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Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1922

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René Pinon
Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 708-720).

Chronique 30 novembre 1922

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE


Quinzaine d’élections, de crises ministérielles, de préparations diplomatiques.

Le 7 novembre, les citoyens des États-Unis ont été appelés à élire les gouverneurs et les assemblées législatives d’un certain nombre d’États, à renouveler toute la Chambre des représentants et un tiers des membres du Sénat. Les élections de 1920 avaient marqué la déroute des démocrates partisans de M. Wilson : l’Europe y vit l’abandon de la politique d’intervention suivie pendant la Grande Guerre et la résolution de s’abstenir de toute immixtion dans les affaires d’outre-mer. A la Chambre des représentants, qui compte 435 membres, les républicains avaient une majorité de 170 voix ; au Sénat, ils détenaient 60 sièges et les démocrates 36, et c’est cette majorité républicaine du Sénat qui avait, on s’en souvient, fait échec à la politique de M. Wilson et refusé de ratifier les traités négociés par lui. Mais, depuis deux ans, les républicains sont au pouvoir ; ils n’ont naturellement pas tenu toutes les trop belles promesses qu’ils avaient faites aux électeurs ; le pays souffre d’une gêne économique mal définie, ou plutôt dont il ne veut pas s’avouer à lui-même la véritable cause, qui est la pléthore de l’or et le cours élevé du dollar ; l’Amérique est murée dans sa richesse, comme d’autres dans leur ruine. Ce nouveau tarif douanier, promulgué le 22 septembre dernier, accentue encore son isolement économique ; désastreux pour des pays amis, comme la France, dont il prohibe en fait une grande partie des produits, il est très onéreux pour les États-Unis eux-mêmes ; les impôts restent lourds ; le Gouvernement de Washington se désintéresse des affaires d’Europe, mais le trouble économique dont souffrent vainqueurs et vaincus a son contrecoup sur le marché américain. Il n’y a pas apparence, tant s’en faut, que les créanciers de l’Amérique soient bientôt en état de payer les dettes que d’ailleurs ils n’ont contractées que dans l’intérêt de la commune victoire ; la haute banque et la grande industrie ne cachent pas que le meilleur moyen d’arriver à atténuer la crise financière et économique générale serait au contraire l’annulation des dettes interalliées. Enfin, beaucoup d’Américains sont las du régime « sec, » et une ligue nouvellement formée a mené une vigoureuse campagne contre les exagérations et les hypocrisies des lois qui prohibent sans exception ni tolérance toutes les boissons alcoolisées.

Les élections traduisent le mécontentement du pays. Les républicains gardent la majorité dans les deux Chambres, mais c’est une majorité très réduite, très précaire et qui pourrait, sur certaines questions, se changer en minorité. A la Chambre des représentants, on compte 221 républicains contre 212 démocrates, 1 socialiste et 1 indépendant, soit 7 voix de majorité ; au Sénat, 52 républicains contre 43 démocrates et 1 travailliste-agrarien, soit 8 voix de majorité. Mais, depuis les débats sur le Traité de Versailles, un schisme s’est révélé dans le parti républicain ; des radicaux, des « irréconciliables, » se sont séparés de la majorité dans les scrutins importants ; tous sont réélus avec des majorités accrues, tandis que le sénateur Lodge, le bouillant adversaire du président Wilson, dans son État de Massachusetts, citadelle du parti républicain, n’obtient qu’avec peine 2 000 voix de majorité sur 800 000 votants. Avant les élections, le sénateur Borah, de l’Idaho, menaçait, « au cas où le Gouvernement républicain ne changerait pas complètement ses méthodes, » de créer un tiers-parti « progressiste » avec des hommes comme les sénateurs La Follette, du Wisconsin, Brookhart, de l’Iowa, Henrick Shipsted, du Minnesota, Howel et Borris, du Nebraska, Ladd, du Nord-Dakota, etc. ; c’est aujourd’hui chose faite ; le sénateur La Follette a convoqué « tous les représentants et sénateurs progressistes » à un meeting où, le 12 janvier, on définira le programme du nouveau parti qui trouve son assiette géographique dans le Middle-West et est soutenu par les fermiers de la vallée du Missouri. Les républicains devront compter avec lui s’ils ne veulent pas compromettre sans remède leurs chances de succès pour l’élection présidentielle, de 1924. M. Mac-Cumber, promoteur du nouveau tarif douanier, est battu, ainsi que M. Andrew Volstead, auteur de la loi de prohibition ; élu au contraire le gouverneur Edwards qui se propose de rendre l’État « aussi humide que l’Atlantique ; » dans l’État de New-York, le poste de gouverneur est enlevé aux républicains et échoit à un démocrate antiprohibitionniste. Le sénateur Frelinghuysen, du New-Jersey, ami du président Harding, est parmi les vaincus, mais aussi le sénateur Hitchcock, du Nebraska, collaborateur intime du président Wilson. L’un des premiers résultats des élections sera probablement l’adoption d’une transaction qui tolérerait les vins légers, le cidre, la bière, moyennant une taxe qui servirait à payer aux anciens combattants la prime qui leur a été promise.

