Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1910

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Chronique n° 1883
30 septembre 1910


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




L’intérêt, dans cette dernière quinzaine, s’est porté tout entier sur les questions extérieures. La nouvelle, lancée par le journal le Matin, qu’une convention militaire venait d’être signée entre la Roumanie et la Turquie a mis tous les esprits en mouvement, et la presse s’est livrée à ce sujet à des commentaires qui sont encore fort loin d’être épuisés. Au même moment, on apprenait que le gouvernement ottoman ayant voulu faire, avec des procédés assez nouveaux, un emprunt de 150 millions sur la place de Paris, le gouvernement français avait fait savoir que, dans les conditions où cet emprunt se présentait, il se verrait obligé de ne pas lui accorder la cote à la Bourse. Grande colère à Constantinople ! Les journaux de la Jeune-Turquie ont jeté feu et flammes contre nous, et le gouvernement ottoman a essayé de faire son emprunt ailleurs, ce à quoi il n’a pas réussi jusqu’à présent. Ces événemens ou incidens, politiques, militaires, financiers, rapprochés les uns des autres, ont produit une assez vive impression. Si la situation générale de l’Europe n’en a pas été sensiblement modifiée, elle en a été précisée et clarifiée aux yeux de ceux qui ne la voyaient pas sans quelques illusions. Les intérêts divers ont été mis en évidence ; le fond des cœurs s’est découvert. Quand même la nouvelle du Matin n’aurait pas eu d’autre résultat, elle serait la bienvenue.

Est-elle vraie ? Ne l’est-elle pas ? Il fallait s’attendre à ce qu’elle fût démentie et elle l’a été, mais non pas d’une manière aussi catégorique ni aussi rapide que cela arrive habituellement. Il y a eu comme un peu de flottement dans l’opération, et on en a généralement conclu que, suivant l’expression populaire, il y avait quelque chose. C’est aussi notre sentiment. La nouvelle n’aurait pas produit l’effet qu’on a pu constater si elle n’avait pas été jugée très vraisemblable. Qu’il n’y ait pas expressément une convention écrite, un papier échangé entre la Turquie et la Roumanie, nous voulons le croire puisqu’on le dit ; mais qu’importe si les deux pays, après avoir reconnu la concordance de leurs intérêts dans un certain nombre d’hypothèses, se sont mis d’accord sur la conduite à suivre dans le cas où elles viendraient à se réaliser ? On connaît des arrangemens de ce genre : les formes qu’ils peuvent prendre sont extrêmement nombreuses. Nous ne savons pas quelle est celle que la Roumanie et la Turquie ont adoptée mais tout porte à croire qu’un lien existe entre elles parce que leur intérêt était de le former.

