Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1901
30 septembre 1901
La nouvelle visite que les souverains russes viennent de nous faire laissera, bien qu’à un autre titre, un souvenir aussi profond que la première. Aussitôt qu’elle a été annoncée, il y a un mois, nous en avons déterminé le caractère. L’empereur Nicolas n’a pas voulu renouveler purement et simplement ce qu’il avait fait cinq ans auparavant ; son but était plus limité : il se proposait de voir notre flotte et notre armée. Tout s’est passé, de la manière la plus stricte, conformément à ce programme. L’empereur n’est allé qu’à Dunkerque et à Reims ; il a séjourné à Compiègne ; il n’est pas venu à Paris. Quant à nous, nous ne le regrettons pas : mais il faut bien constater, en chroniqueur fidèle, qu’il y a eu là une grosse déception pour la population parisienne, et un mécontentement très vif contre le ministère qui n’a d’ailleurs rien fait pour le dissiper, et a paru, au contraire, enchanté de le provoquer. Inutile de dire que les souverains russes sont tout à fait en dehors et au-dessus de ce mouvement de mauvaise humeur. La France entière leur est reconnaissante de la nouvelle preuve d’amitié qu’ils viennent de lui donner. Elle venait à une heure opportune, car on affectait au dehors de dire que l’alliance franco-russe avait perdu quelque chose de son intimité. Or, rien n’était plus faux : jamais peut-être l’alliance n’a été plus étroite qu’aujourd’hui, et il n’est pas téméraire de croire qu’à la suite des voyages, assez nombreux déjà, qui ont été faits entre Paris et Saint-Pétersbourg, elle a pris des développemens nouveaux, et, sur certains points, plus de précision. Mais ce sont là des choses que le public ne voit pas, tandis que des manifestations éclatantes, comme celles qui viennent de se produire, parlent aux yeux et frappent les imaginations. Voilà pourquoi elles sont utiles, et peut-être même de temps en temps nécessaires dans un pays comme le nôtre où, la démocratie coulant à pleins bords, suivant la vieille formule, l’imagination joue un grand rôle et l’opinion est tout.
Au surplus, nous n’entrerons pas dans le récit de ce qui s’est passé à Dunkerque, à Reims, à Compiègne ; les journaux en ont été remplis. Nous n’avons même rien à dire des discours prononcés par M. le Président de la République et par l’Empereur de Russie, sinon qu’ils ont été parfaits. Depuis le jour où l’Empereur, à Cronstadt, a parlé pour la première fois, avec un retentissement qu’on n’a pas oublié, des deux nations « amies et alliées, » il n’avait plus de révélation à faire au monde toujours attentif : il ne pouvait que répéter ses paroles en les accentuant, et c’est ce qu’il n’a pas manqué de faire. Quant au but de l’alliance, on le connaissait aussi déjà : c’est sans doute le maintien de la paix, mais de la paix avec dignité et avec une garantie efficace pour tous les intérêts légitimes, conformes au droit et à l’équité. On a dit quelquefois qu’avant l’alliance franco-russe la paix de l’Europe était déjà pleinement assurée. L’Allemagne, répétait volontiers le prince de Bismarck, a maintenant tout ce qu’elle désire ; elle est satisfaite ; elle est saturée. Il n’y a donc rien à craindre de son côté, et d’ailleurs, si on s’en rapporte à l’histoire, ce n’est jamais elle qui a pris l’initiative de troubler la paix du monde : naturellement c’était toujours la France. L’illustre chancelier se livrait, pour soutenir cette thèse, aux inventions les plus imprévues, les plus subtiles, les plus sophistiques. A l’entendre, la Prusse n’avait jamais attaqué personne. Depuis Frédéric le Grand, de pacifique mémoire, elle n’avait jamais fait la guerre que pour se défendre, lorsqu’elle avait été méchamment attaquée, tranquille et innocente comme elle l’a toujours été. Il fallait être M. de Bismarck pour se permettre ces fantaisies. On se souvient pourtant d’une époque qui n’est pas encore bien éloignée, et où la Prusse incertaine de ses frontières, ambitieuse, pauvre, famélique, mettait le feu à l’Europe pour devenir ce qu’elle est devenue. L’atavisme l’a douée d’un instinct militaire d’une énergie incomparable. Mais, dit-on, elle est satisfaite ; elle n’a plus rien à désirer ; et dès lors, si elle a été autrefois le ferment révolutionnaire de l’Europe, elle en est devenue, depuis, l’élément le plus conservateur.