La politique extérieure n’a pas tenu, dans la campagne électorale, la première place. Le président Harding et son ancien concurrent M. James M. Cox, sont d’accord sur ce point qu’il ne faut pas attribuer aux élections une portée générale. En tout cas, les radicaux élus sont parmi les adversaires les plus résolus de toute remise des dettes aux Alliés et de toute intervention dans les affaires d’Europe. Cependant M. Cox reconnaît lui-même, dans son journal le Dayton News, que les candidats n’ont pas manqué d’expliquer aux agriculteurs que le mauvais état des affaires dans les pays d’outre-mer était défavorable à la vente de leurs produits. Mieux éclairés, les citoyens américains finiront peut-être par comprendre tout ce qu’ils perdent à dresser des barrières entre les États-Unis et l’Europe. Le. sénateur Capper, chef du groupe agricole, demande déjà que le Gouvernement prenne des mesures pour aider à la reconstruction de l’Europe et à la réouverture des marchés étrangers. Mais une propagande intéressée, d’origine allemande et aussi, hélas ! anglaise, persuade aux Américains que c’est l’intransigeance de la France, ses appétits militaristes et impérialistes, sa haine irréductible contre l’Allemagne, qui empêchent l’Europe de retrouver son équilibre économique et sa stabilité financière. Puisqu’ils ne cessent de nous prêcher je ne sais quel désarmement, il faut bien leur répéter qu’ils se trompent ou qu’on les trompe, que la seule garantie sérieuse que nous apportait le Traité de Versailles, le pacte anglo-américain, s’est évanouie par le refus des États-Unis de ratifier le traité ; que d’ailleurs les Américains resteront mauvais juges des périls que la France peut courir, tant que le Mexique ou le Canada ne seront pas devenus des nations belliqueuses de 150 millions d’habitants, dont les armées auront, quatre fois en un siècle, envahi le territoire de l’Union, occupa Washington et New-York et annexé deux ou trois États.

L’opinion publique aux États-Unis, excitée par les pasteurs des différentes sectes, condamne avec indignation la politique française en Orient : elle trahit la chrétienté au profit des Turcs, elle favorise l’islam massacreur et le réintroduit en Europe, au lieu de secourir ses victimes. Il faut donc lui rappeler la réalité des faits : si la paix, telle que les Alliés l’avaient conçue en 1918, et telle que le trop tardif Traité de Sèvres l’édictait, n’a pas été réalisée, c’est d’abord et surtout parce que les États-Unis, qui, après la grande lutte, possédaient seuls les ressources nécessaires pour mener à bien des entreprises aussi difficiles que la création d’un État arménien et l’émancipation de toutes les populations non turques, ont délibérément refusé d’y consacrer un homme ou un dollar. Avant d’incriminer la France, Américains et Anglais feraient bien de se demander si leurs Gouvernements ne sont pas les premiers responsables de la situation telle qu’elle se présente aujourd’hui.

