Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1868

La bibliothèque libre.

Chronique n° 875
30 septembre 1868


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 septembre 1868.

Le mouvement des choses crée entre les peuples de telles solidarités que les frontières, ces frontières pour lesquelles on se bat encore quelquefois, semblent disparaître d’elles-mêmes sous l’invincible rayonnement des idées et des intérêts. Ce qui se passe dans un pays réagit nécessairement et presque immédiatement par une insaisissable influence sur les autres pays. Les politiques s’épuisent à courir après des questions qui leur échappent, qu’ils ne peuvent plus circonscrire. On ne s’isole plus, on ne s’enferme plus en soi-même. Évenemens, problèmes économiques, crises morales, tout prend par degrés un caractère général, et ce rêve des États-Unis de l’Europe, pour lequel s’enflamme l’imagination des théoriciens, est plus près qu’on ne pense de devenir une réalité, en ce sens que sous des formes différentes et dans la mesure de toutes les indépendances nationales. La civilisation européenne tend de plus en plus à suivre les mêmes directions en passant par les mêmes épreuves.

Lorsque la guerre et la diplomatie transforment des contrées comme l’Italie et l’Allemagne, est-ce que ce changement n’a pas une influence directe sur toutes les politiques, sur toutes les situations ? Qu’on prenne un exemple peut-être plus frappant : pense-t-on que toutes ces discussions sur la liberté religieuse, réveillées par la révolution italienne, n’aient eu aucune action jusqu’en Angleterre, qu’elles n’aient point contribué jusqu’à un certain point à répandre, à populariser ces idées de séparation de l’église et de l’état dont M. Gladstone s’est fait le victorieux promoteur dans la Chambre des communes, et qui vont mettre les partis aux prises dans les prochaines élections anglaises ? Lorsqu’à un autre point de vue des représentans des classes populaires se réunissent comme aujourd’hui pour discuter leurs affaires, est-ce que dans leurs débats on n’entrevoit pas des questions sociales qui intéressent toutes les nations contemporaines ? À travers la variété des caractères nationaux et des intérêts, il se forme ainsi une vie commune sous certains rapports, et cette vie, en vérité, n’est rien moins que livrée au repos ; c’est un travail permanent et agité, un combat de toutes les heures. Quand la lutte n’est pas dans les faits, elle est dans les esprits ; quand ce n’est pas une question de diplomatie qui s’élève et devient pressante, c’est une insurrection qui met le feu à un pays. C’est l’Espagne aujourd’hui qui entre à son tour en scène et qui prend pour le moment la première place. Que va-t-il arriver en effet de cette insurrection qui a éclaté il y a quelques jours, et qui est peut-être tout près en ce moment de devenir une révolution victorieuse, l’orageux point de départ de tout un ordre d’événemens imprévus ?

Une chose apparaît bien clairement au premier coup d’œil, c’est la gravité de cette insurrection espagnole, qui a deux caractères aussi nouveaux que redoutables. D’abord elle est l’œuvre delà marine, qui a commencé le mouvement devant Cadix, et c’est la première fois que la marine donne le signal d’un soulèvement au-delà des Pyrénées. En outre, et ce qui est bien plus grave, ce n’est plus cette fois d’un ministère, de la domination d’un parti qu’il s’agit, c’est la couronne de la reine Isabelle qui est en cause. Jusqu’ici les insurrections, si violentes qu’elles fussent, étaient venues expirer au pied du trône, et la révolution de 1854 elle-même s’était abaissée devant une royauté qui était encore assez forte pour se relever d’une humiliation passagère. C’était l’époque où le général Prim, un des chefs de l’insurrection actuelle, avouait devant les cortès constituantes que, s’il n’avait pas été nommé à une première élection par ses compatriotes catalans, c’est qu’il n’avait pas fait des déclarations assez monarchiques. Quatorze ans sont passés : au lieu de s’affermir et de se fortifier, la royauté n’a fait que s’affaiblir par degrés en perdant son prestige, et maintenant elle n’a plus peut-être que quelques jours pour se disputer elle-même à un soulèvement nouveau dont le premier mot d’ordre est la déchéance de la reine. C’était pourtant bien facile à prévoir. La révolution est devenue à peu près inévitable lorsque la politique espagnole s’est lancée dans cette voie de réaction à outrance et sans mesure où elle se débat depuis quelques années. Tant que le général Narvaez a vécu, il a joué cette terrible partie avec une énergie mêlée assurément de beaucoup d’imprévoyance, mais enfin avec un certain succès, et encore faut-il dire qu’avant de mourir il avouait lui-même que le moment d’en finir avec la politique de compression était venu. Son successeur, M. Gonzalez Bravo, n’était certes point homme à porter longtemps un fardeau que lui, Narvaez, commençait à trouver lourd. M. Gonzalez Bravo a voulu continuer néanmoins ; il a payé d’audace, comme si l’audace suffisait, et il n’a pas vu qu’en redoublant d’intempérance dans la réaction, en poussant tout à l’extrême, il achevait de perdre la reine, déjà fort compromise, il ne faisait que légitimer et encourager la révolution en lui donnant des armes et des griefs, de même qu’il lui donnait des chefs, il y a trois mois, en déportant aux Canaries et en internant quelques-uns des généraux les plus connus de l’armée, Serrano, Dulce, Echague, Caballero de Rodas. Il allait avec autant d’étourderie que de suffisance au-devant d’une explosion inévitable dont il s’appliquait lui-même d’avance à aggraver le caractère. C’est ce qui est arrivé en effet.

Qu’il y ait eu pendant tout l’été une conspiration suivie en Espagne et hors de l’Espagne, c’est bien certain ; en réalité cependant, cette conspiration ne s’est nouée fortement et n’est devenue sérieuse qu’il y a peu de temps. Jusque-là tout s’était passé en négociations qui ne conduisaient à rien. Les progressistes et les généraux de l’union libérale ne pouvaient arriver à s’entendre. Il y avait d’abord entre eux le souvenir de bien des luttes sanglantes depuis le 14 juillet 1856 jusqu’au 22 juin 1866, et de plus il restait une question bien autrement grave, bien autrement délicate, celle de savoir ce qu’on ferait le jour où on lèverait définitivement le drapeau de l’insurrection. Avant de prendre un parti extrême, les généraux de l’union libérale hésitaient : ils trouvaient, comme les progressistes, la situation de l’Espagne intolérable, et au fond, comme bien d’autres, ils voyaient la dynastie perdue ; mais ils se refusaient à prendre la responsabilité d’un mouvement et à jeter le pays dans une si périlleuse aventure sans savoir comment on remplacerait le gouvernement qu’on allait renverser. Bref, ils ne voulaient pas se lancer en aveugles et en étourdis dans une révolution sans idée arrêtée et sans programme. Par le fait, c’était encore une garantie pour la reine, car les progressistes, seuls, ne pouvaient rien, et ils sentaient eux-mêmes qu’ils en seraient encore pour quelque tentative nouvelle infailliblement réprimée. Chose curieuse, c’est justement à cet instant où les généraux refusaient de se lier à la révolution et où ils contenaient le danger par une modération relative, c’est à cet instant que le ministère les frappait subitement et les exilait ou les internait aux Canaries. M. Gonzalez Bravo était si habile qu’il faisait les affaires des progressistes, qu’il achevait d’un coup la réconciliation de ses adversaires en mêlant à tout cela le nom du duc et de la duchesse de Montpensier, enveloppés dans la proscription des généraux. Ce triste pouvoir trouvait sans doute qu’il n’avait pas assez d’ennemis, que la révolution ne marchait pas assez vite, et que la question dynastique n’était pas assez nettement posée.