Cette seconde partie de la thèse de M. de Bismarck est démentie par des faits encore plus récens. L’Allemagne prussianisée était, en 1875, ce qu’elle est maintenant ; elle avait pris par la force tout ce dont elle déclarait avoir besoin. Cela ne l’a pas empêchée d’être hantée par des idées belliqueuses, auxquelles elle aurait très vraisemblablement donné suite, si elle n’avait pas rencontré un avertissement opportun de la part de l’Empereur Alexandre II de Russie, et aussi, il faut le dire, de la Reine Victoria d’Angleterre. D’où venait à l’Allemagne, ou du moins à son terrible chancelier, cette subite poussée de velléités guerrières ? Il trouvait que la France se relevait trop vite de ses désastres, et que financièrement, politiquement, militairement, elle reprenait une trop grande place en Europe. Notez que la France ne manifestait aucune intention d’attaquer l’Allemagne ; et puisqu’elle ne l’a pas fait depuis, c’est-à-dire depuis plus d’un quart de siècle, on peut croire qu’elle n’en éprouvait pas alors le moindre désir. N’importe ! elle n’avait pas assez, au gré de M. de Bismarck, l’attitude d’une nation vaincue, et si elle ne voulait pas la guerre, elle pouvait la vouloir un jour. Il fallait donc intervenir tout de suite pour prévenir un plus grand mal. Cela était politique, humain, et même chrétien, le mot a été prononcé. Voilà à quel danger nous avons été exposés, en 1875, de la part de l’Allemagne pacifique et rassasiée. Et depuis, comment oublier tous les incidens de frontière que, pendant plus d’une année, en 1887 et en 1888, M. de Bismarck a accumulés avec un art dans lequel il était passé maître ? Que voulait-il alors ? Était-ce la paix ? Singulier moyen de la maintenir ! En réalité, il voulait préparer son pays à la guerre, et il espérait qu’à force de provocations, il nous amènerait à commettre une imprudence d’où elle sortirait inévitablement. Notre sang-froid et la maladresse qu’il a commise par l’arrestation de Schnæchelé nous ont préservés. Et encore depuis, n’a-t-on pas dit qu’au moment du voyage, imprudent à coup sûr, que l’impératrice Frédéric a fait en France, il s’en est fallu de bien peu que la guerre n’éclatât ? Nous avons vécu, pendant plusieurs années de suite, sous un régime d’alertes incessantes, et c’est presque un miracle si aucune n’a abouti. Après cela, la légende d’une Allemagne rassasiée et pacifique ne peut être acceptée que sous bénéfice d’inventaire. La meilleure garantie du maintien de la paix est encore dans l’équilibre des forces qui s’est établi à la suite de l’alliance franco-russe. La paix en est devenue plus sûre, parce qu’elle a été consentie au lieu d’être subie. C’est là le très grand service que la double alliance a rendu, non seulement à la France et non seulement à la Russie, mais à l’Europe. Soit pour la paix, soit pour la guerre, nous ne sommes plus exclusivement à la merci d’autrui. Le droit et l’équité reposent incontestablement sur une base plus solide. Tout le monde en a conscience, et les expressions heureuses que l’Empereur de Russie et le Président de la République ont trouvées pour le dire ont mis cette vérité plus en relief. Nous les remercions du surcroît de confiance et en quelque sorte de liberté qui en est résulté pour nos esprits trop longtemps opprimés par une inquiétude secrète, désormais dissipée.