Dissiper les légendes mensongères, expliquer les intentions droites et les besoins vitaux de la politique française, c’est l’objet du voyage que M. Clemenceau vient spontanément d’entreprendre aux États-Unis. L’impulsion généreuse et noble qui a conduit les Américains sur les champs de bataille de France, pour détruire l’hégémonie allemande et sauver le monde de la tyrannie de la force, entraînait des conséquences que la propagande étrangère et l’antagonisme des partis ont pu réussir à leur cacher, mais qui n’en existent pas moins. Le président du Conseil de la victoire, avec son éloquence familière et captivante, avec son grand désintéressement, avec l’autorité de son âge et de ses services, est qualifié pour révéler aux Américains toute l’étendue de leur propre gloire, et leur faire entendre quelle est, après la victoire, la situation de la France en Europe. C’est une opinion répandue en Angleterre et aux États-Unis que la France fut ingrate envers l’énergique vieillard qui fut l’un des bons ouvriers de la victoire, et peut-être, dans les acclamations dont les Américains saluent l’ancien président du Conseil, pourrait-on discerner une nuance de regret ou de blâme à l’égard de ses compatriotes. M. Clemenceau pourrait leur expliquer que si le congrès de 1919 ne l’a pas élu Président de la République, c’est précisément parce qu’ayant mis sa confiance dans une loyale collaboration avec ses amis anglo-saxons, et ayant consenti des sacrifices à leurs intérêts, il n’a pas obtenu d’eux le concours et les garanties dont la France avait besoin et qu’elle avait, par son rôle dans la Grande Guerre, amplement mérités. Il n’est pas un Français qui ne souhaite de tout cœur les plus grands succès au pèlerinage patriotique que M. Clemenceau a entrepris outre-mer.

Tandis que les États-Unis sont en quête d’une formule politique nouvelle, l’Angleterre, fidèle aux traditions qui lui ont donné la liberté politique et fondé sa grandeur, renonce au système de la coalition qui fut un expédient de guerre, condamne la politique d’aventures et d’instabilité de M. Lloyd George et revient à l’équilibre historique de deux grands partis. L’Angleterre, en ces dernières années, surtout depuis que Joseph Chamberlain a désorganisé les partis en passant du radicalisme au conservatisme et en créant l’unionisme, a connu les crises politiques, mais la vieille armature a résisté ; dans le désarroi des opinions et des groupes, on la retrouve toujours solide ; c’est par elle que l’Angleterre est vraiment le seul pays du monde où le régime parlementaire fonctionne dans sa vérité. Les élections du 15 novembre, en mettant fin au gouvernement de coalition, lui donnent, sous une forme nouvelle, un regain de vitalité. Après les grandes secousses politiques intérieures et extérieures, les Anglais, par un instinct profond de leur race, se retirent dans leur île et s’y recueillent ; ils votent pour les conservateurs. La question, cette fois, était de savoir si le cabinet Bonar Law obtiendrait un succès assez marqué pour constituer, avec son seul parti, une majorité de gouvernement et pour rendre inutile toute coalition. Cette majorité, il l’obtient haut la main avec 341 sièges, soit environ 70 voix de plus que l’ensemble des autres partis.

Le vieux parti libéral, nuance Asquith, Grey, obtient 57 sièges ; il garde à peu près ses positions, mais il manque de cohésion intérieure ; le vicomte Grey, qui siège aux Lords, professe, à bien des points de vue, notamment dans les questions extérieures, des opinions qui le rapprochent des conservateurs, tandis que M. Asquith, plus doctrinaire, tendrait plutôt la main au Labour party. Le véritable vaincu de la journée du 15, c’est M. Lloyd George : le nouveau parti national-libéral qu’il a lente de créer et qui devait, dans sa pensée devenir l’arbitre des luttes politiques, n’obtient que 54 sièges, moins que la fraction Asquith ; c’est un parti mort-né qui ne tardera guère à se dissocier, les uns rejoignant l’aile gauche de l’armée conservatrice, d’autres se ralliant au vieux groupe libéral. Les conservateurs sont consolidés au pouvoir, mais le grand succès de la journée du 15 novembre appartient au Labour party ; il double le nombre de ses sièges qui de 75 passent à 144 ; il réunit 4 345 000 suffrages. Le jour de la rentrée du nouveau Parlement (20 novembre), c’est son leader M. Clyne â qui est venu s’asseoir le premier sur le banc de (‘opposition qui fait face au banc des ministres ; M. Asquith n’occupait que la seconde place, et M. Lloyd George brillait par son absence. Le lendemain, M. Ramsay Mac-Donald, socialiste et pacifiste, soutenu par les socialistes écossais, a été élu, par 61 voix contre 57 à M. Clynes ; leader du parti travailliste et, par suite, leader de l’opposition à la Chambre des communes. C’est là un phénomène tout nouveau dans l’histoire anglaise : en face d’un conservatisme renforcé se dresse un parti du travail à tendances socialistes ; entre les deux, le vieux libéralisme est écrasé ; c’est l’aboutissement de la lente évolution historique qui a transformé l’économie nationale de la vieille Angleterre. Heureusement pour elle, ses socialistes ne sont guère révolutionnaires ; deux communistes seulement ont réussi à se faire élire ; et, d’autre part, ses conservateurs ont l’esprit attentif à toutes les réformes utiles. N’est-ce pas sir Charles Dilke qui disait un jour : « Les conservateurs anglais sont bien réactionnaires, pas autant cependant qu’un radical français ? » On peut compter que l’esprit de transaction qui a toujours caractérisé la politique anglaise n’a disparu ni dans les rangs du Labour party, ni dans ceux des conservateurs. Pour le moment les difficultés sont grandes ; le ministère sa trouve en présence d’une formidable manifestation de sans-travail à Londres. Pour la première fois, les questions sociales, prenant le pas sur les problèmes politiques, amènent à Westminster une opposition socialiste ; or, on sait qu’en Angleterre, l’opposition d’aujourd’hui, organisée et encadrée, c’est le ministère de demain. C’est un fait capital dans l’évolution intérieure de la vie politique anglaise.