Il y eut pourtant un moment où M. Gonzalez Bravo, malgré son assurance, ne laissait pas de s’effrayer d’une situation si violente. Il comprenait le danger, il sentait le sol se dérober sous ses pieds, et il était le premier à parler à la reine d’un changement nécessaire ; il demandait à se retirer du pouvoir pour laisser la place libre à quelque combinaison de conciliation. La reine elle-même, sans comprendre tout le danger, commençait à se préoccuper de la situation qui lui était faite ; elle ne savait plus trop où elle en était, et elle était d’autant plus troublée qu’en ce moment même elle voyait la division se mettre dans son propre camp. Pavia et Pezuela venaient de quitter leurs postes de Barcelone et de Madrid. Les tiraillemens se multipliaient à la cour. Au fond de tout, la reine voyait le duc et la duchesse de Montpensier, qui ne conspiraient nullement, — mais dont elle connaissait la pensée sur la politique qu’on suivait, et qui protestaient contre l’ordre d’exil dont ils avaient été frappés. La reine en était là lorsqu’elle partit pour Saint-Sébastien au commencement du mois d’août, et c’est alors, dans un moment d’inquiétude, qu’elle s’adressait pour la première fois au général José de la Concha en l’engageant à se tenir prêt à former un ministère.

C’était peut-être, pour l’instant, ce qu’il y avait de mieux. Les deux Concha représentaient une certaine idée modératrice ; ils étaient très conservateurs, et ils étaient en même temps liés avec l’union libérale, avec les généraux exilés. Si cette idée eût été suivie, peut-être le péril eût-il été écarté pour quelque temps. Malheureusement ce n’est pas à la cour d’Espagne qu’il y a des idées suivies. La reine Isabelle ne manque pas d’une certaine finesse ; mais elle a les impressions mobiles. Après s’être effrayée pendant quelques jours, elle se rassurait bientôt. Une insurrection avait été annoncée pour le 15 août, cette insurrection n’éclatait pas ; les négociations renouées dès ce moment entre les progressistes et les généraux déportés aux Canaries n’étaient pas encore arrivées à leur terme. On se crut sauvé à Saint-Sébastien. M. Gonzalez Bravo ne parlait plus de quitter le pouvoir, la reine ne parlait plus de rien au général José de la Concha. On fermait les yeux sur le danger, on laissait s’aggraver à vue d’œil une situation déjà si tendue. Et puis la reine était tout entière à une pensée, elle était possédée du désir d’avoir une entrevue avec l’empereur des Français. On a fait depuis deux mois d’étranges commentaires sur cette entrevue possible et toujours fuyante. Il est douteux qu’elle ait jamais été beaucoup souhaitée en France ; ce qui est certain, c’est qu’elle était devenue dans ces derniers temps la passion de la reine Isabelle. Il semblait que l’empereur n’arriverait jamais à Biarritz. À ses yeux, c’était le grand remède à sa situation. Cette infortunée souveraine se faisait cette équivoque illusion qu’en laissant entrevoir la possibilité d’une révolution qui adopterait la royauté du duc et de la duchesse de Montpensier, elle obtiendrait tout, — qui sait ? peut-être même des secours armés et de l’argent. Elle oubliait que c’était une médiocre tentation à offrir à l’héritier de celui qui a fait la guerre de 1808. La reine Isabelle ne vivait pas moins sous cette trompeuse obsession, attendant toujours l’empereur, qui ne se hâtait pas, dont elle ne connaissait pas d’ailleurs les intentions, et c’est au moment où elle croyait toucher à son but que cette malheureuse entrevue s’évanouissait comme un mirage devant l’insurrection qui éclatait tout à coup au fond de l’Espagne, à Cadix. Alors la reine s’est hâtée d’appeler à son aide le général José de la Concha, à qui elle avait déjà offert le pouvoir ; mais tout avait singulièrement changé en un mois, et par le fait depuis cette première heure que reste-t-il au-delà des Pyrénées ? Une royauté menacée de disparaître à Saint-Sébastien, une dictature de dévoûment exercée à Madrid par un général de bonne volonté appelé trop tard, et une insurrection grandis- sante, qui tient déjà l’Andalousie, rayonnant de toutes parts et envelop- pant l’Espagne de jour en jour. Quant au ministère qui a eu le triste sort de conduire l’Espagne à cette extrémité, qu’est-il devenu ? Ah ! celui-là, on ne sait plus où il est passé ; il a disparu au premier souffle. M. Gonzalez Bravo a quitté Saint-Sébastien ; les autres ministres qui se trouvaient encore à Madrid quand le général Concha y est arrivé ont eu avec le nouveau président du conseil une entrevue de quelques instans, et ils ne l’ont quitté que pour se rendre au chemin de fer sans même passer par leur maison. Ils n’étaient plus nécessaires, à ce qu’il paraît.

On se demande au premier abord comment il se fait que la reine soit restée à Saint-Sébastien pendant que le général Concha est à Madrid, représentant seul le gouvernement. C’est là au fond le côté sensible et assez désespérant de cette situation sans issue. La reine, il est vrai, a voulu plusieurs fois partir pour Madrid ; tout était prêt, elle était même en wagon, et chaque fois elle s’est arrêtée. Que s’est-il passé ? Est-ce, comme on l’a dit, parce que le général Concha mettait certaines conditions au voyage royal ? Le général Concha, si nous ne nous trompons, n’a fait aucune condition, ce n’était pas trop le moment. IL s’est borné à dire que Madrid était tranquille et que la route était libre, sans presser la reine d’arriver ou de rester ; mais il est bien possible que des amis clairvoyans et dévoués, désirant le succès du général Concha, aient fait sentir à la reine qu’elle devait se rendre seule à Madrid, qu’elle devait notamment renoncer à se faire accompagner de son intendant, M. Marfori, qui est, à ce qu’il paraît, un personnage essentiel dans cet imbroglio tragique, et la reine a préféré rester à Saint-Sébastien. Elle aurait vu, dit-on, dans ce fait de partir sans son intendant l’aveu humiliant de tout ce qu’on répétait contre elle, et elle n’a pas vu que rester à Saint-Sébastien pour cette cause, c’était un autre genre d’aveu. Elle n’a pas vu surtout que rester éloignée de Madrid dans une telle situation, au moment où elle demandait à ses défenseurs de combattre pour elle, c’était inspirer une médiocre confiance, et qu’une royauté confinée obscurément à une frontière au moment du péril était une royauté qui s’abandonnait, qui se condamnait elle-même. Pour le moment donc, le général Concha est resté seul à Madrid, et il a fait ce qu’il a pu. Il a rassemblé quelques troupes, il à envoyé Pezaela en Catalogne, Calonge à Santander, Pavia en Andalousie ; enfin il a fait face un peu de tous côtés dans la mesure de ce qu’il pouvait : mais que pouvait-il ? Dès la première heure, on a senti en lui un pouvoir plus dévoué que convaincu, décidé dans tous les cas à ne pas dépasser les limites d’une certaine modération ; ses actes comme ses paroles portaient la marque de ses perplexités. C’était un chef de bonne volonté voyant tomber par hasard dans ses mains une dictature énervée et inutile. Le général Concha s’est servi de cette dictature honorablement, sans emportement et sans illusion, c’est tout ce qu’on peut dire. Pendant ce temps, l’insurrection grandissait et se fortifiait en Andalousie, favorisée par tout le monde, ralliant les troupes et les populations, s’établissant à Cadix et à Séville.

