Chronique de la quinzaine - 31 août 1834

La bibliothèque libre.

Chronique no 58
31 août 1834


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
Séparateur



31 août 1834.


M. de Talleyrand résumait, il y a peu de jours, en ces termes, une longue conversation qui venait d’avoir lieu devant lui sur la situation de l’Europe : « La paix ne sera pas troublée. Les étrangers ne peuvent bouger, la France ne peut non plus. Il y aurait une invasion de barbares comme au IVe siècle, que la paix serait encore maintenue ; on trouverait moyen de s’arranger avec eux. » Mais tout en nourrissant cet espoir de paix, M. de Talleyrand ne reste pas inactif. M. de Talleyrand n’est pas un de ces hommes qui s’en reposent sur la Providence du soin d’arranger leurs affaires et celles des états. Son retour se lie, comme nous l’avons dit, à deux questions importantes, les affaires d’Espagne et celles d’Orient ; mais ce qui a surtout déterminé M. de Talleyrand à venir conférer directement à Paris, non pas avec le ministère, car nous doutons qu’il existe un ministère, mais avec le roi, c’est l’inquiétude réelle que lui cause la situation de l’Angleterre. On sait que l’alliance anglaise a été le rêve de toute la vie politique de M. de Talleyrand, qui, pour des yeux clairvoyans, n’a jamais été vacillante, comme on le croit. La première fois que M. de Talleyrand occupa le ministère des affaires étrangères, il s’appliquait déjà à mettre cette idée en pratique ; et ce fut à l’occasion de l’Angleterre qu’eut lieu sa retraite, et ensuite sa rupture avec Bonaparte. Une seconde fois M. de Talleyrand rompit avec un gouvernement qu’il avait élevé et soutenu, nous parlons ici du gouvernement de la restauration, que M. de Talleyrand abandonna ostensiblement dans la chambre des pairs, à l’époque où M. de Villèle se tourna vers le nord et délaissa M. Canning pour se vouer corps et âme à l’alliance russe. M. de Talleyrand a marché quarante ans sans relâche vers ce but où il croyait voir la prospérité de la France, qu’en homme d’esprit il ne sépare jamais de sa prospérité particulière ; il s’est dirigé vers ce point avec une persévérance inouie, usant de tous les moyens, employant avec la sagacité et la profondeur qui lui sont propres toute l’influence dont il dispose en Europe, l’immense pouvoir que lui donnent ses relations avec les souverains et les ministres de tous les états, renversant avec patience et souvent avec courage tous les obstacles qu’il rencontrait sur son chemin, et ne s’arrêtant pas même quand l’un de ces obstacles se trouvait être un trône au pied duquel il avait prêté serment. C’est ainsi que M. de Talleyrand a continué paisiblement sa route, d’un pied lent mais sûr, pede claudo, comme on l’a dit de la vengeance, et qu’il a passé tour à tour sur l’empire et sur la restauration. Il eût passé au besoin sur la royauté des barricades, s’il eût fallu renoncer pour elle à son système favori. Cette fois M. de Talleyrand était au terme de son voyage ; il a jeté l’ancre et s’est assis sur le rivage, non pas épuisé, à quatre-vingts ans, par la tâche qu’il venait d’accomplir, mais glorieux d’être arrivé, comme le vieil Argonaute qui se réjouissait de toucher avant sa mort la terre que ses yeux avaient cherchée pendant si long-temps.

Mais comme rien ne vient à point en ce monde, pas même aux heureux et aux habiles, M. de Talleyrand éprouve un grand souci qu’il n’a pu dérober à tous ceux qui ont eu la faveur de l’approcher depuis son retour. Il craint que cette alliance anglaise, poursuivie depuis tant d’années, n’ait été conclue un peu tard pour porter ses fruits. En un mot, M. de Talleyrand voit en noir l’avenir de l’Angleterre, il redoute une révolution dans ce pays, et dans les momens de franchise que lui cause son inquiétude, il avoue quelquefois qu’il croit cette révolution prochaine. Au reste, il ne faut pas oublier que M. de Talleyrand est tory, et que les affaires de l’aristocratie anglaise sont en quelque sorte les siennes.

Le refus du bill des dîmes d’Irlande a surtout frappé M. de Talleyrand. Sans doute, il n’ignorait pas que sur les questions religieuses, la rudesse et l’opiniâtreté de la chambre des lords trouveraient de l’écho dans toute l’Angleterre ; mais M. de Talleyrand a trouvé que dans cette situation passablement critique, les vieilles idées politiques de l’Angleterre, cette prudence conservatrice qui se manifeste au parlement dans toutes les grandes questions, les principes d’ordre et de durée enfin, avaient manqué de toutes parts. Il a cru reconnaître que l’aristocratie tendait à se perdre par trop de haine et de violence, et que le ministère n’était pas assez fort ou assez courageux pour servir de digue entre cette aristocratie à laquelle il tient encore de près, et le parti radical qui frappe à grands coups au parlement et qui en ébranle déjà les portes.