En quittant le sol français, l’Empereur Nicolas a exprimé de nouveau, dans les termes de la plus chaude amitié, la satisfaction qu’il avait éprouvée pendant les quelques journées passées au milieu de nous. Il a dû sentir, en effet, autour de lui et de l’Impératrice, les sympathies les plus respectueuses, mais les plus vives. Nous avons compris de notre côté l’importance politique de sa visite, et le prix qui s’y attachait pour nous en a été augmenté. Toutefois notre gouvernement, ou, pour parler plus exactement, notre ministère n’en recueillera pas, au point de vue de sa situation propre, tous les avantages qu’il en avait peut-être espérés. On s’en consolera, puisque la France en sort moralement fortifiée et grandie.
D’abord l’Empereur n’est pas venu à Paris, cruel désappointement pour les Parisiens, comme nous l’avons dit, et les Parisiens, ne fût-ce que par leurs journaux, ont une grande influence sur l’opinion du reste de la France. Ils s’étaient mis dans la tête qu’un voyage de l’Empereur Nicolas ne pouvait être complet que si Paris en était une des étapes principales. Eh quoi ! l’Empereur, après l’accueil qu’il y avait reçu voilà cinq ans, pouvait-il hésiter à y revenir aujourd’hui ? Sachant la joie immense et profonde qu’il devait provoquer en y passant quelques heures, — le temps de voir le pont Alexandre III dont il a posé la première pierre, — pouvait-il se refuser aux empressemens d’une population qui désirait le voir et l’acclamer une fois de plus ? Ce que nous avons dit du caractère purement politique et militaire de son voyage est très propre à frapper l’esprit des diplomates, mais beaucoup moins celui des foules qui raisonnent autrement qu’eux, et ne sont sensibles qu’aux choses qui se voient et qui se touchent. Comment leur faire comprendre qu’à certains égards, il valait mieux que l’Empereur ne vînt pas à Paris ? Les argumens à invoquer glissent sur elles : ce sont argumens de cénacle dont la portée se dissipe dans la rue. Qui sait pourtant s’il n’aurait pas été possible de les faire admettre, au moins en partie ? Mais il aurait fallu que le ministère s’y appliquât de toutes ses forces : il a préféré poursuivre un autre objet, et, dans la préoccupation qui l’obsédait de brimer le conseil municipal, il a commis la faute, à notre avis impardonnable, de faire servir le voyage du tsar à un intérêt de politique intérieure, intérêt mesquin et puéril.
On a eu tout de suite l’impression qu’il ne voulait pas que l’Empereur vint à Paris. Il lui aurait été facile de l’y attirer ; un mot y aurait suffi ; mais ce mot n’a pas été prononcé et beaucoup d’autres l’ont été en sens inverse, sinon par le gouvernement lui-même, au moins par ses amis. Au lieu de donner les motifs sérieux propres à expliquer et à justifier l’abstention de l’Empereur, le gouvernement a fait dire par ses journaux qu’il ne pouvait pas venir dans une ville qui s’était donné un pareil conseil municipal. En parlant ainsi, la presse gouvernementale se rendait coupable du même défaut de dignité qu’elle reprochait quelques jours auparavant à la presse d’opposition. C’en est fait de l’alliance, disait celle-ci ; l’Empereur en est désabusé ; il ne viendra plus en France. Comment y viendrait-il, lorsqu’il serait exposé à y rencontrer dans les régions officielles tels et tels personnages dont elle citait les noms. — Pourtant l’Empereur est venu. Pourquoi ? Parce qu’il ne voit en nous que la France elle-même, grande, noble et puissante nation, et qu’il ne s’occupe pas des figures successives et