Elle a commencé, disions-nous, par la marine, et ici encore on peut voir la marque de l’imprévoyance avec laquelle étaient conduites les affaires espagnoles. Il y a quelques mois, puisqu’on ne faisait rien de mieux, on se prit d’une belle passion pour les économies ; mais sur quoi pouvaient porter ces économies ? Elles ne devaient point atteindre le clergé, qui était le grand allié moral ; elles ne pouvaient atteindre l’armée, qui était la grande force matérielle et qu’on ne voulait pas mécontenter. Il restait la marine, qu’on ne redoutait pas, parce qu’elle ne s’est jamais soulevée, parce qu’elle est toujours restée étrangère aux révolutions politiques. La marine paya pour tout le monde ; elle fut d’autant plus froissée que tout cela lui était imposé par un ministre de fort peu d’autorité, et le jour est venu où la marine, aigrie et mécontente, a pris à son tour, avec une singulière unanimité, l’initiative du mouvement par i’organe de l’amiral Topete, qui a poussé le premier cri d’insurrection. Il est facile de voir du reste que tout était préparé d’avance, que le mouvement était combiné avec le général Prim, arrivant d’Angleterre, surtout avec les généraux de l’union libérale, Serrano, Dulce, qu’on était allé chercher aux Canaries, de telle sorte qu’en un instant l’insurrection s’est trouvée en force, occupant tout le midi, ayant des arsenaux, des navires, une armée, disposant pour son organisation de villes populeuses et riches. À la rigueur tout dépendait encore d’une rencontre, d’une victoire de Pavia, envoyé contre Serrano s’avançant à la tête des forces insurrectionnelles. C’est le contraire qui est arrivé. C’est Pavia qui a été battu et personnellement blessé. Les conséquences n’ont pas tardé à éclater. Madrid a fait son mouvement sans combat ; le général Concha a abdiqué ses fonctions, et l’Espagne entière est encore une fois en plein pronunciamiento. La révolution est donc matériellement victorieuse, et de cette révolution plus grave, plus énigmatique que toutes les autres, que va-t-il sortir ? Il y a sans doute le programmer des généraux insurgés, le manifeste de Cadix, — les cortès constituantes pour décider de l’avenir de l’Espagne, le suffrage universel pour élire les certes constituantes, la souveraineté nationale proclamée comme principe ; — mais les programmes sont des programmes, ils sont faits pour servir de mot général de ralliement et pour dire le moins possible. On pourrait tout au plus remarquer que le premier manifeste de l’amiral Topete parlait encore de la monarchie, du trône, et que le manifeste de tous les chefs réunis de l’insurrection n’en parle plus, quoiqu’il ne parle point d’autre chose. Ce qui est bien clair, c’est que la royauté d’Isabelle II disparaît dans cette tempête nouvelle. S’arrêtera-t-on à un régime exercé par quelque personnage populaire au nom de l’héritier actuel de la couronne, du prince des Asturies ? Il est au moins douteux que la révolution s’arrête devant cette frêle barrière. Elle a pris dès la première heure un caractère trop manifestement anti-dynastique ; mais alors que peut-il arriver ? Quelle est la combinaison la plus propre à rallier les esprits lancés dans l’inconnu ? C’est là vraiment que tout est possible. Qu’on remarque seulement que dans cette révolution triomphante les généraux de l’union libérale ont jusqu’ici une action prépondérante et décisive ; qu’on se souvienne que dans ces préliminaires obscurs de l’insurrection, où ils étaient encore en dissidence avec les progressistes, ils devaient avoir leur idée, leur dernier mot, qui n’est point dit encore. La révolution qui s’accomplit crée sans nul doute une situation très nouvelle, où toutes les idées peuvent se produire, où les, progressistes vont naturellement du premier coup monter au pouvoir ; elle ne fera pas que les chefs militaires par lesquels cette situation nouvelle existe n’aient une grande part dans les événemens qui vont se précipiter, dans les combinaisons qui peuvent être adoptées, et de toutes ces combinaisons, la république, dont le nom va retentir de nouveau, est probablement celle qui a le moins de chances, quoiqu’un régime provisoire puisse durer quelque temps. Encore une fois, c’est l’inconnu qui commence, un inconnu d’autant plus redoutable qu’il y a des contrées de l’Espagne où les populations sont cruellement éprouvées, souffrent d’une véritable famine, et n’ont pas même de quoi ensemencer les terres. Toutes les passions peuvent faire explosion à la fois, toutes les espérances, même les espérances du parti carliste, peuvent se réveiller à la faveur de cette grande crise. C’est à tous les hommes libéraux, sensés, sincèrement patriotiques, de ne pas laisser les esprits s’aigrir dans des troubles indéfinis, de rallier le plus promptement possible l’Espagne sous le drapeau d’une régulière et honnête liberté, à l’abri d’un gouvernement qui garantisse sa sécurité sans menacer ses franchises nationales. La révolution actuelle a été tristement provoquée par une réaction sans mesure et sans prévoyance, c’est à cette révolution victorieuse de ne point provoquer à son tour une réaction nouvelle qui réduirait l’Espagne à tourner sans cesse dans ce cercle de convulsions vulgaires.

S’il y avait un orage dans l’air, ce n’est pas cependant du côté de l’Espagne qu’on le cherchait ou qu’on l’attendait, au moins pour le moment. Sans doute cet orage, on le voyait depuis longtemps se former au-dessus des Pyrénées ; sans doute aussi ces événemens touchent la France de près, et même à un jour donné, selon le tour qu’ils prendront, selon les circonstances, ils peuvent avoir une certaine action dans la politique ; mais enfin cette insurrection espagnole, à la fois si imprévue et si prévue, n’est point un de ces coups de théâtre qui changent le cours général des choses et qui éclipsent tout. Ce n’est qu’un élément de plus, un élément indirect et lointain, dans une situation où la France reste en tête-à-tête avec de bien autres questions, avec de bien autres difficultés, qui tiennent à son régime intérieur aussi bien qu’à l’état de l’Europe. La France est occupée aujourd’hui comme hier à se reconnaître dans cet imbroglio européen qu’elle a devant elle, qui est un peu son œuvre, et où elle ne voit pas clair. La France ne peut arriver à voir clair, et voilà justement pourquoi elle ne cesse de se débattre dans ses perplexités, interrogeant un jour le sens d’un discours du roi de Prusse, se demandant le lendemain si le grand-duché de Bade n’est point décidément lié par quelque traité secret à la confédération de l’Allemagne du Nord, épuisant dans sa vive et impatiente imagination toutes les possibilités, toutes les éventualités qui peuvent sortir d’une situation si complexe et si incertaine. Une chose seulement commence à se dessiner à travers ces obscurités, c’est que la politique française est évidemment engagée sur certains points. Ainsi il devient aisé de distinguer que dans la pensée du gouvernement français le traité de Prague ne saurait en aucun cas aller rejoindre le traité de Zurich ; les combinaisons qu’il a consacrées, les frontières qu’il a tracées en Allemagne, doivent rester sérieuses et entières, et, si elles cessaient d’être sérieuses, les complications ne tarderaient pas sans doute à renaître. Par cela même, le grand-duché de Bade ne pourrait entrer dans la confédération de l’Allemagne du Nord sans qu’il y eût aussitôt un danger de conflit. Tant que ces événemens ne seront point accomplis, tant que le traité de Prague restera intact et que les ministres du grand-duc de Bade se borneront à des discours, la paix peut durer encore, c’est la mesure de sécurité qui nous est accordée ; mais qui peut dire que rien ne sera fait, que tout restera selon nos vœux, et cela n’est-il pas suffisant pour entretenir ces agitations d’opinion auxquelles on applique avec autant de persévérance que d’insuccès la douche des explications officielles ?