Cet intérêt, à vrai dire, est encore plus manifeste à Constantinople qu’à Bucarest. Nous parlions dans notre dernière chronique, et nous aurions pu le faire depuis quelque temps dans presque toutes, du conflit devenu permanent entre la Turquie et la Bulgarie en Macédoine. Tout sert à l’entretenir et on s’y applique. Les Bulgares ne sont pas fâchés d’avoir des griefs toujours disponibles contre la Turquie. Ils ont une armée bien organisée, pourvue de tout, bien commandée, de tous points respectable, qui n’a pour eux d’autre inconvénient que de peser sur leur budget d’un poids difficile à soutenir longtemps. Quand on a fait la dépense d’une armée pareille, la tentation est grande de s’en servir, et cette tentation agit puissamment à Sofia. Les Bulgares sont flattés sans doute que leur pays ait proclamé son indépendance et se soit érigé en royaume ; mais, réalistes avant tout, cette satisfaction d’amour-propre leur paraît insuffisante comme prix de leur effort, et ils reprochent au roi Ferdinand de n’avoir pas profité des circonstances, au moment de la révolution jeune-turque, pour franchir la frontière et s’établir sur un point du territoire ottoman. La Turquie était presque désarmée, elle aurait été surprise et n’aurait pas pu se défendre. L’intérêt général qu’elle excitait alors aurait peut-être amené l’Europe à intervenir en sa faveur, mais les Bulgares auraient toujours conservé quelque bénéfice du coup définitivement accompli : aussi déplorent-ils amèrement de s’en être abstenus. La Turquie s’est rendu compte du danger qu’elle avait couru ; elle n’a pas voulu y rester exposée une seconde fois et, depuis deux ans, elle a pris des précautions militaires très sérieuses. Elle ne s’en est pas tenue là ; elle a cherché un appui éventuel au dehors, et elle a jeté les yeux sur la Roumanie. Si, en effet, on regarde une carte, on se rendra compte que la Bulgarie, placée entre la Macédoine ottomane au Sud et la Roumanie au Nord, ne peut en quelque sorte pas bouger sans s’être assurée des dispositions de cette dernière. Il suffirait à la Roumanie de faire des concentrations de troupes sur sa frontière méridionale pour obliger l’armée bulgare à se diviser et pour briser son élan au moment où elle s’apprêterait à le prendre contre l’armée ottomane. Il était donc tout naturel que la Turquie se tournât du côté de la Roumanie. C’était son intérêt de le faire, et nul ne peut s’étonner qu’elle s’en soit inspirée.

L’intérêt de la Roumanie, nous l’avons dit, n’apparaît pas ici avec la même clarté. La Roumanie ne saurait voir d’un œil tranquille grandir à côté d’elle un État jeune, entreprenant, ambitieux, qu’on a appelé le Piémont des Balkans, et dont la puissance, qui tient déjà la sienne en balance, peut la mettre un jour en échec. Il est peu probable qu’elle soit elle-même appelée à grandir beaucoup. Si elle devait le faire, ce serait dans une mesure restreinte et sans doute au détriment de l’Autriche qui, dans la mosaïque de nationalités diverses qu’elle régit, détient un certain nombre de Roumains. Quoi qu’il en soit, son intérêt, sa croissance normale étant limitée, est que d’autres ne croissent pas sur sa frontière dans des proportions qui deviendraient pour elle inquiétantes. Mais comme rien ne la menace immédiatement et qu’elle jouit en Europe de sympathies presque générales, n’y aurait-il pas de sa part quelque imprudence à s’engager dans des complications dont nul ne saurait, en ce moment, calculer les développemens et les aggravations possibles ? Garder sa liberté est aussi une force. La Roumanie l’a compris jusqu’à ce jour. On sait que son roi, politique fort habile, est un Hohenzollern ; il ne faut assurément pas l’oublier car il ne l’a jamais oublié lui-même ; on peut deviner de quel côté sont ses préférences ; il a été un agent très efficace du germanisme en Orient. Toutefois son activité a toujours été circonspecte. Quelles influences ont pu, en ce moment, l’emporter dans son esprit et dans celui de son gouvernement ? Il est difficile de le dire. Mais s’il est entré dans des arrangemens politiques et militaires tout à fait précis avec la Porte, il ne l’a sûrement pas fait sans une, entente préalable avec l’Allemagne et l’Autriche. On en a conclu un peu vite que la Roumanie et la Porte avaient adhéré à la Triple-Alliance, conclusion probablement excessive, si on entend par laque le fait est déjà réalisé, mais probablement vraie, si on se borne à parler de tendances que des faits ultérieurs pourront accentuer et déterminer. Tout cela mérite sans doute une grande vigilance de notre part et de celle des puissances qui composent avec nous la triple entente, mais il est encore un peu tôt pour sonner la cloche d’alarme. La Turquie et la Roumanie, même approuvées, même suggestionnées par l’Allemagne et l’Autriche, ont pu préparer entre elles des arrangemens militaires en vue d’éventualités limitées, sans que l’équilibre de l’Europe en soit ébranlé. Si nous parlons toujours de l’Allemagne et de l’Autriche, et non pas de l’Italie qui fait partie avec elles de la Triple-Alliance, ce n’est pas par oubli ; mais il est douteux que l’Italie ait participé à l’échange de vues qui a eu lieu, et plus douteux encore, si elle y a participé, qu’elle y ait apporté les mêmes dispositions que ses alliés. Nous avons cherché et finalement discerné les avantages réels, quoique inégaux, que les autres puissances mises en cause avaient pu trouver dans les arrangemens qu’on leur prête : en ce qui concerne l’Italie il est inutile de chercher, nous ne trouverions pas. Dans ce cas, comme dans quelques autres, ses intérêts propres paraissent avoir un caractère distinct de ceux de ses alliés.