toujours provisoires qui représentent son gouvernement. En cela, il respecte la France plus que ne le font quelquefois les partis ; il reste étranger, comme il doit l’être, à notre politique intérieure. Nous qui sommes partisans déterminés de l’alliance russe, et qui demandons seulement qu’on ne la fasse pas sortir des limites naturelles où elle est utile et féconde, nous protesterions avec énergie le jour où on voudrait en tirer la conséquence que nous n’avons pas conservé, en la contractant, la plénitude de notre indépendance au dedans. Nous avons donc protesté contre le langage de la presse d’opposition ; mais que penser du gouvernement qui en fait tenir un absolument analogue par les journaux à sa dévotion ? Cette fois ce n’était pas le ministère qui était en cause, c’était le conseil municipal. Les procédés étaient d’ailleurs les mêmes, on se livrait aux mêmes attaques contre les personnes, on citait également des noms. Si le ministère a cru qu’il ferait, par une diversion de ce genre, retomber sur le conseil municipal la mauvaise humeur qui se tournait déjà contre lui, il s’est bien trompé. Plus que jamais on l’a rendu responsable de ce que le tsar ne venait pas à Paris, parce que plus que jamais on a compris, par le misérable motif qu’il donnait à cette abstention, qu’il y était pour quelque chose. Il s’est appliqué, sous les formes les plus diverses, à manifester son dédain pour le conseil municipal. Les journaux ont raconté l’étrange odyssée du président de cette assemblée, M. Dausset, qui s’est rendu à Compiègne, a heurté inutilement à toutes les portes et a été repoussé de toutes. L’Empereur, averti enfin, l’a reçu avec une courtoisie parfaite, et il a été depuis l’objet de quelques invitations officielles qu’on ne pouvait pas à la vérité manquer de lui faire. Mais le mal n’a pas été réparé. L’impression première a persisté. On a vu que le gouvernement profitait du voyage du tsar pour infliger une sorte de camouflet au conseil municipal. Malheureusement, derrière le conseil municipal, il y avait Paris, et ce que nous avons dit de la France, nous le disons de Paris. Avec ses qualités et ses défauts, c’est une grande et noble ville, qui a tenu une place considérable dans l’histoire de la France et du monde, qui la tient encore et dont le nom parle partout aux imaginations. Quand il s’agit de démonstrations officielles, Paris, comme la France, a une personnalité distincte, indépendante des hommes qui la représentent, et cela est également heureux pour la France et pour Paris. Il faut bien le dire, à certains égards, le second voyage des souverains russes n’aura pas produit le même et universel élan de satisfaction populaire que le premier.
La responsabilité en revient tout entière au gouvernement. On a senti, d’une manière vague sans doute, et qui ne permet de rien préciser, mais néanmoins certaine, que tous ses membres n’envisageaient pas sous le même aspect les conditions dans lesquelles se présente actuellement notre situation internationale. Si quelques-uns n’ont pas désiré que l’Empereur vint à Paris, ce n’est pas seulement à cause du conseil municipal, ni même pour les motifs d’ordre général auxquels nous avons fait allusion plus haut : mais ils ont une clientèle particulière, et ils doivent tenir compte de ses exigences. Ces exigences, il y a cinq ans, étaient beaucoup moins puissantes qu’aujourd’hui. Beaucoup de choses auraient été impossibles alors, qui le sont devenues depuis et ont modifié l’atmosphère morale dans laquelle nous nous mouvons.