Parmi tous ses collègues, lord Brougham s’est prononcé si ouvertement contre le bill, il a déclaré si hautement dans son discours, qu’un ministre protestant n’a pas le droit de pénétrer dans une maison fermée pour y demander sa dîme, que l’agitateur O’Connell pourrait, le discours du lord chancelier à la main, recommander la résistance au régime que le ministère est forcé de maintenir en Irlande. Les troubles d’Irlande n’ont jamais beaucoup inquiété les hommes d’état anglais, et en effet ils ne touchent pas très vivement aux grands intérêts de l’Angleterre ; mais cette discussion du parlement a envenimé toutes les questions, et la lutte qui va s’ouvrir sera sans doute décisive. Or, M. de Talleyrand, tout anglais qu’il soit, se demande quel avantage nous retirerions de l’alliance de l’Angleterre, si l’Angleterre était bouleversée par une révolution.

M. de Talleyrand est venu confirmer par des preuves certaines un fait dont on se doutait bien aux Tuileries. C’est que don Carlos n’agit, dans l’étroite sphère où il est encore enfermé, que d’après les instructions des trois puissances, qui ont près de lui des représentans, parmi lesquels on compte un homme reconnu pour fort habile, et un ancien aide-de-camp de l’empereur de Russie. Quant aux secours matériels, des bâtimens russes, autrichiens et hollandais croisent en vue des ports d’Espagne d’où l’on espère que don Carlos pourra communiquer avec le continent ; ces navires portent des hommes, des munitions, des armes. De nouveaux convois se préparent en toute hâte dans le Texel et dans l’Adriatique. Les tories travaillent aussi avec zèle à seconder le prétendant, et si la France et l’Angleterre ne prennent un parti prompt et décisif, il faudra peut-être, dans quelques mois, en venir à une grande démonstration des deux puissances et à une guerre d’intervention qui compromettrait fort cette paix européenne que M. de Talleyrand garantissait, il y a peu de jours, avec tant d’assurance.

Pour tout le reste, pour les questions d’intérieur, M. de Talleyrand rit, hausse les épaules, et dit à ses confidens que ces choses-là sont à la taille de M. Thiers et de M. Guizot. Encore présume-t-il trop de M. Thiers qui paraît excédé de son ministère, qui refuse toute signature, chasse ses chefs de division de son cabinet, ne veut plus pour société que des jeunes femmes et d’innocentes gazelles, s’enfuit à Dieppe pour se refaire, et ne parle depuis quelque temps que de se retirer dans la chambre des pairs ou dans une ambassade. M. Thiers a des projets de retraite ; et dans son dégoût du monde, il se contenterait d’un traitement de cent mille francs, d’un titre de comte et du manteau d’hermine.

Nous connaissons trop M. Thiers pour croire à la sincérité de ses paroles. Pendant la courte session qui vient d’avoir lieu, M. Thiers a tâté du pied le terrain de la chambre, et il l’a trouvé terriblement mouvant. Dès-lors, et selon son habitude, M. Thiers s’est mis à négocier avec tous les partis, avec toutes les nuances. Il est venu trouver tour à tour les économes et les furieux d’amour dynastique ; avec les uns, il a déclamé contre les prodigalités et les pots-de-vin, avec les autres contre la tiédeur de ses collègues ; il a promis tout à tout le monde, il a brocanté tous les portefeuilles du ministère, à l’exception du sien ; en un mot, M. Thiers a fait ce qu’il fait chaque fois qu’il s’agit d’un changement ministériel, et pour terminer dignement la comédie, il a lancé quelques mots de démission, afin de se mettre en mesure, et pouvoir dire à la chambre devant laquelle ce ministère se dissoudra probablement, qu’il avait déjà volontairement cessé d’en faire partie avant la session.

Ces honteuses et déplorables intrigues ont déjà réussi plusieurs fois à M. Thiers, qui espère bien se glisser de ministère en ministère à la présidence du conseil ; mais toutefois l’habileté de M. Thiers aura fort à faire dans cette session. Dans le petit nombre de réunions parlementaires qui ont eu lieu, à l’exception très minime des ministériels absolus, on s’est montré unanimement fort opposé à M. Thiers, dont on ne rattache la politique à aucun système, mais dont les actes ministériels se lient à une foule de choses blâmables. La chambre paraît décidée, sinon à se défaire du ministère actuel, du moins à le purger de toutes les réputations véreuses, et à ouvrir à un ou deux ministres la porte par laquelle s’est retiré le maréchal Soult. La chambre trouvera dans le ministère même des appuis pour cette opération ; l’amiral Jacob, qui a peu d’importance comme homme politique, a commencé cette levée de boucliers en demandant hautement à M. Persil de provoquer une enquête sur les concussions attribuées à quelques principaux employés de son ministère ; M. Guizot ne cache pas qu’il est loin d’accepter la responsabilité du scandale du vaisseau de juillet et des pots-de-vin du ministère de l’intérieur, et le maréchal Gérard retrouve encore un peu d’énergie, et regarde avec inquiétude autour de lui chaque fois que la presse réveille les souvenirs des marchés scandaleux du ministère de la guerre. La chambre fera preuve de dignité, de probité, et d’intérêt pour le trône, en purifiant, comme il paraît qu’elle a dessein de le faire, le ministère qui va se présenter devant elle ; le ministère même y gagnera quelque chance de durée et s’asseoira sur un terrain meilleur.