On attribue volontiers les dernières résolutions de la Porte à l’influence croissante de l’ambassadeur d’Allemagne à Constantinople, et il est vrai que le baron Marschall de Biberstein, que tout le monde connaissait déjà pour un diplomate expérimenté, a montré, au moment de la révolution jeune-turque et depuis, une habileté consommée. La situation n’était pas facile pour lui au lendemain de l’événement. Son pays participait à l’impopularité sous laquelle Abdul-Hamid avait été écrasé. L’ancien sultan avait accepté, en effet, une sorte de tutelle morale de la part de l’Allemagne, et il en avait payé les avantages, d’ailleurs contestables, de nombreuses concessions et faveurs. Il faut cependant, si on se place au point de vue européen, rendre à Abdul-Hamid quelque justice et nous l’avons fait, quant à nous, au moment de sa chute, lorsque tout le monde l’accablait. Son gouvernement intérieur était exécrable. Jamais pays n’a été gouverné par une police plus mesquine et plus odieuse que la sienne. Les massacres qui l’ont ensanglanté ont été pour l’Europe le trait le plus apparent de ce régime ; mais pour les sujets d’Abdul-Hamid, les massacres n’ont été que des incidens rares, localisés, séparés par de larges intervalles ; ce qui était pour eux insupportable, c’était la tyrannie de tous les jours, tyrannie que l’Europe ne voyait pas, ou dont elle détournait les yeux parce qu’elle n’en souffrait pas. Avec tous ses défauts, Abdul-Hamid, homme intelligent, avait compris que l’intérêt de son Empire était de rester indépendant de toutes les combinaisons politiques européennes. Il semblait avoir fait sa règle du mot de Talleyrand qu’il faut être bien avec toutes les puissances et mieux avec quelques-unes. Il était mieux avec l’Allemagne, mais rien de plus, et à la condition de ne pas s’engager à fond avec elle et de rester bien avec les autres. Lorsqu’il lui avait accordé quelque faveur considérable, il s’appliquait sinon à effacer, ce qui n’était pas toujours possible, du moins à atténuer les susceptibilités que d’autres en auraient pu concevoir ; il leur donnait aussi des marques de sa bonne volonté. Ce n’était pas là de la grande politique sans doute, mais c’était du savoir-faire et, grâce à cette adresse, Abdul-Hamid a régné longtemps sans jamais provoquer contre son Empire un sérieux danger extérieur.