Chaque parti regrette l’échec de quelques personnages notoires : les travaillistes ont perdu M. Henderson ; les conservateurs, sir Arthur Griflith Boscawen, M. Leslie Wilson battu à Londres, dans le quartier aristocratique, par un conservateur plus intransigeant, un die Hard, M. Erskine. Mais l’échec le plus significatif est celui de M. Winston Churchill ; le sûr instinct des électeurs anglais les a bien inspirés quand ils ont fait porter une lourde part de responsabilité dans les échecs et les difficultés de la politique britannique à cet esprit charmant, généreux, mais chimérique et présomptueux qu’est l’ancien ministre des Colonies de M. Lloyd George : il a été l’un des instigateurs et des plus obstinés soutiens de la politique arabe et grecque dans le Proche-Orient ; or, c’est à Afioum Kara-Hissar qu’a commencé la déroute de la politique de M. Lloyd George et de M. Churchill.

La lourde tâche du Cabinet dirigé par M. Bonar Law va précisément consister à liquider, en les réparant dans la mesure du possible, les conséquences des erreurs ou des illusions du précédent ministère. Les élections du 15 novembre éclaircissent l’horizon ; elles auront sur les relations de la France avec ses alliés de la Grande Guerre les plus heureux effets. M. Lloyd George parlait volontiers du fair play, mais il ne le pratiquait guère, du moins à notre égard. Un esprit nouveau de confiance réciproque s’affirme entre les deux Gouvernements. La nomination, à l’ambassade de Paris, pour remplacer le regretté lord Hardinge qui quitte la vie politique, du marquis de Crewe, leader de l’opposition libérale à la Chambre des lords, gendre de lord Rosebery, qui a rempli de très hautes charges dans les Gouvernements libéraux, ne peut que contribuer à accentuer cette impression de sécurité et de franchise confiante que les récentes négociations ont laissée des deux côtés. Il y a vraiment quelque chose de changé dans les relations franco-britanniques ; or, la paix du monde et la stabilité de l’Europe dépendent de la solidarité évidente et durable entre les deux grandes Puissances occidentales.