Qui sait toutefois si la présidence du conseil ne sera pas vacante avant le ministère de l’intérieur ? Le maréchal Gérard est déjà dégoûté, il est malade, les affaires l’accablent et l’ennuient, il ne se sent pas la force d’amener à travers le ministère de la guerre le large fleuve de réformes qu’il faudrait pour nettoyer ces étables d’Augias, infectées de tant de corruptions. La maréchale s’afflige des fatigans efforts de son mari, elle pleure, le supplie de se démettre, et ne craint pas, dans sa sollicitude conjugale, de reprocher au roi le peu de ménagement qu’il a pour ses amis. Il est douteux que le maréchal Gérard, ami du repos, consente bien long-temps à porter le fardeau que lui a inspiré son dévouement à la dynastie de juillet ; et ceux qui espèrent le plus le voir rester à son poste jusqu’à la session craignent bien qu’à la première discussion orageuse, il ne prenne sa retraite. Cette retraite serait fâcheuse, car l’avènement au département de la guerre d’un ministre honnête homme était un motif d’espérance pour les amis de l’ordre et de l’économie. Comme personnage politique, le maréchal Gérard ne donnera sa voix, nous le pensons du moins, à aucune mesure rétrograde. Il a quitté les affaires à l’apparition du système du 15 mars. Sa conduite passée répond de l’avenir. Mais à son vote isolé se réduira toute son influence, la direction du conseil dont il a la présidence nominale ne lui appartenant pas. Comme administrateur, son action doit être puissante, mais sa tâche sera bien plus difficile. Il revient au département de la guerre après une gestion désastreuse qui, en trois ans et demi, a dévoré au-delà d’un milliard. Ici tout est à refaire : il faut une Saint-Barthélemy d’abus. Nous ne rappellerons pas les nombreuses attaques dirigées contre l’administration de la guerre pendant toute la durée du ministère de M. Soult. La tribune, la presse, ont tour à tour reproduit les plus scandaleux détails. Les marchés de fusils et de sabres-poignards, les remontes, les fournitures d’effets d’équipement, de draps, de grains, de fourrages, paraissent évidemment avoir été la source des transactions les plus honteuses. Enfin le trafic des places complèterait, dit-on, le tableau de ces désordres, et la seule incertitude qui régnerait à cet égard serait dans le choix du coupable. Ces faits ont acquis une déplorable notoriété. Aujourd’hui une justification tardive n’est pas de mise. Le maréchal Gérard a conçu, dit-on, l’espoir d’obtenir une gestion pure et fidèle des agens corrompus que lui a légués M. Soult. Il paraît peu probable que des gens habitués aux transactions sous la cheminée, aux pots-de-vin, puissent jamais revenir à des idées de droiture et de probité. Quelques faits récens démontrent, en effet, qu’à chaque instant le nouveau ministre les prend en flagrant délit de dissimulations de dépenses, de violations de budget ; et comme les investigations d’un homme d’état ne peuvent s’étendre à tous les détails, il y a lieu de croire que, maintenant comme devant, les intrigans font leurs affaires. Comment pourrait-il en être autrement, quand on voit certains chefs de l’administration de la guerre entretenir ouvertement les relations les plus intimes avec les banquiers de fournitures, les courtiers d’affaires et les vieilles intrigantes, qui, déjà sous le directoire, étaient initiés à tous les tripotages, et prenaient leur part de toutes les dilapidations. Le maréchal Gérard, s’il conservait une administration inféodée à de semblables souillures, ne pourrait parvenir à diminuer le chiffre de son budget que par des réductions dans les cadres ; ce serait, du reste, une singulière manière de prouver aux chambres qu’on a pris au sérieux les recommandations de l’adresse relativement aux agens sûrs et fidèles, que de se présenter devant elle avec l’entourage de M. Soult, flétri tant de fois à la tribune.

Un journal ministériel s’étonnait, il y a peu de jours, de ce qu’on eût pu supposer que le maréchal Gérard songeât un seul instant à congédier les chefs de ces bureaux qui, en 1830, furent presque tous honorés de sa confiance. D’abord rien ne démontre que la confiance accordée, il y a quatre ans, ait été justifiée par une gestion probe et économique, et peut-être pourrait-on aisément établir que les scandales qui régnèrent de 1831 à 1834 prirent naissance en 1830. Ce n’est ici ni le lieu ni le moment de se livrer à une discussion de cette nature. Mais s’il était vrai que ces bureaux, vertueux, dit-on, en 1830, se fussent contaminés sous une direction corruptrice, il faudrait déplorer l’aveuglement d’un ministre honnête homme qui croirait pouvoir les purifier par le reflet de sa probité, et qui ne craindrait pas de jouer sa réputation, jusqu’ici sans tache, contre des chances aussi évidemment défavorables.