Néanmoins, lorsqu’il est tombé, l’influence allemande a été atteinte. L’explosion a paru être seulement libérale : depuis, on s’est aperçu qu’elle était beaucoup plus nationaliste encore que libérale. Mais, au premier moment, les grandes puissances occidentales, la France, l’Angleterre, les pays où la liberté règne et où les parlemens sont les vrais maîtres, étaient l’objet principal et même exclusif de manifestations chaleureuses. C’est au chant de la Marseillaise que la révolution s’est faite. L’esprit d’affranchissement qui soufflait si puissamment sur les rives du Bosphore semblait venir tout droit de France, comme en venaient beaucoup de Jeunes-Turcs, dont quelques-uns n’étaient plus jeunes, qui y avaient trouvé un asile et, ce qui est mieux encore, de la sympathie. Cette sympathie les suivait d’ailleurs dans leur pays où ils rentraient en triomphateurs, et elle s’attachait avec un élan tout désintéressé au régime purifié qu’ils allaient fonder. On sait à quel point la Jeune-Turquie a été populaire chez nous. L’opinion française était séduite par le phénomène d’une révolution qui, n’ayant rencontré aucune résistance, avait pu se faire sans effusion de sang, en toute générosité de sentimens, en plein idéalisme. Notre politique s’est naturellement conformée à ces dispositions : ayant donné nos cœurs à la Jeune-Turquie, nous lui avons donné tout le reste, appui moral, aide financière. Que faisaient, pendant ce temps-là, l’Allemagne et son ambassadeur ? Rien, ils regardaient et attendaient, également éloignés de la froideur et de l’empressement, car ils étaient au fond indifférens à la révolution turque et se demandaient seulement comment ils y feraient prévaloir leur intérêt. Malgré les services que l’ancien sultan leur avait rendus, ils n’avaient garde de se compromettre pour lui, mais ils ne faisaient aucune avance à ses successeurs, convaincus que ceux-ci leur en feraient un jour.

Cette conduite, dont les circonstances leur faisaient peut-être une obligation, leur a parfaitement réussi. Les enthousiasmes de la première heure ont eu, en Turquie, la durée des feux de joie. Quand tout cela a été tombé ou éteint, on a aperçu l’ambassade allemande qui était restée immobile, expectante, imposante : cette attitude a frappé. L’Allemagne avait d’ailleurs des intelligences dans le nouveau gouvernement et surtout dans l’armée. Un grand nombre d’officiers turcs ont fait leurs études militaires en Allemagne, entre autres le plus important de tous, Mahmoud Schefket pacha, dont il suffit de prononcer le nom : il n’a voulu être qu’un soldat, mais tout a dépendu et tout encore dépendra de lui quand il le voudra. Peu. à peu, grâce à ces concours discrets, actifs, puissans le terrain perdu par l’Allemagne a été reconquis par elle, silencieusement, laborieusement, victorieusement. Les moyens de persuasion ne manquaient pas. Il est très vraisemblable, par exemple, que le baron Marschall a fait sentir quel appui son gouvernement pouvait à l’occasion donner au gouvernement turc à Bucarest : sans doute même cet appui a-t-il été donné. Enfin un jour est venu où on a reconnu, presque subitement, que l’Allemagne avait retrouvé toute son influence à Constantinople, et que, en revanche, celle de certaines autres puissances, dont nous sommes, avait baissé. Nous ne retrouvions même plus auprès des Jeunes-Turcs, ou du moins de quelques-uns d’entre eux car il ne faut pas généraliser, les ménagemens qu’Abdul-Hamid ne manquait pas de nous témoigner lorsqu’il avait fait un peu trop pencher dans un sens opposé au nôtre la bascule de ses faveurs. Et il en est résulté pour certains d’entre nous une déconvenue subite qui ne s’est pas manifestée sans naïveté. Le cas de M. Camille Pelletan a été particulièrement typique. Après la révolution turque, M. Pelletan avait couru à Constantinople où son éloquence admirative avait coulé à pleins torrens. Il avait apporté à la Jeune-Turquie la bénédiction laïque de la vieille France libérale et révolutionnaire. Il s’aperçoit aujourd’hui que la Jeune-Turquie est en train de mal tourner, et cela le jette dans la mélancolie du philosophe qui laisse tomber sa lyre de sa main découragée dans le célèbre tableau des Illusions perdues.