En Pologne aussi, des élections générales viennent de renouveler entièrement, le 5 novembre, la Chambre, et le 12, le Sénat. Les électeurs, en très grand nombre, ont voté sans incident. Le nombre des petits partis, d’origine locale, s’est beaucoup réduit : de grands blocs tendent à se constituer, sans que les frontières de chacun des groupes, ni leur programme, soient encore très nettement délimités. D’une façon générale, l’esprit conservateur l’emporte ; les communistes ont essuyé un échec complet et n’obtiennent que deux sièges ; les socialistes élus (41 députés et 7 sénateurs du parti socialiste, 18 députés et 2 sénateurs du parti national ouvrier) sont pour la plupart des socialistes nationaux sans attaches internationalistes. Sur 444 députés, l’union nationale chrétienne, qui réunit tous les anciens groupes de droite, a 169 députés élus et 52 sénateurs sur 111. Si ce groupe reste cohérent, il suffirait que le groupe « Piast » (populistes de droite) qui compte 70 députés et 14 sénateurs s’unit à lui pour constituer une solide majorité de gouvernement. Ce groupe, que dirige M. Witos, sera l’axe du parti gouvernemental en formation ; il va jouer, dans le Parlement polonais, selon qu’il donnera son appui au bloc de droite ou aux partis de gauche, un rôle de balancier ; s’il refuse de s’entendre avec l’union nationale chrétienne, il lui faudra s’appuyer sur le bloc des minorités nationales, c’est-à-dire sur les éléments non-polonais. Une autre fraction populiste plus avancée, dite « groupe de l’émancipation, » a 49 élus à la Diète et 9 au Sénat. La Diète renferme donc les éléments nécessaires à la constitution d’une majorité solide sans l’appoint du groupe nombreux (83 députés, 21 sénateurs) des minorités nationales qui ont formé, pour les élections, un cartel où il entre des Allemands, des Blancs-Ruthènes, des Ruthènes de la Petite Pologne et des Juifs. Les élus de cette coalition sont loin d’avoir les mêmes affinités ; les 42 députés juifs, par exemple, représentent des intérêts économiques et des catégories sociales très différentes, selon qu’ils viennent de la Galicie, de la région de Wilno ou de l’ancien Grand-Duché de Varsovie ; beaucoup d’entre eux chercheront à conclure une entente avec les partis polonais. Les 16 députés allemands ont à sauvegarder non-seulement leur droit national, mais aussi les intérêts économiques de leurs commettants. Les députés ukrainiens (5) ou blancs-ruthènes (20) auront avantage, en face de la Russie soviétique, à pratiquer une politique de loyalisme à l’égard de l’État polonais et à s’abstenir de toute opposition systématique. La présence de ces représentants nombreux des minorités nationales est une preuve évidente de la neutralité électorale méritoire que le Gouvernement de Varsovie a tenu à honneur d’observer et de la liberté réelle avec laquelle les électeurs de toute nationalité ont pu exprimer leurs suffrages. L’indépendance de la Pologne est encore si récente et l’expérience politique de ses hommes d’État si incomplète, qu’il faudra un certain temps aux groupes politiques pour se constituer et définir leur programme ; il faut compter d’ailleurs avec l’action personnelle du Chef de l’État, maréchal Pilsudski, et avec la question délicate de sa prochaine réélection à la plus haute magistrature de la République. Les élections du 5 novembre sont, pour l’avenir de la Pologne, un indice très favorable. Par son activité économique grandissante, par la continuité de sa politique extérieure, par le libéralisme de son Gouvernement intérieur, l’État polonais apparaît en bonne voie de consolidation et de progrès.