Deux faits dont il convient de ne pas exagérer l’importance, mais dont il ne faut pas non plus méconnaître le sens, ont fourni à ce point de vue des indications significatives : nous voulons parler de l’attitude des maires de Reims et de Lille, les citoyens Arnould et Delory, socialistes l’un et l’autre et disposés à voir dans un Empereur un inévitable tyran. La froideur avec laquelle le maire de Reims a annoncé, dans son conseil municipal, ses intentions au sujet de l’Empereur Nicolas et même du Président de la République qu’il devait recevoir, a révolté la population de cette grande ville et a produit sur elle une impression pénible. C’est tout au plus, on le sentait, si M. Arnould consentait à accueillir ses hôtes illustres comme des particuliers distingués : la sévérité démocratique le voulait ainsi. Mais enfin à Reims, comme il en aurait été à Paris s’il y était venu, c’est le gouvernement de la République qui recevait l’Empereur de Russie, et on a pu prendre des mesures pour que les choses se passassent comme elles devaient se passer. Cependant, il a bien fallu exhiber M. Arnould, de même qu’à Paris on n’aurait pas pu cacher M. Dausset ; mais M. Arnould s’est comporté tout autrement que ne l’aurait fait M. Dausset qui, n’étant pas radical socialiste, aurait agi simplement en homme bien élevé. Ce n’est pas que M. Arnould ait rien dit de déplacé à l’Empereur ; non assurément ; nous n’en sommes pas encore là. Mais il a supprimé en lui parlant, toutes les formules de convenance et de respect dont il est d’usage et de règle de se servir à l’égard d’un souverain. Les mots de Sire et de Majesté auraient évidemment écorché sa bouche, et — ce qui est bien plus grave ! — les oreilles de ses électeurs. Aussi M. Arnould s’en est-il abstenu avec soin. Le tsar n’a pas eu l’air de s’en apercevoir et probablement il s’en est amusé au fond de l’âme : pour la première fois, il se voyait en présence d’un vrai démocrate, et il a pu examiner de près cette espèce d’homme.
Le cas du maire de Lille a plus d’importance, parce que les suites qui y ont été données, ou plutôt qui n’y ont pas été données, engagent la responsabilité du gouvernement dont il a mis au grand jour la faiblesse ou l’impuissance. M. le président du conseil, ministre de l’Intérieur, avait chargé ses préfets de transmettre aux maires l’invitation de pavoiser les monumens publics pendant le voyage des souverains russes en France. Il ne s’agissait pas seulement des villes qui devaient avoir l’honneur d’une visite impériale, mais de toutes : il était, en effet, convenable que les monumens publics ne restassent pas seuls sans drapeaux, ni décoration d’aucune sorte, pendant que les maisons particulières en seraient revêtues. L’ordre ou l’invitation adressé aux maires était d’ailleurs inutile : partout, et très spontanément, les municipalités s’étaient préparées à s’associer à la joie nationale et aux démonstrations auxquelles elle donnait lieu. Mais à Lille, il n’en a pas été ainsi : le maire, M. Delory, ne l’a pas toléré. Il était à Roubaix au moment des fêtes ; il y assistait à un congrès socialiste. C’est là qu’il a appris que, conformément aux instructions préfectorales, son adjoint s’apprêtait à orner les monumens publics de drapeaux et de lampions : il a quitté Roubaix à la hâte et a couru à Lille, pour empêcher ce qu’il considérait comme un scandale. Il y avait là un fait grave, et qui l’est devenu plus encore par la manière démonstrative et bruyante dont il a été accompli. Le maire de Lille avait incontestablement mérité qu’une mesure administrative fût prise contre lui. Quelques jours auparavant, celui de Réthel, dans les Ardennes, avait été révoqué pour avoir parlé légèrement du ministre de la Guerre au cours des dernières manœuvres, fait d’autant plus regrettable qu’il s’était produit devant des officiers étrangers. Nous ne prenons certes pas la défense du maire de Réthel : nous nous contentons de dire qu’il a nié le propos qui lui était attribué, et qu’on ne lui a pas donné le temps de fournir à ce sujet la moindre explication. C’était là un précédent : on pouvait croire que le gouvernement ne devait pas avoir deux poids et deux mesures, et qu’il ne se montrerait pas moins sévère pour le maire de Lille que pour celui de Réthel. Mal parler du général André peut devenir, dans certaines circonstances, un acte répréhensible ; mais refuser de se conformer aux instructions préfectorales lorsque l’Empereur de Russie est en cause, est un acte plus répréhensible encore. Le maire de Réthel avait en somme, dans un moment d’impatience, laissé échapper une boutade déplacée, tandis que le maire de Lille, revenu exprès de Roubaix, s’était livré à une manifestation préméditée contre la politique du gouvernement dans ce qu’elle a de plus important et de plus délicat. S’il y avait jamais eu une bonne occasion de sévir, c’était celle-là. Qu’a fait pourtant le préfet du Nord, conformément aux ordres qu’il a reçus, car personne ne croira qu’il ait agi de sa propre initiative ? Il a écrit une lettre au maire de Lille pour lui dire que, bien qu’il pût user contre lui des rigueurs de la loi, il se garderait bien de le faire, préférant l’abandonner à ses remords et au jugement de ses électeurs. Si ce ne sont pas exactement les expressions dont il s’est servi, il ne s’en faut pas de beaucoup.