Quelques personnes, qui ne croiraient aux pots-de-vin que si elles en voyaient les quittances, invoquent, pour prouver la bonne foi de l’administration de la guerre, le système d’adjudication introduit dans la plupart des services. Voici quelques détails qui indiqueront la confiance que l’on doit avoir dans cette apparente bonne foi. Les adjudications ont lieu sur soumissions cachetées, déposées entre les mains du président d’une commission instituée dans chaque place pour y procéder. Dix jours avant l’adjudication, les concurrens ont dû adresser au président de cette commission une déclaration de leur intention de concourir, et la commission a dû délibérer sur leur aptitude. Les concurrens admis par elle sont seuls reçus à présenter des soumissions le jour de l’adjudication, c’est-à-dire dix jours après cette séance préparatoire, dont le procès-verbal doit être envoyé immédiatement au ministre. On connaît donc au moins cinq à six jours avant l’adjudication, au ministère de la guerre, le nom de tous les concurrens qui doivent s’y présenter, et comme le ministre ne s’est pas réservé le droit de revenir sur les décisions de la commission, ni d’exclure personne du concours, on se demande quel est le but dans lequel l’envoi immédiat du procès-verbal préparatoire est exigé. N’est-il pas permis de penser que le procès-verbal est communiqué aux loups-cerviers de la finance, à ces banquiers de fournitures, toujours prêts à se charger de toutes les entreprises ? Si le procès-verbal ne contient aucun nom de concurrens de connaissance, on fixe un prix limité inférieur aux cours de la localité, et l’on est bien sûr que le jour définitif il n’y aura pas d’adjudication. Dès-lors l’usage, au ministère de la guerre, est de traiter à Paris, de gré à gré, et le nom du fournisseur habituel est dans toutes les bouches. Si, au contraire, le procès-verbal indique le nom de concurrens avec lesquels on puisse s’entendre, le prix limité est ordinairement fort élevé : les divers concurrens font entre eux une ventilation, ou un partage, et l’adjudication se fait à un taux qui indique que la dépêche cachetée du prix limité n’a pas été secrète pour tout le monde. Les faits que nous venons d’énoncer se renouvellent chaque année, et les adjudications de fournitures de fourrages qui ont lieu en ce moment, démontrent que l’ancien système n’a point été abandonné sous le nouveau ministre, dont la haute probité ne soupçonne sans doute nullement tous ces tripotages.

Il est un fait incontestable pour les gens du métier ; c’est que le prix moyen de la ration ordinaire des fourrages est de 1 fr. à 1 fr. 10 c., c’est à ce taux, à peu près, que se faisaient les traités d’entreprises générales, quand ce mode était suivi en France. Ce qui prouve, au reste, que le prix de 1 fr. n’est pas de beaucoup inférieur au prix moyen, c’est que le gouvernement paie à ce taux, aux officiers sans troupes, ou aux officiers de cavalerie voyageant isolément, les rations qui ne leur sont pas données en nature. Or nous croyons être certains que la moyenne des adjudications qui se font en ce moment sera, pour le nord, de 1 fr. 25 c., et pour le midi, de 1 fr. 50 c.. Il y a donc un excédant d’au moins 25 c. sur les prix qu’on aurait pu obtenir par un meilleur mode d’administration. Ces 25 c., multipliés par 60,000 chevaux, font une dépense journalière de 15,000 fr. ou de 5 millions et demi pour l’année entière, au-delà de celle à laquelle on aurait pu se réduire.

Puisque nous avons parlé de fourrages, nous rapporterons une anecdote assez curieuse que racontait, il y a peu de jours, un voyageur. Il se trouvait dans une diligence avec un homme assez communicatif. Arrivé dans la ville de ……, ce dernier engagea le conducteur à retarder le départ de la voiture de quelques minutes, ayant à régler une affaire pressante. En revenant, il dit à son compagnon de voyage qu’il était l’un des sous-traitans du service des fourrages de cette ville ; que le titulaire du marché le lui avait cédé moyennant un pot-de-vin de 30 fr. par jour ; qu’il avait, lui, trouvé à rétrocéder ses droits moyennant 50 fr. par jour à un individu qui en tirait un semblable bénéfice, de telle sorte que la fourniture d’un seul régiment de cavalerie était grevée d’une somme de pots-de-vin s’élevant ensemble à 130 fr. par jour, ou 47,450 fr. par an, sans compter les bénéfices du fournisseur véritable.

Dans l’espoir que toutes ces honteuses affaires décideront le maréchal Gérard à s’éloigner, déjà les ambitions s’agitent, les faiseurs cherchent de toutes parts un président du conseil, et vu l’impossibilité de trouver un troisième maréchal qui consente à ne pas présider le conseil, on songe à placer la présidence au ministère des affaires étrangères.

M. Molé, qui a occupé plusieurs fois ce ministère avec honneur, a été un moment sur le tapis, pour l’éventualité de la retraite du maréchal Gérard ; mais M. Molé tiendrait à faire lui-même les affaires de son ministère ; il a une sorte d’inflexibilité dans le caractère qui s’accorderait mal avec tous les mystérieux reviremens de la diplomatie des Tuileries ; on le craint, et cependant on reconnaît de quel poids serait un tel nom. Ce qui rend cette combinaison presque impossible, c’est que M. Molé est très mal avec M. Guizot qui s’est prononcé hautement contre lui dans le conseil, très mal avec M. de Broglie qui n’est pas sans influence, et que sa rigidité en affaires rend impossible tout rapprochement politique entre lui et M. Thiers.