Le gouvernement jeune-turc acquerra sûrement de l’expérience, mais il n’en a pas encore assez. Ses débuts ont été si faciles, ses succès ont été si rapides que beaucoup de ses membres sont disposés à croire que tout doit continuer de leur réussir sans préparations, sans précautions et sans efforts. Les hommes et les méthodes d’autrefois sont, à leurs yeux, démodés et périmés ; ils croient n’avoir rien à en apprendre, et apporter à leur pays des procédés nouveaux d’une valeur et d’une efficacité infiniment supérieures. Encore une fois, ce portrait n’est pas celui de tous les Jeunes-Turcs, mais il ressemble à quelques-uns d’entre eux qui sont parmi les plus actifs, les plus remuans, et même à quelques égards les plus intelligens. Malheureusement, l’intelligence spéciale ne suffit pas dans les grandes affaires, il y faut encore de la mesure et du tact. Prenons un exemple pour nous faire mieux comprendre. Nous avons reconnu plus haut les motifs très avouables, très légitimes même, qui avaient pu porter la Turquie à s’entendre avec la Roumanie. Néanmoins les puissances qui ont formé la triple entente ont pu se demander jusqu’où allaient les engagemens réciproques des deux pays, et ils peuvent aller loin. Le gouvernement turc aurait dû, ce semble, s’appliquer à les rassurer. L’a-t-il fait ? Il a fait tout le contraire. Les journaux ont crié bien haut que les intérêts de la Turquie étaient du côté de l’Allemagne, que l’Allemagne seule pouvait les garantir, - que l’amitié de l’Allemagne valait seule la peine d’être recherchée : en un mot, c’était un brusque retour à la politique d’Abdul-Hamid, sans les compensations habiles qui l’avaient rendue acceptable pour tous. La France a été particulièrement maltraitée dans cette explosion de germanophilisme, comme si on avait voulu se venger contre elle de la sympathie débordante qu’on lui avait manifestée à l’origine. Si nous citions quelques passages des journaux jeunes-turcs, on serait surpris de leur violence injurieuse à notre égard, et on pourrait très légitimement en être indigné. Mais ce n’est pas le sentiment que nous cherchons à exciter chez nos lecteurs. Que nous importent ces effervescences passagères ? La France est au-dessus de certaines attaques ; elle peut les dédaigner au point de ne pas même s’en occuper. L’Allemagne a su attendre son heure, nous pouvons attendre la nôtre avec la même impassibilité et la même dignité.

Il faut parler ici de l’emprunt que le gouvernement ottoman a essayé de faire à Paris et dont nous avons dit un mot au début de notre chronique : c’est en effet à propos de cet emprunt et des conditions que nous y avons mises que les colères se sont, à Constantinople, déchaînées contre nous. On sait que la France est, sinon le plus riche pays du monde, au moins celui où il y a le plus d’argent disponible ; aussi toutes les fois qu’un pays étranger en a besoin, est-ce de notre côté qu’il se tourne. Cette puissance financière incomparable est pour nous une grande force : elle nous vient de l’esprit d’économie qui est chez nous merveilleux. Qu’on nous permette de le dire sans y insister, nous craignons fort que les grandes réformes dont nous sommes menacés, en supprimant les bénéfices de l’économie, en les confisquant au profit du fisc, n’atteignent l’économie elle-même et ne nous corrigent définitivement de ce que quelques personnes considèrent comme un travers : du coup, nous aurons perdu un des moyens d’action qui nous font le plus respecter. Nous espérons toutefois le garder longtemps encore, et, en tout cas, nous le possédons aujourd’hui dans sa plénitude. Cet avantage, toutefois, ne va pas sans quelques inconvéniens. On s’est un peu trop habitué au dehors à regarder la France comme la mère, ou plutôt comme la nourrice des emprunts du monde entier, et on s’adresse à elle, pour avoir de l’argent, comme si elle devait obligatoirement et indéfiniment en fournir. N’en a-t-elle pas assez, dit-on, pour elle et pour tous, et au surplus l’argent n’est-il pas une marchandise comme une autre, que celui qui en a doit livrer si on lui en donne le prix ? Avec ce raisonnement on arrive vite à conclure que le créancier est l’obligé du débiteur. Le premier ne touche-t-il pas l’intérêt de son argent, et cet argent n’est-il pas en sûreté dans les mains du second ?