Que l’opinion, depuis quelque temps surtout, ait des dispositions malheureuses à s’agiter et à ne pas se laisser rassurer, qu’elle ajoute souvent aux dangers naturels d’une telle situation des dangers imaginaires et qu’elle s’abandonne à d’étranges paniques, soit, on peut bien l’admettre. Allons plus loin, et admettons même, si l’on veut, quoique ce soit bien extrême, qu’il y ait des partis intéressés à semer et à irriter l’inquiétude ; mais il faut convenir aussi que parmi les médecins tant-mieux chargés de contredire périodiquement les médecins tant-pis, on fait tout ce qu’on peut pour entretenir cet état maladif, pour laisser l’opinion à ses incertitudes et à ses défiances. On traite quelquefois bien étrangement et assez gauchement ce grand malade qui s’appelle le public et qui ne demanderait cependant pas mieux que de se bien porter. On n’arrive à rien qu’à créer une demi-confiance d’un jour, et il en faut chercher la cause bien au-dessus des manœuvres vulgaires des partis. Cette cause, elle est dans l’indécision d’une politique qui ne se connaît pas elle-même ou qui ne s’avoue pas, et mieux encore dans la confusion des politiques, dans les contradictions qui se succèdent ; elle est surtout dans l’essence d’un système dont on ne sait jamais au juste le secret, qui échappe à tout contrôle, et dont les procédés inattendus sont tels parfois qu’il sème involontairement de nouvelles alarmes au moment même où l’on se propose de tranquilliser l’esprit public. Rien ne peut mieux mettre en relief ce qu’il y a d’indéfinissable, de bizarre et même de dangereux dans le système actuel que cette note ministérielle publiée il y a quelques jours à la suite du discours du roi de Prusse à Kiel. C’est là une de nos dernières émotions d’un jour. Assurément nous ne mettons point en doute les bonnes intentions qui avaient inspiré cette note ; en vérité cependant quel titre avaient M. le ministre de l’intérieur et M. le ministre des finances pour se prononcer sur nos relations extérieures, et M. le ministre des affaires étrangères lui-même sait-il toujours le dernier mot de la politique dont il est le porte-parole officiel ? Mais ils sont très inconstitutionnels, nos ministres ! ils oublient qu’ils n’ont le droit de se mêler que des affaires de leurs départements respectifs, qu’ils ne forment pas un ministère représentant une politique, que leur parole est dénuée d’autorité, parce qu’elle est dépourvue de responsabilité devant l’opinion. Quoi donc ! le roi de Prusse croit devoir, lui aussi, rassurer ses nouveaux sujets de Kiel, et comme garantie de paix, en conquérant satisfait, il leur montre ses flottes, ses belliqueuses armées toujours prêtes à accepter toutes les luttes ; aussitôt voilà trois incompétences qui se réunissent à Paris, loin de l’empereur, pour interpréter la pensée d’un souverain étranger, pour traduire à l’usage de la bourse le discours de Kiel, et, par une bizarrerie de plus, le nom de M. le ministre d’état manque à ce rassurant témoignage des bonnes, des pacifiques intentions du roi Guillaume. Certes M. le ministre de l’intérieur et M. le ministre des finances sont de solides cautions, et le roi Guillaume s’est empressé depuis de faire honneur à leur interprétation ; mais encore une fois de quel droit M. Pinard et M. Magne pouvaient-il bien parler pour le roi de Prusse, et, puisqu’ils ne pouvaient même comme ministres parler de notre politique extérieure, quel besoin les pressait de confier à la bourse leur impression personnelle sur le discours de Kiel ? Il leur était si facile de ne rien dire, et d’éviter un pas de clerc qui a eu pour le coup un succès d’étonnement et de sourire auquel ne s’attendaient pas vraisemblablement ceux qui ont eu recours à ce procédé aussi nouveau que peu efficace pour tranquilliser l’opinion. Pourquoi donc nos trois augures ministériels ne se seraient-ils pas réunis aujourd’hui pour nous rassurer sur le voyage du tsar à Berlin ?

Tout cela veut dire qu’il y a des momens où rien ne réussit, qu’il y a des situations où l’on n’a que le choix des méprises et des maladresses, que le régime où ces incohérences se produisent est désormais insuffisant devant le mouvement des esprits et des intérêts, qu’il faut autre chose pour réveiller la confiance, et que le vrai remède enfin, c’est un système nouveau de garanties publiques. Oui, en vérité, tout le démontre assez clairement, il y a un étroit lien entre notre politique extérieure et notre politique intérieure, et notre rôle en Europe se rattache intimement à une extension de liberté qu’on ne pourra désormais ajourner sans rendre la transition plus difficile et plus périlleuse, sans énerver l’action de la France dans le monde. Le gouvernement, s’il le veut, peut se donner le plaisir facile, et nous oserions dire futile, de compter ses succès dans les élections partielles qui viennent de se succéder. La défaite signalée et inquiétante qu’il avait essuyée dans le Jura est compensée pour lui par l’avantage qu’il a retrouvé sur d’autres points. Il a triomphé de M. Dufaure à Toulon par bien des raisons diverses ; il a vaincu dans la Nièvre et dans la Moselle presque sans combat et surtout sans gloire, tant la lutte a été peu significative ou inégale : il vaincra peut-être encore dans d’autres élections. Bien loin de diminuer ses succès, nous les constatons, sans rechercher même comment ils ont été obtenus, sans décomposer des chiffres de scrutin qui se prêtent à toutes les combinaisons ; mais la victoire matérielle reste pour ce qu’elle est, et ce serait une singulière méprise de voir dans des résultats partiels une mesure exacte de ce réveil public qui se manifeste depuis quelque temps sous des formes si multipliées et quelquefois si vives.

La vérité est qu’en dehors des sphères officielles et des opérations électorales ce mouvement existe, qu’il a une force intime, qu’il a tous les caractères d’une sérieuse renaissance politique ; mais en définitive quelle en sera l’issue, et à quelles conditions peut-il devenir irrésistible ? La première de toutes les conditions sans nul doute, ce serait de savoir ce qu’on veut et de ne pas jeter la division dans l’âme du pays. Qu’arrive-t-il cependant ? On entre à peine dans cette ère nouvelle, et déjà on crée des camps ennemis, on lève des drapeaux différens, on réveille les ombrages et les ressentimens, et en fin de compte ce qu’on trouve de mieux, au lendemain de ces élections dernières où le gouvernement a triomphé, c’est de se quereller, de se renvoyer mutuellement la responsabilité de la défaite, d’opposer l’union démocratique à l’union libérale. Le secret de cette guerre, c’est que malheureusement aujourd’hui comme dans, d’autres temps il y a un parti aux convictions ardentes et sincères, nous n’en doutons pas, mais à l’esprit facilement fanatisé, toujours porté d’instinct à sacrifier toutes les garanties possibles à une idée fixe, à une forme préférée de gouvernement, à une théorie préconçue. Et si ce n’est cela, que peut signifier aujourd’hui cette union démocratique qu’on oppose à l’union libérale ? On s’allie d’habitude, on unit ses forces pour obtenir ce qu’on n’a pas, et en politique on va au plus pressé. Est-ce la démocratie qui est en péril aujourd’hui ? Mais elle règne en souveraine ; elle est l’essence de la société française, et elle est tellement passée dans notre sang, dans nos mœurs, dans nos institutions, qu’elle ne peut plus être en question. La France moderne, qu’est-ce autre chose qu’une vaste et puissante démocratie ? Le gouvernement lui-même n’est point d’un antre avis, et il considérerait comme une injure qu’on ne vît pas en lui le plus parfait démocrate. S’il n’a pas couvert la France de prospérité et de gloire, ce n’est point en vérité parce qu’il a été trop peu démocratique. Si la France a souffert dans ses intérêts comme dans ses instincts les plus élevés, c’est par l’absence de liberté, et dès lors n’est-il pas naturel que tous les esprits sincères se rallient sur ce terrain de la liberté à reconquérir, qu’ils forment ce qu’on appelle aujourd’hui l’union libérale ? Ce qui fait la supériorité de l’union libérale sur l’union démocratique, c’est que l’une dit ce qui nous manque et ce qu’elle veut, tandis que l’autre laisse entendre implicitement que la liberté ne lui suffit pas, qu’elle poursuit autre chose encore. Elle ne dit rien ou elle en dit trop, et elle est si habile qu’elle préfère le succès d’un candidat officiel au succès d’un candidat simplement libéral.