Après M. Molé, peut-être avant M. Molé, M. de Broglie aurait quelques chances de reparaître sur l’horizon, si la chambre exigeait un remaniement politique. M. de Broglie n’est pas sorti des affaires en homme capable et habile, bien que M. de Broglie soit réellement habile et capable ; mais on n’a pas une réputation de probité plus méritée, et la chambre paraît décidément vouloir des hommes probes. Au reste, M. de Broglie ne fera rien pour avoir un portefeuille, on aurait même quelque peine à le lui faire accepter ; retiré depuis quelque temps à Bonn sur le Rhin, dans une retraite philosophique avec son ami Schlegel, il a annoncé l’intention de ne revenir en France qu’après passé quelques mois dans le calme de la vie de Coppet. Il est vrai que c’est là qu’on était venu chercher M. Necker pour le faire ministre.

Il existe un autre candidat à la présidence, mais celui-là n’attend pas qu’on vienne le chercher. C’est, le croirait-on, et l’eût-on jamais deviné, le général Sébastiani, que son impotence et sa nullité ont déjà depuis long-temps forcé de quitter le ministère, et qui, plus nul et plus impotent que jamais, demande à grands cris, comme un enfant volontaire, le bâton de maréchal et le fauteuil de la présidence. Pauvre vieillard qui aurait grand besoin en effet d’un bâton et d’un fauteuil pour soutenir et reposer son corps débile ! La pensée de la présidence est venue à M. Sébastiani, dit-on, en apprenant la nomination du maréchal Gérard. M. Sébastiani se trouve plus jeune et plus ingambe que le maréchal, retenu dans son lit par une sciatique ; il se redresse, sautille presque comme faisait méchamment le vieux duc de Richelieu devant son vieux fils le duc de Fronsac, cloué sur sa chaise par la goutte, et s’écrie sans cesse qu’en ce temps il faut des ministres verts et actifs qui puissent, comme lui, se multiplier et se montrer partout. Au reste, M. Sébastiani est aussi bon que tout autre pour présider nominativement le conseil ; peut-être même le voudrait-on au château un peu plus cassé et plus apoplectique, avant que de lui confier cette haute et inutile fonction.

Les chambres feront sans doute justice de toutes ces ambitions, et peut-être sera-t-on forcé de les convoquer avant l’époque fixée par l’ordonnance de prorogation. Les affaires extérieures, qui peuvent se compliquer d’un moment à l’autre, amèneraient cette nécessité. L’insurrection de Madrid, dont il n’est encore que vaguement question, la maladie grave et la mort sans doute prochaine de l’empereur d’Autriche, sont des faits importans qui exigeront en France un ministère uni dans une pensée, compacte, et non pas formé d’hommes si contraires et si indécis, tel qu’est le ministère actuel. M. Thiers, accouru hier de Dieppe, où depuis quelques jours il vivait mollement, laissant aller à vau-l’eau les affaires de son ministère, va sans doute prendre les devans et travailler à la démolition de ses collègues.

L’espace nous manque malheureusement pour donner aujourd’hui tous les renseignemens que nous avons recueillis sur la manière dont le jeune ministre administre le département qui lui est confié. La police et les beaux-arts nous fourniraient seuls la matière d’un volume. Là on trouverait, d’un côté, l’odieux, et de l’autre l’ignorance et le ridicule. On ne peut se figurer la bouffonne arrogance, la sottise et la mauvaise foi qui président à la division des théâtres et des beaux-arts, gérée par M. Cavé. Les faits seuls pourront en donner une idée, et encore bien imparfaite.

Entre autres faits graves qui se rattachent à l’administration politique de ce ministère, on doit citer les rigueurs inutiles exercées contre les réfugiés qui ont pris part à la tentative de Romarino en Savoie. L’extrait suivant de la brochure publiée à Londres par ces infortunés, en dit plus que ne pourraient faire toutes les réflexions. Ce récit naïf, ces plaintes dépouillées d’aigreur, ont produit une grande sensation en Angleterre, où les ministres eux-mêmes ont souscrit en faveur de ces malheureux officiers.

On se souvient sans doute des faits qui avaient motivé leur arrestation. Les voici rapportés par eux-mêmes :


Dans les premiers jours du mois de février dernier, deux corps de réfugiés polonais et italiens, l’un commandé par le général Romarino, l’autre par le capitaine Allemandi, se présentèrent sur deux points des frontières de Savoie, du côté de la Suisse et de la France, pour appuyer la révolution de la Savoie et du Piémont. Les réfugiés, ayant échoué dans leur entreprise, entrèrent en Suisse, où ils furent reçus avec une courageuse hospitalité. La colonne qui entra par la frontière française, sous le commandement du capitaine Allemandi, après avoir soutenu un engagement avec les troupes piémontaises, dans lequel il y eut des hommes de tués des deux côtés, fut bientôt après obligée de se retirer devant une force supérieure. Les réfugiés qui composaient cette colonne passèrent sur le territoire français. À la frontière, ils furent reçus par la police armée, qui les jeta dans les prisons de Grenoble. Après un emprisonnement de trois mois, le capitaine Allemandi, Vairetti, Antongina et neuf autres parurent, le 12 du mois de mai, devant la cour d’assises, accusés d’avoir, par des voies de fait hostiles et non approuvées par le gouvernement, exposé l’état à une déclaration de guerre au roi de Sardaigne, le tout selon les articles 84 et 85 du Code pénal. Le jury, après dix minutes de délibération, déclara que les accusés n’étaient point coupables. Cette décision fut reçue avec des signes d’une approbation générale par le public ; mais bientôt l’avocat-général déclara qu’en conséquence des instructions que lui avait communiquées le préfet de l’Isère, les réfugiés seraient reconduits en prison jusqu’au moment de leur déportation en Angleterre.