En Italie, la situation du ministère fasciste est forte et l’ordre se rétablit peu à peu ; nous n’y reviendrions pas aujourd’hui s’il était possible de passer sous silence un discours tel que celui qu’a prononcé M. Mussolini lorsqu’il s’est présenté, le 17 novembre, devant la Chambre. Jamais Parlement n’entendit sans broncher semblables insolences ; jamais représentants du peuple ne reçurent en pleine figure pareils sarcasmes ; jamais non plus députés ne se montrèrent plus soumis et plus dociles sous la cravache du dompteur. Son pouvoir, M. Mussolini ne le tient pas du Parlement, ni du Roi dont il n’a pas prononcé le nom, mais « de 300 000 jeunes hommes bien armés, décidés à tout et prêts religieusement à obéir à tous mes ordres. » « J’ai formé un Gouvernement de coalition, non pas dans le dessein d’avoir une majorité parlementaire, dont je n’ai pas besoin, mais pour réunir au-dessus des partis tous ceux qui désirent sauver la nation en danger. » M. Mussolini ne cherche pas à abriter sa dictature derrière la légalité parlementaire ; il affirme que « la révolution a ses droits » et qu’il représente la révolution fasciste : mais son pouvoir, il n’en usera que pour le bien de l’État et de la nation italienne. A l’extérieur, il veut, « en face de la croissante intimité qui règne entre la Russie, la Turquie et l’Allemagne, » la consolidation de l’Entente, mais à la condition qu’elle soit vraiment « un bloc homogène, un équilibre égalitaire de forces avec les mêmes droits et les mêmes devoirs, » sans quoi, l’Italie reprendrait sa liberté d’action. L’Italie « demande à ses alliés un examen de conscience qu’ils n’ont pas fait depuis l’armistice. » A l’intérieur, M. Mussolini réprouve les incidents violents. Aussi sommes-nous convaincus qu’il va poursuivre avec sévérité les fascistes qui, le 19, à Vintimille, en présence du Consul de France, se sont livrés à de violentes manifestations au cri de « A bas la France ! » « L’État est fort, affirme-t-il, et montrera sa force contre tous, même contre les éventuelles illégalités des fascistes... Quiconque se dressera contre l’État sera puni... Au-dessus des minorités qui font de la politique militante, il y a quarante millions d’excellents Italiens qui travaillent et ont le droit de vivre tranquilles à l’abri des désordres chroniques, préludes de ruine générale. » Au besoin, M. Mussolini gouvernera sans la Chambre ; celle-ci « doit comprendre sa situation particulière qui peut faire qu’elle soit dissoute dans deux jours comme dans deux ans. » Il faut au Gouvernement de pleins pouvoirs, faute desquels « on ne pourrait faire aucune économie. » « Nous avons résolu de donner une discipline à la nation et nous la lui donnerons. Aucun de nos adversaires d’hier et d’aujourd’hui ne doit se faire d’illusions sur la durée de notre séjour au pouvoir. Notre Gouvernement a des bases formidables dans la conscience de la nation et il est soutenu par les meilleures et les plus jeunes générations italiennes... Que Dieu m’assiste pour conduire à une issue victorieuse ma tâche difficile ! » La Chambre a renoncé à discuter ; si elle garde le droit de voter, ce n’est qu’à la condition d’enregistrer sans broncher tout ce que lui demande M. Mussolini ; à peine quelques journaux osent-ils critiquer ses actes ; il a les pleins pouvoirs qu’il a demandés ; il est le maître de l’Italie. Il reste à savoir s’il pourra soutenir longtemps ce rôle difficile de réformateur et de redresseur de torts ; les grands gestes et les attitudes théâtrales n’y suffiront pas.

Le mardi 14 novembre, le Chancelier du Reich allemand, docteur Wirth, a remis au Président Ebert la démission du Cabinet. Depuis quelques semaines, l’autorité du Chancelier, qui n’a jamais été très forte, devenait de plus en plus précaire L’origine immédiate, de la résolution prise par M. Wirth fut le refus des socialistes d’entrer dans une coalition à laquelle participeraient aussi les populistes, avec lesquels ils sont en désaccord sur la stabilisation du mark et sur la durée de la journée de travail. Le docteur Wirth estimait ne plus pouvoir exercer le pouvoir s’il ne réussissait à renforcer son ministère en y introduisant les représentants d’une coalition dans laquelle entreraient les trois grands partis bourgeois et les socialistes ; n’ayant pu réussir à vaincre l’opposition de la social-démocratie, il résolut d’abandonner un poste où il est loin d’avoir, malgré la bonne volonté dont il se largue, justifié la confiance qui avait accueilli son élévation. Après toute une semaine de négociations, M. Cuno, directeur de la Hamburg-Amerika, a été appelé à constituer un ministère d’affaires où figurent des représentants des grands partis bourgeois et d’où sont exclus les socialistes : la présence d’un des chefs du parti populiste, M. Becker, au ministère de l’Économie nationale provoque par avance les méfiances des socialistes. Si le nouveau ministère veut avoir une politique, son programme ne peut, être que la lutte contre les socialistes ; mais on se demande alors s’il ne sera pas le prisonnier des éléments d’extrême-droite qui cherchent à entraîner le Reich dans les voies dangereuses d’une dictature militaire préparant une restauration monarchique. Déjà en Bavière, le parti paysan cherche à organiser une sorte de fascisme prêt à entamer la lutte contre le socialisme et contre l’étranger. On ne peut prédire longue vie au Cabinet de M. Cuno. La chute du mark, l’instabilité de la vie économique, préparent aux populations urbaines un hiver de misère qui pourrait engendrer des troubles civils. Le temps des épreuves est arrivé. L’Allemagne, pour avoir voulu se soustraire aux réparations, va à une catastrophe financière et économique.