Cette distinction n’a rien de chimérique, c’est la question du moment. On sait ce que c’est qu’un démocrate, on ne sait plus ce que c’est qu’un libéral, disait récemment un bel esprit du parti démocratique, et il croyait sans doute trancher la question. C’est plutôt le contraire qui est vrai. On sait ce que c’est qu’un libéral, un vrai et sincère libéral ; on sait qu’il demande la liberté pour tous, afin que la raison publique puisse exercer son empire, afin que toutes les idées subissent le contrôle de la discussion et que les minorités despotiques ne puissent pas s’imposer par subterfuge ou par violence, afin que l’équité puisse s’introduire dans les rapports des peuples comme dans les rapports des hommes, par le progrès naturel d’une civilisation de plus en plus épurée. Qu’est-ce qu’un démocrate ? C’est apparemment un partisan de la démocratie, dira-t-on ; mais qu’est-ce que la démocratie ? Ah ! voilà justement où la confusion commence. Voilà la question difficile à résoudre ; elle vient de s’agiter pendant quelques jours dans toute sorte de congrès, en Allemagne, à Stuttgart, à Nuremberg, mais surtout en Belgique, à Bruxelles, où l’Association internationale des travailleurs tenait récemment ses assises, et en Suisse, à Berne, où le congrès de la paix vient de se réunir. A défaut des congrès diplomatiques, qui n’ont pas de bonheur depuis quelques années, et qu’on ne peut même arriver à constituer, quoique la besogne ne dut pas leur manquer, nous avons des congrès libres et volontaires se réunissant un peu partout, excepté en France, allant de Genève à Bruxelles ou de Bruxelles à Berne. Nous avons la saison des congrès ; c’est une session comme une autre et qui ne manque pas d’intérêt.

Que des représentans des ouvriers de tous les pays se réunissent, comme ils viennent de le faire à Bruxelles, pour discuter leurs intérêts, pour exposer leurs griefs et chercher en commun les moyens d’améliorer leur condition, que d’un autre côté des hommes de bonne volonté se rassemblent, comme on vient de le voir à lierne, pour trouver la : secret de la paix universelle, sans parler de tous les autres secrets qui ont été cherchés dans cette réunion avec un égal succès, c’est là en définitive l’usage le plus simple et le plus légitime d’un droit, et même il est bon que ce droit soit exercé, il est utile que toutes les idées qui fermentent obscurément dans les intelligences se produisent au grand jour, qu’elles subissent l’épreuve de la discussion publique. Malheureusement il y a un danger auquel n’échappent pas toujours ces orateurs de congrès populaires, surtout ceux qui se donnent comme les représentans des ouvriers, c’est le danger de compromettre les intérêts qu’ils veulent servir en les rattachant à des théories qu’ils croient quelquefois bien neuves lorsqu’elles ne sont que surannées ou chimériques. Nous ne confondons pas le congrès de Bruxelles et le congres de Berne. Dans ce dernier, à côté d’excentricités communistes qui ont essayé de se faire jour, des opinions sérieuses et élevées se sont produites, la liberté a trouvé des défenseurs, un certain ton de modération libérale a visiblement dominé, même dans l’expression des idées radicales. Quant à l’Association internationale des travailleurs de Bruxelles, si elle n’a pas renouvelé le monde en quelques jours, ce n’est pas sa faute, elle y a mis toute sa bonne volonté. Les réformateurs de Bruxelles ont rédigé en quelques résolutions tout un code d’économie sociale qui n’est pas précisément nouveau, et dont le premier inconvénient serait sans doute d’atteindre les ouvriers eux-mêmes dans leurs intérêts sans relever leur condition, transformer le salariat, abolir l’intérêt du capital, faire passer le capital dans la main des ouvriers, établir le communisme sous le nom de propriété collective, organiser par la grève la guerre au patron, diminuer le nombre des heures de travail sans diminuer, bien entendu, la rémunération, n’admettre les machines dans l’industrie que moyennant compensation pour les ouvriers, tout cela s’est étalé avec cette assurance sérieuse et imperturbable que mille réfutations ne déconcertent jamais. L’erreur de ceux qui parlent ainsi pour les ouvriers est de croire qu’il suffit d’une formule pour changer la nature des choses, que le salaire, en changeant de nom, cesse d’être le salaire, qu’on peut trancher ainsi d’autorité toutes ces questions aussi délicates que complexes du travail, du crédit, du capital. Leur erreur plus grande encore est de ne pas voir que c’est dans la liberté seulement et par toutes les combinaisons compatibles avec la liberté que les ouvriers peuvent arriver à obtenir les améliorations qu’ils désirent légitimement, qu’ils peuvent a leur tour entrer en possession de ce capital qu’on ne prend pas de vive force, parce que la liberté seule crée la confiance, et que la confiance est la condition première du développement du capital et du crédit. Au fond de ces vieilles erreurs qui se donnent pour des panacées souveraines, sait-on ce qu’il y a ? Une idée étroite qui ne tendrait à rien moins qu’à rétrécir la démocratie, à renverser les rôles et à faire des ouvriers une classe privilégiée, une sorte d’aristocratie étrange sous le nom de producteurs par excellence. Et sait-on enfin a quoi tout cela conduit ? À donner une idée fausse des vrais et sincères ouvriers à entretenir des guerres, des antagonismes que le sentiment d’un intérêt commun devrait faire disparaître, et surtout et donner des armes aux gouvernements qui se présentent tout à la fois comme les protecteurs des ouvriers contre les bourgeois et comme les préservateurs de la société contre les déchainemens populaires.

Dans le courant de la politique où tout se mêle et où tout passe, la mort frappe les hommes à l’improviste dans la plénitude de la force et de l’âge. M. le comte Walewski vient de s’éteindre subitement à Strasbourg au montent où il revenait d’Allemagne. Polonais d’origine, Français d’adoption, rattaché à l’empire par bien des liens, il avait su tout concilier avec la dignité aisée d’un galant homme. Il s’était toujours souvenu de sa patrie natale, il avait servi la France dans les postes les plus élevés, notamment comme ministre des affaires étrangères à l’époque de la guerre d’Orient, et il était pour le second empire un ami dévoué avec clairvoyance. Il passait pour avoir été en certaines occasions dans ces dernières années un conseiller discret et intelligent de libéralisme. C’était le meilleur service qu’il put rendre à l’empire, et c’était pour lui la meilleure manière de sortir de la vie que de laisser en disparaissant ce dernier souvenir.
ch. de mazade.




Gymnase : Fanny Lear. — Théatre-Français : À deux de jeu.