Mais là, précisément, est la question. Il est arrivé quelquefois que le créancier a cessé de toucher l’intérêt qu’on lui avait promis, et que l’argent prêté s’est perdu entre des mains prodigues. Cela est arrivé même en Turquie. Sans doute, disent les Jeunes-Turcs, seulement c’était autrefois, au temps du despotisme qui facilitait toutes les dilapidations ; aujourd’hui, les choses ont bien changé, nous avons une constitution faite d’après les derniers modèles libéraux, nous sommes donc au niveau des nations les plus politiquement civilisées et nous offrons toutes les garanties de solvabilité désirables. C’est l’affirmation des Jeunes-Turcs, c’est leur prétention, et nous sommes convaincus qu’ils la réaliseront un jour plus ou moins prochain, mais ils ne l’ont pas encore réalisée. Il n’est pas tout à fait exact de dire qu’une constitution vaut toutes les garanties en matière financière ; une bonne administration est encore préférable, et cette bonne administration n’existe pas à Constantinople. Ce n’est pas un reproche que nous adressons à la Jeune-Turquie ; rien ne serait plus injuste que de le lui faire. Il faut peu de temps pour rédiger une constitution ; il en faut bien davantage pour créer et pour faire fonctionner une administration. Désireux d’y réussir, le gouvernement jeune-turc avait fort bien senti à l’origine qu’il avait besoin de conseils étrangers et il s’était adressé à nous pour en avoir. Aussitôt un des fonctionnaires les plus élevés et les plus distingués de notre propre administration financière, M. Laurent, a été mis à sa disposition. Ce fonctionnaire éminent a été d’abord bien écouté, puis moins bien et finalement plus du tout : on s’est appliqué à le décourager. Il en est résulté que les réformes indispensables à l’organisation financière de la Turquie sont encore dans le devenir ; les garanties que leur exécution aurait pu nous donner n’existent même pas sur le papier. C’est une lacune qu’une constitution politique, si bonne qu’elle soit, ne saurait combler. Après la révolution jeune-turque, dans la première effusion de nos sentimens à son égard, nous avons pu consentir au nouveau gouvernement un emprunt sans condition ; c’était là un fait exceptionnel, témoignage d’une confiance que rien n’avait encore altérée ; mais pouvait-il se renouveler une fois, deux fois, trois fois, nous ne savons combien de fois ? Certainement le nouvel emprunt que la Turquie se propose de faire ne sera pas plus le dernier qu’il n’a été le premier. Dès lors, il fallait prendre quelques précautions au profit de l’épargne nationale. Qu’on songe que le budget actuel de la Turquie est en déficit de 221 812 000 francs, et tout annonce qu’il en sera de même du prochain. Un tel déficit paraîtrait considérable partout ; il l’est encore plus qu’ailleurs dans un budget dont les dépenses totales ne s’élèvent guère au-dessus de 800 millions. C’est à peu près, si on observe les proportions, comme si nous avions dans le nôtre un déficit d’un milliard.