La réplique du maire ne s’est pas fait attendre : la dernière phrase suffira à en indiquer le ton et à en révéler le sens. M. Delory a déclaré au préfet que ses appréciations personnelles le laissaient indifférent, et que, pour ce qui était du jugement de ses électeurs, il s’en chargeait. — Je ne regrette pas, a-t-il dit, « d’avoir refusé de faire servir les drapeaux d’une ville républicaine et socialiste à l’apothéose d’un souverain, et de les avoir réservés pour le jour où le peuple russe sera délivré du joug abominable sous lequel il est encore courbé. » — Cette fois, l’offense à l’Empereur de Russie prenait un caractère tout à fait précis. Quant au préfet, représentant du gouvernement, M. le maire de Lille le traitait de haut en bas, lui faisait la leçon avec arrogance, et, s’il est permis de le dire, l’envoyait promener sans la moindre forme. A supposer que son refus de pavoiser les monumens publics de Lille ne tombât pas sous le coup d’une répression administrative, il n’en était pas de même de sa lettre. Qu’aurait-on fait du maire de Réthel, si par malheur il en avait écrit une semblable, ce dont il est probablement incapable ? Les foudres administratives n’auraient peut-être pas été jugées suffisantes contre lui. Mais M. Delory est un tout autre personnage ! Il est un des chefs du parti socialiste dans la région du Nord. Il est un de ceux qui, naguère encore, avant la constitution du cabinet actuel, y recevaient M. Millerand, lui offraient une tribune, lui apportaient des applaudissemens. Comment toucher à un homme aussi important ? Il savait bien lui-même qu’on ne le ferait pas, qu’on ne pouvait pas le faire, qu’on s’exposerait, en le faisant, à une dislocation ministérielle, et par conséquent, il était fort à son aise pour braver son préfet, son ministre et même l’Empereur de Russie. Nous recommandons cet incident à ceux qui croient que la présence de M. Millerand dans le ministère est une garantie de la sagesse de ses amis. C’est tout le contraire qui est la vérité : c’est le gouvernement qui est désarmé contre les amis de M. Millerand. Il est obligé de baisser la tête, de ne pas entendre ce qu’on lui crie, de ne pas voir ce qu’on affiche sous ses yeux, de ne pas se défendre contre les insolences qu’on lui adresse. Sa conservation est à ce prix. Il est prisonnier de son aile gauche, et, si les socialistes ne le font pas tout à fait parler, ils le font du moins se taire et s’abstenir à volonté.
Comment ne pas regretter que le voyage de l’Empereur de Russie ait servi de prétexte à des incidens de ce genre ? Cela n’altère en rien son importance, et la politique française au dehors s’en trouve incontestablement affermie : elle est garantie du moins contre certains dangers dont nous avons parlé il y a un moment. Mais, à l’intérieur, ce voyage, qui aurait pu faire l’union, ne l’a pas faite d’une manière absolue. Il ne l’a faite du moins que sur un point spécial, à savoir l’alliance franco-russe elle-même : pour le reste, il a laissé dans les esprits la confusion qui y existait auparavant, et nous ne sommes pas sûr qu’il n’ait pas augmenté les divisions dans le sein du gouvernement. Le gouvernement nie ces divisions, ce qui est bien naturel de sa part : elles n’en existent pas moins, et elles ont pris dans ces dernières circonstances un caractère plus aigu. Quant à l’opinion, un peu déroutée par tous les contretemps que nous avons énumérés, elle n’a pas éprouvé les impressions claires, nettes, franches, d’il y a cinq ans. Et, en vérité, on a pu croire par momens que le gouvernement le faisait exprès : non pas, à coup sûr, qu’il n’apprécie pas l’alliance russe et qu’il n’y tienne pas autant qu’autrefois ; mais parce qu’il n’est pas composé, organisé, constitué, pour présenter lui-même et pour inspirer autour de lui la même unité de sentiment. L’alliance franco-russe n’en est pas atteinte, grâce à Dieu ! Elle a gagné plutôt que perdu aux épreuves diverses qu’elle a eu à traverser. Elle en est sortie plus étendue peut-être, et certainement plus intime et plus forte. Mais si nous faisons notre propre examen de conscience, il faut bien reconnaître que la politique de notre gouvernement, restée toujours la même au dehors comme l’a si bien dit M. Loubet, qui en a justement affirmé et loué l’admirable continuité, nous a rendus, au dedans, moins aptes à cette union des esprits et des cœurs qui, dans les circonstances où la patrie est en jeu, avait été jusqu’ici l’apanage de la France, et la meilleure sauvegarde de ses intérêts.
Après ce que nous avons dit, il y a quinze jours, des conseils supérieurs du travail, et des élections ordonnées par M. Millerand pour les constituer tant bien que mal en profitant de l’absence des Chambres, nous avons le devoir de tenir nos lecteurs au courant des premiers résultats de ces opérations. Ils ont été absolument conformes à ce que nous avions prévu et annoncé, et qu’il était d’ailleurs bien facile de prévoir et d’annoncer. La très grande majorité des patrons avait en effet, à deux reprises différentes, exprimé par écrit son intention de ne pas prendre part au scrutin ; et quant aux ouvriers, bien qu’ils n’eussent pas fait de démarches aussi formelles, on savait par les conversations d’un assez grand nombre d’entre eux que, s’ils n’avaient aucune répugnance pour les procédés dictatoriaux de M. Millerand, ils n’éprouvaient non plus aucun enthousiasme pour la manière dont il en a usé. Ces conseils du travail ne leur disent rien qui vaille.
Les élections ont eu lieu à Paris le dimanche 22 septembre, non pas pour tous les corps de métier, — il y en a cinq, — mais seulement pour un, celui de l’industrie et du bâtiment. Pourquoi M. Millerand a-t-il jugé à propos d’échelonner les élections, de manière qu’elles aient lieu successivement, pendant toute une semaine ? Nous l’ignorons : il a cru peut-être qu’il ne fallait pas tout livrer au hasard d’une épreuve unique, et que l’expérience du premier scrutin servirait à rectifier dans les autres ce qu’il aurait eu lui-même de défectueux. Mais il a fallu renoncer à cette espérance : toutes les élections se sont ressemblé. Nous ne connaissons toutefois avec exactitude que les résultats de la première, et c’est seulement sur eux que nous pouvons raisonner. M. Millerand avait ouvert sept sections de vote pour les patrons. Hélas ! dans quatre d’entre elles, pas un seul électeur ne s’est présenté. La porte est restée ouverte toute la journée : Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Nous ne savons même pas s’il y avait une sœur Anne pour regarder venir, ou ne pas venir, en dehors du concierge de l’établissement. Dans les trois autres sections, on a été un peu plus heureux. Ainsi, dans la section de la charpente et de la menuiserie, un syndicat a voté : ce n’est pas beaucoup sans doute, mais enfin cela vaut mieux que