Les théâtres ne sont pas en bonne veine. Les ouvrages nouveaux qu’ils hasardent végètent à peine quelques jours et tombent sous une indifférence méritée. Dans la plupart, on chercherait en vain les élémens d’une situation nouvelle, d’un caractère original. On est donc porté par comparaison à l’indulgence pour les pièces qui parviennent en ces périodes de famine à défrayer tant bien que mal l’intérêt des spectateurs. Ceux-ci se montrent d’ailleurs d’assez bonne composition. Étant peu gâtés, ils sont plus faciles. Parmi ces pièces à moitié bonnes, Fanny Lear brille d’un éclat relatif. Ce n’est pas une donnée bien neuve que celle de Fanny Lear. MM. Henri Meilhac et Ludovic Halévy ont voulu nous dessiner une figure peu attrayante et pour laquelle le théâtre contemporain montre néanmoins une certaine complaisance, celle d’une aventurière essayant de se glisser dans la société des honnêtes gens et d’extorquer la considération après la fortune. S’il fallait croire que la scène est l’image du monde, on ne pourrait voir sans quelque inquiétude le roman et le drame s’emparer de ce thème avec un acharnement si particulier. Il est vrai que nos peintres de mœurs témoignent au sujet de la réussite de ces entreprises un scepticisme rassurant. Régulièrement la perfidie est démasquée au cinquième acte, et la grande dame interlope en est pour sa courte honte. Les femmes galantes d’ailleurs ont toujours eu du goût pour les manèges de l’ambition et la comédie de l’honnêteté. Ce qui attire les écrivains de nos jours vers cette donnée scabreuse, c’est peut-être précisément l’attrait du danger. Elle exige pour être présentée sans inconvenance une dextérité, des qualités raffinées, dont on est bien aise, par le temps qui court, de faire montre. Elle a donc séduit beaucoup de gens, et, à force d’être maniée par des mains habiles, elle a perdu beau- coup des séductions de l’audace et du piquant de la nouveauté.

Cette remarque n’a point échappé aux auteurs de Fanny Lear, et ils se sont ingéniés à relever par l’assaisonnement la saveur de cette aventure connue, à recouvrir d’un, vêtement original un sujet auquel le public. avait déjà fait trop souvent bon accueil. Ce dessein était sage; seulement ils ont voulu trop bien faire. A force de courir après l’inédit et l’inattendu, ils ont surchargé leur pièce, relégué au second plan l’idée-mère qui la leur avait inspirée, et qui lui eût donné de la cohésion et de l’harmonie. Toute une végétation d’épisodes parasites se développe, comme des branches gourmandes, sur le tronc principal, et en épuise la sève. La pièce, trop touffue au commencement, s’achemine en 4gzag vers une conclusion étranglée, appauvrie, qui ne réveille point par un dénoûment vigoureux l’attention éparpillée du spectateur.

L’héroïne principale, cette Fanny Lear qui donne son nom à l’ouvrage et qui devrait le remplir et le dominer, est absente de la scène pendant deux grands actes et demi. Son nom même est à peine prononcé. De temps en temps il résonne comme par hasard au milieu des mille péripéties d’une intrigue encombrée et confuse. Pendant cette laborieuse exposition, deux ou trois sujets de pièce se laissent successivement apercevoir et s’évanouissent. Ces motifs accessoires au reste ne manquent pas de grâce : souvent une touche fine, une veine d’ingénieuse invention, des scènes au dialogue vif, font penser à ce petit acte spirituel et distingué que M. Meilhac nous a autrefois donné et qui s’appelle les Curieuses. Il y a là, par exemple, une situation fort invraisemblable, mais qui n’en contient pas moins la matière d’un amusant vaudeville, le vaudeville, comme on le sait de reste, n’étant pas tenu de respecter la vraisemblance. A la suite d’une soirée où il trouve, l’intolérant! que sa femme a obtenu trop de succès, un jeune mari se laisse aller à lui faire une scène. La scène se termine par un de ces gestes qui, atteignant en plein visage une femme jeune, belle et fière, risquent de n’être expiés ni par la soumission la plus humble, ni par le plus amer repentir. M. de Frondeville, l’époux trop vif, accablé du sentiment de sa faute et n’osant reparaître devant les yeux de sa victime, prend la fuite sans se retourner, et court s’enfouir dans son château au fond de sa province. Il y passe trois années, avivant par l’absence et par le remords un amour interrompu en pleine lune de miel. Cependant, pour être mari, et très coupable mari, on n’en est pas moins homme, c’est-à-dire sujet à se consoler. Il se rencontre sur la route de M. de Frondeville une provinciale aussi jolie qu’ambitieuse, Mme Rédif, qui s’est mis en tête de faire du plus benêt des maris, par l’entremise de l’empressé châtelain de Frondeville, un receveur-général. Ce ménage est pour le moment installé au château. Nous voulons croire, bien que les auteurs aient eu le tort de nous en trop insinuer sur ce point délicat, que les imprudences de la jeune femme se sont bornées à cette compromettante visite et à quelques marivaudages véniels. Un beau soir tombe de Paris Mme de Frondeville. Elle vient faire à son mari la plus singulière des confidences. Elle craint de ressentir pour un autre une inclination naissante, et lui demande de la protéger contre elle-même. Frondeville promet à sa femme de la sauver, se promet à lui-même de la reconquérir, et, fort de ces bonnes résolutions toutes fraîches, ne se déconcerte pas trop à l’entrée, assez plaisamment préparée, de Mme Rédif. La présence au château de cette légère personne, même escortée du bonhomme Rédif, ne justifie que trop la prière qu’à son tour il adresse à Mme de Frondeville de le défendre contre les mauvaises suggestions de la solitude et ses propres entraînemens. Ce vaudeville est esquissé d’une manière alerte; mais il semble fort surpris de servir de prologue à la pièce toute différente qui va commencer, et dont les situations, plus violentes sans être beaucoup plus naturelles, laissent regretter la gaîté facile de ce début.

Fanny Lear apparaît enfin. Après avoir été quelques années une actrice de troisième ordre et avoir réalisé une colossale et scandaleuse fortune, elle a épousé ou plutôt acheté un vieux libertin ruiné, épave parisienne qu’on découvre pour ce marché dans les plus basses tavernes de Londres. C’est une sorte de gageure qu’elle a faite avec elle-même d’ouvrir à la fille tarée d’un pêcheur de la Cité les rangs de la société la plus justement ombrageuse. A peine devenue marquise de Noriolis, elle s’aperçoit qu’elle a épousé un homme dont la débauche, les désastres et une hideuse misère ont égaré la raison. Son mari est fou à lier, et voilà tous les plans de notre aventurière renversés. Elle ne se résout pas si facilement à en avoir le démenti. Elle est tenace, comme elle le dit elle-même à Frondeville en lui expliquant ses projets avec une candeur qui désarme et avec un léger accent anglais que Mme Pasca, qui a très bien interprété ce rôle répulsif, sait rendre piquant sans exagération. Le vieux Noriolis a une petite-fille. Fanny Lear ne la mariera qu’à un homme prêt à consentir, moyennant un million, à présenter dans le monde et à couvrir de son pavillon une semblable belle-mère. C’est pour sauver cette enfant d’une union aussi odieuse qu’une ligue se forme au château de Frondeville. Mme de Frondeville en est l’âme. Elle procure d’abord un autre fiancé à Mlle de Noriolis, et même ce n’est pas là l’invraisemblance la moins cavalière de la pièce, car ce jeune homme n’est autre que l’amoureux si convaincu, si dangereux et si pressant que Mme de Frondeville avait cru devoir fuir jusque chez son mari. Pour pénétrer jusqu’au vieux marquis, gardé à vue au fond d’un château voisin, Frondeville et un de ses amis gagnent les domestiques. Le spectacle que rencontrent les tenans de Mlle de Noriolis dans l’appartement reculé où ce procédé peu chevaleresque les introduit, MM. Meilhac et Halévy auraient humainement agi en nous l’épargnant. Ils se trouvent en présence d’un être repoussant, oscillant sans cesse entre la fureur et l’imbécillité. Le quatrième acte, que remplit cette monotone succession de crises terminée par une attaque de nerfs, laisse une impression de fatigue navrée. Il eût fort risqué de dégoûter d’en voir davantage, si un jeune acteur frais émoulu de province et dont les débuts sont d’heureux augure, M. Pujol, n’en avait enlevé avec beaucoup d’énergie les parties les plus recommandables et pallié avec tact les passages dangereux. Il va sans dire que l’intrigante est battue par les vertueux conspirateurs réunis contre elle, qu’elle est réduite à dépenser dans la solitude et dans l’opprobre ses millions mal acquis, et que Mlle de Noriolis épouse son versatile amoureux.

Ce qui perd Fanny Lear, c’est une fatalité ordinairement attachée à la destinée des coquins, la coquinerie de ses complices. Elle a choisi pour instrument de ses desseins certain docteur aussi allégé de scrupules qu’elle-même ; il suit sa pente et venge d’anciens et cuisans affronts de poursuivant éconduit en se vendant aux adversaires de la marquise. Si c’est là la moralité de la pièce, elle n’a rien de bien saisissant. Quand on essaie de résumer les impressions que laisse cette comédie enchevêtrée, hâtive, on éprouve un sentiment de regret. Des qualités fines, de l’esprit du meilleur aloi, y ont été dépensés, et cependant le résultat est fâcheux. Ce qui a manqué, c’est la maturité de conception, la concentration des forces dans un effort énergique de volonté et de travail. Il ne faudrait pas que des succès nombreux, mais plus bruyans que littéraires, eussent écarté les auteurs de Fanny Lear d’un but plus élevé : ils ont le droit d’y prétendre ; mais il n’est que temps pour eux de se mettre sérieusement à le poursuivre.

C’est encore la perfidie des femmes qui fournit le texte du proverbe assez sémillant que M. Legouvé vient de faire représenter au Théâtre-Français avec un succès qu’expliquent en partie les considérations que nous développions tout à l’heure. M. Legouvé lui-même subirait-il l’influence du courant d’idées qui semble porter nos auteurs à voir les femmes en laid, et serait-il permis de voir un « signe des temps » dans cette défection du plus fervent de leurs admirateurs? Une coquette battue sur son propre terrain par un jeune homme qui feint d’abord de se laisser prendre à ses pièges, tel est le sujet de la nouvelle pièce, dont le titre, A deux de jeu, exprime du reste la donnée avec une concision expressive. Ce thème n’est pas absolument neuf; M. Legouvé l’a agrémenté de quelques incidens qui ne témoignent pas d’une fertilité d’invention bien miraculeuse, et dont cette bluette n’avait que faire. C’est pour sauver son frère, près de faire un mariage inespéré, qu’Edouard Huber entre presque d’assaut, à l’aide d’un gros mensonge et couvert par un faux nom, chez la dangereuse marquise coupable d’avoir aimé ce frère imprudent. Il faut toujours qu’il y ait un mariage riche dans les pièces de M. Legouvé. Aucun biais ne lui coûte pour prôner la morale et les belles alliances. Il y avait urgence à rendre odieuse la femme que l’on va berner si peu galamment, car son adversaire, en prenant un masque pour la combattre, risquait de rendre sa victoire peu sympathique. M. Legouvé a essayé d’en faire en effet une perfide indigne de pitié, et a réussi surtout à la rendre un peu plus perfide que nature. Quoi qu’il en soit, des mouvemens de scène qui ne laissent pas d’être piquans, quelques mots heureux, une interprétation fort habile, ont fait oublier à des spectateurs que force pièces récentes et parfois M. Legouvé lui-même avaient soumis à de bien autres épreuves, graviora passi, combien singulière était la route choisie par l’auteur pour nous conduire à un dénoûment trop prévu. L’inspiration dramatique se comporte chez nous comme les fleuves. Elle est dans cette saison à son point d’étiage. Espérons que, comme les fleuves, elle ne tardera point à reprendre son niveau normal.


ALFRED EBELOT.


ESSAIS ET NOTICES.

Les Jardins, histoire et description, par M. Arthur Mangin ; Tours, 1867, Alfred Mame.


On ignore généralement combien se complique d’infinis détails l’art de faire un jardin. Il faut autre chose que des parterres élégamment dessinés, des pavillons, des jets d’eau, des arbres et des fleurs; ce qu’il faut surtout, c’est le choix de ces élémens, l’assortiment raisonné, l’heureuse entente des harmonies et des contrastes, des proportions et des perspectives. Qui ne comprend quelles différences doivent exister, par exemple, entre un jardin de Perse ou d’Egypte et un jardin de France ou d’Angleterre? Tandis que celui-ci, fait pour la promenade, nécessite de larges allées, le long desquelles des objets d’art savamment espacés s’offriront successivement au regard, où des massifs de verdure créeront ces alternatives d’ombre et de soleil qu’aime l’habitant des climats tempérés, dans un jardin d’Orient au contraire, on devra trouver des allées entièrement couvertes et de nombreuses stations d’où le promeneur indolent pourra d’un coup d’œil embrasser parterres de fleurs, bassins et lointaines perspectives. Dans le premier cas, c’est le promeneur qui ira chercher le jardin, dans le second, c’est au contraire le jardin qui en quelque sorte vient au-devant du promeneur, l’enserre, l’enveloppe, l’oblige à s’asseoir et multiplie autour de lui ses enchantemens.

On comprend quelle diversité de types a dû sortir d’un ensemble aussi compliqué de considérations. Cette diversité est si grande que l’on a été contraint d’établir une sorte de classification des genres horticoles. Le genre géométrique et le genre pittoresque forment les deux grandes divisions qui se subdivisent en styles divers, désignés d’après les noms des peuples qui leur ont donné naissance. Au premier appartiennent les styles babylonien ou arabe, italien, français et hollandais; au second se rattache le style chinois, dont le style anglais n’est manifestement qu’une dérivation. Naturellement genres et styles se sont souvent modifiés, combinés ou altérés, mais il faut, si l’on veut éviter la confusion, ramener à l’un ou à l’autre de ces types les différens spécimens de l’art horticole paysagiste.

Cet art a pris une très grande extension. L’histoire qui nous en fait connaître les développemens successifs est curieuse et fort instructive, et c’est cette histoire que nous raconte M. Arthur Mangin dans un beau volume où l’intérêt du texte est doublé par celui qu’y ajoutent les nombreux dessins de main de maîtres. Il est évident que nous ne pouvons ici suivre l’auteur dans toutes les descriptions dont son ouvrage est rempli. Jardins merveilleux ou légendaires, paradis de l’Assyrie, de la Perse et de l’Egypte, jardins primitifs de la Grèce, villas somptueuses de l’ancienne Italie, vergers, préaux et courtils du moyen âge, tous sont passés en revue, depuis le modeste jardinet d’Alcinoüs, jusqu’aux parcs immenses et merveilleux de l’antique terre de Yucatan, les vergers de l’Inca, ou jardins aux fleurs d’or et ces gracieux chinampas du Nouveau-Mexique, sortes de jardins flottans qui errent sur les lacs, remontent les canaux, pénètrent jusque dans l’intérieur des villes, arrêtent de station en station leurs vastes corbeilles fleuries, dont les arômes parfument au loin les deux rives. La renaissance fournit à l’auteur des Jardins une ample moisson de faits. Les jardins botaniques du XVIe siècle, les villas italiennes qui semblent renaître des débris de celles qu’avait construites l’ancienne Rome, enfin l’apparition, dans l’histoire horticole, de l’homme dont le nom remplit toute la période qui s’étend depuis le milieu du XVIIe siècle jusqu’au milieu du XVIIIe, tels sont les élémens de l’une des plus intéressantes parties de l’ouvrage de M. A. Mangin. Le Nôtre ne fut point, comme on le croit communément, le créateur d’un genre nouveau, mais il sut s’inspirer du passé sans étroitesse d’esprit et sans plagiat. Il n’employa guère que les élémens du genre classique, c’est-à-dire celui du siècle d’Auguste et de la renaissance; mais il sut donner à l’emploi qu’il en fit des proportions si imposantes, qu’il imprima à tous ses jardins un incomparable caractère monumental. Le genre systématisé par Le Nôtre fit bientôt le tour de l’Europe. Lui-même avait planté des jardins en Italie et en Angleterre; il fournit de plus des dessins à l’Allemagne, à la Suède et à l’Espagne, si bien que le voyageur qui eût parcouru l’Europe centrale au commencement du XVIIIe siècle eût partout retrouvé ces fameux jardins symétriques sans lesquels un roi ne se fût pas cru à la hauteur de la civilisation. L’Angleterre elle-même, qui devait bientôt donner l’exemple du romantisme le plus indépendant, ne faisait que renchérir sur la froideur du style français.

C’est de la Chine que nous sont venus les principes sains et rationnels qui président depuis le milieu du XVIIIe siècle à la création de ces jardins magnifiques qu’on appelle tantôt anglais, tantôt chinois, tantôt anglo-chinois, et dont le vrai nom devrait être jardins naturels. Le principe qui préside à la création de ces jardins, quelques travestissemens qu’il ait pu subir, est et demeurera le seul principe rationnel. François Bacon, le premier, en 1644, s’élevant avec force contre les arbres taillés, les petits jets d’eau, la symétrie conventionnelle, tout le mauvais goût enfin de la mode régnante, prêcha aux Anglais l’imitation de la nature. Ces tentatives n’empêchèrent point Charles II d’appeler Le Nôtre en Angleterre; mais les idées nouvelles, à la diffusion desquelles contribuèrent pour leur bonne part les descriptions du Paradis perdu de Milton, trouvèrent en deux écrivains distingués, Addison et Pope, d’énergiques et habiles propagateurs. Le principe, admis désormais, devint bientôt une réalité vivante entre les mains de Kent, un contemporain de Pope. Le nouveau maître, peintre paysagiste, applique à l’art des jardins la composition des tableaux. La création du jardin de Stowe, sa première œuvre, emporta les dernières résistances. Cette nouvelle et vaste science ne demeura pas simplement historique, elle eut ses manuels, ses commentateurs, ses auteurs, — en Angleterre Mason, Whately, Chambers, Price, Repton, en France Watelet, Girardin, Gilpin et quelques autres; l’art des jardins était désormais découvert et formulé.


ED. GRIMARD.



Voyage de Martin à la recherche de la vie, par M. Louis Rambaud; Lacroix, Verboeckhoven.


Il y a des momens dans l’histoire des nations où la vie abonde, où l’organisme social, jeune, sain et vigoureux, manifeste avec une sorte de profusion les témoignages de l’énergie collective d’un peuple. Il y en a d’autres au contraire où l’activité s’affaisse, où la sève semble épuisée, où la circulation de la pensée se ralentit et s’endort. Sommes-nous dans une de ces heures pénibles? Les trois voyageurs dont M. Rambaud nous raconte les humoristiques aventures en sont du moins convaincus. Ils ont cru constater autour d’eux les symptômes de cette anémie intellectuelle, et ils trouvent que la vie se retire de la société à laquelle ils appartiennent. Jugeant dès lors qu’elle a dû se réfugier quelque part, ils se mettent en route pour découvrir sa retraite, et s’en vont de lieu en lieu, observant et philosophant, perdant souvent de vue le but de leur excursion, faisant raconter leur histoire aux gens qu’ils rencontrent, et qui rarement voient le monde en beau. Ils ne se font pas faute en toute occasion de s’ériger en juges railleurs, trop découragés sans doute, mais souvent perspicaces, des systèmes en usage et du train des choses ici-bas.

Martin et ses amis se donnent avec complaisance le titre « d’abstracteurs. » Ce sont eux-mêmes des abstractions à la poursuite d’une autre abstraction. Les épisodes de cette dissertation philosophique à plusieurs voix se déroulent dans un milieu indéterminé et vague. M. Rambaud n’a pas fait le moindre effort pour encadrer ses boutades dans un récit suivi, pour faire mouvoir ses personnages au sein d’événemens naturels. Peut-être eût-il mieux fait de le tenter, et eût-il rendu ainsi la lecture de son livre plus attachante. Toutefois ce ne sont pas des types imaginaires qu’il retrace, et il a très finement nuancé le caractère de ses héros. Leurs tendances sont observées avec justesse, même lorsque leurs actions nous transportent en dehors de toute réalité. On se figurerait difficilement leurs traits, mais on voit leur âme. Ils représentent assez bien toute une classe de jeunes gens trop nombreuse, la classe des découragés. L’auteur les a évidemment vus de près, et il a pu les juger, car son esprit d’une trempe plus solide le préservait de la plupart de leurs défauts. Ce sont des imaginations ardentes, des organisations nerveuses, délicates et débiles, douloureusement sensibles aux moindres variations de l’atmosphère intellectuelle où ils vivent. Ils se montrent surexcités par d’intermittentes ardeurs, au fond dégoûtés de leur tâche avant de l’avoir entreprise, ironiques et inactifs. Tous ces traits sont peints d’après nature et d’un pinceau juste, sobre et fin. Ce qu’il faut reprocher à M. Rambaud, ce n’est pas d’avoir mal observé ses modèles, c’est de montrer quelque partialité pour ces volontés sans ressort. Au lieu d’aller au loin et au hasard chercher une vie imaginaire, ce qui est un prétexte à paresse des plus commodes, que Martin ne s’occupait-il de faire son œuvre dans la vie réelle? La plus obscure besogne, patiemment, vaillamment accomplie, lui en eût appris plus long sur le problème qui le préoccupe, que toutes ses pérégrinations. La vie, cette vie générale après laquelle il soupire, n’est pas une sorte de divinité mythologique tapie au fond de quelque bois sacré; on ne va point l’adorer en pèlerinage dans des sanctuaires reculés. Pour en aider le développement dans la mesure de ses forces, il faut rêver moins et travailler plus que ne le font Martin et ses deux compagnons. Elle diminue quand se multiplient ces dilettantes dédaigneux qui voient bien les maux existans, mais se réfugient, pour s’en consoler, dans une inaction sarcastique.

La note du découragement domine dans ce livre. On n’y trouve que des gens retirés du monde après en avoir épuisé les tristesses, et qui, couchés sous leur tente, ont pris le parti d’y rester immobiles en roulant des pensées amères. Martin lui-même, après la poursuite vaine d’un être de raison, annonce l’intention de se retirer dans les bois. Franchement, ce n’est point là une détermination bien héroïque et dont il faille beaucoup le louer. Espérons qu’il n’y a pas dans notre jeunesse beaucoup de contemplatifs aussi sceptiques. Y en eût-il beaucoup, M. Rambaud aurait encore le tort d’avoir trop l’air de les absoudre et de clore son livre sur cette conclusion négative. Il y a des leçons plus fermes à leur donner, et à voir un jeune auteur se complaire ainsi dans la peinture du désenchantement on a d’autant plus de regrets qu’il a en lui de quoi traiter les mêmes questions d’une façon plus utile, à un point de vue plus fécond. Ces théories débilitantes sont en effet mises dans un cadre ingénieux et exposées avec un art consciencieux et raffiné. Une tendance au raffinement est même le reproche le plus sérieux qu’on doive faire au style de ce petit livre. L’auteur a horreur de la vulgarité, et cette horreur salutaire ne laisse pas de l’entraîner quelquefois jusque sur les limites du précieux et du recherché. Ce défaut disparaîtrait, et les qualités qui l’accompagnent et le font pardonner se produiraient plus nettement, si M. Rambaud donnait à ses ouvrages un accent plus franc de réalité, à ses conclusions un caractère plus accusé de force morale et d’énergie virile.


A. E.


L. BULOZ.