Une situation aussi inquiétante devrait porter le gouvernement ottoman à la plus stricte économie. Au lieu de cela, que voyons-nous ? Le gouvernement ottoman, très justement désireux d’augmenter sa force militaire, met un empressement fiévreux à acheter à l’Allemagne des cuirassés qui ont sans doute l’avantage d’être tout faits, mais qui assurément n’en ont pas d’autre : ils sont en effet d’un vieux modèle et l’Allemagne doit être enchantée de s’en débarrasser pour un bon prix, avec lequel elle pourra en fabriquer de nouveaux et de meilleurs. Nous n’avons nullement l’idée de contrôler les dépenses de la Turquie, surtout ses dépenses militaires : toutefois celle dont nous venons de parler ne semble pas avoir eu un vrai caractère d’urgence, et dès lors, on est amené à se demander contre quel péril particulier les bateaux qui en ont été l’objet doivent être utilisés. La Turquie a besoin aussi de canons ; nous en faisons et ils ne sont assurément inférieurs à aucuns autres ; les expériences comparées qui ont été faites en Turquie même en ont donné une preuve éclatante. Si on nous demande notre argent, n’avons-nous donc pas quelque droit de nous enquérir de ce qu’on en veut faire, et si on en veut acheter des armes de guerre, n’avons-nous pas quelque droit de rappeler que la France en fabrique ? Nous avons usé de ce droit avec d’autres pays qui ne s’en sont nullement sentis atteints dans leur dignité : pour quoi la Turquie en serait-elle atteinte dans la sienne ? On a beau dire que l’argent est une marchandise comme une autre, cela n’est qu’à moitié exact. Une marchandise, oui ; comme une autre, non. Si on m’achète du blé, ou des vêtemens, ou des chaussures, ou des chapeaux, je n’ai nul besoin de demander à l’acheteur ce qu’il en veut faire ; je le sais d’avance, l’emploi est déterminé par la nature même de l’objet. Mais s’il s’agit d’argent, c’est autre chose ; on peut tout faire avec lui, et dès lors, il est naturel que, quelquefois du moins, je désire savoir ce qu’on en fera. On peut en faire des vaisseaux de guerre, des canons, des fusils, c’est-à-dire des armes meurtrières qui seront peut-être tournées contre mes alliés, contre mes amis, contre moi-même. Est-ce de ma part une curiosité déplacée de chercher à savoir ce qu’il en sera et d’agir en conséquence ? Est-ce une exigence exorbitante de revendiquer pour moi une part dans la fabrication de ces engins ? On dit à cela que c’est mêler la politique à la finance et au commerce. Sans doute, mais ce n’est pas nous qui les mêlons, c’est la nature des choses, beaucoup plus puissante que nous : nous serions à la fois dupes et coupables si nous y fermions les yeux.

Allons au fait. Le ministre des Finances de Turquie, Djavid bey, est venu à Paris pour y faire un emprunt de 150 millions. Il s’est adressé aux groupes financiers qu’il a voulu ; à cela nous n’avons rien à dire. Nous pouvons faire nos observations sur les tendances que ses choix indiquent, mais nous les gardons pour nous. Nous pouvons ne pas ignorer des intrigues qui se nouent à Constantinople et où les intérêts personnels de Djavid bey jouent leur rôle ; mais dans cette question particulière de l’emprunt, nous n’avons pas à en tenir compte. Djavid bey a trouvé à Paris, auprès de notre gouvernement, un accueil très empressé, qui ne l’a d’ailleurs nullement gêné dans sa pleine indépendance ; il a agi, en effet, comme si ce gouvernement n’existait pas. Celui-ci cependant a estimé qu’il devait se préoccuper de l’emploi qui serait fait de l’épargne française et des garanties qu’il convenait de lui assurer, et il a fait savoir dans quelles conditions il accorderait au nouvel emprunt la cote à la Bourse. Des conditions ! Le gouvernement jeune-turc entend n’en accepter aucune. Celles du gouvernement de la République ont beau être légitimes, Djavid bey n’a voulu rien entendre et il a quitté Paris en faisant quelque peu claquer les portes. À son tour, le grand vizir Hakki pacha est venu en France, à la suite d’un voyage en Europe qui l’avait amené notamment chez le roi de Roumanie, et on a pu espérer que l’affaire, reprise avec lui, aurait un meilleur dénouement. Cela serait sans doute arrivé si Hakki pacha avait été tout [à fait libre, mais il devait rester d’accord avec Constantinople ou Djavid bey était revenu, et cela rendait le succès difficile. C’est alors qu’est apparu sir Ernest Cassel, financier anglais en rapports étroits avec la haute banque allemande, créateur à Constantinople d’une banque dite Nationale destinée à faire concurrence à la Banque ottomane, vieil établissement anglo-français. Sir Ernest Cassel s’est chargé de réaliser l’emprunt turc avec ses moyens propres. Sont-ils suffisans pour cela ? Certaines entreprises du même genre dont il s’était chargé autrefois et qu’il n’a pas toujours réussi à mener brillamment à bon terme, permettent d’en douter ; mais il espérait sans doute passer en sous-main une partie de l’emprunt aux banquiers français qui auraient bien voulu s’y prêter et par-là se tirer de la difficulté. Quoi qu’il en soit, son intervention a produit au premier abord quelque émotion parce que ceux qui ne sont pas au courant de la politique parfaitement loyale et ferme du gouvernement anglais à notre égard ont pu se demander s’il n’était pour rien dans l’affaire. Depuis quelque temps, la presse allemande répétait avec affectation qu’il y avait du refroidissement entre Londres et Paris. Si on l’a cru, l’initiative de sir Ernest Cassel aura servi à prouver le contraire, car elle a été hautement désavouée et blâmée par le Foreign Office, qui n’a pas voulu laisser le moindre doute planer sur son absolue correction. Au moment où nous écrivons, les choses en sont là. Tout le monde considère la tentative de sir E. Cassel, s’il y persévère, comme très compromise. Au surplus, que nous importe ? Si la Jeune-Turquie trouve de l’argent hors de France, tant mieux pour elle. Nous avons déjà 75 pour 100 de la dette ottomane à notre charge : peut-être est-ce assez.