rien. Dans les autres sections, on a montré un peu plus d’empressement encore. Bref, huit délégués en tout ont paru : ils représentent 69 suffrages sur 465 qui étaient inscrits. La journée a dû paraître bien longue à ceux qui gardaient les bureaux ! Voilà le côté des patrons. Du côté des ouvriers, il y a eu un peu plus de monde, mais pas beaucoup. Sur 105 syndicats ouvriers inscrits, 43 seulement, et non pas les plus importans, ont pris part au vote. Dans la 1re section, on n’a relevé que 11 suffrages, et 13 seulement dans la 3e. Les journaux ministériels disent néanmoins que les deux tiers des ouvriers ont voté, et que c’est une proportion normale dans toutes les élections. Dans les élections du suffrage universel, soit ; mais dans les élections du suffrage restreint, non ; et quel suffrage plus restreint que celui dont il s’agissait ? En résumé, les ouvriers devaient élire 19 délégués : 11 seulement ont été définitivement élus, les 8 autres sont en ballottage. Pour être élu au premier tour, il fallait réunir la majorité des suffrages exprimés : aucune condition n’était exigée en ce qui concerne le nombre des votans. C’est ainsi que, dans la section patronale où il y a eu un seul votant, le vote s’est trouvé valable, le délégué élu ayant obtenu, non seulement la majorité, mais l’unanimité des suffrages ! M. Millerand se croyait assuré par là qu’à la fin de la journée, il aurait un premier conseil du travail valablement constitué : il n’avait pas prévu que, dans quatre sections, il n’y aurait pas de votans du tout, et que par conséquent, avec la meilleure volonté du monde, il serait impossible de proclamer un élu. C’est pourtant ce qui est arrivé. On peut sans doute passer outre, déclarer constitué le conseil du travail de l’industrie et du bâtiment, et le faire fonctionner ; mais comme il ne représente à peu près rien, nous nous demandons quelle sera son autorité.
Quand on compare les pouvoirs exorbitans attribués à ces conseils à la base électorale, prodigieusement étroite, qu’on leur a donnée, la contradiction parait si grande qu’on se croit en présence d’une gageure. Et voilà que, dès le premier essai, cette base électorale se rétrécit encore ou même s’effrite complètement. Ce n’est pas un succès pour M. Millerand. C’en est un pour M. Bérenger dont la proposition au Sénat devient plus importante et plus nécessaire que jamais. Le mot d’avortement est le seul qui convienne à la tentative de M. le ministre du Commerce.
Lorsque nous avons écrit notre dernière chronique, les nouvelles trop optimistes transmises par le télégraphe permettaient d’espérer la guérison de M. Mac Kinley. Lorsqu’elle a paru, le président était mort : en quelques heures, son état avait empiré, puis était devenu désespéré, et le dénouement se produisait enfin avec une rapidité foudroyante. Nous nous contenterons aujourd’hui d’enregistrer la mort de M. Mac Kinley, dont le nom vient s’ajouter au martyrologe déjà long des chefs d’État. On sait déjà quelle carrière politique il a si honorablement remplie ; le coup de pistolet qui l’a tué a consacré sa figure pour la postérité, en lui donnant quelque chose de plus noble et de plus touchant. L’émotion a été extrêmement vive dans le monde entier : les États-Unis peuvent y voir une marque de l’intérêt qu’ils inspirent. Cependant, nul n’a pensé que la subite disparition d’un homme très estimable et d’un bon citoyen fût de nature à porter atteinte aux destinées d’un grand pays. Le successeur de M. Mac Kinley était désigné d’avance. M. Roosevelt a prononcé avec émotion le serment d’usage, et a promis de suivre fidèlement la politique du président défunt. Nous avons dit ce qu’avait été jusqu’à ce jour M. Roosevelt ; nous n’y reviendrons pas. Il est populaire, il est aimé, on attend beaucoup de lui. C’est à peine si le mandat qui lui échoit d’une manière inopinée et tragique a été entamé par M. Mac Kinley, qui était entré pour la seconde fois en fonctions au mois de mars dernier, de sorte que M. Roosevelt aura trois ans et demi de présidence à parcourir, et peut-être davantage, puisqu’il peut être réélu. En France, où l’analogie des institutions politiques et plus encore des souvenirs de gloire commune nous rattachent plus étroitement aux États-Unis, l’épreuve qu’ils traversent a provoqué la sympathie la plus profonde.
FRANCIS CHARMES.
Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.