Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1920

La bibliothèque libre.

Chronique n° 2127
30 novembre 1920


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Pour un événement heureux que cette quinzaine nous permet d’enregistrer, que de déceptions nouvelles à marquer dans le livre sans fin de nos désillusions ! Hâtons-nous, du moins, de fêter l’accord que MM. Giolitti et Vesnitch ont signé dans la petite ville de Santa Margherita Ligure, charmante voisine de Rapallo. Les chefs des deux gouvernements italien et yougo-slave ont fait preuve, dans la conclusion de cet arrangement transactionnel, d’une grande clairvoyance politique. Ils se sont naturellement exposés, dans leurs pays respectifs, aux récriminations de quelques impérialistes, mais ils ont travaillé pour la paix et pour l’avenir. Nous qui, aux heures du péril, avons eu pour alliés les Serbes et les Italiens, nous ne pouvons que nous réjouir de voir un long et pénible différend faire place désormais entre eux à la confiance et à l’amitié.

Si M. Gabriele d’Annunzio a eu quelques velléités d’élever contre cette bienfaisante convention une de ces protestations lyriques où excelle son génie, et si, à son exemple, un petit groupe de nationalistes italiens a publié un manifeste enflammé, ces démonstrations isolées sont restées sans écho, et l’Italie, nous l’espérons, va pouvoir goûter dans le calme les fruits de sa sagesse. Elle est désormais en sûreté « sur toutes ses Alpes ; » elle a, sur beaucoup d’autres nations européennes et sur la France même, l’avantage d’être défendue par de solides frontières naturelles ; elle reçoit toute l’Istrie, et, en outre, elle obtient que Zara lui soit donnée et que Fiume soit proclamée indépendante. C’est une belle consécration de la victoire et M. Giolitti se dit certainement aujourd’hui que sa patrie n’a pas été trop mal inspirée en repoussant le parecchio.

En dehors du Trentin, l’Italie recueille un lot magnifique ; et lorsque de Trieste, qu’elle vient d’arracher à une captivité de plus de cinq siècles, elle jette les yeux sur l’Adriatique, elle peut se flatter d’en avoir maintenant la maîtrise incontestée. C’est à elle qu’appartiennent dorénavant Pirano, ou le doge Ziani battit, en 1177, la flotte de Frédéric Barberousse ; Rovigno, dont la cathédrale rappelle le dôme de Saint-Marc, Rovigno, où l’amiral Tégetthoff rassembla, en 1866, l’escadre autrichienne avant de partir pour Lissa ; — Pola, dont l’amphithéâtre romain ressemble à celui de Vérone et dont la rade, les arsenaux, les forteresses, font une des places maritimes les plus puissantes ; — les îles de Cherso, d’Unie et de Lussin ; — Zara, que les Vénitiens ont jadis entourée de murs et de bastions et dont la célèbre Porta Marina est encore surmontée d’un superbe lion de Saint-Marc, Zara dans les rues de laquelle on rencontre, à chaque pas, des souvenirs romains, des inscriptions vénitiennes, des noms italiens, la Piazza Colonna, la Riva Vecchia, la Piazza dei Signori, les Cinque Pozzi, la Porta Terraferma, que sais-je encore ?

La ville de Fiume, que le traité de Londres laissait à la Serbie, n’est pas attribuée à l’Italie ; mais le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes la reconnaît indépendante, et il semble que Gabriele d’Annunzio lui-même devrait regarder cette combinaison comme une issue inespérée de son aventureuse expédition et comme un véritable succès personnel. Après tout, voilà la régence de Carnaro libérée de toute tutelle et déclarée majeure. La première pensée du commandant d’Annunzio paraît avoir été d’élargir le domaine du nouvel État ; il a envoyé des vedettes aux deux îles de Veglia et d’Arbe ; il a fait occuper les districts de Castua ; bref, il a, de nouveau, agité son trident et soufflé la tempête au fond du golfe. Souhaitons qu’il apaise bientôt lui-même les flots qu’il a soulevés. Il serait assurément très regrettable qu’après avoir si utilement contribué à entraîner l’Italie contre les Empires du Centre, d’Annunzio risquât de compromettre par des prétentions intempestives les garanties que la victoire vient enfin de donner à l’unité de son pays. L’auteur de Il fuoco a voulu montrer au monde qu’un grand poète peut être un homme d’action. Il lui reste à nous prouver demain qu’un homme d’action peut être, à l’occasion, un homme de prudence et de raison.

Si nous descendons la côte au-delà de Fiume dans la direction de Sebenico, nous nous trouvons devant la partie qui, à l’exception de Zara, est laissée au Royaume Serbe, Croate et Slovène ; et il est vrai que Zaravecchia a été, à un moment, conquise par les doges Falieri et Micheli, que Sebenico a tantôt appartenu à la Hongrie et tantôt à Venise, que Traù, elle aussi, a été longuement disputée entre les Croates, les Magyars et les Vénitiens, que Dioclétien est né à Salone et avait construit son palais là où s’élève aujourd’hui Spalato, que Raguse a été fondée par les Latins et est restée sous la domination de Venise aux XIIIe et XIVe siècles. Mais tout cela n’empêche pas les Dalmates d’être des Slaves, et lorsque Mgr Buliè, que j’ai revu si joyeux à Paris après l’armistice, me faisait visiter, il y a bientôt vingt ans, Spalato et les fouilles de Salone, c’était pour la liberté d’une Dalmatie slave qu’il formait ouvertement des vœux. « La monarchie des Habsbourg, me disait-il, est condamnée ; elle se dissoudra tôt ou tard ; et notre servitude prendra fin. » Grâce aux accords de Santa Margherita, ces vieilles espérances se sont réalisées. Puissent maintenant l’Italie et la Yougo-Slavie entretenir, sur toutes leurs frontières communes, des relations de bon voisinage ! Le comte Sforza a dit que, par la convention signée, Italiens et Slaves avaient infligé une nouvelle défaite à l’Autriche-Hongrie. Ils ont, en effet, opposé à la renaissance de la monarchie dualiste l’obstacle le plus insurmontable, une entente durable entre Rome et Belgrade.

Malheureusement, pendant que la paix européenne semblait se consolider à Rapallo, elle était ébranlée ailleurs. L’échec de M. Venizélos en Grèce est un des symptômes les plus alarmants de l’interversion qui se produit peu à peu, dans l’esprit du monde, entre les vainqueurs et les vaincus de la guerre. Un Français, qui se trouvait à Cologne au moment où y est arrivée la nouvelle des élections grecques, me rapportait ce propos d’un Allemand avec lequel il était en rapports d’affaires : « C’est notre revanche qui commence. Elle continuera demain en Haute-Silésie, contre la Pologne ; nous nous sommes arrangés pour cela. » Ce n’est pas expliquer le grave insuccès de M. Venizélos que de rappeler l’ingratitude dont la Grèce antique s’est rendue coupable vis-à-vis d’un si grand nombre de ses hommes d’État. Sans doute, à en croire Plutarque, l’ostracisme n’était pas une punition ; c’était une sorte de satisfaction donnée au peuple, qui aimait à rabaisser ceux dont l’élévation lui portait ombrage et qui ne trouvait que dans leur chute l’apaisement de son envie. Mais, tout de même, lorsque Thémistocle était banni d’Athènes, il avait poussé les choses un peu loin en bâtissant un temple à Diane Aristobule pour rappeler aux Grecs qu’il leur avait toujours donné les meilleurs conseils ; lorsqu’Alcibiade était condamné à mort par contumace, le peuple était convaincu qu’il avait violé les mystères d’Éleusis ; lorsqu’Aristide était exilé, un électeur paysan pouvait bien expliquer son vote en disant qu’il était las d’entendre toujours parler d’Aristide le Juste ; mais Thémistocle avait réussi à faire soupçonner son rival d’aspirer à la tyrannie ; et, en continuant l’énumération, on n’aurait pas grand peine à montrer que les victimes de la mobilité des anciennes démocraties grecques, ou bien n’étaient pas toujours sans reproches, ou bien avaient maladroitement donné prise à la calomnie. On dira que, pendant sa longue absence, M. Venizélos a été, lui aussi, violemment accusé par ses adversaires, que ses amis eux-mêmes n’ont pas toujours été très adroits, qu’il a tenu trop longtemps les Grecs mobilisés, et qu’une coalition d’intérêts lésés s’est formée contre lui. Mais, ni la versatilité du tempérament grec, ni quelques intrigues électorales, ni quelques mécontentements privés ne suffisent à nous faire comprendre l’étrange revirement qui s’est produit dans l’opinion hellénique. Il y a eu autre chose ; il y a eu, depuis plusieurs mois, la reprise éhontée de ces manœuvres constantiniennes, dont M. Ernest Daudet nous offre, en ce moment, un récit fidèle.

Les grands services rendus par M. Venizélos à son pays, le prestige personnel de l’illustre homme d’État, les accroissements territoriaux dont a profité la Grèce, rien n’a pu paralyser l’opiniâtre campagne entreprise, sous les auspices de l’Allemagne, par le roi détrôné et par ses mercenaires. Comme le disait notre ministre à Athènes, M. Guillemin, dans une dépêche dont M. Ernest Daudet publie le texte aujourd’hui même et qui date du 6 août 1916, il n’y avait alors que deux hommes en Grèce, le Roi et M. Venizélos, le premier étant le champion des Allemands, et le second le nôtre. Les Alliés ont été lents à s’en rendre compte, malgré les avertissements réitérés de M. Guillemin. Jusqu’à la journée funeste du 1er  décembre 1916, où fut traîtreusement attaqué notre petit détachement du Zappeïon, et même encore après ce sanglant épisode qui valut aux assassins les félicitations du Roi, Constantin eut à Paris quelques défenseurs impénitents. J’aime à croire qu’aujourd’hui tous les yeux sont dessillés et que nous ne nous laisserons pas duper de nouveau. M. Georges Leygues a pris, tout de suite, une position très nette et il a eu mille fois raison. Comme on connaît ses saints, on les honore. Malheureusement, nos alliés ont passé plusieurs jours à méditer sur la situation et les amis de Constantin en ont immédiatement profité. Nous avons été surpris, une fois de plus, par une attaque brusquée. Dans la même dépêche du 6 août 1916, M. Guillemin ajoutait que chaque fois qu’il s’était entretenu avec les hommes de l’entourage du Roi, même les Skouloudis, les Gounaris, les Rhallys, il n’avait jamais rencontré chez eux « sous une obséquiosité de surface, que le désir ardent de la victoire allemande. » M. Rhallys est aujourd’hui Président du Conseil et M. Gounaris, véritable chef du parti qui vient de triompher aux élections, est ministre de la Guerre. Dans les rues d’Athènes, où M. Venizélos était naguère l’objet d’ovations enthousiastes, la foule acclame le nom de Constantin. Travaillée par les séides du beau-frère de Guillaume II, la Grèce s’imagine évidemment qu’après avoir obtenu, grâce à M. Venizélos et à sa politique, tous les bénéfices d’une entente avec les Alliés, elle peut impunément faire volte-face, et elle bénit le singe dont la morsure lui a permis cette évolution. Mais ni l’Angleterre ni la France ne sauraient se prêter à ce double jeu. Il faut être avec nous ou contre nous. Lorsque nos soldats occupaient Corfou, nos sentinelles y ont protégé, à l’Achilleion, les appartements de Guillaume II ; mais nous ne sommes pas d’humeur, j’imagine, à le laisser retourner auprès de son beau-frère, dans sa propriété grecque, et y dépenser, en attendant des jours meilleurs, les millions que le Reich lui verse aux dépens de nos régions dévastées.