Malheureusement la détresse du Reich, si elle est, jusqu’à un certain point, une garantie de sécurité pour la France, ne résout pas, tant s’en faut, le problème des réparations. La Commission des réparations, qui vient de faire à Berlin, avec M. Barthou, son nouveau et actif président, un séjour d’études et de documentation, s’est rendu compte que, s’il reste en Allemagne des valeurs réelles très importantes, il devient de plus en plus difficile de les saisir et de les mobiliser ; entreprendre de stabiliser le mark, n’est-ce pas poursuivre une chimère ? Comme l’a dit M. de Lasteyrie, stabilise-t-on un baromètre ? Pour remettre l’Allemagne sur pied, il faudrait un grand emprunt international ; or les banquiers des États-Unis ne seraient disposés à tenter une telle opération que si un moratorium d’au moins cinq ans était accordé à l’Allemagne. Mais qui nous garantirait, si nous nous y prêtions sans gages ni garanties, que dans cinq ans l’Allemagne tiendrait ses engagements et consacrerait une juste part de sa prospérité recouvrée à payer ses dettes et à réparer ses dévastations ? Avons-nous affaire à un créancier de bonne foi qui ne demande qu’à devenir bon payeur ? L’Allemagne, jusqu’ici, ne nous a donné aucune raison de penser que sa signature ou sa parole vaut de l’or. Aux offres très insuffisantes, presque dérisoires, qu’elle a été amenée à faire à la Commission des réparations, elle a ajouté comme condition, — car c’est elle qui pose des conditions, — l’évacuation de la région rhénane par les troupes alliées. De telles prétentions justifient de notre part toutes les défiances ; si nous avions la faiblesse d’y céder, nous perdrions toute chance d’obtenir la moindre partie de notre dû. Sans renoncer à des paiements en argent dont nous avons besoin, il faut nous habituer à l’idée que des compensations politiques assurant la sécurité de la France constitueraient aussi une forme appréciable de réparations. M. Loucheur a indiqué récemment, dans un intéressant discours à la Chambre, avec l’assentiment plusieurs fois exprimé de M. Poincaré, certains traits d’un système de garanties politiques et militaires. M. Poincaré lui-même, à la Chambre et au Sénat, a loyalement exposé l’état de la question. MM. Theunis et Jaspar sont venus le 23 à Paris pour conférer avec le Président du Conseil sur l’opportunité de réunir bientôt une conférence à Bruxelles, et il est déjà question d’une entrevue prochaine de M. Poincaré avec lord Curzon et M. Mussolini. La conférence de Bruxelles sera la dernière tentative pour aboutir à une solution amiable du problème des réparations ; si elle échoue, il ne restera plus que le recours aux solutions de force.

On peut espérer que bientôt les Puissances de l’Entente, pour consacrer leurs efforts solidaires à ce problème capital, seront débarrassées des complications orientales. La conférence de Lausanne est ouverte et elle débute sous d’heureux auspices. Des conversations préliminaires ont permis aux Alliés de préciser et d’accorder leurs points de vue. Lord Curzon s’est arrêté à Paris le samedi 18 novembre ; il savait déjà par une communication du comte de Sainte-Aulaire, que sur tous les points principaux du mémorandum envoyé par lui quelques jours auparavant, l’accord était virtuellement réalisé, qu’en tout cas il n’existait, entre les points de vue des deux Gouvernements, aucune divergence irréductible. C’est après cette conversation, décisive pour le rétablissement de la paix en Orient, que les deux premiers ministres quittèrent ensemble Paris pour Lausanne, où ils devaient rencontrer M. Mussolini. Le dictateur les attendait à Territ et, où ils eurent avec lui une très cordiale entrevue ; encore novice dans la grande politique, le Président du Conseil italien montre un sens naturel des affaires et témoigne de sa volonté efficace d’entente et de solidarité avec ses partenaires. Le soir du même jour (19 novembre), lord Curzon, M. Mussolini et M. Poincaré arrivaient ensemble à Lausanne, comme s’ils avaient voulu par là manifester publiquement leur bon accord. M. Poincaré, après d’importants entretiens avec Ismet pacha, ministre des Affaires, étrangères et plénipotentiaire du Gouvernement d’Angora devenu le Gouvernement unique de la Turquie, avec M. Nintchitch et plusieurs autres personnages, a quitté Lausanne dans la soirée du 21, laissant aux deux plénipotentiaires français, M. Barrère et M. Bompard, le soin de poursuivre, dans une atmosphère de confiance et de loyauté, les négociations pour la paix. De son côté, M. Mussolini a repris le train pour l’Italie le 22 au soir.

