chemins de fer et aux douanes; — aux douanes, principalement, facteur si puissant d’unité par les bénéfices que le partage procure aux petits États du Zollverein.— Derrière toutes ces questions, non pas menues, mais de détail, il n’évoque pas explicitement, mais surgissent d’elles-mêmes d’autres questions, celle du Luxembourg, celle du Rhin, et la grosse question que M. Soif voudrait bien poser de biais, de travers, ou en travers ; qu’il pose prématurément, dans le vain espoir d’y faire trébucher l’Entente, celle de la rive gauche du fleuve. Par une action concordante, ses deux gardes du corps ou de l’esprit, M. Ebert et M. Haase, soufflent sur la question d’Alsace-Lorraine, et s’évertuent à y rallumer la fureur allemande : « Rien n’est définitif, l’occupation ne préjuge pas la possession, un plébiscite tranchera. » On va, à bref délai, procéder à l’élection d’une Constituante, et d’un côté nous n’aurions qu’à nous en féliciter, parce que nous aurions peut-être alors en face de nous une Allemagne moins inconsistante, moins informe, moins inorganique : quelque chose qui ressemblerait à quelque chose; mais il faudrait voir ce que nous aurions. Si, au lieu de l’Empire fédératif, il sortait de cette Constituante une République allemande unitaire, nous aurions perdu à ce changement. Nous y aurions d’autant plus perdu que les Allemands d’Autriche seraient plus tentés de venir s’agréger à la République allemande une et indivisible. Si faible ou même illusoire que fût, sous l’Empire qui vient de tomber, la garantie tirée de son caractère fédératif, néanmoins la coexistence de vingt-cinq États souverains était une entrave, un frein, une gêne, et forçait au moins à un mensonge, comme dans le cas de la prétendue agression contre le territoire de l’Empire, commise sur Nuremberg par des avions fantastiques. La République allemande serait mue et lancée d’un seul bloc : ce serait une Allemagne perpétuellement dressée et hérissée. Une transformation de régime ne rendra pas l’Allemagne inoffensive : la fixité du type germanique, tout au long de l’histoire, de siècle en siècle, est étonnante, comparable seulement à la faculté, qui lui est propre, d’une répétition indéfinie des mêmes actes, et les deux phénomènes se tiennent. L’Allemand sort aujourd’hui de ses universités tel qu’autrefois il sortait de ses forêts : il n’y a gagné que sa morgue pédantesque et des lunettes d’or. Habillez l’Allemagne en empire ou en république : ce sera toujours l’Allemagne.

Par ces exemples pris parmi beaucoup d’autres, des manigances de son gouvernement impérial-démocratique, des manœuvres conjuguées du docteur Soif, de M. Ebertet de M. Haase, des socialistes majoritaires et minoritaires, de Hindenburg et des faux bolchevistes, des Soviets mixtes d’ouvriers et de junkers, on voit que la situation de l’Allemagne, juridiquement indéterminée, est politiquement suspecte. Elle ouvre et ferme tour à tour tous les tiroirs de sa diplomatie cauteleuse. Tour à tour elle rompt et essaie de reprendre du champ de piège en piège. Cela n’est pas très périlleux, si nous sommes bien résolus à ne pas desserrer notre étreinte. Les renseignements sur l’état dans lequel rentrent les armées en retraite ne s’accordent guère : les uns dépeignent une discipline parfaite, les autres une affreuse débandade; il est vraisemblable qu’il y a des deux, selon les temps et les circonstances. Mais on peut bien admettre que toutes sont à bout d’haleine. Et d’ailleurs ne perdons pas de vue que les nôtres, victorieuses, ne sont plus sur la Somme ou sur l’Aisne, mais sur le Rhin, avec des têtes de pont par-delà, aux points vitaux, et que nous sommes ou que nous allons être à Budapest, à Prague, et, si nous le voulons, à Vienne; de toutes parts, nous passons à l’Allemagne une ceinture d’acier. Le plus urgent est que l’armistice s’exécute, et qu’il s’exécute dans toute sa teneur, qu’on n’y souffre ni accrocs ni écarts, et que, par une sensibilité, émue à tort, dont nous serions les dupes, il n’y soit apporté nul adoucissement. C’est dur? L’Allemagne croit-elle donc qu’à côté d’elle, on soit sur un lit de roses?

Il n’y a pas, entre elle et nous, toute la largeur de l’Océan. Nous ne pouvons pas dire pour la France ce que Pétrarque a dit pour l’Italie, que « la nature a bien pourvu à notre État qui a mis entre nous et la rage allemande le rempart des Alpes. » Cent invasions ou tentatives, dont la série se perd dans la nuit des âges et n’a jamais été close, établissent surabondamment que le contact est dangereux. L’Allemagne est un voisin auprès duquel on ne peut vivre les portes ouvertes. On dirait qu’elle-même en a comme une conscience vague, appliquant, prêtant au prochain ses inquiétudes et ses défauts. Il lui a toujours fallu autour d’elle, ou devant elle, des marches ou des glacis. A coup sûr, il en faut contre elle. Nous n’avons pas à le cacher ; au contraire, nous devons le proclamer tout haut et tout de suite : notre pire ennemi en Allemagne, c’est l’unité; ou plutôt, nous avons, en Allemagne, deux ennemis très mauvais : la Prusse et l’unité. Mais l’un est le support de l’autre. L’un est le levain, le ferment de l’autre. Tout ce qui renforcerait ou consoliderait l’un ou l’autre, soit l’unité, soit la Prusse, nous serait funeste. La formation d’une République unitaire allemande, augmentée de tout ou partie des provinces allemandes de l’Autriche, nous contraindrait à prendre des garanties, que nous ne trouverions que sur la rive gauche du Rhin. Si l’on reculait, — et la décision serait ardue, — devant un démembrement et des annexions d’où pourraient naître, dans le présent ou dans l’avenir, des problèmes redoutables, il faudrait chercher d’autres solutions. Peut-être la future « Société des nations » aurait-elle l’occasion de descendre des nuées et de se poser sur la terre. Peut-être serait-on amené à l’idée d’une occupation internationale que justifierait le rôle international du Rhin dans la politique et le commerce. La guerre qui finit l’a démontré : la garde séculaire que nous montons sur le Rhin, nous la montons pour la tranquillité du monde. Il est lourd de la monter seuls. Et c’est pourquoi, aux précautions provisoires de l’armistice devront s’ajouter les précautions permanentes de la paix. Une précaution ne serait pas efficace, plusieurs le seront. On peut, on doit dès à présent penser à « l’approfondissement » de l’alliance occidentale; au développement, vers le Sud et vers l’Est, d’un boulevard d’États slaves; à des mesures ou à des conventions qui compléteraient et boucleraient le cercle. L’Allemagne n’en rirait pas. Mais justement il s’agit de ne pas la faire rire. Pour nous, n’oublions pas cette maxime fondamentale de toute sagesse politique, qu’il faut fonder sa sûreté sur ce qui dépend de soi, et non sur ce qui dépend d’autrui.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.