Constantin et ses acolytes nous disent maintenant qu’ils ont les plus vives sympathies pour nous. Que de fois nous ont-ils tenu le même langage, au moment même où l’ancien roi échangeait avec son beau-frère des télégrammes qui ont été depuis lors saisis et déchiffrés et qui établissaient une véritable collusion entre la couronne et nos ennemis ! Dès 1913, dans son fameux discours de Potsdam, Constantin avait laissé percer sa pensée profonde et, à moins d’être aveugle ou aveuglé, aucun Français ne pouvait se faire d’illusions sur son compte. Aujourd’hui, nous serions plus impardonnables que jamais d’accorder à ses protestations la moindre confiance. Nous devons veiller sévèrement à ce que le gouvernement hellénique ne redevienne pas le prête-nom de l’Allemagne dans le bassin oriental de la Méditerranée ; sinon, l’Italie, l’Angleterre et la France se retrouveraient rapidement exposées aux éternelles entreprises de l’impérialisme germanique.

J’entends bien qu’intervenir dans les affaires intérieures de la Grèce, c’est, aux yeux de certains puristes de la diplomatie, commettre une faute inexcusable. Nous ne nous sommes pas embarrassés de ces scrupules, lorsque M. Jonnart est allé représenter les Alliés en Grèce et y a si heureusement déposé le roi félon. En réalité, ce n’est pas des affaires intérieures de la Grèce qu’il s’agissait alors et ce n’est pas d’elles qu’il s’agit en ce moment. C’est toute la politique étrangère du royaume qui est en jeu. Pendant la guerre, si la Grèce n’avait pas suivi les conseils de Venizélos, si elle était restée, avec Constantin, attachée au sort des Empires du centre, elle aurait sombré avec eux. Tout au moins, serait-elle restée confinée dans les limites de 1914. Par considération pour la personne de son Premier Ministre, les Alliés lui ont, au contraire, avancé des sommes considérables et attribué une large part dans les bénéfices de la victoire commune. Ils ont même poussé la bienveillance si loin et ils ont tellement agrandi la Grèce qu’ils ont rendu beaucoup plus difficile pour eux la solution du problème oriental. Lorsqu’à la demande de l’Angleterre, l’armée grecque est allée, l’an dernier, au mois de juin, occuper la région de Smyrne, lorsque le gouvernement britannique a subventionné, en Anatolie, les troupes du général Paraskevopoulos, cette combinaison a, sans doute, soulagé les bataillons anglais, que pressaient les bandes de Mustapha Kemal, mais elle n’a pas beaucoup aidé à la signature ni surtout à l’exécution du traité avec la Turquie. Le jour où ce traité est sorti de la manufacture de Sèvres, je n’ai pas eu grand mérité à constater que c’était un vase brisé. Les Grecs viennent d’y toucher d’une main un peu lourde. Si leur Gouvernement ne nous fournit pas des gages indiscutables de loyale amitié, nous n’avons aucun motif d’aggraver nos difficultés en Orient pour les beaux yeux d’une Hélène trop inconstante. Ce que les Alliés donnaient à la Grèce en Asie-Mineure et en Thrace, il est encore possible de le leur retirer. Les nouveaux confins du royaume dépendront de la confiance qu’il saura nous inspirer. Rien de plus facile également que de couper le Crédit et les vivres à une Grèce infidèle. Nous ne nous sommes pas battus à Salonique pour asseoir le Reich sur le rivage de la mer Égée. Surveillons attentivement ce qui va se passer à Athènes et, dès maintenant, pour plus de sécurité, consolidons, l’Angleterre, l’Italie et, nous, notre position sur les Détroits.

Un autre événement fâcheux, mais qu’il était trop aisé de prévoir, c’est la débâcle de l’armée Wrangel et l’invasion des bolchévistes en Crimée. Lorsque le gouvernement de la République a cru devoir se séparer de l’Angleterre pour reconnaître le général Wrangel et envoyer à Sébastopol un représentant de la France, j’ai discrètement indiqué ici même combien je regrettais cette démarche insolite. Il me semblait, d’abord, que les écoles que nous avions faites avec les Koltchak, les Denikine et les Youdenitch, auraient dû nous suffire. Nos chefs militaires les mieux renseignés nous avaient avertis du danger qu’il y avait à nous appuyer ainsi successivement sur des généraux dont les collaborateurs étaient recrutés parmi les plus détestables agents de l’ancien régime et dont les troupes, qui se battaient mal, laissaient prendre par les armées rouges les canons et les munitions expédiés par la France. Mais, en admettant qu’on s’attendît au succès de Wrangel et qu’on jugeât utile de seconder ses efforts, il n’y avait aucune raison sérieuse pour le reconnaître, surtout isolément et contre l’avis du Gouvernement britannique, et au risque de mécontenter gravement celui-ci. Cette reconnaissance créait entre Wrangel et nous une solidarité périlleuse et risquait de faire de sa déroute éventuelle notre propre défaite. Elle était, en outre, contraire aux principes les plus élémentaires du droit international. Pour qu’un Gouvernement obtienne une reconnaissance de fait, il faut, au moins, qu’il exerce une autorité effective sur le pays au nom duquel il prétend parler. Reconnaître comme Gouvernement russe un pouvoir qui non seulement était précaire, mais était cantonné sur une parcelle infime du territoire russe, c’était une mesure qui heurtait le bon sens. Nous aurions eu tout intérêt à ne pas nous précipiter, tête baissée, dans cette aventure. Sans revenir autrement sur le passé, mettons-nous aujourd’hui en face d’une réalité qui est loin d’être satisfaisante. La conquête de la Crimée a naturellement exalté l’orgueil des Commissaires du peuple. Ils ont, tout de suite et non sans vraisemblance, considéré comme écrasées, à leur tour, les troupes de Savinkof à l’Est de la Pologne et celles de Petlioura, en Ukraine. Ils ont repris, sur un ton plus hautain, leurs pourparlers commerciaux avec Londres. Ils se sont regardés comme les maîtres de l’Europe. Rien ne nous dit que d’ici au printemps, ils ne s’entendront pas, de nouveau, avec l’Allemagne pour déchirer le traité de Riga et pour se jeter sur la Pologne. Lisez, dans les éditions Bossard, la petite brochure où viennent d’être reproduits les documents publiés par le Committee of public information des États-Unis sur les relations des chefs bolchévistes avec l’Allemagne pendant la guerre. Voyez le rapport dressé par le département national des études historiques à Washington sur l’authenticité de ces pièces. Vous serez fixés sur le rôle joué, pendant les hostilités, par Lénine et Trotsky. La révolution bolchéviste a été préparée par l’état-major allemand et soutenue financièrement par la Banque d’Empire. Il est donc loisible aux Soviets de renouer des liens qui n’ont jamais été rompus. Laisserons-nous s’élever ainsi de nouvelles menaces contre la paix de Versailles ?

Profitons au moins du répit que nous donne l’hiver pour aviser et pour avoir avec l’Angleterre, l’Amérique, l’Italie et nos autres alliés une conversation approfondie qui nous permette enfin d’accorder notre politique vis-à-vis de la Russie. Il semble que, depuis plusieurs mois, nous jouions les uns et les autres à cache-cache et que nous soyons incapables de nous parler franchement, amicalement, les yeux dans les yeux. M. Lloyd George veut complaire au commerce britannique et reprendre sans plus de retard des rapports économiques avec la Russie. L’Amérique, préoccupée de la campagne que poursuivent chez elle les organisations bolchévistes et de la propagande menée en faveur de la troisième Internationale ; n’entend jusqu’ici se prêter à aucune politique qui paraisse impliquer une reconnaissance, même indirecte, du gouvernement des Soviets. Le point de vue de la République française est à peu près le même que celui des États-Unis. Est-il absolument impossible de concilier demain ces avis divergents ? Comme le remarquait très justement, l’autre jour, le New-York Herald, l’opinion britannique et l’opinion américaine ne sont pas si éloignées qu’on le pourrait croire. Le Cabinet anglais pense qu’il n’a pas à s’occuper de la forme gouvernementale et sociale admise en Russie, plus qu’il ne s’occupe des institutions politiques adoptées par les tribus sauvages, auxquelles les commerçants britanniques vendent des laines et des calicots. Ce n’est pas à dire que l’Angleterre ait les moindres sympathies pour le régime bolchéviste. Elle ne désire certainement pas qu’il ait à Londres des ramifications trop puissantes. Elle ne désire pas davantage que l’Allemagne trouve un point d’appui à Moscou dans sa résistance à l’exécution du traité de Versailles. Empressons-nous donc de nous concerter avec nos alliés sur les deux ou trois questions essentielles qui peuvent se poser inopinément devant nous. Que M. Georges Leygues ne confère pas seulement avec M. Lloyd George au sujet de la Grèce ! Que toutes les cartes soient, de part et d’autre, abattues sur le tapis ! Sommes-nous bien d’accord pour recommander à la Pologne de s’en tenir elle-même scrupuleusement au traité de Riga et de ne fournir aucun prétexte à l’hostilité des Soviets ou à celle de l’Allemagne ? Et, si la Pologne sait être sage, sommes-nous d’accord pour ne la laisser attaquer ni par le Reich ni par les Bolchévistes ? Même après que l’Angleterre aura repris des relations commerciales avec la Russie, elle sera toujours maîtresse de rétablir le blocus comme moyen de coercition ; et si jamais l’Allemagne se rendait complice d’une violence soviétique, le Rhin offrirait aux Alliés une excellente ligne de départ pour une démonstration décisive. Ayons donc, une fois pour toutes, avec nos amis et particulièrement avec l’Angleterre, un entretien général sur l’ensemble de la situation européenne ; faisons-nous les uns aux autres les sacrifices nécessaires et ne continuons pas plus longtemps, en nous tournant le dos, nos promenades solitaires.

Des sacrifices, la France, d’ailleurs, vient encore d’en consentir de nouveaux. L’accord intervenu entre Paris et Londres pour le règlement des réparations met fin à de trop longues difficultés, qui risquaient de s’envenimer ; mais il n’y a point à se dissimuler qu’il substitue à la méthode établie par le traité une procédure des plus compliquées. Réunion d’experts techniques, conférence des ministres alliés, Commission des réparations, Conseil suprême, que d’organes à mettre en mouvement ! Nous devrons nous estimer heureux si, à chacun des quatre stades successifs que prévoit la convention, nous ne laissons pas encore quelques plumes. Sans doute, il a été décidé, et c’est un résultat important, qu’à Genève, devant les ministres alliés, les Allemands ne seraient entendus qu’à titre consultatif. Mais ce sont les gouvernements qui, sur le rapport des ministres, fixeront d’abord séparément le montant total de la dette et la capacité de paiement de l’Allemagne ; et les instructions que recevront ensuite leurs représentants à la Commission des Réparations ne laisseront à celle-ci qu’un droit d’examen tardif et illusoire. Et puis, pourquoi est-il stipulé que la conférence des ministres alliés ne se réunira à Genève qu’après le plébiscite de la Haute-Silésie ? Il est trop clair que, par cette disposition imprudente, on entend permettre à l’Allemagne de soutenir que sa capacité de paiement dépendra des résultats de ce plébiscite. Il était, à tout le moins, inutile de nous livrer à une manifestation de cette sorte, la veille d’une consultation électorale que les Allemands s’ingénient à fausser par l’audace et par la ruse. Mais enfin, ici encore, prenons les choses telles qu’elles sont et tâchons de tirer de cette procédure anormale et enchevêtrée le moins mauvais parti possible.

Notre ministre des Finances, notre délégué à la Commission des Réparations, nos experts, vont-ils être, du moins, en mesure de présenter et de soutenir une créance sérieusement évaluée ? J’ai grand peur que les dossiers constitués au ministère des Régions Libérées ne nous réservent de pénibles surprises. Ils ont été formés, en général, non pas d’après les décisions, encore bien peu nombreuses, des commissions cantonales, mais d’après les évaluations arbitrairement faites par des fonctionnaires recrutés à la hâte et mal préparés à un travail aussi délicat. Ajoutez que ces agents sont portés, par une conception très louable de leur devoir professionnel, à sous-estimer la dette de l’État vis à vis des sinistrés et que les chiffres qu’ils défendent devant les commissions sont la plupart du temps majorés par celles-ci. Il y a donc de grandes chances pour que les totaux présentés par les services des régions libérées soient très inférieurs, non seulement à la valeur actuelle de remplacement, mais aux pertes de 1914, et si la créance réclamée à l’Allemagne se trouve ainsi artificiellement réduite, c’est la France qui aura, le moment venu, à supporter toute la différence entre ce que nous recevons du Reich et ce que nous devrons verser aux populations victimes de la guerre. J’espère que MM. François-Marsal, Ogier et Dubois ne perdront pas un instant de vue cette cruelle vérité.

En attendant la fixation de notre créance, l’Allemagne continue, de plus en plus effrontément, à nous faire la nique. On sait qu’aux termes du paragraphe 6 de l’annexe IV du traité, elle est tenue de livrer, à titre d’avance immédiate et en acompte, un certain nombre de têtes de bétail à la France et à la Belgique. Ces livraisons devraient être terminées depuis longtemps. Malgré le zèle du chef de notre mission, M. Massé, elles ne le sont pas. Elles ont été ralenties, puis suspendues. On cherche à nous apitoyer sur le sort des petits enfants d’Allemagne, qui, nous dit-on, manquent de lait. Comme si les petits enfants de Paris en buvaient eux-mêmes tous les jours et comme si la prétendue rareté du lait en Allemagne pouvait justifier les retards dans les expéditions de chevaux !

Mais, suivant des façons qui lui sont habituelles, l’Allemagne accompagne sa mauvaise volonté de lourdes facéties. C’est ainsi qu’à l’heure même où l’un des délégués anglais, M. Barnes, réclamait l’admission du Reich dans la Ligue des nations, sinon au nom du gouvernement britannique lui-même, du moins au nom des ouvriers d’Outre-Manche, l’Allemagne affectait d’envoyer à l’assemblée de Genève une protestation officielle au sujet de la cession de ses colonies. Cette plaisanterie, qui s’annonçait depuis quelque temps, n’est pas, j’imagine, pour plaire beaucoup à l’Angleterre et peut-être ceux de nos amis qui croient qu’on peut, avec l’Allemagne, recourir utilement à la force de la persuasion et renoncer à la persuasion de la force, commenceront-ils à comprendre que notre faiblesse a pour inévitable effet d’enhardir le Reich et de l’affermir dans sa résistance.

Y a-t-il symptômes plus significatifs de l’état d’esprit allemand que le voyage en Rhénanie du chancelier Fehrenbach et du docteur von Simons et que les discours prononcés par ces deux personnages à Dusseldorf et à Cologne ? Il est déjà tout à fait étrange que des ministres du Reich puissent faire librement des tournées politiques dans les provinces occupées par les troupes alliées. Après le traité de Francfort, il eût fait beau voir M. Thiers ou ses ministres parader sous le nez désarmées de Manteuffel ! Mais ce qui est surtout intolérable, c’est le langage tenu, en public, dans des réunions systématiquement convoquées à l’effet d’entendre le procès des Alliés. Lorsque M. Fehrenbach ose dire que le Gouvernement allemand de 1914 et l’ancien Kaiser n’ont pas voulu la guerre, on est stupéfait qu’une allégation aussi monstrueuse puisse être proférée par le chancelier après les révélations du livre de Kautsky, mais surtout on se demande comment les Alliés, qui ont obtenu à Versailles l’aveu écrit et solennel des responsabilités allemandes, sont aujourd’hui d’humeur à laisser passer d’aussi insolentes contre-vérités. Lorsque M. Simons annonce aux habitants de Cologne que l’occupation cessera chez eux le 10 janvier 1925 au plus tard, il oppose volontairement un démenti aux affirmations réitérées de M. Millerand, qui n’a cessé de dire : « Le point de départ de la durée d’occupation est déterminé par l’exécution du traité. » Lorsque le ministre des Affaires étrangères dénonce comme exagérés les effectifs d’occupation, ou se plaint de l’établissement de champs d’aviation, il vient, en réalité, tâcher d’exciter contre les Alliés les habitants de la rive gauche. Lorsqu’il prétend que l’industrie française a accumulé des approvisionnements de charbon et que l’Allemagne n’a plus à nous fournir de combustible, non seulement il dénature les faits, mais il déchire le traité, puisque les chiffres fixés par le traité sont très loin d’être atteints. Lorsqu’il soutient que « les espérances conçues par l’Allemagne à la conférence de Spa » ne se sont pas réalisées, il nous prouve, une fois de plus, que les arrangements de Spa ont été remplis de promesses pour l’Allemagne, ce que nous ne savions que trop, mais il déprécie intentionnellement les bénéfices qu’en a tirés l’Allemagne. Car, à l’heure présente, le jeu de la convention de Spa a pour conséquence de permettre à l’Allemagne de se procurer des devises étrangères sur notre marché, de faire remonter le mark, de faire baisser le franc et d’aggraver encore à nos dépens la crise du change. Lorsqu’enfin M. Simons déclare que, si une occupation comme celle de Francfort se renouvelait, l’Allemagne aurait le droit de la considérer comme un acte d’hostilité, il nous rappelle les plus violentes improvisations de Guillaume II et les vieilles apologies de la poudre sèche. Mais, sur ce point comme sur les autres, il se pique de ne plus connaître le traité. Il faut donc ne pas nous lasser de redire que, contrairement à l’assertion de M. le docteur Simons, l’occupation de Francfort ne pouvait être regardée par l’Allemagne comme une provocation, et que si, un jour, après inexécution constatée des engagements acceptés par le Reich, les Alliés étaient obligés de s’installer dans la Ruhr ou de prendre tout autre gage territorial, ils seraient entièrement dans leur droit. Est-il, en effet, besoin de répéter qu’indépendamment des mesures de pression économique, le traité a prévu, en termes formels, que toutes autres sanctions pouvaient être prises pour assurer le respect des obligations contractées ? Si la thèse de M. Simons venait jamais à prévaloir, on arriverait à cette étrange conclusion que, d’une part, les manquements de l’Allemagne n’empêcheraient pas les délais de l’occupation de courir et que, d’autre part, nous n’aurions la faculté de nous assurer aucune garantie en dehors de la zone occupée ; si bien que, dans un petit nombre d’années, nous deviendrions les créanciers chirographaires, impayés et bafoués, d’un État sur lequel nous n’aurions aucune prise.

Voilà à quel degré d’arrogance en est arrivée l’Allemagne quelques mois après l’entrée en vigueur du traité. Pendant ce temps, les Français se querellent sans trêve, à propos de la paix de Versailles. Quelques-uns la disent parfaite, beaucoup la jugent médiocre. Mais, bonne ou mauvaise dans son texte, elle serait, tout de même, quelque chose, si nous avions la volonté et le courage de la réaliser. Est-ce donc une comédie qui s’est jouée, au mois de juin 1919, dans la Galerie des Glaces ? Si j’en crois ce qui m’a été rapporté, il y a bien eu un certain nombre de personnes qui sont allées là comme au spectacle. Mais toutes les nations alliées qui s’étaient assemblées dans le château de Versailles pour apposer sur un parchemin leurs signatures et leurs sceaux n’étaient pas, j’imagine, venues pour défiler comme des figurants de théâtre devant un public curieux de scènes décoratives. Elles avaient l’intention de procéder à une cérémonie sérieuse et d’élever un monument durable. Il n’est que temps de le sauver de la ruine.

Raymond Poincaré.


Le Directeur-Gérant :
René Doumic.