Ismet pacha est venu à Paris avant l’ouverture des négociations. Il a pu s’y rendre compte des dispositions qui y règnent à l’égard de son pays ; il y a fait entendre des assurances, précieuses dans sa bouche de loyal soldat, que les intérêts français, notamment les écoles, n’auraient pas à souffrir du nouveau régime pourvu que la Turquie, à la Conférence, fût traitée sur un pied d’égalité avec les Puissances européennes. Malheureusement les nouvelles qui arrivent de tous les points de la Turquie, notamment de Cilicie, démentent ces propos rassurants. Ismet Pacha a pu se convaincre, à Paris et à Lausanne, que la Turquie ne serait pas traitée en vaincue, puisque, vaincue en 1918, elle a, à son tour, vaincu les Grecs en 1922, qu’elle ne s’entendrait pas dicter la loi sans avoir la faculté de la discuter, et que son indépendance et ses intérêts essentiels seraient sauvegardés. Les Turcs, à Lausanne, ne sont pas attirés dans un guet-apens comme ils ont l’air de l’appréhender. Si les Anglais ont donné asile au sultan Mehemet VI sur un cuirassé anglais qui l’a transporté à Malte, c’est sans arrière-pensée politique. Les premiers débats de la Conférence ont permis de constater que les Alliés sont résolus à maintenir, en face des Turcs, qui furent leurs ennemis de 1914 à 1918, cette unité de front qui assura leur succès dans la Grande Guerre, qu’ils sont résolus à faire respecter les conventions conclues et à sauvegarder leurs intérêts légitimes. Les nouvelles qui arrivent de Constantinople ne laissent pas que d’être alarmantes ; la bonne volonté d’entente dont, sur place, les hauts représentants de la Turquie comprennent la nécessité, est trop souvent annihilée par les surenchères nationalistes de l’Assemblée d’Angora, qui, loin des réalités, laisse ses passions dicter ses résolutions. Refet pacha, chargé par Mustapha Kemal du gouvernement de Constantinople, vient d’être remplacé par décision de l’Assemblée qui lui reproche sa condescendance à l’égard des Hauts Commissaires alliés et l’accuse d’avoir laissé échapper le Sultan que les exaltés d’Angora prétendaient juger pour haute trahison.

Le nouveau khalife vient d’être élu par un scrutin parlementaire à l’Assemblée d’Angora : c’est le prince Abdul-Medjid, fils du sultan Abdul-Aziz ; mais il ne recevra pas l’investiture du pouvoir temporel ; il est khalife, par le vote de l’Assemblée, non pas sultan ; il recevra le manteau du Prophète, mais il ne ceindra pas l’épée d’Osman ; résigné, du moins en apparence, à cette demi-déchéance, il s’est établi au palais de Dolma Bagtché d’où il se prépare à lancer aux fidèles de l’Islam une proclamation, rédigée à Angora, pour les engager à rester attachés à la foi de leurs pères et à se serrer autour du khalife, commandeur des Croyants. Il reste à savoir comment le monde islamique jugera ces procédés révolutionnaires.

Il est encore impossible d’affirmer que la Conférence de Lausanne réussira à rétablir la tranquillité et la sécurité en Orient. Mustapha Kemal, Ismet pacha et les plus éclairés d’entre les Turcs sont certainement enclins à une paix que leurs soldats souhaitent ardemment ; ils apporteront aux négociations un esprit de conciliation et une volonté d’entente qui ne resteraient inopérants que si l’Europe prétendait leur imposer une tutelle qu’ils sont résolus à rejeter. Mais auront-ils l’autorité nécessaire pour faire accepter à Angora, où la diplomatie des Bolchévistes encourage l’intransigeance nationaliste, la paix qu’ils croiraient possible de conclure à Lausanne, c’est ce qu’il serait téméraire de prédire.


RENÉ PINON.


Le Directeur-Gérant :

RENÉ DOUMIC.