Notes, écrites au crayon, durant le voyage du capitaine Allemandi.

13 mai 1834. — Quitté Grenoble à deux heures du matin, la chaîne au cou, deux à deux, et montés sur une charrette, escortés de six gendarmes et d’un brigadier. Arrivés à Moirans à midi. Enfermés dans un donjon obscur et sombre ; appel fait au maire qui nous fit mettre dans une prison moins malsaine. À deux heures environ, ma femme arriva avec mes trois filles et mon ami Burnier, avocat. Nous dînâmes tous ensemble dans la prison ; à quatre heures ma famille me quitta pour retourner à Grenoble ; un bien triste adieu ! Nous passâmes une cruelle nuit dans la prison de Moirans.

14 mai. — En route à six heures. La charrette nous transporta, à nos frais, et enchaînés comme le jour précédent ; nous nous arrêtâmes à la Ferté, puis nous continuâmes notre route. Vers onze heures, arrivés à la prison de la Côte-St.-André, couchés sur de la paille sale et humide. Donjon glacé, nuit horrible, le geôlier homme dur et inhumain.

15 mai. — Partis à 6 heures, la charrette à nos frais ; arrivés à midi à Bourgoin, le geôlier avec l’apparence d’un honnête homme, n’est qu’un coquin ; il demanda le double de la valeur d’un misérable repas. Madame Bouquet et quelques amis vinrent nous visiter. Nuit passée dans un mauvais lit.

16 mai. — Appelés à six heures, la charrette payée par nous. Les gendarmes, qui avaient quelques sentimens d’humanité, refusèrent de nous lier. Arrivés à St.-Laurent à midi ; le donjon étroit et sans croisées ; le geôlier, vieux gendarme, est un homme sans cœur ; mais le major, M. Dorel, un vrai patriote qui, considérant notre position, ordonna qu’on nous mît dans la chambre d’un gendarme ; nous passâmes la journée dans sa société, et il se réunit à nous dans nos souhaits pour la liberté de toutes les nations.

Le soir il nous envoya des matelas et des couvertures pour nous rendre la nuit plus supportable. Honneur à cet excellent homme, qui nous fit oublier nos peines pour quelques minutes !

17 et 18 mai. — Nous passâmes ces deux jours, dans la prison de Perrache, à Lyon, où nous avons été assez bien logés.

19 mai. — Partis à sept heures par un violent orage. La charrette à nos frais. Enchaînés par deux gendarmes qui se placent à nos côtés. Le préfet Gasparin refusa de payer la somme ordinaire pour nos dépenses de route ; nous arrivâmes le soir à Villefranche dans un état déplorable. Bonne prison, bons lits. Les sœurs de Charité, qui vouent leurs soins à cette prison, sont des modèles d’humanité ; elles obtinrent une charrette pour laquelle nous ne fûmes pas obligés de payer.

20 mai. — Nous dînâmes à midi à Mâcon sans être enchaînés. Bonne prison. M. Jacquod, le geôlier, digne homme. Nous eûmes la visite de nos compatriotes réfugiés et de deux braves polonais. J’insistai pour que le procureur du roi vînt prendre connaissance de nos effets et en faire l’inventaire, afin de constater que nous n’avions pas, selon la fausse dénonciation du geôlier de Lyon, emporté, par mégarde, un paquet appartenant à un prisonnier. J’écrivis au préfet pour dénoncer ce calomniateur nommé Pulgère. Par les soins du geôlier, nous avons une charrette non à nos frais.

21 mai. — Quitté Mâcon à six heures, enchaînés sur la charrette et arrivés à midi à Tournu, Bonne prison, la femme du geôlier est une femme compatissante. 22 mai. — Arrivés à pied à Châlons, par une chaleur excessive, les mains liées et traînés par toute la ville avant d’arriver à la prison. Prison mal tenue, lits malpropres et geôlier spéculant sur la bourse des prisonniers.

23 mai. — À dix heures, arrivés à Chagny, la prison est dans une tour. Le geôlier laisse le fumier pourrir dans le donjon où le pauvre prisonnier est obligé de dormir ; l’air en est infecté, et il n’y a pas de constitution assez robuste pour résister un seul instant. Plusieurs patriotes vinrent nous voir et dînèrent avec nous, sur la terre, le geôlier nous ayant refusé une table et des chaises. Nous passâmes une bien cruelle nuit, et nous dénonçons à la honte publique le geôlier, qui est à la fois bedeau, commissaire de police, sonneur et garde-chasse.

24 mai. — À six heures, nous quittâmes Chagny, avec une escorte composée d’un brigadier et de gendarmes. Bonnes gens, braves soldats ; ils refusèrent de nous enchaîner.

25 mai. — Partis d’Arnay à six heures. Les gendarmes nous mirent la chaîne au cou et nous placèrent dans la charrette payée par nous. Nous atteignîmes Saulieu à midi. Comme c’était dimanche, le peuple se rassemblait dans les rues pour nous voir passer, et plus d’une voix d’indignation se fit entendre en voyant la manière dont nous étions traités. La prison est bonne, le geôlier un honnête homme. Il nous fit servir notre dîner dans notre chambre, par sa jeune et aimable fille. M. Poteau, le médecin, homme sans éducation, déclara, sans nous avoir questionnés, que nous étions en état de faire la route à pied, et ainsi on nous refusa une charrette.

26 mai. — Nous quittâmes Saulieu à six heures Les gendarmes ne nous lièrent point, et nous arrivâmes à deux heures à Avallon, jolie petite ville. Le sous-préfet, par un sentiment d’humanité, nous procura gratis des moyens de transport pour le lendemain jusqu’à Vermanton. Bonne prison : nuit passable ; le geôlier et sa femme honnêtes gens.

27 mai. — Partis d’Avallon à six heures ; à dix arrivés à Vermanton. Nous fûmes mis dans une vieille tour, dans un obscur et humide donjon, n’ayant qu’un peu de paille sale pour lits. Obligés de veiller toute la nuit pour nous protéger contre les couleuvres et les énormes rats qui rendent souvent visite aux prisonniers. Les gendarmes de cette brigade ont des cœurs d’airain. La femme du geôlier nous demanda fort cher pour une petite soupe et quelques œufs qu’elle nous servit. Cinq officiers polonais et deux réfugiés italiens vinrent nous voir. Ces frères d’exil versèrent des pleurs d’indignation en voyant l’horrible lieu où nous étions.

28 mai. — Partis à cinq heures du matin, enchaînés comme des voleurs de grand chemin, sur une misérable charrette pour laquelle nous payâmes. Arrivés à Auxerre. Le geôlier de la prison est un bossu qui ........
............... Cet homme nous mit dans la partie de la prison destinée aux derniers criminels. Nous demandâmes des lits en offrant de payer, il nous refusa. Nous fûmes forcés de nous coucher trois dans un lit, qu’un prisonnier touché d’un sentiment d’humanité nous céda. Nous payâmes fort cher le peu de nourriture qui nous fut donné.

29 mai. — Nous quittâmes Auxerre à six heures, enchaînés, comme d’ordinaire, et payant la charrette sur laquelle nous étions attachés.

30 mai. — À midi nous étions à Sens ; bonne prison et bons lits. Je reçus une lettre de ma femme.

31 mai. — À midi, à Montereau ; la prison est tolérable, et les lits sont bons. Le geôlier, un homme dur qui nous fit payer très-cher notre nourriture. On nous refusa, comme d’ordinaire, le paiement du transport.

1er juin. — Nous quittâmes Montereau enchaînés sur une charrette ; nous arrivâmes à midi à Melun. Comme c’était fête, le peuple s’assembla autour de nous. Nous fûmes jetés dans une grande prison où étaient d’autres criminels ; la malpropreté et la vermine abondantes ; la nourriture en petite quantité et fort chère ; ainsi nous ne pûmes avoir pour toute notre journée qu’une demi-bouteille de vin. 2 juin. — Nous fûmes enchaînés jusqu’à Brie ; une petite prison et deux mauvais lits. Le geôlier, honnête homme ; il nous traita avec humanité, et nous fit peu payer pour notre nourriture. Nous obtînmes gratis des moyens de transport.

3 juin. — Partis de Brie à 6 heures. Arrivés à Charenton, des gendarmes de Paris nous enchaînèrent deux à deux, et nous placèrent sur une misérable charrette ; nous fûmes ainsi traînés, par un soleil brûlant, jusqu’à Saint-Mandé, où le fameux Vidocq, qui a touché fraternellement la main de ……, est propriétaire d’un moulin à papier. Les gendarmes nous déposèrent pour une heure dans un donjon infect, puis nous enchaînèrent, et nous continuâmes notre route jusqu’à Belleville.

Après une autre heure de repos, passée aussi dans un donjon infect, nous allâmes à la Villette, puis à la Chapelle. Nous fûmes ainsi traînés par la chaleur et la poussière dans toutes les communes qui entourent la capitale, et ce ne fut que le soir, qu’exténués de fatigue, nous fûmes enfermés dans la prison de St.-Denis. Le geôlier, homme dur, mais moins encore que le médecin, qui refusa de faire payer les frais de route. La prison est infecte, la nourriture chère, et les gendarmes dignes de l’emploi qu’on leur donne.

4 juin. — Nous partîmes de St.-Denis à 6 heures, enchaînés sur une charrette à nos frais. Nous arrivâmes à midi à Luzarches ; la pluie nous avait trempés. On nous mit dans une étable qui sert de prison, où nous ne trouvâmes qu’un peu de paille humide. De larges gouttes d’eau tombaient le long des murs, et pas une fenêtre pour donner de l’air ou de la clarté. Nous souffrîmes cruellement tout le long du jour, mais plus encore la nuit. Un animal venimeux me mordit à la joue ; et lorsque après ces heures d’angoisses, le matin, nous nous préparâmes à sortir, et que nous demandâmes un petit verre d’eau-de-vie, nous fûmes refusés.

5 juin. — Par la pluie, à 7 heures, nous montâmes dans une charrette à nos frais.