L’opinion française, à en juger par la quasi-unanimité des journaux, approuve l’attitude prise par le gouvernement de la République et l’appuie énergiquement. Il ne s’agit pas ici seulement de la Turquie. Depuis assez longtemps déjà, à propos d’autres emprunts faits par d’autres pays, l’opinion se demandait avec une sourde inquiétude s’il n’y avait pas quelque excès dans la facilité et la complaisance un peu débonnaires avec lesquelles notre épargne était mise au service de tout le monde indistinctement. Un jour ou l’autre, ce sentiment devait se manifester : l’occasion s’est présentée, elle a été saisie. Il aurait fallu, pour qu’il en fût autrement, que la Jeune-Turquie eût continué de nous témoigner les sympathies et la confiance des premiers jours ; mais, par une sorte d’entraînement en sens opposé dont le secret nous échappe, c’est justement le contraire qui se produit. La Jeune-Turquie semble s’appliquer à multiplier contre elle nos sujets de plaintes. Tantôt elle s’obstine à considérer comme sujets ottomans des Algériens ou des Tunisiens, sujets ou protégés français, inscrits comme tels dans nos consulats, mais qui, ayant maille à partir avec les autorités françaises, revendiquent une prétendue nationalité ottomane : il y a là des questions qu’il serait plus prudent de ne pas laisser se poser aujourd’hui. Tantôt, et ceci est plus grave, bien qu’une commission ait été chargée par elle et par nous de fixer définitivement la frontière tunisienne, la Turquie y fait occuper par ses troupes un point que nous considérons à bon droit comme nôtre. L’heure est-elle bien choisie pour soulever entre les deux pays des difficultés de ce genre ? Quand on se propose de demander aux gens leur argent et qu’on désire l’obtenir, est-il sage, est-il habile de prendre à leur égard une attitude arrogante et même agressive ?

La Jeune-Turquie s’est fait d’abord bien venir de nous, parce qu’elle représentait la liberté : aujourd’hui, après avoir éprouvé elle-même et avoir fait éprouver aux autres quelques déceptions, elle représente, sous sa forme la plus intransigeante, le nationalisme ottoman, qui cherche peut-être des alliances en Europe, qui s’arme avec une hâte désordonnée, qui inquiète, qui déjà menace. Elle aurait certainement mieux à faire, et beaucoup de Jeunes-Turcs le pensent : ils sont même les plus nombreux, seulement ils ne sont pas les maîtres. Bien que son histoire soit encore très courte, la Jeune-Turquie a montré deux faces successives bien différentes : nous regrettons que la seconde ne soit pas la plus sympathique, mais nous attendons et nous espérons.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES,