Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1875

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Chronique n° 1043
30 septembre 1875


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



30 septembre 1875.

Après tout la saison n’est pas mauvaise pour la paix, pour les idées sages, pour la bonne politique, et dans tous les cas on ne dira pas que nous sommes menacés de périr faute de discours ou de professions de foi dans cet interrègne parlementaire d’automne.

Depuis que l’assemblée a quitté momentanément Versailles, comme pour aller chercher dans le repos le courage et la force de bien mourir, les distributions de prix ont été la première occasion offerte le mois dernier aux hommes publics encore tout chauds des émotions de la veille. Les conseils-généraux à leur tour ont eu leur session régulière, et, bon gré, mal gré, en dépit des préfets et de la loi, la politique s’est mêlée à la discussion des affaires locales. Il fallait des harangues pour commenter la constitution et la participation des conseils de département aux élections sénatoriales. Voici maintenant les réceptions faites à M. le président de la république dans ses voyages et surtout ce qu’on pourrait appeler la session des comices agricoles, sans oublier les banquets du radicalisme, sans omettre même l’inauguration assez étrange et assez accidentée de l’inauguration du monument de Guillaume le Conquérant à Falaise. Des discours, on n’en manque pas aujourd’hui, ils sont presque innombrables, — et le midi n’a pas encore donné ! La politique, il est vrai, peut passer pour un hôte assez inattendu particulièrement dans ces paisibles réunions agricoles, au milieu des charrues perfectionnées, des expositions des diverses cultures et des représentans de l’espèce bovine. Ces modestes et intéressans comices ne laissent pas d’être quelque peu détournés de leur destination primitive, qui ne les appelait pas à être des succursales du parlement ; mais qu’importe ? Le palais de Versailles est fermé pour le moment, les élections, sans être décidées, ne peuvent être éloignées, on jouit des derniers loisirs, et chacun veut dire son mot, M. le vice-président du conseil à Dompaire dans les Vosges, M. le duc de Broglie à Beaumesnil dans l’Eure, M. Christophle et M. de Marcère à la Ferté-Macé dans l’Orne, ceux-ci en Normandie ou en Bretagne, ceux-là en Auvergne ou dans le Forez. Ces jours derniers, M. le ministre des finances réunissait à son tour au château de Stors les maires de son canton de l’Isle-Adam : c’était encore une sorte de comice. Explications et manifestations se succèdent comme pour remplir l’arrière-saison.

Tout cela est encore assez mêlé et un peu confus, nous en convenons ; les dissonances ne manquent pas. Une chose à remarquer cependant, c’est un progrès sensible d’apaisement et de confiance. À tout prendre, dans la plupart de ces discours qui viennent d’être prononcés devant les comices, l’esprit de modération et de conciliation domine. Le langage se ressent d’une situation régularisée et définie. On laisse aux partis extrêmes le triste avantage de poursuivre leurs campagnes de protestations, de chercher sans cesse à entretenir ou à raviver l’incertitude par l’ardeur de leurs excitations, par l’intempérance de leurs prétentions absolues ; les opinions modérées ont la sagesse de s’en tenir à ce qui a été fait par l’assemblée, de ne plus disputer avec un régime qui a pour lui désormais la double autorité de la loi et de l’impérieuse nécessité des circonstances. C’est une question tranchée, et les hommages personnels rendus à M. le président de la république se confondent avec l’acceptation simple et calme des institutions votées, coordonnées dans ces derniers mois. Le thème de toutes ces harangues récentes peut se résumer en un mot : la constitution du 25 février pratiquée dans un esprit conservateur, sans préoccupations exclusives et sans parti-pris comme sans arrière-pensée, sous l’inspiration unique de l’intérêt national.

Au fond, c’est une victoire de l’influence calmante de la raison et du bon sens, et sait-on ce qui explique le mieux peut-être ce ton général de modération qui caractérise tant de discours prononcés depuis quelques semaines ? C’est que les orateurs avaient précisément à parler dans des comices agricoles, presque devant les populations elles-mêmes, en présence d’une multitude d’intérêts qui ne demandent que la paix et la sécurité. Lorsqu’on se fait un public qu’on réunit dans une salle de bal ou de banquet pour lui exposer les programmes du radicalisme, lorsqu’on écrit tranquillement des manifestes pour la légitimité ou pour l’empire déguisé sous l’appel au peuple, il est bien facile de se livrer à toutes les divagations, de mettre en doute une œuvre de transaction péniblement accomplie, d’opposer des chimères à la réalité. Quand on est dans un comice rural, au milieu des populations, le bon sens et la raison pratique reprennent leurs droits. Le pays, quant à lui, ne vit pas de chimères ou de contestations passionnées de partis ; il s’inquiète fort peu en vérité des rivalités d’influence de M. Gambetta et de M. Naquet ou des polémiques légitimistes contre le centre droit. Chaque jour il travaille, il sème, il moissonne, il poursuit ses entreprises d’industrie et de commerce ; il y est bien obligé, ne fût-ce que pour payer les folies des politiques imprévoyantes, et avant tout il a besoin de se sentir garanti contre des révolutions nouvelles. Il est intéressé à savoir si les institutions qu’on lui a données sont sérieuses, s’il peut se reposer dans la fixité qu’on lui promet. La France ne demande qu’à être rassurée, et voilà pourquoi tous ces récens orateurs des comices n’ont fait que s’inspirer de l’instinct, des intérêts réels du pays en lui parlant du caractère conservateur de la république nouvelle, pendant que M. Louis Blanc s’en allait l’autre jour, dans une guinguette de Saint-Mandé, fêter l’anniversaire de la république agitatrice de 1792, célébrer les merveilles de la convention, des assemblées uniques et omnipotentes, des comités de salut public. C’est le plus frappant contraste entre l’esprit de secte et l’esprit pratique.

Ce n’est point assurément que tous ces discours, dont l’agriculture est le prétexte, aient une égale importance ou qu’ils résolvent toutes les difficultés ; mais ils ont avant tout le mérite de répondre à une certaine attente du pays, d’être les signes expressifs d’une situation qui s’apaise, qui tend à prendre son équilibre dans ces conditions nouvelles créées par la force des choses plus encore peut-être que par la volonté des hommes. Ils montrent surtout où en sont les opinions, les partis et le gouvernement lui-même. De ces discours d’automne un des plus remarquables, un des plus significatifs sans aucun doute, est celui que M. le duc de Broglie a prononcé dans un comice de l’Eure, à Beaumesnil. M. le duc de Broglie a sur bien d’autres l’avantage d’être un esprit élevé et fin, de parler une langue correcte et habilement nuancée, de savoir en un mot ce qu’il veut dire et comment il doit le dire. C’est un des rares orateurs politiques d’aujourd’hui sachant parler français sans broncher dans un comice comme à l’assemblée. Il a de plus passé jusqu’ici pour un des chefs justement accrédités du parti conservateur, des opinions monarchistes. Il a été un des auteurs, peut-être le principal auteur du 24 mai, de cette grande tentative organisée pour préparer une restauration devenue bientôt impossible, et certainement il a du déployer de singulières ressources de dextérité et de souplesse pour maintenir cette majorité du 24 mai qui, après l’avoir élevé au pouvoir, a fini par lui manquer. Il y a un an à peine, il prononçait un de ses plus habiles discours pour arrêter au passage cette république qui frappait à la porte de l’assemblée sous la forme d’une proposition de M. Casimir Perier. Il a fait ce qu’il a pu jusqu’au bout en fidèle partisan de la monarchie constitutionnelle. — Eh bien ! M. le duc de Broglie, lui aussi, en vient à subir l’influence des choses, à se rallier sans trop marchander à ces lois nouvelles qui constituent la république avec des garanties énergiquement conservatrices. Il n’a point été des premiers à les voter, ces lois, il les accepte aujourd’hui avec une évidente loyauté, et le langage qu’il vient de tenir à Beaumesnil est assurément une des marques les plus frappantes du progrès des idées de conciliation. M. le duc de Broglie est un constitutionnel conservateur de plus dans la république organisée sous la présidence de M. le maréchal de Mac-Mahon. Est-ce, comme on le dit, une « amende honorable, » un acte de résipiscence ? Pourquoi se servir toujours de ces mots malsonnans ? À quoi bon chercher un désaveu d’opinion ou une inconséquence dans ce qui n’est en définitive qu’une inspiration de la raison éclairée par l’expérience, ramenée par le cours des choses aux seules conditions possibles aujourd’hui ?