6 juin. — À 6 heures, partis de Clermont sur une charrette pour laquelle nous payâmes. Arrivés à midi à Breteuil, où nous fûmes laissés dans un misérable donjon, sur de la paille pourrie. Le geôlier demanda fort cher pour le peu de nourriture que nous avions prise. Deux ou trois personnes de la ville vinrent nous faire visite, et nous plaignirent. Ces personnes revinrent accompagnées de leurs femmes et de leurs familles, et restèrent quelque temps avec nous, dans notre donjon : elles nous envoyèrent quelques bouteilles de vin de Bordeaux, et parurent toutes indignées de la conduite du gouvernement français, qui faisait traîner d’une manière si cruelle, de prison en prison, de braves officiers, victimes de leur amour pour leur patrie. Ces excellentes dames nous laissèrent de touchans souvenirs, gravés seulement dans les cœurs de ceux qui connaissent l’adversité,

La voiture nous fut fournie par les autorités de l’endroit.

7 juin. — À Amiens, nous arrivâmes sans être enchaînés. Bonne prison, bons lits ; nous dînâmes à la table du geôlier pour un prix modéré. Le commandant de gendarmerie, homme excellent, nous procura une charrette gratis.

8 juin. — Partis à six heures sans être enchaînés. Arrivés à Doulens à midi.

9 juin. — Nous quittâmes Doulens à six heures, et à midi nous étions à Saint-Pol. Nous rencontrâmes plusieurs sous-officiers que l’on conduisait à Alger, et nous leur donnâmes des preuves de notre sympathie.

10 juin. — Nous arrivâmes à Saint-Omer. Bonne prison, geôlier et gendarmes compatissans. Rafraîchissemens à bon marché ; mais les moyens de transport refusés.

11 juin. — À Ardre à midi. Le caporal et les gendarmes consentirent à ce que nous dînassions dans une auberge ; mais le geôlier, afin de ne pas perdre ses profits, porta plainte contre les gendarmes et obtint que nous prendrions nos repas en prison. Ne voulant pas céder, nous restâmes jusqu’à quatre heures sans rien prendre ; alors, après avoir donné dix francs aux gendarmes, nous obtînmes un transport extraordinaire, et le soir nous étions à Calais. 12 juin. — Nous passâmes toute cette journée dans la prison de Calais. Nous eûmes une bonne chambre et de bons lits. Le geôlier et sa femme sont d’excellentes personnes. La nourriture un peu chère, mais nous payâmes sans regret, nous avions été traités avec bonté !

13 juin. — Ce matin, un commissaire et deux agens de police nous accompagnèrent au port, afin de nous mettre à bord d’un misérable bateau de pêche, le gouvernement français ayant consenti à payer la somme de trois francs pour le passage de chacun de nous. Indigné d’un tel traitement, je déclarai à l’officier que le gouvernement français agirait avec plus de dignité en nous faisant fusiller sur le rivage plutôt que de nous exposer, dans un méchant bateau, au danger évident de périr en mer. L’officier nous menaça d’employer la violence ; nous résistâmes, et nous fûmes conduits devant le maire de Calais. Je lui exposai avec énergie la conduite lâche et barbare du gouvernement français, nous contraignant par la force de nous expatrier en Angleterre, sans nous laisser le choix du lieu de notre exil. Comme hommes et comme étrangers, nous protestâmes à la face de l’Europe contre cette violation des droits des nations et de ceux de l’humanité. Le maire fut sourd à nos réclamations, mais, comme faveur spéciale, ordonna aux gendarmes de nous mettre à bord d’un paquebot. Ils donnèrent nos passeports au capitaine, avec l’ordre de nous débarquer à Douvres, comme si les côtes d’Albion étaient une colonie française et un lieu de déportation à la disposition du roi-citoyen. Nous débarquâmes à cinq heures, et maintenant nous jouissons de la liberté !…
Allemandi, Vairetti (E.), Antongina (J.).


Les Hirondelles, par M. Alphonse Esquiros[1], sont un recueil de poésies détachées qui expriment les divers élans d’un jeune cœur et comme son premier essor au printemps. Ce qui distingue ce recueil entre beaucoup d’autres qui paraissent journellement, c’est une inspiration naturelle et vraie, même sous les réminiscences de formes auxquelles le jeune poète n’échappe pas toujours. Le fonds de ces rêves, de ces plaintes, de ces enthousiasmes, est bien en propre à la jeune ame adolescente qui les produit ; c’est une première moisson qui en fait espérer d’autres. M. Esquiros n’a qu’à approfondir sa nature et à ne pas la dépasser ; il a en lui matière de poésie.

— La 3e livraison de l’Histoire de la Réforme, de la Ligue et du règne de Henri iv, par M. Capefigue, vient de paraître. Nous examinerons bientôt avec la plus sérieuse attention cette importante composition historique ; les documens les plus nouveaux y sont jetés à profusion. Les 5e et 6e volumes publiés comprennent les évènemens de la ligue, l’histoire du gouvernement municipal de Paris, Rouen, Bordeaux, Marseille, Toulouse, Lyon, durant l’union catholique, la fédération politique avant l’avènement de Henri iv.

M. Quatremère de Quincy vient de réunir en un beau volume in-8o les Notices historiques qu’il a lues à diverses époques dans les séances publiques de l’Académie des Beaux-Arts, dont il est secrétaire perpétuel. Ce volume renferme des biographies curieuses et des appréciations artistiques des membres ou associés de l’Académie morts pendant ces vingt dernières années.

  1. Chez Renduel, rue des Grands-Augustins, 22.