Non, M. le duc de Broglie n’a point eu à se désavouer, et peut-être au fond n’a-t-il pas changé autant qu’on le croirait. Il s’est remis au ton du pays, voilà tout. Il a cru un moment, et il n’a pas été le seul à le croire, que la monarchie constitutionnelle était la forme de gouvernement la plus désirable pour la France ; il a vu ce rêve s’évanouir par la faute des monarchistes eux-mêmes, il fait aujourd’hui sa paix avec la république du 25 février, parce que cette république ne lui paraît point sans doute incompatible avec la grandeur de la France, avec tous ses intérêts de sécurité intérieure ou extérieure. « Les lois changent, la France reste, » c’est son mot. Nous ne savons si au sortir du comice de Beaumesnil il s’est senti soulagé, et s’il a répété le liberavi animam meam. La vérité est qu’il a paru tout à fait avoir pris son parti ; il a exécuté courtoisement d’un tour de phrase les bonapartistes et les légitimistes, pour qui il a plus d’une fois bravé l’impopularité par l’excès de ses condescendances quand il était au pouvoir ; il s’est décidé probablement sans enthousiasme, et, une fois la grande résolution prise, il faut avouer que M. le duc de Broglie a parlé avec un certain abandon persuasif, sans apparence d’arrière-pensée, réparant au passage quelques oublis de ses précédens discours, réservant la possibilité d’alliances ou de combinaisons nouvelles, donnant à tous, prenant aussi un peu pour lui sans doute, ces conseils salutaires : « cessons donc de récriminer stérilement sur les institutions qu’on regrette et les institutions qu’on espère. Servons-nous activement de celles que nous avons… Laissons au temps son œuvre,.. » faisons la tâche de l’heure présente… Étouffons les voix discordantes qui voudraient nous affaiblir en nous divisant… »

On ne peut certes mieux parler, et le commentaire le plus favorable dont on puisse accompagner les lois constitutionnelles, ces lois « imparfaites, mais sages, » c’est de dire, comme M. le duc de Broglie, qu’avec elles, si on sait faire « un vigoureux effort de patriotisme et de courage, » on peut « éviter la triste alternative qui a deux fois affligé notre histoire, entre les horreurs de l’anarchie et les aventures du pouvoir absolu. » C’est là en quelque sorte la moralité de ce discours de Beaumesnil, par lequel l’éminent député de l’Eure et ses amis semblent rompre avec de vieilles solidarités de partis pour prendre résolument position sur le terrain de la république constitutionnelle. Ce que M. Léonce de Lavergne a fait dès le premier moment, M. le duc de Broglie le fait aujourd’hui. M. le duc Decazes, M. le duc d’Audiffret-Pasquier, M. Bocher, sont évidemment dans des dispositions semblables ; mais tous ces hommes distingués ne peuvent s’y méprendre. Ni les conditions de leur rôle parlementaire, ni leurs alliances, ne peuvent plus être les mêmes, s’ils veulent exercer une action sérieuse dans le cadre des institutions nouvelles. Séparés par leur vote ou par leur adhésion à la république des fractions les plus irréconciliables de l’ancienne majorité, ils sont forcément conduits à chercher d’autres combinaisons, à refaire une autre majorité dans des conditions plus larges, avec des groupes plus libéraux ; ils le sentent, et c’est là précisément ce que M. le vice-président du conseil, quant à lui, semble ne pas comprendre lorsqu’il se raidit contre la logique de toute une situation, contre des concessions qui ne sont le plus souvent qu’une affaire d’opportunité et de mesure, que les circonstances rendraient parfois aussi naturelles que peu compromettantes.

Chose étrange en effet, dans cette mêlée ou ce travail des opinions du jour, c’est M. le duc de Broglie, l’ancien chef du cabinet du 24 mai, qui a l’air de s’affranchir de certains liens et de faire un pas en avant ; c’est M. le vice-président du conseil actuel, élevé au pouvoir après le 25 février, qui se montre le plus récalcitrant, qui rétrograderait plutôt de peur de paraître avancer. Il n’a fait que répéter récemment dans le comice de Dompaire ce qu’il a dit bien des fois déjà dans ses discours, dans ses déclarations, dans ses explications, sans réussir à préciser sa pensée. Il y a sans doute un point sur lequel M. le ministre de l’intérieur est clairement et honnêtement décidé. Avec M. Buffet, premier ministre sous le maréchal de Mac-Mahon, on peut être certain que les lois constitutionnelles ne sont point en péril, et c’est une garantie rassurante pour le pays. Seulement M. le vice-président du conseil semble toujours sous le poids d’une préoccupation fixe. Défiant de lui-même sous un air de raideur, inquiet de tout ce qui se passe autour de lui, il voit partout des abîmes. Si un de ses collègues montre la prospérité renaissante de la France, il est toujours prêt à ajouter : « Cette confiance ne doit être ni aveugle, ni présomptueuse. » Il représente un peu dans le cabinet le prophète de malheur dans Jérusalem. Au fond, M. Buffet n’a qu’une pensée, il ne voit qu’un moyen de salut : reconstituer l’ancienne majorité, « reformer le faisceau des forces conservatrices du pays. » C’est son idéal, et non-seulement il se rattache avec une sorte d’ardeur fiévreuse à ce qu’il appelle « une politique nettement conservatrice, » il craindrait même de faire la plus légère concession à « une politique qui, sans être encore la politique révolutionnaire, fraierait la voie à celle-ci, et lui servirait de préparation et de transition. » C’est probablement pour le centre gauche que M. le ministre de l’intérieur a trouvé ces paroles encourageantes. Il ne voit pas qu’avec ces idées plus il va, plus il rétrécit les conditions du gouvernement ; il se place dans la situation d’un homme adressant des appels aussi désespérés qu’inutiles à tous ces « conservateurs égarés dans des camps divers, » légitimistes ou bonapartistes, qui ne veulent pas de lui, et dédaignant l’alliance naturelle de ceux qui n’ont certes marchandé à la république, aux lois constitutionnelles, aucune garantie conservatrice. La conséquence est toute simple, il en résulte une apparence d’immobilité et de négation qui présente peut-être le gouvernement sous un faux jour.

Ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’au moment même où M. le vice-président du conseil témoigne ainsi de ses préoccupations ou de ses ombrages, — auprès de lui, dans le même comice, M. le préfet des Vosges parle du libéralisme de la constitution du 25 février, du progrès inséparable de la sécurité, d’une « politique ferme et conciliante qui attire chaque jour de nouvelles et précieuses adhésions au gouvernement républicain. » Quelques jours après, dans la réunion de Stors, M. le ministre des finances à son tour parle avec la plus franche liberté d’esprit. Pour lui, il y a eu vraiment quelque chose de changé le 25 février de la présente année. « Ce jour-là, l’ancienne majorité s’est heureusement et définitivement dissoute, et une nouvelle majorité s’est formée… » Aux yeux de M. Léon Say, s’il n’y a de gouvernement possible que celui qui donne satisfaction aux intérêts conservateurs, il n’y a aussi de « gouvernement durable que celui qui rallie autour de lui le parti libéral, c’est-à-dire les hommes modérés qui ont toujours condamné les excès, mais qui n’ont pas été dégoûtés de la liberté,… qui ont foi dans le gouvernement du pays par le pays, qui représentent en un mot l’idée moderne… » La meilleure preuve que M. le ministre des finances puisse donner de la confiance qu’éprouve le pays, c’est le développement du travail et de la prospérité sous la république nouvelle, c’est le progrès constant qui se manifeste par un accroissement imprévu de 70 millions dans le produit des impôts indirects. Fort bien ; M. Léon Say parle avec netteté, avec résolution et avec esprit, il donne surtout de bonnes nouvelles de nos finances, si prodigieusement surchargées et si promptes à se relever. Le discours de Stors est certainement de ceux qui sont faits pour rassurer le pays ; mais enfin où est la pensée réelle du gouvernement au milieu de ces manifestations diverses ? Est-elle partout à la fois ? Est-ce une illusion de polémique de chercher des divergences sérieuses là où il n’y en a pas, là où il n’y a que des nuances d’opinions et de tendances se complétant mutuellement ? Soit ; nous ne demandons pas mieux que de le penser et de croire que ces contradictions sont plus apparentes que réelles, qu’au fond le ministère tout entier poursuit l’application d’une même pensée, qui est de rallier autour du régime nouveau toutes les forces libérales et conservatrices, de former, selon le mot de M. Léon Say, « un grand parti constitutionnel » composé de « tous ceux qui ont compris que la république était seule possible. » Le fait est que si, parmi les opinions modérées, dans le ministère comme dans le pays, il pouvait y avoir des manières différentes d’entendre les institutions nouvelles, le radicalisme se chargerait de les remettre immédiatement d’accord en entrant en scène, en opposant à cette république possible dont parle M. Léon Say la république chimérique et désastreuse de ses souvenirs et de ses rêves.

Le radicalisme, il faut en convenir, a le don de l’opportunité, et il a bien choisi son moment en allant l’autre jour, au « salon des familles » à Saint-Mandé, célébrer l’anniversaire de la naissance de la république de 1792. Il a cru sans doute qu’on oubliait trop vite dans notre malheureuse France, que le pays était trop prompt à s’apaiser et à reprendre confiance, que l’esprit de modération dont une partie de la gauche a fait preuve depuis quelques mois était d’un mauvais exemple, et il a tenu à rappeler une fois de plus qu’il existait, qu’il n’avait rien oublié ni rien appris. Le radicalisme n’est point arrivé encore à comprendre que le meilleur moyen de rendre la république impossible, c’est de la placer sous les auspices de ces souvenirs sanglans, de la confondre avec une époque de sinistre mémoire. Bien entendu, la fête du « salon des familles » de Saint-Mandé n’était qu’un prétexte offert à M. Louis Blanc pour renouer les saines traditions révolutionnaires, pour relever le vrai drapeau républicain, dont M. Gambetta n’est plus, à ce qu’il paraît, qu’un gardien infidèle. Il s’agissait moins de l’anniversaire du 21 septembre 1792 que d’une démonstration contre les lois constitutionnelles de 1875, contre les transactions qui leur ont donné naissance, contre les défections qui les ont préparées. M. Naquet, avec ses tournées en province, ne suffisait plus, l’ancien président des conférences socialistes du Luxembourg aux beaux jours de 1848 a tenu à pontifier à Saint-Mandé. Il veut tout simplement nous appliquer la constitution de 1793, c’est la nouveauté sortie de son imagination.

Eh quoi ! une république avec deux chambres, avec un président, presqu’un roi, — une république pondérée, modérée, constitutionnelle, libérale, régulière, est-ce possible ? M. Louis Blanc s’est réveillé de son sommeil d’Épiménide l’esprit encore plein de ses vieilles hallucinations révolutionnaires, et du haut de son trépied de Saint-Mandé, dans ses déclamations sibyllines, il s’est mis à dérouler couramment toutes ces images de la grande assemblée unique, de la convention, du comité de salut public, des levées en masse. Le discours de Saint-Mandé est arriéré de trente ans au moins, et il ne profitera pas plus à l’histoire qu’à la politique. Les apologues frondeurs de Franklin au sujet des deux chambres peuvent être fort spirituels et amusans dans un banquet : malheureusement ou heureusement pour les États-Unis, ils ont pour commentaire l’existence de cette république américaine elle-même qui a vécu et prospéré avec deux chambres aussi bien qu’avec un président. M. Louis Blanc a fait une découverte, c’est que le 18 brumaire ne se serait accompli que parce qu’il y avait deux chambres. « Boissy d’Anglas avait dit : Le conseil des cinq-cents sera l’imagination de la république, le conseil des anciens sera la raison. Eh bien ! ce fut en s’appuyant sur la raison de la république pour en calmer l’imagination que Bonaparte renversa la république. Grâce à la complicité du conseil des anciens, la dissolution du conseil des cinq-cents fut simple affaire de grenadiers… » M. Louis Blanc, qui est un historien et qui interroge sans doute les causes des événemens, est-il bien sûr que ce soit là l’unique raison d’être du 18 brumaire ? En est-il à reconnaître que, si cette révolution consulaire a été possible, c’est précisément parce qu’il y avait eu une assemblée unique qui avait érigé la terreur en gouvernement, qui, après avoir épuisé toutes les fureurs, tous les excès, avait laissé la France sanglante, déchirée, fatiguée de crimes, démoralisée par les corruptions, aspirant à la paix, même sous un maître ? Qu’il y eût alors une seule chambre ou deux chambres, c’était parfaitement indifférent. M. Louis Blanc a eu d’ailleurs sous les yeux un autre spectacle également instructif. Il n’y avait qu’une assemblée en 1851, le nouveau 18 brumaire s’en est-il moins accompli ?

Cela veut dire que, dans ce système, si une assemblée est dominée par un même esprit, par une même passion, elle peut devenir une monstrueuse tyrannie ; si elle est divisée, partagée en factions presque égales, elle est l’impuissance : de toute façon, le résultat est le même parce qu’il est préparé par des causes plus générales et plus profondes. Nous ne parlons pas des moyens que M. Louis Blanc nous offre généreusement pour notre réorganisation militaire ; ils sont en harmonie avec le système, ils sont renouvelés des jacobins. C’est bien simple : les jeunes gens vont au combat par millions, les femmes font des tentes, les enfans font de la charpie, les vieillards vont sur les places publiques pour enflammer les courages, prêcher la haine des rois et l’unité de la république, les bannières portent cette inscription : « le peuple français debout contre les tyrans ! » Voilà qui est entendu ; avec cela, on a des armées selon la recette radicale. M. de Bismarck ne peut manquer d’envoyer ses complimens et son approbation aux convives de Saint-Mandé en souhaitant bon succès à des idées si manifestement propres à relever la puissance et à faire le bonheur de la France. Heureusement nous n’en sommes pas encore là.

M. Louis Blanc s’intéresse sans doute à la république. Eh bien ! il n’a qu’à regarder autour de lui, à mettre la main sur le cœur du pays et à se demander sérieusement ce que durerait la république avec le système qu’il préconise, avec la convention, les clubs, les assemblées élues à courte échéance, un pouvoir exécutif sans autorité, l’agitation en permanence, le travail bientôt ralenti et suspendu. Croit-il qu’une nation s’accommode longtemps de ce régime ? Si cette modeste république de 1875, pour laquelle M. Louis Blanc et M. Naquet ont peu de goût, a quelque chance de vivre, c’est précisément au contraire parce qu’elle ressemble aussi peu que possible à l’autre, à la « vraie » selon l’évangile de Saint-Mandé. Elle n’a rien à voir avec l’anniversaire du 21 septembre, elle est du temps où elle est venue au monde. Elle s’adapte aux intérêts et aux instincts du pays, qu’elle ne trouble ni ne menace. La constitution qui lui a été donnée a l’avantage de concilier des nécessités de gouvernement plus que jamais impérieuses et des libertés certes encore assez larges. Pratiquée simplement et sincèrement, elle peut, comme l’a dit M. le duc de Broglie, comme l’a répété M. le préfet des Vosges, offrir un moyen d’échapper à cette éternelle et désolante alternative de l’anarchie et du césarisme. Elle permet tout au moins, si elle ne le favorise pas, ce travail d’apaisement qui apparaît un peu partout, au milieu duquel les manifestations radicales peuvent être une discordance choquante, sans être un incident sérieux et menaçant, sans interrompre cette paisible et laborieuse renaissance qui est après tout le prix de beaucoup d’efforts et d’un esprit persévérant de modération.

C’est le destin de ces œuvres de réorganisation nationale après la tempête d’avoir à triompher de bien des difficultés, — des scrupules ou des résistances des uns, des violences emportées des autres, souvent de l’indécision de tous. C’est heureusement aussi la fatalité des excitations passionnées et bruyantes d’échouer devant la raison publique, devant l’instinct populaire. Que les partis extrêmes s’agitent ou essaient de s’agiter, que le radicalisme représenté par M. Louis Blanc aille à Saint-Mandé évoquer les souvenirs sinistres de la convention, que les légitimistes se vengent de leurs déceptions par des représailles d’animosité ou de mauvaise humeur, en s’efforçant d’entraver, de dénaturer ou de dénigrer ce qu’ils ne peuvent empêcher, le travail d’apaisement et de conciliation ne se poursuit pas moins à travers tout. Il se manifeste par un certain état général de l’opinion, par les dispositions évidentes des partis sérieux, par une modération qu’on interprétera comme on voudra, qui serait bien plus significative si elle n’était qu’un calcul, un hommage intéressé au sentiment public. Évidemment il y a une trêve à peu près complète et heureuse. Pour la première fois peut-être depuis longtemps, on l’a remarqué, le pouvoir de M. le président de la république est universellement accepté sans aucune apparence de contestation. M. le maréchal de Mac-Mahon va aux manœuvres militaires, dans un comice de l’Allier, dans les ateliers de Rouen, partout il est reçu avec une respectueuse sympathie, sans ostentation et sans affectation. M. le président de la république ne fait pas de longs discours ; à ceux qui croient devoir l’accueillir avec des harangues officielles, il répond familièrement : « Pour moi, je ne connais qu’une politique, l’amour de la patrie. — Vous pouvez avoir confiance ; tant que j’aurai le gouvernement, l’ordre sera maintenu. » C’est peut-être par de telles paroles que M. le maréchal de Mac-Mahon répond le mieux à l’instinct public, en se plaçant au-dessus ou en dehors des partis. D’un autre côté, les institutions nouvelles sur lesquelles on a tant discuté, on commence à n’en plus parler que pour les reconnaître, pour en accepter les conséquences ; on tend à s’accorder entre conservateurs et libéraux pour les considérer comme une solution suffisamment raisonnable d’une crise d’incertitude énervante, et s’il n’y a pas dès aujourd’hui une alliance des principales fractions du centre droit et du centre gauche, on peut dire que les premiers pas sont faits. Nous n’en voudrions d’autre preuve que les fureurs de certains légitimistes contre la « trahison » du centre droit, contre l’adhésion des monarchistes constitutionnels à la république.

On a beau faire, la conciliation est dans les discours ; c’est le ton de la saison. M. de Falloux lui-même disait récemment à l’adresse de ses amis dans son comice de Segré : « Fortifier une politique d’apaisement qui a été jusqu’ici plus entravée par ses amis naturels que par ses adversaires, voilà le but qui, selon moi, s’impose à nos efforts. » Il n’est pas jusqu’à M. l’archevêque de Bordeaux, le cardinal Donnet, qui, ayant à parler dans un comice de la Gironde, n’ait cru devoir exprimer les sentimens les plus modérés et les plus confians en disant : « Le pays a donné le beau et rare spectacle de l’autorité se constituant par le cours naturel des choses et des esprits… Il y a soixante-quinze ans, nous fûmes sauvés par un homme, c’est par nous-mêmes que nous le sommes aujourd’hui… » Ces sentimens de confiance, le général Lebrun, le général Ducrot, les exprimaient tout récemment à leur manière, avec un accent particulier de fidélité militaire, dans des ordres du jour par lesquels ils congédiaient les réservistes dont le court passage sous le drapeau a été une rassurante expérience en montrant le progrès, de l’instruction et de la discipline de nos soldats. Lorsque de toutes parts des hommes si divers de rang, de passé, d’opinion, de position, se laissent aller à exprimer ces idées, c’est qu’ils sentent évidemment qu’ils répondent à un instinct public ; ils sont emportés par un mouvement, dont le pays est le premier à donner l’exemple en se relevant d’un énergique et paisible élan, en subissant tous les sacrifices, toutes les nécessités, comme aussi en s’empressant d’accueillir les gages de stabilité qu’on lui offre par des institutions définies. Qu’il puisse y avoir encore des dangers, que M. le ministre de l’intérieur ait plus d’une occasion d’exercer la sévérité de sa surveillance, c’est possible. Le gouvernement sera d’autant plus fort qu’il s’inspirera de ce mouvement d’opinion nationale, de ce besoin universel d’apaisement, pour combattre les agitations de toute sorte, pour préparer des élections qui ne doivent pas servir à créer de nouveaux périls à la France, qui doivent au contraire lui ouvrir une paisible carrière où elle puisse poursuivre la reconstitution de sa puissance.

Heureux sont les peuples qui n’ont à s’occuper que de leurs affaires les plus simples ou qui ne voient tout au plus leurs épreuves que dans le passé ! L’Italie va-t-elle décidément avoir la visite de l’empereur Guillaume ? Les médecins, puisque ce sont les médecins qui décident de l’excursion impériale, n’ont pas encore donné leur ordonnance définitive, et l’ordonnance aura probablement le soin de ne point être en désaccord avec la politique. Toujours est-il que tantôt l’empereur Guillaume doit aller en Italie, tantôt il ne peut plus y aller. En attendant, l’Italie, qui se prépare à célébrer l’année prochaine l’anniversaire de la victoire de la ligue lombarde sur l’empire d’Allemagne, l’Italie d’aujourd’hui va de fête en fête. Elle vient d’avoir un congrès de savans à Palerme et un congrès de catholiques à Florence, au lendemain du centenaire de Michel-Ange. Tout se mêle sans se heurter, peut-être sans se contredire, dans cet heureux pays qui jouit de la liberté pratique la plus complète au sein de son indépendance reconquise, sous un roi qui a été le premier soldat de son affranchissement. Les dernières épreuves sérieuses qu’elle ait subies datent de près de dix ans ; elles ne sont plus que des souvenirs racontés aujourd’hui avec autant d’intérêt que de précision dans un livre publié par le capitaine Luigi Chiala, traduit par le commandant Lemoyne, attaché à la légation de France à Rome. C’est l’histoire de la campagne de 1866 et de cette bataille de Custozza où les Italiens, en étant vaincus, montrèrent qu’ils pouvaient disputer la victoire. Réorganisation de l’armée italienne à partir de 1859, préparatifs de la guerre, mouvemens de l’armée, épisodes du combat, tout est décrit avec un art à la fois exact et dramatique. Ce fut une crise sérieuse et émouvante ; mais l’Italie dès lors avait le vent dans ses voiles, elle était dans cette heureuse condition où elle devait profiter de tout, même de ses revers. Elle est aujourd’hui dans cette condition plus heureuse encore où la fortune qu’elle a conquise, sans être une menace pour personne, ne représente plus que l’indépendance, la liberté et la paix parmi les nations de l’Europe.

CH. DE MAZADE.



M. Benedetti nous adresse la lettre suivante :

Paris, le 24 septembre 1875.
Monsieur le directeur,

Vous avez publié, dans le dernier numéro de la Revue des Deux Mondes, un article de M. Klaczko qui m’oblige de vous demander une courte rectification. Je ne saurais assurément contester à personne le droit d’apprécier les événemens dont cet écrivain a entrepris l’histoire anecdotique et de juger comme on l’entend la part que j’y ai prise ; j’appelle au contraire de tous mes vœux, dans mon intérêt personnel autant que dans celui du gouvernement que j’ai eu l’honneur de servir, l’examen et la discussion ; pour lui comme pour moi, je n’ai qu’à me louer de la lumière qui déjà en a jailli, et des erreurs qui ont été dissipées ; mais la discussion n’est sérieuse et utile que si elle est loyale, et elle n’est loyale qu’à la condition de tenir compte des faits constans et indéniables.

Or voici ce que je lis dans l’article de M. Klaczko : « Certes l’ambassadeur de France près la cour de Berlin eut, dans cette année 1866, une situation bien difficile et pénible, nous allions presque dire pathétique. Il avait travaillé avec ardeur ; avec passion à amener ce connubio de l’Italie et de la Prusse qui lui semblait être une bonne fortune immense pour la politique impériale, une victoire éclatante remportée sur l’ancien ordre des choses au profit du « droit nouveau » et des idées napoléoniennes. Dans la crainte très fondée d’ailleurs de voir cette œuvre avorter et la Prusse reculer, si on lui parlait de compensations éventuelles et d’engagemens préventifs, il n’avait cessé de dissuader son gouvernement de toute tentative de ce genre,… p. 445. » Déjà à la page 442 et en note, M. Klaczko avait dit : « M. Drouyn de Lhuys, qui avait déjà obtenu de l’Autriche la cession, en tout état de cause, de la Vénétie, insistait en ce moment plus que jamais pour qu’on prît également d’avance des sûretés avec la Prusse, « la plus redoutable, la plus habile des parties. » M. Benedetti ne cessait de dissuader d’une pareille démarche dans la crainte que la Prusse ne renonçât en ce cas à tout projet de guerre contre l’Autriche… »

Or ces allégations n’ont aucun sens ou elles signifient que j’ai été le véritable inspirateur, sinon le négociateur, à l’insu de mon gouvernement, du traité d’alliance conclu en 1866 entre la Prusse et l’Italie, que j’ai en outre détourné, par des efforts incessans, M. Drouyn de Lhuys de l’intention d’exiger du cabinet de Berlin, avant la guerre faite à l’Autriche, les gages éventuellement nécessaires à la sécurité de la France.

M. Klaczko ne corrobore ces affirmations ni de la citation d’un fait connu, ni de l’extrait d’un document officiel ; il n’en fournit la preuve à aucun degré ni en aucune façon.

En ce qui concerne le traité prusso-italien, il savait cependant, puisqu’il cite à tout moment la publication que j’ai faite en 1871 sous le titre : Ma Mission en Prusse, que je répudiais toute participation à cet acte ; il savait que j’avais la prétention de l’avoir démontré, et il ne saurait suffire de me contredire ; il faut en pareil cas faire la preuve contraire, établir que, loin d’être resté étranger, comme je l’ai soutenu, à l’accord intervenu entre la Prusse et l’Italie, j’en avais été le principal instigateur.

Il m’importe que les lecteurs de la Revue des Deux Mondes soient édifiés ; ils connaissent l’article de M. Klaczko, il est juste de placer sous leurs yeux quelques mots seulement des dépêches que j’ai publiées.

« .. On annonce, écrivais-je le 14 mars 1866, la prochaine arrivée d’un officier-général italien, le général Govone, qui viendrait à Berlin chargé d’une mission importante ; cette nouvelle… a causé une certaine émotion. Si elle se confirmait, on ne manquerait pas de croire que la Prusse et l’Italie négocient un traité d’alliance… »

Le surlendemain j’ajoutais : « M. le général Govone est arrivé avant-hier à Berlin. Suivant M. le comte de Bismarck et M. le ministre d’Italie, il serait chargé d’une mission militaire, et son voyage aurait uniquement pour objet d’étudier les perfectionnemens apportés aux armes de guerre. »

Deux jours plus tard, j’étais en mesure de renseigner exactement mon gouvernement, et je lui disais : « Je vous ai écrit, en vous annonçant l’arrivée du général Govone, que, suivant M. de Bismarck et le ministre d’Italie, cet envoyé du cabinet de Florence était uniquement chargé d’étudier l’état militaire de la Prusse. Oubliant sans doute ce qu’il m’avait dit dans ce sens, M. de Bismarck m’a appris hier que le général Govone était autorisé à entrer en arrangemens avec le gouvernement prussien. Les communications qu’il a faites au président du conseil portent en substance… » En terminant cette dépêche, j’ajoutais : « La légation d’Italie observe avec moi une réserve absolue. Je ne sais si je dois le regretter. Les confidences de M. de Bismarck, que je ne puis cependant décliner, me placent déjà dans une situation suffisamment délicate… »

Enfin le 27 mars, quand déjà les plénipotentiaires avaient tenu plusieurs conférences, je mandais à M. Drouyn de Lhuys : « .. (M. de Bismarck) m’a entretenu de ses pourparlers avec le général Govone et le ministre d’Italie… et je suis d’autant mieux en état de vous en rendre compte que M. de Barrai, ministre d’Italie, s’est ENFIN décidé de son côté à ne pas me cacher entièrement ses démarches et les intentions de son gouvernement… »

De deux choses Tune, ou M. Klaczko admet que ma correspondance était sincère, ou bien il suppose qu’elle était rédigée dans le dessein de dissimuler ma conduite et la part que je prenais clandestinement à la négociation. Dans le premier cas, personne ne concevra comment il peut prétendre que j’ai travaillé avec ardeur et avec passion à amener ce connubio de l’Italie et de la Prusse. Dans la seconde hypothèse, les choses changent de caractère, et j’attendrai que M. Klaczko se soit expliqué pour lui en exprimer mon sentiment.

Pour le moment, j’invoquerai le seul témoignage que personne ne puisse suspecter, celui du plénipotentiaire italien. La correspondance du général Govone a été publiée après sa mort, et postérieurement à Ma Mission en Prusse, par les soins du général La Marmora, qui n’en a rien omis. Dans cette correspondance, où tout est raconté en détail, mon nom est cité deux fois, la première, dans un télégramme du 28 mars, douze jours après l’arrivée du plénipotentiaire italien à Berlin, et voici ce qu’il dit à mon sujet : « Je crois devoir vous prévenir que le président (M. de Bismarck) tient exactement au courant M. Benedetti. »

Dans la lettre où mon nom revient pour la seconde et dernière fois, datée du 6 avril, l’avant-veille de la signature du traité (les dates sont précieuses, et il convient de les retenir), le général Govone rend compte d’une visite qu’il m’a faite, la première depuis son arrivée à Berlin, et que lui ai-je dit au sujet de ses négociations ? Je cite textuellement : « Hier, après ma visite à M. de Bismarck, je vis M. Benedetti ; il pensait qu’il était préférable pour nous de ne signer aucun traité, mais seulement d’avoir un projet tout discuté et prêt à signer quand la mobilisation de la Prusse serait achevée… »

Ces deux extraits, monsieur le directeur, autorisent-ils à croire que j’ai été le confident et le conseiller de l’envoyé italien ? Ne confirment-ils pas au contraire de point en point la sincérité de ma correspondance ? Où M. Klaczko a-t-il cherché, où a-t-il vu que j’ai travaillé à l’accord de l’Italie et de la Prusse ? N’aurait-il pas dû le dire avant de produire une si grave affirmation ? Est-ce qu’il songerait à me reprocher de m’être employé à savoir ce qui se passait et d’en avoir exactement instruit mon gouvernement ?

Quant à l’assertion de M. Klaczko, deux fois répétée dans son article, que je n’ai cessé, avant la guerre, de dissuader M. Drouyn de Lhuys de parler à Berlin de compensations éventuelles et d’engagemens préventifs, de crainte de voir la Prusse renoncer à la lutte avec l’Autriche, j’y répondrai par l’extrait suivant d’une lettre que M. Drouyn de Lhuys lui-même m’a adressée le 31 mars pendant la négociation ouverte entre les deux cabinets de Berlin et de Florence :

« J’ai lu avec plaisir, me disait-il, les lettres particulières que vous m’avez adressées dans le courant de ce mois. Je vous en exprime tous mes remercîmens. Si je les ai reçues sans y répondre immédiatement, c’est que je n’avais rien à modifier aux instructions que je vous ai tracées à différentes reprises. Nous sommes toujours dans les mêmes dispositions. Tout en reconnaissant la gravité de la nouvelle crise à laquelle nous assistons, nous ne voyons point, dans le différend, tel qu’il se présente aujourd’hui, de motif suffisant pour nous départir de notre attitude de neutralité. Nous nous en sommes expliqués en toute franchise avec la cour de Prusse. Lorsque nous avons été interrogés par le cabinet de Vienne, nous lui avons déclaré fermement que nous voulions rester neutres, bien qu’il nous eût fait observer que notre neutralité était plus favorable pour la Prusse que pour l’Autriche. Nous attendons donc le conflit armé, s’il doit éclater, dans l’attitude où nous sommes actuellement. Le roi lui-même a bien voulu reconnaître avec vous que les circonstances présentes n’offraient point les bases de l’accord que sa majesté désire. La marche des événemens, la nature et la portée des intérêts qui se trouveront engagés, et l’extension que prendra la guerre aussi bien que les questions qu’elle soulèvera, détermineront alors les élémens de l’entente qui pourra intervenir entre la Prusse et nous… »

Dans cette même lettre qu’on peut lire en entier à la page 77 de Ma Mission en Prusse, M. Drouyn de Lhuys voulait bien en outre m’indiquer les considérations qui nous obligeaient d’observer une attitude réservée devant les efforts faits par la Prusse et par l’Italie pour se concerter, et il ajoutait en terminant : «… Voilà toute la vérité sur notre manière de voir. J’approuve d’ailleurs complètement votre attitude et votre langage, et je vous saurai beaucoup de gré de continuer à me tenir aussi bien informé de tous les détails de cette crise. »

Est-ce en ces termes que M. Drouyn de Lhuys m’aurait accusé réception de ma correspondance, si elle avait eu pour objet de le détourner de tout projet d’entrer en arrangemens éventuels avec la Prusse, s’il avait existé entre le ministre et l’ambassadeur le dissentiment dont M. Klaczko veut faire peser sur moi toute la responsabilité ? Je n’insiste pas davantage, laissant à la pénétration de vos lecteurs le soin de voir plus clairement les choses ; je vous ferai seulement remarquer que, si M. Klaczko, comme je dois le supposer, a pris connaissance de cette lettre avant d’écrire son article, il devient impossible d’en expliquer les erreurs.

J’ai le regret de dire d’ailleurs qu’il me faudrait reprendre presque tout son travail, si je voulais en redresser les parties défectueuses ; mais je n’entends pas abuser de mon droit de réplique et je n’irai pas plus loin. Je rectifierai cependant une autre erreur à cause de son importance particulière.

Répondant à une interpellation télégraphique de M. Drouyn de Lhuys, je lui écrivais le 8 juin 1866 que personne en Prusse, depuis le roi jusqu’au plus humble de ses sujets, et à l’exception de M. de Bismarck, ne consentirait, selon moi, à nous abandonner une part quelconque du territoire allemand sur le Rhin. Après avoir cité un extrait de ma dépêche, M. Klaczko ajoute : « …Et c’est le même diplomate qui avait de telle manière apprécié la situation avant la campagne de Bohême, c’est ce même ambassadeur qui maintenant prit sur lui de présenter à M. de Bismarck les demandes du cabinet des Tuileries, qui alla jusqu’à lui soumettre, le 5 août, un projet de traité secret impliquant l’abandon à la France de toute la rive gauche du Rhin sans en excepter la grande forteresse de Mayence ! »

M. Klaczko se trompe, je n’ai pas pris sur moi de faire cette communication, et son allégation, dépourvue d’ailleurs de toute preuve, m’étonne d’autant plus qu’il a pu voir dans Ma Mission en Prusse que les choses ne se sont nullement passées de la sorte, que j’ai au contraire, en signalant les sérieuses et nouvelles difficultés que ce projet me semblait devoir rencontrer, demandé à venir préalablement en conférer à Paris, et qu’il me fut enjoint de passer outre. Ai-je bien ou mal fait d’obéir ? C’est là une autre question ; mais M. Klaczko devait d’autant plus s’abstenir de présenter cet incident de la façon dont il le signale que les conséquences en ont été graves et funestes, comme il s’empresse de le rappeler.

Si c’est ainsi que M. Klaczko comprend les devoirs de l’historien, je ne puis qu’en témoigner ma surprise. Il ne s’est pas aperçu sans doute que l’esprit de parti et les sympathies personnelles ont des suggestions que la loyauté désavoue. Je le regrette pour un publiciste qui avait habitué les lecteurs de la Revue des Deux Mondes à des études mieux préparées et plus impartialement écrites. Pour ce qui me regarde, vous conviendrez, monsieur le directeur, que je ne pouvais accréditer par mon silence des assertions aussi dénuées de fondement, et que M. Klaczko m’a contraint à protester malgré mon désir bien sincère d’éviter toute polémique et de garder une abstention dont il m’est pénible-de me départir. Cette lettre d’ailleurs n’a pas d’autre objet, et en vous demandant de vouloir bien l’insérer dans le prochain numéro de la Revue, je vous prie d’agréer l’assurance de mes sentimens distingués.

BENEDETTI.


Nous avons du communiquer la lettre de M. Benedetti à M. Julian Klaczko, qui nous l’a renvoyée avec les observations suivantes :

M. le comte Benedetti confond deux négociations bien différentes dont il a été parlé dans notre travail, ainsi que les deux appréciations bien distinctes aussi dont elles ont été l’objet de notre part. Ce n’est que dans l’affaire concernant le traité sur la Belgique, au mois d’août 1866, que la conduite de M. Benedetti envers son ministre nous a paru peu correcte ; nous n’avons pas porté le même jugement sur son attitude dans les mois de mars et d’avril de la même année en présence du traité secret négocié entre M. de Bismarck et le général Govone ; encore moins lui avons-nous fait le reproche d’avoir été l’inspirateur de ce traité à l’insu de son gouvernement. Nous avons seulement affirmé que ses dépêches d’alors étaient de nature à détourner le gouvernement français de tout essai d’arrangement préalable avec la Prusse en vue des éventualités de la guerre.

M. Benedetti en effet ne cessait de représenter la cour de Berlin comme inaccessible à toute ouverture de ce genre. Encore le 8 juin 1866, à la veille de la guerre il écrivait : « Les appréhensions que la France inspire partout en Allemagne subsistent toujours, et elles se réveilleront unanimes et violentes au moindre indice qui laisserait soupçonner notre intention de nous étendre vers l’est… Le roi, comme le plus humble de ses sujets, ne supporterait pas en ce moment qu’on lui fît entrevoir l’éventualité d’un sacrifice (sur le Rhin). Le prince royal, si profondément pénétré des dangers de la politique dont il est le témoin, déclarait, il n’y a pas longtemps, à un de mes collègues, avec une extrême vivacité, qu’il préférait la guerre à la cession du petit comté de Glatz… » (Ma Mission en Prusse, p. 171-172.) Dans ses autres rapports, ainsi que dans tout le cours de son livre, M. Benedetti revient toujours sur cette circonstance, qu’il n’a jamais « encouragé les espérances » de ce côté, et qu’il a « suffisamment indiqué qu’on n’obtiendrait en aucun cas, de la bonne grâce de la Prusse, des concessions territoriales sur la frontière de l’est (Ma Mission, p. 176). »

Ce n’était pas là pourtant le sentiment des négociateurs italiens près la cour de Berlin. M. de Barral dans un télégramme adressé le 6 mai au général La Marmora s’exprimait ainsi : « On est excessivement préoccupé des négociations très actives, assure-t-on, qui se poursuivent entre la France et l’Autriche pour désintéresser l’Italie, et qui seraient allées jusqu’à l’offre de la ligne du Rhin à la France. A l’observation que je lui ai faite sur le danger d’une pareille offre par une puissance allemande, Bismarck m’a répondu par un mouvement d’épaules, indiquant très clairement que, le cas échéant, il ne reculerait pas devant ce moyen d’agrandissement. » — De son côté, le général Govone, dans son rapport très détaillé du 7 mai, raconte le même incident d’une manière plus développée et bien plus explicite encore. « M. de Bismarck désire connaître les intentions et les désirs de l’empereur ; il en a parlé à M. de Barrai ; il lui a dit de tâcher d’en savoir quelque chose par M. le commandeur Nigra ; il a même donné lieu de croire qu’il serait disposé à lui abandonner les rives du Rhin, ayant été informé par ses agens que l’empereur négociait avec l’Autriche, et que l’Autriche lui cédait, croit-il, la Vénétie, et l’engageait même à s’emparer de la rive gauche du Rhin. M. de Barrai, à qui il en parlait, s’écria : « Mais l’Autriche ne se compromettrait pas ainsi avec l’Allemagne en sacrifiant des pays qui appartiennent à la confédération ! » M. de Bismarck fit un geste qui paraissait vouloir dire : Moi aussi je les céderais. » — Enfin dans son rapport du 3 juin, cinq jours avant la dépêche de M. Benedetti sur « le roi et le plus humble de ses sujets, » le général Govone cite la réponse suivante de M. de Bismarck à sa demande si on ne pourrait pas trouver « quelque ligne géographique » pour indemniser la France ? « Il y aurait la Moselle (dit M. de Bismarck). Je suis, ajouta-t-il, beaucoup moins Allemand que Prussien, et je n’aurais aucune difficulté à consentir la cession à la France de tout le pays compris entre le Rhin et la Moselle : le Palatinat, l’Oldenbourg, une partie du territoire prussien, etc. Mais le roi éprouverait de grands scrupules, et ne pourrait s’y décider que dans un moment suprême, s’il s’agissait de tout perdre ou de tout gagner. De toute façon, pour amener l’esprit du roi à un arrangement quelconque avec la France, il serait nécessaire de connaître le minimum (il limite minimo) des prétentions de cette puissance[1]. » Ainsi les négociateurs italiens différaient notablement de M. Benedetti dans leur appréciation sur ce point très grave ; dans les relations toutes confidentielles et évidemment sincères qu’ils faisaient à leur propre gouvernement, ils envisageaient certain arrangement territorial et préalable entre la France et la Prusse comme une chose difficile sans doute, mais nullement impossible. Nous n’avons pas discuté dans notre travail la question de savoir si c’était le général Govone ou M. Benedetti qui avait mieux jugé la situation ; nous n’avons pas même fait mention de cette divergence d’opinions : nous avons seulement demandé comment M. Benedetti a pu croire qu’après Sadowa et Nikolsbourg il trouverait la Prusse accessible à des arrangemens qu’elle n’avait pas voulu prendre avant ses victoires immenses et au milieu d’une crise périlleuse à l’extrême ? Comment a-t-il pu le 5 août se charger[2] de demander à M. de Bismarck pour la France toute la rive gauche du Rhin sans en excepter la grande forteresse de Mayence, alors que le 8 juin il était persuadé qu’on n’obtiendrait pas de la Prusse un territoire de la valeur même du comté de Glatz ? Nous avons donné de cette contradiction la seule explication possible, la seule, nous osons l’affirmer, qui se soit présentée à l’esprit de tous ceux qui ont étudié ces événemens. Avant la campagne de Bohême, disions-nous, M. Benedetti ne se croyait pas de force à obtenir de la Prusse des concessions territoriales, et avait d’autant plus fait ressortir les difficultés d’une pareille demande qu’il craignait de voir la Prusse reculer et son connubio avec l’Italie avorter, si l’on mettait prématurément trop d’insistance sur le point des compensations. Il aimait mieux compter sur les événemens militaires pour procurer des avantages à son pays, sur « les nécessités auxquelles la guerre pourrait réduire le gouvernement prussien (Ma Mission, p. 172), » car pas plus que le commun des mortels il ne s’attendait au coup foudroyant de Sadowa. Après Sadowa, il fut effrayé du succès du Hohenzollern ; les angoisses patriotiques pour la France succédèrent dans son cœur aux généreuses sympathies pour l’Italie, et, ainsi qu’il le dit lui-même, « en présence des importantes acquisitions de la Prusse, il fut d’avis qu’un remaniement territorial était désormais nécessaire à la sécurité de la France. » (Ma Mission, p. 177.) Ce remaniement, il avait d’abord espère le trouver sur le Rhin, « pourvu que le langage de son gouvernement fût ferme et son attitude résolue (p. 178) ; » il l’avait ensuite cherché sur la Meuse et l’Escaut, et s’était laissé entraîner dans cette négociation secrète sur la Belgique qui devait être si fatale à la France.

Ce ne sont pas probablement les angoisses patriotiques attribuées par nous à M. Benedetti au lendemain de Sadowa qui ont pu lui porter ombrage. Seraient-ce donc les sympathies italiennes dont nous lui avons fait crédit qui ont éveillé ses susceptibilités ? Mais le penchant prononcé pour la patrie et la cause de M. de Cavour a été le trait principal et marquant de la vie politique de l’ancien ambassadeur de France près la cour de Berlin ; au vu et au su de tout le monde, M. Benedetti a compté de tout temps parmi les membres les plus distingués d’un parti qui a eu une influence très grande dans les conseils du second empire, d’un parti qui considérait l’unité italienne comme l’œuvre la plus glorieuse du règne, la plus utile pour la France, et aux yeux duquel le connubio de l’Italie et de la Prusse paraissait une bonne fortune immense pour la politique impériale, une victoire éclatante remportée sur l’ancien ordre des choses, au profit du « droit nouveau » et des idées napoléoniennes ! La carrière diplomatique fourme par M. Benedetti présente même à cet égard un caractère d’unité et d’indivisibilité qui fera l’éternelle admiration de tous les patriotes italiens. En 1860, il avait négocié et mené à bonne fin le traité sur la Savoie et Nice, en échange duquel le gouvernement impérial laissa déchirer le traité de Zurich, et consacra implicitement les annexions de la Toscane et de l’Emilie. En 1861, il fut nommé ministre plénipotentiaire de France à Turin, comme pour consoler l’Italie de la mort récente de M. de Cavour, pour rétablir en tout cas au-delà des Alpes les rapports amicaux que l’invasion du royaume de Naples avait un moment fortement compromis. Dans l’été de l’année suivante (août 1862), l’harmonie fut de nouveau troublée entre la France et l’Italie, à la suite d’Aspromonte et de la circulaire du général Ourando, du 10 septembre, qui demandait l’évacuation de Rome. M. Thouvenel dut alors quitter l’hôtel du quai d’Orsay en cédant la place à M. Drouyn de Lhuys, et M. Benedetti, ainsi que son collègue de Rome, M. de Lavalette, s’empressa de donner sa démission pour marquer avec éclat sa désapprobation à l’égard d’un système devenu moins favorable aux aspirations de l’Italie. Il ne rentra dans la carrière que deux ans plus tard, le 7 octobre 1864. après que la convention du 15 septembre eut donné satisfaction aux vœux du cabinet de Turin concernant Rome, après aussi que M. de Bismarck eut passé par Paris et y eut posé les premiers jalons de la grande combinaison contre l’Autriche. Le poste de Berlin fut alors érigé en ambassade, et M. Benedetti en devint le titulaire. Son ancien collègue de Rome, M. de Lavalette, ne tarda pas, lui non plus, à venir siéger dans les conseils de l’empire, et au même moment le général La Marmora, bien connu pour sa prussomanie, prenait la direction des affaires à Turin. Aussi dès le commencement de l’année 1865, M. de Bismarck engagea-t-il sa première campagne contre l’Autriche au sujet des duchés, et fit-il ses premières démarches à Florence pour combiner une entente avec l’Italie. Le connubio ne fut définitivement consommé qu’en avril 1866, sous les yeux de M. Benedetti.

Personne que nous sachions (et nous moins que personne) n’a reproché à M. Benedetti d’avoir favorisé ce connubio à l’insu de son gouvernement ; mais M. Benedetti ne prétendra pas sans doute que cette entente entre l’Italie et la Prusse n’eût pas eu toutes ses sympathies. Le général Govone n’avait pas d’épanchemens pour lui à Berlin, soit ; c’est M. Benedetti au contraire qui a fait au négociateur italien des confidences précieuses, celle entre autres « que M. de Bismarck était une espèce de maniaque, que lui (Benedetti) connaissait et suivait depuis tantôt quinze ans[3]. » Il lui avait conseillé aussi « de ne signer aucun traité, mais seulement d’avoir un projet tout discuté et prêt à signer quand la mobilisation de la Prusse serait achevée. » M. Benedetti chercherait-il à persuader que par cet avis il eût voulu empêcher le connubio ? Non, assurément, par un pareil avis M. Benedetti disait au général Govone de n’agir qu’à bon escient. C’était un bon conseil qu’il lui donnait ; or on ne donne pas de bons conseils pour une affaire qu’on voudrait voir échouer. D’ailleurs ce n’étaient point les Italiens qu’il s’agissait de faire pencher pour le connubio, ils y inclinaient tout naturellement ; l’important, c’était d’y gagner la cour de Berlin, de triompher de ses scrupules, de la rassurer surtout quant aux intentions de la France. « Je crois devoir vous prévenir, télégraphiait le 28 mars le négociateur italien au général La Marmora, que le président (M. de Bismarck) tient exactement au courant M. Benedetti[4]. » M. de Bismarck n’eût certes point pensé à tenir M. Benedetti si exactement au courant, s’il lui avait supposé de l’aversion ou seulement de la tiédeur pour le mariage italien. Alors comme depuis, en France comme à l’étranger, aux yeux des publicistes comme aux yeux de ses propres chefs (ainsi que nous allons l’établir tout de suite), l’ancien ambassadeur de France près la cour de Berlin a toujours passé pour l’agent du gouvernement impérial qui a fait les vœux les plus ardens pour la réussite de la combinaison italo-prussienne, et le livre Ma Mission en Prusse n’est parvenu à ébranler en rien une conviction que nous ne craignons pas d’appeler générale.

Nous n’aurions jamais songé à faire intervenir dans un débat aussi important notre obscure personne et nos humbles écrits ; mais, puisque M. Benedetti a bien voulu reconnaître dans des travaux précédemment publiés par nous dans la Revue des Deux Mondes « des études mieux préparées et plus impartialement écrites, » nous éprouvons moins d’hésitation à invoquer une des pages que nous avons consacrées ici même il y a déjà sept ans à cet épisode pathétique de l’histoire contemporaine. Parlant dans nos Préliminaires de Sadowa du traité négocié entre M. de Bismarck et le général Govone au printemps de 1866, nous nous sommes exprimé ainsi : « Il n’y avait qu’un esprit fort comme M. de Bismarck pour faire pacte avec ce messager du royaume maudit qu’assistait son collègue le comte de Barral ; dans le fond apparaissait de temps en temps M. Benedetti. A cet endroit, on tend involontairement la main vers tel volume de Machiavel : on est pris de l’envie de relire un chapitre des Legazioni. Qu’il eût été heureux, le grand Florentin, de contempler ses trois compatriotes aux prises avec un barbare ! .. A Paris, on ne vit (dans ce traité) que le fait unique, prodigieux, d’un pacte conclu entre un monarque par la grâce de Dieu et un roi de la volonté nationale, et l’on s’extasia sur l’habileté de M. Benedetti : il n’y avait qu’un diplomate de la nouvelle école pour opérer un pareil miracle ! » Enfin au commencement de la même étude, en racontant les circonstances qui en 1864 avaient ramené sur la scène politique les anciens disgraciés de l’incident Durando, nous disions : « Il en coûta sans doute à M. Drouyn de Lhuys d’accepter pour collègue M. de La Valette, qui ne faisait pas mystère de son envie de lui prendre son département ; il lui en coûta encore plus probablement de se laisser imposer comme agent principal un adversaire aussi déclaré que M. Benedetti. Deux ans plus tard, après Sadowa, et le jour où il abandonnait son portefeuille, le même ministre devait encore contre-signer un autre décret qui élevait M. Benedetti à la dignité de grand-croix. Qui sait cependant si, dans la pensée de M. Drouyn de Lhuys, cette seconde signature n’était pas destinée à le venger quelque peu de la première ? En effet, ce fut peut-être un trait d’esprit, un trait de Parthe, de distinguer si hautement un agent pour n’avoir que trop bien servi une politique dont pour soi-même on répudiait non moins hautement la responsabilité[5]. »

Les anciens chefs de l’ex-ambassadeur de France à la cour de Berlin en jugèrent-ils autrement ? M. Benedetti lui-même nous fournit à cet égard un témoignage précieux et que nous n’aurons garde de négliger. Il raconte (Ma Mission, p. 148) qu’en janvier 1870 M. le comte Daru, alors ministre des affaires étrangères, »avait fait dans une lettre allusion aux événemens de 1866 dans des termes qui ne laissèrent pas de vivement affecter l’ambassadeur : « L’état territorial de la Prusse, lui avait écrit M. Daru, résulte d’événemens qu’il n’a peut-être pas dépendu de vous de conjurer… » Ainsi, quatre ans encore après Sadowa, on ne cessait d’attribuer à M. Benedetti, aux bureaux du quai d’Orsay, une part notable dans ces funestes événemens. L’ambassadeur trouva opportun d’éclairer son nouveau chef sur « le rôle qu’il a joué en cette circonstance » par une lettre particulière datée du 27 janvier 1870. « Je n’ignore pas, y lisons-nous, tout ce qui s’est dit à cet égard ; mais, par un sentiment que vous apprécierez, je n’en doute pas, je n’ai jamais songé à décliner la part de responsabilité qu’on faisait peser sur moi, et, dans ce but, à redresser les erreurs trop facilement accueillies par un public mal renseigné. » Il établit ensuite qu’il a été alors « un informateur actif, correct, prévoyant, » et il en appelle à sa correspondance déposée aux archives des affaires étrangères. « Je dois ajouter que je n’ai jamais, et dans aucune des missions que j’ai remplies, entretenu d’autres correspondances que celle dont la trace existe au département, ou entre les mains de vos prédécesseurs, et que je n’ai eu, à toutes les époques de ma carrière, d’autres ordres à exécuter que ceux qui m’ont été donnés directement par eux. » (Ma Mission, p. 148-149.) Cela ne suffit pas encore à M. Benedetti, et en publiant cette lettre il l’accompagne (p. 150) d’un commentaire triomphant : « J’ai affirmé un fait constant et indubitable en avançant, dans ma lettre (à M. Daru), que je n’avais eu l’honneur, dans aucune occasion (ces mots sont soulignés par M. Benedetti lui-même), d’entretenir une correspondance directe et confidentielle avec l’empereur. Il a daigné m’accorder sa confiance et me témoigner quelquefois sa satisfaction ; il n’a jamais cessé de me faire transmettre ses ordres par l’intermédiaire de son ministre des affaires étrangères, avec lequel j’ai exclusivement correspondu. Personne ne supposera, je pense, que j’aurais pu l’affirmer en termes aussi absolus que je l’ai fait en écrivant à M. le comte Daru, mon chef immédiat, si je n’y avais été pleinement autorisé. »

Malheureusement quelques pages plus loin (p. 194), M. Benedetti est forcé de reconnaître que, dans sa négociation au sujet du traité secret sur la Belgique, il a échangé une correspondance qui n’a pas passé par le département des affaires étrangères, et que ne connut point le ministre dirigeant ce département. « Je jugeai convenable, y lisons-nous, d’adresser au ministre d’état, M. Rouher, la lettre dans laquelle je rendais compte de mon entretien avec M. de Bismarck, et qui accompagnait le projet de traité relatif à la Belgique. M. Rouher n’a pas déposé au ministère, n’en ayant jamais pris la direction, la correspondance que j’ai, pendant quelques jours, échangée avec lui. » Il est vrai que, pour pallier cette irrégularité bien grave, M. Benedetti prétend que M. Drouyn de Lhuys avait offert sa démission vers le milieu du mois d’août : « Il n’y avait donc pas à ce moment de ministre des affaires étrangères ; » mais nous lui avons prouvé que M. Drouyn de Lhuys ne perdit son portefeuille que le 1er septembre 1866. Jusqu’à cette date, M. Drouyn de Lhuys n’avait cessé de diriger le département avec le désir d’y rester et d’empêcher l’abandon complet de la politique traditionnelle française ; l’ambassadeur cite lui-même dans son livre plusieurs dépêches échangées avec lui sur des questions graves, encore à la date du 21 et du 25 août (pages 204 et 223) ; seule, la négociation au sujet du traité sur la Belgique, M. Benedetti avait cru convenable de la taire à son chef immédiat et de n’en entretenir que le ministre d’état. « Cette négociation a eu non-seulement son commencement, mais bien aussi sa fin (elle fut rompue par M. de Bismarck le 29 août), toujours durant le ministère de M. Drouyn de Lhuys et en dehors de sa connaissance. Il y a donc eu une occasion où M. Benedetti n’a pas exclusivement correspondu avec le ministre des affaires étrangères ! Il y a donc en une époque dans la carrière de M. Benedetti où il a reçu des ordres qui n’ont point passé par l’intermédiaire du quai d’Orsay ! Et comment en vouloir à l’honorable M. Daru de sa supposition que ce qui était arrivé au mois d’août 1866 ait bien pu aussi arriver dans les mois de mars et avril de la même année ?

M. Benedetti passe, dans sa réclamation, complètement sous silence cet incident du traité concernant la Belgique ; c’est cependant le point culminant, le seul point vraiment grave du débat, le seul aussi au sujet duquel nous nous sommes permis de lui faire le reproche d’avoir agi à l’insu, non pas de son gouvernement, mais de son ministre. M. Benedetti trouverait-il par hasard que c’est là un incident anecdotique incompatible avec la dignité de l’histoire ? Il avait en effet essayé d’abord, dans sa lettre publiée au Moniteur le 29 juillet 1870, de donner à cet événement déplorable une tournure tout à fait anecdotique, d’assigner au document compromettant une génération pour ainsi dire spontanée ; il aurait voulu se rendre seulement un compte exact des idées de M. de Bismarck et « consenti à les transcrire en quelque sorte sous sa dictée. » Il n’a pu persister longtemps dans un pareil badinage ; il a du avouer dans son livre qu’il avait engagé une négociation véritable, et M. de Bismarck s’est accordé depuis le malicieux plaisir d’éclairer les diverses phases de cette négociation par divers extraits tirés des papiers de Cerçay et publiés dans le Moniteur prussien en réponse au livre de M. Benedetti. « Durant ma longue carrière, dit M. Benedetti dans la préface de son livre (p. 4), je n’ai été chargé que dans trois occasions différentes d’ouvrir ; des négociations ayant un objet déterminé, et me laissant avec une part d’initiative une part proportionnelle de responsabilité. » Il énumère ces trois négociations et prouve qu’il a su les mener toutes à bonne fin, mais il se garde bien de mettre au nombre sa négociation au sujet de la Belgique, dans laquelle on lui a pourtant laissé une part d’initiative et dans laquelle nous lui laisserons aussi sa part proportionnelle de responsabilité.

Nous lui laisserons également le ton de sa polémique : elle est sui generis comme sa diplomatie, et c’est le cas de dire avec M. de Bismarck : « M. Benedetti est trop fin pour nous.

JULIAN KLACZKO.

Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. La Marmora, Un po più di luce, p. 211, 221, 275.
  2. Nous avons dit : « Comment a-t-il pris sur lui de présenter à M. de Bismarck les demandes du cabinet des Tuileries ? .. » et M. Benedetti voit dans les mots pris sur lui l’insinuation d’une initiative. Nous avons cependant bien explicitement dit les demandes du cabinet des Tuileries, et nous avons aussitôt ajouté les propres expressions de M. Benedetti : « Je n’ai rien provoqué, j’ai encore moins garanti le succès ; je me suis seulement permis de l’espérer. » Aucun de nos lecteurs n’a pu se méprendre sur le sens de nos paroles, ni y voir surtout l’insinuation que nous prête gratuitement M. Benedetti.
  3. « Del conte Bismarck dice (M. de Benedetti) che è an diplomatico, per cosi dire maniaco ; che da quindici anni che lo conosce e lo segue… » Rapport du général Govone du 6 avril 1866. La Marmora, p. 139.
  4. La Marmora, p. 110.
  5. Voyez la Revue du 15 septembre et du 1er octobre 1868.